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Les labyrinthes de l’esprit : collections et bibliothèques à la Renaissance, dir. Rosanna Gorris Camos et Alexandre Vanautgaerden

Genève, Droz, 2015 (Travaux d’humanisme et Renaissance ; 551), XXX-673 p.

Florine LÉVECQUE-STANKIEWICZ

Les Labyrinthes de l’esprit, élégante métaphore de la bibliothèque à la Renaissance, fait suite à deux colloques organisés par la FISIER (Fédération internationale des Sociétés et Instituts d’étude de la Renaissance), en mars 2011 à Montréal et septembre 2012 à Cambridge. La publication tardive des actes (2015) s’explique par l’ampleur et l’ambition du projet, qui regroupe des contributions de dix-neuf auteurs, venant de sept pays différents (Europe et Amérique du Nord).

Le volume, très dense (674 p.), s’ouvre sur un avant-propos bilingue de Véronique Ferrer, présidente de la FISIER, qui rappelle l’histoire de l’institution, issue de l’association « Humanisme et Renaissance », et précise ses missions actuelles : relai d’information via son site Internet, et organisation de journées d’études et colloques, comme ceux de Montréal et Cambridge.

Alexandre Vanautgaerden en signe ensuite la préface, interrogeant la notion de collection, à l’heure des « bibliothèques écartelées » : « victimes de leur croissance démesurée », entre fonds millionnaires et dématérialisation des supports et des catalogues, c’est finalement les lieux plus que les collections qui caractériseraient les bibliothèques. Après un bref rappel de l’historiographie du sujet (notamment le colloque de Bruxelles de 1999 sur les bibliothèques à la Renaissance), il détaille le plan que suit le présent volume, dont l’organisation complexe pourra dérouter le lecteur le moins averti : c’est qu’il reflète le programme touffu des deux colloques, confié à différents centres de recherche membres de la FISIER.

Deux articles, placés sous le patronage scientifique de la Maison d’Érasme à Bruxelles, ouvrent le volume sous forme de prélude. Dans le premier, Pierre Delsaerdt reconstitue l’organisation de la collection primitive de la bibliothèque publique d’Anvers à la lumière du catalogue de la Bibliothèque de la ville et du chapitre cathédral, imprimé dès 1609. Dans le second, Harald Hendrix s’intéresse au studiolo de l’humaniste italien, à partir des textes, mais aussi des représentations. À travers des exemples fameux – Pétrarque à Arquà, le Palazzo Bembo à Padoue –, c’est l’idéal de la villa suburbaine qui se dessine, propice au travail individuel tout comme à l’activité sociale, considérée comme source d’inspiration.

La partie centrale du volume est consacrée aux bibliothèques d’écrivains, et tout d’abord Rabelais, dont l’étude est ici pilotée par la Canadian Society for Renaissance Studies. Plusieurs voies s’offrent au chercheur désireux de reconstituer sa bibliothèque, toutes représentées. Claude La Charité († 2014) repère dans plusieurs œuvres de Rabelais les traces de ses lectures d’Hippocrate et de Galien, et identifie ensuite les éditions qu’il a pu consulter. Il en conclue que Rabelais avait accès, au-delà des deux exemplaires aujourd’hui connus portant son ex-libris, aux éditions principes (Alde), mais aussi aux traductions ou aux commentaires les plus récents, ceux de Leoniceno, Scaliger, Gorris, que ce soit par sa collection personnelle ou en fréquentant d’autres bibliothèques. Jean Céard se livre à une étude similaire, repérant dans le Tiers Livre les traces de la lecture des Lectiones antiques de Coelius Rhodiginus, intermédiaire contemporain des grands auteurs de l’Antiquité, édité par Alde en 1516. Enfin, Raphaël Cappellen identifie de nombreux passages du Quart Livre témoignant d’une lecture intensive de l’anthologie des épigrammes grecs, dans l’édition commentée par Jean Brodeau (1549).

La seconde voie pour appréhender les lectures de Rabelais, et de là, poser des hypothèses quant à la composition de sa bibliothèque, est l’examen des annotations et commentaires présents sur les quelques exemplaires de sa bibliothèque, identifiés par un ex-libris. C’est à cet exercice méticuleux que se livre Romain Menini à partir d’une édition plus tardive des Moralia de Plutarque, acquise vers 1540. Si la démonstration souffre quelque peu de l’emploi abusif de la périphrase et d’un vocabulaire pas toujours accessible, elle permettra au lecteur chevronné de constater la quantité d’informations que l’on peut tirer des annotations marginales d’un exemplaire, même lorsqu’elles sont relativement peu nombreuses.

