David Šporer, Uvod u povijest knjige. Temelji pristupa [Introduction à l’histoire du livre. Fondements d’une approche]
Zagreb, Leykam international, 2015, 390 p.
Daniel BARIC
Enseignant au département de littérature comparée de la Faculté des Lettres de Zagreb, David Šporer s’est intéressé à la question de l’auteur dans une précédente monographie (Status autora. Od pojave tiska do nastanka autorskih prava [Le statut de l’auteur. De l’apparition de l’imprimerie à la naissance des droits d’auteurs], Zagreb, AGM, 2010). C’est fort de son expertise qu’il propose une introduction très substantielle aux enjeux et aux résultats tant de l’histoire du livre, telle que développée en France, que de la book history anglo-saxonne. L’ouvrage témoigne d’une appropriation de ce double héritage aux fins de guider ses lecteurs vers leurs résultats les plus probants. En dix chapitres érudits et enlevés, l’auteur retrace de fait l’histoire du livre à travers une réflexion sur les origines de l’histoire du livre et les grands débats qui la traversent.
La première partie se concentre sur les sources intellectuelles de l’histoire du livre, la seconde sur des études de cas. Après avoir exposé les principes méthodologiques développés par l’historiographie française au XXe siècle, D. Šporer rend compte de manière détaillée des conditions dans lesquelles a émergé l’histoire du livre, autour de la publication en 1958 de L’Apparition du livre de Lucien Febvre et Henri-Jean Martin. Pour un public qui ne connaît pas forcément l’ouvrage, puisqu’il n’a pas été traduit en croate, il parvient à mettre en relation les développements de l’école des Annales, ses oscillations méthodologiques et ses répercussions dans les premiers travaux d’histoire du livre. La généalogie des textes fondateurs est retracée, de Lucien Febvre et Henri-Jean Martin à Frédéric Barbier et Roger Chartier. Une connaissance très fine des courants et des chapelles qui ont marqué l’histoire de l’école des Annales permet à l’auteur de mettre en perspective la manière dont la question des mentalités, soit du temps long, s’est cristallisée autour d’une histoire du livre ancrée dans l’espace social.
Cette histoire du livre comme anthropologie historique est comparée à la production anglo-américaine, qui s’en est inspirée, mais qui lui donne aussi un tour particulier, dans le prolongement d’une recherche traditionnellement centrée sur la matérialité du livre. C’est une nouvelle histoire du livre qui serait née dans le sillage des études de Robert Darnton notamment, dont l’article programmatique « What is the History of Books ? » (1982) apparaît rétrospectivement comme le moment inaugural d’une discipline. Le chapitre intitulé « Une Américaine à Paris » (p. 133-177) revient sur les travaux d’Elizabeth Eisenstein. Synthèse érudite des controverses suscitées par La Révolution de l’imprimé à l’aube de l’Europe moderne (1979), le chapitre analyse les points d’achoppement apparus entre différentes sensibilités historiennes et rend compte, de manière engagée et argumentée, du feu croisé d’une critique postmoderne, du « snobisme intellectuel » (p. 170) et du refus d’envisager l’imprimerie en terme de césure (notamment R. Chartier). L’auteur, ne se contentant pas de reprendre les arguments de part et d’autre, considère E. Eisenstein comme la continuatrice véritable des travaux de L. Febvre et H.-J. Martin, car si elle n’est pas moins influencée que R. Darnton par les recherches menées en France, même si ces références se font plus discrètes chez elle, le programme de recherches qu’ils avaient fixé a finalement bien été réalisé pour une part par elle.
Les chapitres consacrés à la question de l’auteur, de la médiation entre l’auteur et le lecteur (imprimerie, édition, bibliothèques, distribution) et de l’histoire de la lecture, sont surtout consacrés à l’époque moderne. La coexistence de modèles est soulignée par le choix d’exemples issus, comme il sied à un comparatiste, de différents environnements linguistiques. Ainsi le statut de l’auteur à l’époque renaissante apparaît-il encore comme un choix, comme l’illustre le parallèle éloquent de deux contemporains, Machiavel qui publie des œuvres littéraires de son vivant, mais non le traité politique qui fera sa gloire, alors que l’homme de lettres ragusain Nikola Nalješković publie un traité d’astronomie utilisé pour la réforme du calendrier grégorien (Dialogo sopra la sfera del mondo, Venise, 1579), mais non ses pièces de théâtre en langue populaire croate : les deux stratégies de reconnaissance, soit par le public, soit par un mécène, coexistent encore, à travers toute l’Europe, jusqu’à la fin du XVIIIe siècle. Le dernier chapitre est consacré aux liens entre histoire du livre et histoire littéraire et plaide pour une intégration plus grande des acquis de l’histoire du livre dans les études littéraires en Croatie.
D. Šporer ne se propose donc pas de retracer une histoire du livre en tant que telle. Du reste, cela avait été fait dans le cas croate par l’un des pionniers de la discipline dans le monde sud-slave, Aleksandar Stipčević (1930-2015), auteur d’une histoire du livre et d’une histoire sociale du livre en Croatie. Il s’agit ici d’une histoire de l’histoire du livre, qui s’interroge sur les présupposés et les apports de ces recherches dans le champ plus général des études historiques. Cette historiographie fait l’objet d’une présentation critique, qui interroge les oscillations entre le panorama et le détail, jugé parfois superflu, notamment dans la description très précise des innovations techniques, en particulier des premiers ateliers d’imprimerie. En conclusion, le lecteur est invité à s’intéresser autant aux travaux français qu’anglo-américains, en somme à croire autant aux promesses d’une anthropologie et d’une sociologie du livre, qu’à celles des recherches sur la matérialité du livre.
Par une approche historique et critique qui met l’accent sur le contexte intellectuel qui a vu le développement de l’histoire du livre, l’auteur s’emploie à rendre sensible les facteurs sociaux qui régissent la publication, qu’elle soit scientifique ou purement littéraire. Peut-être peut-on regretter l’absence d’un traitement spécifique de l’historiographie allemande, qui n’apparaît qu’à travers l’école de Constance, qui en tant qu’herméneutique est opposée à une histoire de la lecture ancrée dans l’histoire (p. 284). Mais le projet éditorial ne visait pas à l’exhaustivité. Dans le contexte croate, l’apport de l’auteur consiste à intégrer pleinement les travaux internationaux dans une discipline qui s’est développée à ses débuts de manière autocentrée. Des références aux travaux menés sur l’histoire de la lecture dans l’espace croate, sur le statut de l’auteur de livres pieux en Slavonie au XVIIIe siècle (p. 234) ou sur le niveau d’alphabétisation et le statut de distinction sociale que marque l’appartenance à une société de lecteurs dans la première moitié du XIXe siècle en Dalmatie (p. 298-302) montrent un renouvellement des méthodes. Très prudemment, l’auteur ne développe qu’assez peu ces exemples, afin de ne pas extrapoler à partir de travaux spécifiques, tirés par exemple de l’Angleterre élisabéthaine (p. 339), des conclusions que seules de nouvelles recherches pourraient révéler. L’ouvrage devrait précisément servir très utilement de cadre méthodologique et contribuer à aiguiser le sens analytique de chercheurs qui sauront, en travaillant à partir de sources locales, garder à l’esprit les enjeux d’une discipline dont la dynamique est par essence transnationale.