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Greta Kaucher, Les Jombert. Une famille de libraires parisiens dans l’Europe des Lumières (1680-1824)

Genève, Droz, 2015, 1 592 pages

Catherine VOLPILHAC-AUGER

C’est une véritable somme que cet ouvrage, et un modèle de rigueur. Greta Kaucher livre sur une dynastie de libraires qui a joué un rôle important dans le Paris, et donc l’Europe du XVIIIe siècle, une masse d’informations toujours précises, soigneusement référencées, qui en donnent une image complète et confèrent tout leur intérêt à ces quelque seize cents pages. Les sources prises en compte sont considérables, et de tous ordres – on ne les énumérera pas ici ; on se contentera de dire qu’elles se trouvent dans de nombreuses archives, en France et ailleurs, et que les investigations en bibliothèque ont été systématiques et poussées. Les personnages cités, depuis les auteurs publiés par les Jombert jusqu’aux témoins de mariage d’une petite-fille, sont identifiés, livrant tous les éléments nécessaires à une analyse socio-historique, si précieuse pour étudier le milieu mouvant et divers des libraires, si proche et si éloigné des gens de lettres, et leur activité éditoriale et surtout commerciale.

L’histoire des Jombert proprement dite, qui connaît son apogée avec Charles-Antoine Jombert entre 1750 et 1770, couvre sept cents pages ; elle est doublée d’un « catalogue raisonné de la production éditoriale des Jombert » de près de six cents pages pour 992 items (ouvrages publiés par eux ou portant un papillon indiquant qu’ils les offraient en vente), et d’annexes, telles que la liste des libraires avec qui collaborèrent les Jombert, les inventaires de correspondance et de documents relatifs à leur commerce : c’est en effet une des richesses principales de cet ouvrage que de s’appuyer sur une telle documentation, qui permet de suivre achats et ventes (pour leurs propres ouvrages et pour la « librairie d’assortiment »), stocks et diffusion à l’étranger, etc. On mesure tout ce que le lecteur apprend ainsi, tant pour prendre la mesure des tendances longues et générales que pour une histoire au jour le jour, narrée avec le plus grand scrupule. On peut ainsi apprécier ce qui fonde le succès de la dynastie, les liens de Claude Jombert et de l’Académie royale des sciences. Mais l’homme fort, c’est son fils Charles-Antoine. On décèle chez celui qui deviendra libraire-imprimeur « pour l’artillerie et le génie » (il devient imprimeur en 1754), un intérêt qui explique en partie son ascension fulgurante, son nom étant lié à la production scientifique la plus vivante du XVIIIe siècle.

Satisfaire ainsi la curiosité, c’est aussi la stimuler ; on se prend au fil des pages à se poser des questions : ainsi pour Jean II, destitué peu avant 1749 pour une « lettre écrite après la mort de Louis XIV » (p.  56) ; l’affaire paraît assez importante, et étrange, pour mériter enquête. Des allègements étaient possibles : était-il nécessaire de présenter l’Arioste (n° 17 du « Catalogue raisonné »), ou de signaler que tels mémoires de D’Alembert sont « importants » ? Des redondances entre les textes cités et l’analyse qui en est donnée, des développements pittoresques mais inutiles (la sinistre réputation en 1703 de l’hôtel particulier loué par Jombert en 1750, p.  231), les recherches sur les résidences secondaires de la famille, qui auraient pu faire l’objet d’une étude synthétique, font aussi regretter que là encore l’enquête ne soit pas plus poussée sur le terrain qui est proprement celui de l’ouvrage : quand Claude Jombert refuse d’imprimer un errata exigé par Bernoulli, est-ce parce qu’il n’est pas imprimeur et refuse la responsabilité des fautes (p.  98) ? Dans ce cas, quel libraire non imprimeur aurait jamais imprimé un errata ? N’aurait-il pas fallu se demander si l’ouvrage a été réellement maltraité, ou si l’auteur en porte la principale responsabilité ? Et ne faudrait-il pas de même s’interroger sur les lenteurs que l’on reproche au libraire (cela à propos du dictionnaire de Séjournant, p.  195-199, où cependant l’on voit bien les positions respectives et l’étendue des difficultés) ? On regrettera surtout qu’une affaire aussi importante que la polémique portant sur la typographie de l’édition des Fables de La Fontaine (1755-1759), avec les figures d’Oudry, ne soit guère évoquée que par la citation d’une longue lettre de Cochin, ami de Jombert, et des éloges que l’éditeur se décerne à lui-même (p.  275-276) ; en regard, on ne ne trouve, en note, que la référence des sévères critiques dues à Fournier (six articles dans le Journal des savants, cinq dans le Mercure), sans que le fond de l’affaire soit traité. On peut légitimement se demander si la vive attaque de l’imprimeur et fondeur de caractères, au lendemain de la réception de Jombert comme imprimeur, ne constituait pas un moyen privilégié d’entrer dans l’atelier de ce dernier, et dans l’univers impitoyable des imprimeurs parisiens.

L’auteur semble de manière générale avoir à cœur de défendre le libraire contre toute critique, arguant des lettres de celui-ci au garde des sceaux ou du nombre des privilèges demandés et obtenus pour montrer son « respect des normes » et son « obéissance au pouvoir » (p.  333) – comme si (1) une supplique au garde des sceaux pouvait témoigner d’autre chose ; (2) la publication d’ouvrages de mathématiques ne justifiait pas plus de demandes de privilèges que la moyenne des ouvrages publiés à l’époque ; (3) l’obéissance aux normes et au pouvoir était une valeur en soi, surtout au temps des « Lumières » (notion revendiquée par le titre de l’ouvrage) ; on aurait justement aimé entrevoir le rôle qu’a pu jouer la dynastie Jombert dans un mouvement qui ne se limite pas aux œuvres dites philosophiques, notamment grâce à ce que l’auteur appelle le salon de Jombert, malheureusement connu seulement par des témoignages tardifs (p.  250-255). Les œuvres publiées auraient pu elles-mêmes être étudiées de plus près, voire contextualisées dans le mouvement des idées, afin de donner une image plus synthétique de ces activités de librairie dont on suit néanmoins la description détaillée avec intérêt. Il faut donc regretter que l’ouvrage n’ait pas fait quatre mille pages… Cela seul suffit à dire la limite de ces critiques, qui pèsent peu en regard de ce qui apparaît comme un véritable monument scientifique.