Quatre contributions sont ensuite consacrées à Montaigne, placées sous le patronage de la Société française d’étude du seizième siècle, rapprochant ainsi le projet de reconstitution de la bibliothèque de Montaigne par le Centre d’études supérieures de la Renaissance de Tours, et les plus récentes découvertes de l’équipe de l’Université d’Urbino en matière de localisation des exemplaires.

Marie-Luce Demonet présente l’avancement du projet Monloe (Montaigne à l’œuvre) en avril 2015 et les nombreuses pistes de recherches désormais possibles : analyse du ductus de Montaigne, constitution d’un répertoire d’images de mains, mais aussi nouvelles identifications, grâce à l’étude systématique et comparative qu’offre la mise en ligne de numérisations de plus en plus nombreuses via les Bibliothèques virtuelles humanistes.

Alain Legros s’intéresse aux livres ayant appartenu à Montaigne avant 1568, date à laquelle, à l’âge de trente-cinq ans, il hérite de la seigneurie paternelle et aménage sa bibliothèque. Dans une typologie très claire, il distingue les livres subsistants, identifiables par une mention d’appartenance, d’achat, par la présence de son motto « dum licet » ou « mentre si può », le B caractéristique des livres légués par La Boétie en 1563, ou d’autres annotations manuscrites, et les livres disparus ayant pu appartenir à Montaigne, d’après ses notes de lectures, ou diverses allusions dans les Essais.

Marco Sgattoni croise quant à lui l’histoire de la censure romaine (Index de Paul IV en 1558, puis Index de Trente en 1564) avec l’évocation d’exemplaires ayant appartenu à Montaigne, et identifie ainsi près d’une centaine d’auteurs prohibés dans la bibliothèque de Montaigne, localisant certains exemplaires. Ne tenant pas compte des copies manuscrites qui ont également pu favoriser la diffusion de textes interdits, ces chiffres importants permettent de relativiser l’emprise de la censure sur les bibliothèques personnelles de grands écrivains.

Enfin, Barbara Pistilli revient sur les dernières découvertes d’exemplaires provenant de la bibliothèque de Montaigne : un manuscrit de cours du juriste François Baudouin, conservé à la Herzog August Bibliothek de Wolfenbüttel, et surtout le Ciceronianum Lexicon Graecolatinum d’Henri II Estienne, imprimé à Genève en 1557. Ayant appartenu à La Boétie, l’exemplaire de Montaigne, aujourd’hui conservé à la Bodleian Library, est révélateur à la fois de la façon de travailler de Montaigne, qui cite les auteurs grecs en recourant à un répertoire de citations, et du rôle de passeur joué par Henri II Estienne dans la connaissance des auteurs latins et grecs.

La partie suivante, pilotée par le Centre for the Study of the Renaissance, est consacrée à plusieurs bibliothèques encyclopédiques, et plus précisément à leur mode de constitution dans une période où la censure – Index, Inquisition – remettait assez largement en question la circulation du livre. Anna Maria Raugei a identifié plus de 9 000 titres ayant appartenu à Gian Vincenzo Pinelli, ensemble considérable constitué par des achats directs chez les libraires, des hommages, des héritages, mais aussi et surtout des achats via des correspondants étrangers, tel Claude Dupuy en France. En s’interrogeant sur le nombre important de doubles dans cette collection, elle reconstitue l’image d’une bibliothèque comme un lieu d’élaboration du savoir, pas forcément individuel, lieu d’échanges plus que d’accumulation.

Si la censure semble avoir finalement peu gêné Pinelli dans la constitution de sa collection, ce n’est pas le cas du juriste français de Thou, dont les 9 000 ouvrages reflètent l’intérêt pour les questions théologiques les plus contemporaines. Pour se procurer les textes des auteurs interdits par les index romains et parisiens, avec lesquels son Histoire universelle laisse supposer une grande familiarité, il met en place un complexe réseau de correspondants, parvenant le plus souvent à contourner la censure.

