Antonio Castillo Gómez, Leer y oír leer. Ensayos sobre la lectura en los Siglos de Oro
Madrid : Iberoamericana ; Francfort-sur-le-Main, Vervuert, 2016 (Tiempo emulado ; 50), 231 p.
Alain HUGON
Ainsi que l’indique le sous-titre de Lire et entendre lire, Antonio Castillo Gómez réunit 6 articles sur la lecture « aux Siècles d’or » (XVIe et XVIIe s.), tous déjà publiés dans diverses revues et actes de colloques depuis un peu plus de dix ans, entre 2001 et 2006. Une introduction courte et suggestive présente rapidement ces études en une petite dizaine de pages et expose les changements de perspectives des historiens et historiens de la littérature sur la lecture à partir des années 1970. De cette façon, elle souligne la prise en compte de recherches plus ou moins récentes sur l’esthétique de la réception (H. R. Jauss) et « l’horizon d’attente du lecteur », et mentionne les bouleversements historiographiques produits de l’histoire culturelle sur l’histoire de l’écrit et du livre, avec les travaux de R. Chartier et ceux de F. Bouza. On ne trouvera donc pas de corpus savamment défini, ni de limites chronologiques (ce qui explique certainement le pluriel des « siècles d’or ») et spatiales précisément délimitées du fait même de la nature de cet ouvrage, pas plus qu’on ne trouvera de conclusion à ces 6 essais, bien que l’auteur ait homogénéisé ces écrits, effectué des renvois entre ces essais, et qu’un index (onomastique et topographique) et une bibliographie permettent aux lecteurs de se repérer rapidement parmi les références employées. La force de l’ouvrage tient essentiellement à la cohérence des thématiques abordées : elles traitent toutes, sans exception, de la représentation de la lecture en Espagne aux XVIe et XVIIe siècles et de sa matérialité. La thèse défendue par l’auteur est clairement affichée : il existe selon lui une profonde diffusion de la lecture au sein de la société d’Ancien Régime grâce à la variété des modalités de sa pénétration auprès des populations, depuis l’oralité, le visuel, le chanté ou encore la lecture silencieuse, et cela grâce à de multiples médiations qui autorisent la complémentarité entre lire et écrire. Les six essais présentés constituent autant de variations sur ces usages de la lecture.
Le premier chapitre est le plus général ; il recense les représentations de la lecture formulées par les contemporains sur divers genres d’écrits. Celles-ci vont de la condamnation des romans de chevalerie, pure folie de l’imagination et danger pour les mœurs, à l’approbation de l’étude des livres d’histoire, de dévotion, jusqu’à des jugements favorables aux arts même si la poésie fait l’objet de défiance. Plus généralement, les jugements sur l’écriture féminine se trouvent nuancés par l’exemple de sainte Anne apprenant à lire à la Vierge. Du moins, A. Castillo rappelle les périls des relations entre l’écriture et la lecture au sein de la société catholique espagnole. Dans le deuxième essai, les modalités d’appropriation de l’écrit par la lecture érudite se traduisent par l’existence de notes manuscrites, marginales dans les livres, soulignements, annotations de lectures, ou carnets, toute méthode qui désigne celui qu’Anthony Grafton a appelé « le lecteur humaniste ». Ces manières de lire illustrent donc la variété des procédés de lecture – lente ou rapide ; une citation de Lope de Vega synthétise cette diversité : « entre lire et écouter / il y a une notable différence / bien que toutes deux sont des voix / l’une est vivante, l’autre est morte » (dans El guante de Doña Blanca, cité p. 52). À l’espace de lecture érudite, répondent des traces de l’écrit et de sa lecture qui existent jusqu’au sein des prisons inquisitoriales qu’analyse A. Castillo dans son 3e chapitre. Théoriquement, les biens des accusés étaient placés sous séquestre (consignés précieusement dans des procès verbaux) : ces livres ne pouvaient plus leur être fournis… Néanmoins, comme dans toutes les institutions d’Ancien Régime, la règle était l’exception, et les inculpés contournaient ces interdits profitant de la faible vigilance des autorités ; ce qui explique non seulement l’existence de graffitis sur les murs des geôles du Saint Office mais aussi les autorisations délivrées aux prisonniers de posséder des livres. Pour certains, ces lectures rompaient la monotonie et l’isolement ; pour d’autres, comme pour les femmes repenties, la lecture d’ouvrages de dévotion favorisait le rachat des « pécheresses ».
S’il est difficile de démontrer l’existence de lecture collective de la part les détenus de l’inquisition, en revanche, cette existence paraît évidente pour trois communautés marginales qu’analyse le 4e chapitre. Qu’il s’agisse des petites communautés musulmanes traquées par le pouvoir inquisitorial, des béates catholiques – ces « aventurières du surnaturel » selon l’expression d’Isabelle Poutrin – surveillées par le pouvoir masculin garant de l’orthodoxie, ou des nonnes cloîtrées dans leur couvent, ces trois communautés se réunissent en cercle fermé pour transmettre un message spirituel à leurs membres. Dans le cadre de l’enquête inquisitoriale de Damiel contre des morisques, les interrogatoires évoquent les réunions de la communauté pour écouter la lecture du Coran, lecture en arabe et en aljamiado. Ces réunions ont lieu généralement le soir, à la veillée, laissant apparaître une « communauté textuelle1 » et une dynamique propre à la réception du texte. Les beaterios (béguinages féminins) font l’objet d’un contrôle de la société sur ces regroupements féminins qui laissent toujours craindre des dérives de la part d’un sexe considéré inférieur (voire étranger) : l’intérêt de l’inquisition pour l’œuvre de sainte Thérèse est l’exemple le plus célèbre de ce contrôle, mais il n’est en rien unique. Enfin, si les lectures des nonnes sont collectives et effectuées à des heures précises, elles peuvent aussi s’éloigner de l’idéal communautaire quand les voix de l’intériorité passant par une oraison individuelle deviennent de plus en plus pressantes, ce que l’auteur qualifie de « dématérialisation de la foi » au profit de l’expérience mystique.
A l’opposé de ces descriptions de lectures fermées, au sein de cercles communautaires, l’avant-dernier essai insiste sur la forte diffusion de l’écrit, jusque dans la rue. C’est à partir de l’assimilation de chansons, de la lecture d’avisos, de la distribution de pamphlets et de l’existence de toute une littérature murale que se manifeste la forte présence de l’écrit au cœur du monde urbain analphabète. Le meilleur exemple réside dans l’existence des mentideros, lieux privilégiés où la population s’assemble pour s’informer des dernières nouvelles, discuter de ces informations, voire commenter les derniers ragots sur la Cour ou les élites municipales.
Le sixième et dernier essai d’Antonio Castillo traite de l’écriture de soi, qu’il qualifie d’autobiographie, et revient sur l’écriture féminine tant est puissant et matriciel le modèle thérésien du Libro de la vida. S’il ne dit mot de « l’autobiographie » qu’avait rédigée le roi Philippe IV dans les années 1630, serait-ce pour insister sur la diffusion de l’écrit de soi dans les couches médianes de la société – de l’artisanat (James S. Amelang, The Flight of Icarus. Artisan Autobiography in Early Modern Europe, Stanford, 1998), du monde de la marchandise et de l’armée ? Du moins, ces études témoignent toutes en faveur de la thèse d’une forte diffusion de l’écrit et de sa lecture dans la société espagnole au temps de Cervantès.
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1 Brian Stock, « Storia, letteratura, estualità », La voce del testo Sull’uso del passato, Rome, 1995.