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Marie Lezowski, L’Abrégé du monde. Une histoire sociale de la bibliothèque Ambrosienne (v. 1590-v. 1660)

Paris, Classiques Garnier, 2015 (Bibliothèque d’histoire de la Renaissance ; 9), 529 p., ill.

Emmanuelle CHAPRON

Ce n’est pas une histoire classique de la bibliothèque Ambrosienne que propose Marie Lezowski : on n’y trouvera pas de longs développements sur les bâtiments, l’achat des livres, les custodes, les règlements ou les catalogues. Moins qu’aux pierres et aux livres, l’auteure s’est intéressée aux hommes qui ont fait la bibliothèque depuis son ouverture au public, le 8 décembre 1609 ; et parmi eux, au collège des docteurs, ce petit groupe d’érudits pour lequel Frédéric Borromée invente un statut nouveau, celui d’hommes de lettres pensionnés par l’institution pour se consacrer au travail intellectuel.

La première partie de l’ouvrage rappelle les origines de la bibliothèque et les intentions de son fondateur, le cardinal et archevêque Frédéric Borromée. Bâtie au cœur d’une ville prospère, qui compte probablement plus de 125 000 habitants en 1610, l’Ambrosienne doit « corriger la place marginale de la Lombardie dans la hiérarchie des centres du savoir » (p. 15). En ce domaine, Frédéric Borromée rompt avec la politique de son illustre cousin, le futur saint Charles. Ce dernier avait bien légué sa bibliothèque familiale au chapitre de la cathédrale de Milan, transformant ainsi une collection typique des grands prélats romains en un instrument du gouvernement collectif de l’Église de Milan ; il avait bien insisté sur la nécessité de doter chaque prêtre en charge d’âmes d’une petite bibliothèque utile, que l’accord passé avec l’imprimeur Giovanni Battista Da Ponte et ses frères pour toutes les publications de l’archevêché (1565), puis l’installation d’un atelier d’imprimerie près du grand séminaire de Milan (1576), permettaient de vendre à un prix conventionné ; il avait bien essayé d’imprimer aux lectures des Milanais un « tournant spirituel » (p. 53), déjoué toutefois par les logiques commerciales des libraires ; en revanche, il n’avait jamais envisagé la nécessité d’un lieu dédié aux studia litterarum à Milan, puisque la bibliothèque Vaticane fournissait toutes les publications érudites nécessaires à la catholicité. C’est cette fonction que Frédéric Borromée confère à la nouvelle bibliothèque publique. L’auteure rappelle combien cette fondation constitue une « remarquable anomalie » : là où la plupart des bibliothèques publiques du XVIIe siècle naissent comme des fondations pieuses placées sous la tutelle d’une communauté instituée, le texte fondateur (1607) définit l’Ambrosienne comme un lieu indépendant, doté d’une autonomie financière, administré par un collège de conservateurs distincts de l’administration épiscopale (voir le texte en annexe, en latin et traduction française). Pour le reste (l’architecture, l’universalisme des collections, la richesse des fonds manuscrits, la présence d’une officine typographique dédiée à la diffusion des travaux), la bibliothèque est directement inspirée du modèle de la Vaticane. L’auteure souligne toutefois la tension originelle entre le projet d’une bibliothèque qui soit le « parangon de la bibliothèque publique, magnifique, accessible au lecteur sans négociations préalables, desservie par un personnel disponible » (p. 105), et tout ce qui freine de fait dès l’origine son insertion dans le « commercium litterarum » : la faible notoriété des docteurs, l’envergure intellectuelle restreinte de la correspondance du bibliothécaire Antonio Olgiati, mais surtout le souci de parfaite catholicité de l’institution, qui conduit à refuser toute communication avec des savants protestants et catholiques mal sentants.

La deuxième partie de l’ouvrage se concentre sur le collège des docteurs. Recrutés parmi les meilleurs élèves du séminaire de Milan, ils sont élus par le fondateur pour travailler à temps plein dans la bibliothèque. Salariés par l’institution, ils sont déchargés de presque tous les devoirs de la prêtrise, ils ne peuvent enseigner ni servir d’autres maîtres, familles ou autorités publiques. Ce collège de neuf docteurs permet l’invention, selon M. Lezowski, du métier d’auteur professionnel (p. 142). Les docteurs doivent publier un ouvrage tous les trois ans, sous peine de retenues sur salaire, de privation de vacances, voire d’exclusion du collège. Ils sont en charge d’un domaine particulier (de manière à éviter les rivalités) et discutent collégialement de leurs travaux. L’auteure met bien en évidence les tensions produites par les premières publications de l’Ambrosienne : si les travaux des théologiens, très spéculatifs et très érudits, ne suscitent aucun remous, il en va autrement des autres. Appuyées sur l’incroyable richesse des manuscrits de l’Ambrosienne, les publications philologiques s’accompagnent de restrictions d’usage pour les savants étrangers. Afin de protéger les éditions futures des docteurs, les constitutions de 1616 interdisent formellement la copie intégrale des manuscrits par des lecteurs extérieurs, ainsi que l’impression des catalogues et leur copie manuscrite : « la création de la Typographie vient justifier, paradoxalement, la privatisation d’une partie des fonds de la bibliothèque publique » (p. 178). La seconde tension concerne les travaux profanes : la radiation du docteur poète (Benedetto Sossago) et le procès intenté par Borromée au docteur historien (Giuseppe Ripamonti), coupables d’avoir trop frayé avec les patriciens et les autorités civiles, montrent la difficulté à imposer la bibliothèque comme un lieu de neutralité politique, extrait des contigences ordinaires de l’exercice des lettres.