La bibliothèque de de Thou est également étudiée par Karen Limper-Herz, qui dresse une typologie des soixante-huit reliures armoriées du fonds de la Bibliotheca Grenvilliana de la British Library, en fonction des armes (armes de de Thou seul, ou jointes à celles de ses deux épouses successives) et du format du médaillon central et du chiffre IADT. En appendice, un catalogue succinct identifie les textes contenus dans chacun des soixante-huit volumes et précise le type d’armes.

Enfin, à partir d’un catalogue du XVIe siècle, David A. Lines recense les textes d’Aristote présents dans la bibliothèque du botaniste bolognais Ulisse Aldrovandi, Les 148 entrées correspondantes, transcrites, font l’objet d’une identification précise, incluant également les annotations manuscrites des différents exemplaires. Ce gros travail bibliographique, présenté en appendice, est précédé de quelques considérations générales sur l’organisation de la bibliothèque et sa composition (sujets, langues, formats, répartition manuscrit / imprimé, etc.)

La cinquième partie, sous le patronage du Gruppo di studio sul cinquecento francese, présente plusieurs exemples de reconstitutions de bibliothèques. François Rouget fait œuvre de bibliographe en ajoutant une centaine de titres à la liste de ceux possédés par le poète Philippe Desportes, établie par Jacques Lavaud puis Isabelle de Conihout : une carte, des manuscrits, notamment médiévaux, et de nombreux imprimés, qu’il a localisés dans les collections publiques internationales mais aussi dans des collections privées. Une deuxième contribution du même auteur énumère près de trois cents exemplaires ayant appartenu à la bibliothèque du médecin François Rasse des Neux, connue grâce à un inventaire après décès qu’avait étudié Jeanne Veyrin-Forrer.

Toute autre est la démarche de Denis Bjaï, curieusement insérée entre les deux articles de F. Rouget : à partir des références qui émaillent la correspondance d’Étienne Pasquier, publiée après sa mort, il s’interroge sur la composition de sa bibliothèque, qui ne s’est jamais prêtée à aucune reconstitution.

Enfin, Eva del Soldato s’intéresse aux bibliothèques de Simone Porzio et Benedetto Varchi. Si la collection du premier, grand bibliophile, a fait l’objet de dispositions testamentaires précises, cela ne l’empêcha pas d’être dispersée au XVIIIe siècle, et ce n’est aujourd’hui qu’à travers les références qui émaillent sa correspondance que l’on peut identifier quelques titres. Pour étudier la bibliothèque de Varchi, dont la plupart des manuscrits se trouvent à la Bibliothèque nazionale de Florence, auxquels s’ajoutent quelques imprimés identifiables dans les collections publiques grâce à leur ex-libris, E. del Soldato propose de repartir des deux inventaires, l’un dressé du vivant de Varchi, comportant des annotations autographes, et l’autre après décès.

Pour clore le volume, Rosanna Gorris Camos revient pour le Gruppo di studio del cinquecento francese sur l’incendie qui détruisit, dans la nuit du 25 au 26 janvier 1904, près de 2 000 manuscrits et 30 000 imprimés de la Bibliothèque nationale de Turin. Après une évocation des différentes campagnes de restauration et d’identification des documents qui se sont succédé tout au long du XIXe siècle, elle décrit plus précisément quelques cas de livres des sections L et M contenant les manuscrits français, ayant disparu ou survécu par le biais de rééditions ou de transcriptions.

L’absence de conclusion générale, jointe au plan complexe et à l’aspect hétérogène des contributions – par leur volume ou leur langue (français, anglais ou italien, avec des citations de l’italien, du latin ou du grec, pas toujours accompagnées de traductions) –, invite finalement le lecteur à se perdre dans ce très dense labyrinthe, au gré des bibliothèques étudiées. Si toutes les interventions aux colloques n’ont pas fait l’objet d’un article dans le présent volume, le tout forme néanmoins un ensemble considérable de vingt et une contributions, autant d’exemples de collections reconstituées, que ce soit à partir des mentions de possession sur les documents, des références repérées au fil des œuvres ou des correspondances, ou par l’étude et l’analyse des inventaires ou catalogues, qu’ils soient anciens ou modernes. En dépit de quelques coquilles, on soulignera la qualité de l’apparat textuel, la présence bienvenue d’un index général qui permet de naviguer rapidement dans le volume et d’une bibliographie reprenant l’ensemble des références citées par les différents auteurs ; une table des illustrations et une table des auteurs complète le tout.