Catherine II de Russie, Friedrich Melchior Grimm, Une correspondance privée, artistique et politique au siècle des Lumières, tome I, 1764-1778
Édition critique par Sergueï Karp, avec la collaboration de Georges Dulac, Christoph Frank, Sergueï Iskioul, Gérard Kahn, Ulla Kölving, Nadezda Plavinskaia, Vladislav Rjéoutski & Claus Scharf, Ferney-Voltaire, Centre international d’étude du XVIIIe siècle ; Moscou, Monuments de la pensée historique, 2016, lxxxiv-342 p., ill. (ISBN 978-2-84559-104-2)
Sabine JURATIC
La parution du premier tome de la correspondance de Catherine II et Friedrich Melchior Grimm est un événement heureux qui vient couronner une entreprise de longue haleine dirigée par Sergueï Karp, l’édition critique des lettres échangées entre 1764 à 1796 par l’impératrice russe avec le directeur de la Correspondance littéraire.
Le volume s’organise en plusieurs sections. La partie introductive comprend une présentation générale et deux contributions, dues respectivement à Georges Dulac et à Claus Scharf, sur les usages des langues française et allemande dans les lettres de l’Impératrice. Elle est complétée par la présentation du protocole d’édition et par une chronologie des années 1764-1778, seules prises en compte dans ce premier volume.
La deuxième partie (p. 1-204) est consacrée à l’édition, très soigneusement annotée, de 81 lettres échangées entre la souveraine et son correspondant dans cet intervalle de temps (69 lettres de Catherine II, 12 de Grimm). Leurs échanges se concentrent en réalité essentiellement durant la période comprise entre mai 1774 et décembre 1778, seules faisant exception deux lettres datant de 1764 et 1765 adressées par Grimm avec les premières livraisons de sa Correspondance littéraire à l’Impératrice, laquelle avait souscrit à cette célèbre publication manuscrite à la fin de l’année 1763.
La troisième partie (p. 205-292) regroupe des lettres d’autres correspondants qui viennent éclairer certains des épisodes évoqués dans la correspondance principale. Elles sont adressées à Grimm ou à Catherine II principalement par des artistes, des savants, des collectionneurs, des intermédiaires ou des diplomates impliqués dans les achats d’œuvres d’art et de biens culturels par l’impératrice.
Enfin, une bibliographie étoffée et un index des personnes citées complètent l’ouvrage et contribuent à en faire un instrument de référence indispensable pour qui s’intéresse à l’histoire culturelle et politique de la Russie à l’époque des Lumières.
Les lettres contenues dans ce volume sont en effet précieuses pour éclairer les relations entre l’Impératrice et le milieu philosophique et artistique. Durant toute cette période, Grimm – auquel la souveraine s’adresse avec familiarité sur le mode de la conversation, en un français parfois truffé de remarques en allemand – circule une grande partie du temps entre la Russie, les Provinces-Unies, l’Italie, puis de nouveau la Russie, la Suède et le Danemark avant de revenir en France à la fin de l’année 1777. Il s’affirme de plus en plus comme « un intermédiaire essentiel dans les relations culturelles » de Catherine II avec l’Occident, particulièrement dans le domaine des arts, se chargeant de traiter avec les artistes, les intermédiaires et les marchands, à Paris et à Rome, pour le compte de la tsarine.
Son champ d’intervention s’étend aussi au domaine des lettres, au théâtre et à la circulation des livres. Grimm semble en effet prodiguer parfois à l’impératrice des conseils de lecture (« Le Roman comique de Scarron « n’est point drôle du tout pour moi », observe-t-elle en novembre 1774, lettre 9, p. 17), il lui sert d’intermédiaire auprès de certains auteurs comme Sedaine (lettre 80, de Catherine II, 28 décembre 1778, p. 197), il l’informe sur les parutions récentes, lui procure des livres et lui transmet des avis de souscription, par exemple pour le Voyage pittoresque de la Grèce, du comte de Choiseul, et pour le poème Les Mois de Jean-Antoine Roucher (lettre 60, de Grimm, 22 avril 1778, p. 140).
En 1778, il joue surtout un rôle capital dans les tractations pour l’acquisition de la bibliothèque de Voltaire par l’impératrice qui en exprime le désir dès que l’annonce du décès du philosophe est confirmée : « s’il est possible, faite l’achat de sa bibliotheque et de tout ce qui reste de ses papiers[, ] inclusivement mes lettres[, ] pour moi volontiers je payerai largement ses héritiers qui[, ] je pense[, ] ne connoissent le prix de rien de tout cela » (lettre 64 du 21 juin 1778, p. 151). Les héritiers se révèlent pourtant moins coopératifs qu’attendu et suscitent quelques difficultés. Les échos donnés à cette affaire à Paris « et dans toute l’Europe » (lettre 73 de Grimm du 8 novembre 1778, p. 175) et la publication de certaines lettres de l’Impératrice dans la presse (lettre 80, de Catherine II, 28 décembre 1778, p. 198) témoignent de l’étroite intrication des enjeux culturels, diplomatiques et politiques qui se jouent à cette occasion et constituent l’arrière-plan d’une correspondance de caractère finalement bien peu privé, malgré la liberté de ton qui s’y expriment.
Cela n’en rend que plus appréciable la possibilité donnée aux historiens de disposer, grâce à cette édition critique impeccable, d’une source de tout premier ordre pour l’étude des réseaux culturels et géopolitiques et des circulations artistiques, théâtrales et livresques dans l’Europe des Lumières.