Consacrée à l’étude des parcours des docteurs après leur sortie du collège, la troisième partie éclaire les compétences inculquées ou prêtées aux érudits de l’Ambrosienne, qui peuvent être socialement et professionnellement réinvesties, à Milan dans l’administration épiscopale, ou en dehors du duché, au service des princes et des autorités publiques qui réclament des lettrés pour célébrer leurs exploits ou raconter leur histoire. C’est l’occasion de portraits riches et sensibles de ces hommes qui ont voué leur vie à la bibliothèque ou, à l’inverse, l’ont utilisée comme un tremplin dans une carrière de lettré. Ce que fait la bibliothèque aux trajectoires des individus ne peut pourtant s’appréhender en dehors du contexte particulier de ce milieu du XVIIe siècle, celui du retour progressif des guerres. La bibliothèque plonge alors dans de grandes difficultés financières et administratives : dès le milieu du siècle et pendant plusieurs décennies, le personnel se limite à deux ou trois individus. « On ne peut plus guère parler de communauté savante, mais de gardiens du temple » (p. 261). C’est le moment d’une transformation importante dans le statut de l’Ambrosienne, qui devient – sinon dans l’idéal, du moins dans la pratique – une bibliothèque locale. Le lien de la bibliothèque avec le patriciat milanais s’est renforcé dès les années 1620, lorsque l’Ambrosienne est placée sous la tutelle du lignage Borromée. Mais il s’exprime encore de manière plus organique. Si la bibliothèque a précocemment acquis des fonds locaux (collections humanistes, manuscrits d’histoires locales légués par les familles milanaises, en particulier par les Bascapè), les donations locales se multiplient au cours du siècle et sont valorisées par des investissements de forme (ex-libris, voire plaque commémorative pour l’extraordinaire don des codex de Léonard de Vinci par Galeazzo Arconati). La bibliothèque devient le réceptacle naturel des trésors patriciens. Parallèlement, l’Ambrosienne devient une ressource mobilisée pour les enquêtes généalogiques des familles : on cherche dans les chroniques médiévales milanaises les preuves impartiales – parce que publiques et étrangères à l’auto-référencement des archives familiales – de la noblesse de la lignée. L’autre effet de la crise est le desserrement des contraintes sur la communication des manuscrits : à partir du moment où la Typographie ne roule plus, dès les années 1630, la privatisation des manuscrits n’a plus lieu d’être. En 1662, après des décennies de restriction imposées aux savants européens, les bollandistes Henschen et Papenbroeck obtiennent facilement les manuscrits hagiographiques nécessaires à la grande entreprise des Acta sanctorum.

Tout au long de ce premier demi-siècle d’existence, l’Ambrosienne s’est imposée comme un lieu de travail intellectuel et s’est peuplée de lecteurs. Derrière une homogénéité de façade, celle d’un public masculin, lombard et lettré, la diversité des profils et des préoccupations est réelle, que l’auteur s’attache à rassembler dans un dernier chapitre qui fait moisson de toutes les petites traces laissées par les lecteurs dans les archives. Retenons l’apprenti poète qui soulève les petits papiers apposés par la censure locale afin de lire les passages interdits du texte (Carlo Giuseppe Orrigoni), ou le jeune théologien qui hante la bibliothèque pendant des décennies, devenant un paléographe averti et recherché à force d’exercice sur les manuscrits (Giovanni Pietro Puricelli). Si l’Ambrosienne ne fait pas le lettré (qui doit toujours trouver sa subsistance ailleurs), la familiarité avec la bibliothèque publique, l’habitude d’y travailler, « soutient la promotion de soi comme lettré » (p. 340).

En dehors des sentiers battus de la monographie traditionnelle, l’ouvrage de Marie Lezowski permet d’interroger ce que la bibliothèque fait à la ville et ce qu’elle fait au monde des lettrés du XVIIe siècle. Elle apporte une réelle contribution à la réflexion sur la « publicité » des bibliothèques de l’époque moderne, dont l’étalon se construit quelque part entre l’ouverture à tous et la restriction en faveur de certains, entre l’universalisme catholique et le localisme patricien.