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Quand les Digital Rights Managment sèment la discorde

Hélène SEILER-JUILLERET

Doctorante en sociologie de l’édition (CESSP-EHESS), coordinatrice éditoriale aux éditions de l’EHESS. Sa thèse porte sur les transformations de l’édition en sciences humaines et sociales à travers l’analyse des marchés du numérique et de l’international

À la fin des années 1990, l’affleurement des outils et des produits numériques dans les industries culturelles entraîne dans son sillage une modification importante des normes de ces marchés. Bien que les effets soient très variables en fonction des secteurs touchés, ce sont aussi bien les technologies mises en œuvre pour cette production que les formes et standards des produits culturels traditionnels, et les pratiques de consommation, qui s’en retrouvent bouleversés. L’un des effets de cette évolution est l’ampleur inédite des possibilités de reproduction et de circulation non autorisées – ce qui correspond au phénomène ancien de la contrefaçon. De nombreux acteurs et observateurs impliqués dans les industries culturelles ont associé le recours croissant au numérique à l’émergence de nouveaux marchés, un phénomène économique et culturel qui cristallise autant les espoirs que les craintes du fait de la forte ouverture des possibles qu’il entraîne. En effet, l’apparition des nouveaux marchés n’est pas sans générer l’idée d’une instabilité voire d’un séisme ; autant de métaphores qui illustrent les effets des reconfigurations de ces marchés et de la liberté économique dont ils peuvent jouir. Cette phase marquée par le libéralisme entrepreneurial constituerait un espace-temps qui fait à la fois la force (champ des possibles élargis, renouvellement des acteurs et des normes, libéralisme économique, initiatives entrepreneuriales innovantes, etc.), mais aussi la faiblesse de ces nouveaux marchés, en ce qu’aucune norme ni tarification ne sont établies, et que le rapport entre l’offre et la demande n’est ni équilibré ni surveillé. C’est là une brèche : on déclare volontiers que « tout est possible » puisque rien, ou presque, n’est régulé par les instances d’autorité. L’un des exemples couramment donnés pour décrire ce phénomène est celui de la Silicon Valley et de la montée en puissance d’un marché basé sur les nouvelles technologies électroniques. Or, comme nous y invite l’économiste Neil Fligstein dans un article de 2001, il s’agit de prendre quelques distances avec l’idée que l’absence d’intervention institutionnelle a créé les conditions favorables à l’émergence d’un marché prometteur1. Fligstein y rappelle que l’État fédéral, loin d’être le grand absent de ce chapitre de l’histoire économique, est intervenu à plusieurs reprises : en tant que premier client de ces entreprises mais aussi en tant que financeur et commanditaire de recherches portant sur ces technologies et menées par des centres de recherches et des universités situés aux alentours de San Francisco et Seattle. S’il s’agit plus ici d’un soutien indirect, il n’en demeure pas moins qu’une médiation régulatrice s’avère nécessaire dans les processus d’émergence et de pérennisation d’un nouveau marché.

En ce qui concerne le livre numérique en France, ce dernier a également connu une première phase de libéralisme laquelle a vite été contrée par des dynamiques régulatrices émanant aussi bien de la part des acteurs impliqués dans ce nouveau marché que des instances publiques extérieures ; ce qui a permis sa stabilisation et donc la création de « valeurs » spécifiques au livre numérique2. Peut-être faut-il y voir les indices d’un secteur, celui du livre, particulièrement exposé aux médiations et régulations institutionnelles depuis une cinquantaine d’années3. Mais il est également possible de déceler, dans la volonté commune de stabiliser ce nouveau marché, la crainte que des acteurs exogènes comme Google et Apple ne s’imposent de manière hégémonique et, surtout, que le secteur du livre ne connaisse le même sort que celui du cinéma et de la musique, qui ont subi les ravages du téléchargement illégal. Loin d’être un exemple lointain, le piratage massif qui a accablé le secteur audio-visuel quelques années auparavant n’est pas sans susciter des appréhensions légitimes dans le secteur du livre et de l’imprimé.

TROIS POLITIQUES DE CONTOURNEMENT DES PRATIQUES ILLÉGALES

Tout en rappelant que le marché du livre avait été à maintes reprises exposé aux dangers de la contrefaçon et du non-respect du droit d’auteur, John B. Thompson reconnaît qu’avec le passage au numérique, ces pratiques illégales prennent un tour bien plus inquiétant :

There is nothing new about the unauthorized reproduction of books and parts of books : it has long been a feature of the world print exacerbated by the photocopying machine but by no means invented by it. However, with the conversion of the book into a digital file, the risks of unauthorized reproduction and circulation of book content are raised to an entirely new level. Once content is in a digital form provided it is unsecured, it is quick, easy and cheap to produce multiple copies and to share with othersa PDF can easily be sent to any number of recipients, or made available online for others to view or download4.

Dans la lutte des éditeurs anglo-saxons contre le téléchargement illégal, le sociologue britannique identifie trois moyens mis en place en aval comme en amont : l’action politique ; le renforcement de l’offre légale ; la sécurisation. Le piratage prenant plus ou moins les mêmes formes et résultant des mêmes causes en France5, ces trois mesures tant préventives que restrictives seront largement adoptées par les institutions et les acteurs français. Et si c’est plutôt la troisième mesure qui nous intéressera précisément dans cet article, il importe de prendre en considération les deux autres politiques pour saisir les enjeux des digital rights managment (DRM) et la façon dont ces verrous sont perçus par les lecteurs, les éditeurs et les autres acteurs impliqués dans le champ éditorial, à l’instar des auteurs.

La première politique, que Thompson nomme « l’action politique », se donne à voir à travers deux phénomènes majeurs : l’offensive Google et les politiques numériques des instances publiques qu’elle a suscitées. Alors qu’en 2005 l’entreprise californienne cherchait à développer ses services sur internet en constituant une bibliothèque numérique de grande ampleur, the Library Project, elle noua des partenariats avec plusieurs bibliothèques anglo-saxonnes selon lesquels elle s’engageait à assurer la numérisation et la mise en ligne intégrale et en open access de leurs fonds via son service « GoogleBooks ». Ces bibliothèques ne détenant évidemment pas l’exploitation des droits, Google se rapprocha des éditeurs et ayant-droits ; ce faisant, il appliqua la règle du opt-out, laquelle stipule qu’au terme d’un certain délai, la non-réponse des acteurs contactés équivaut à leur approbation. Face à cette tentative de monopolisation de la part d’un acteur exogène au marché du livre, les éditeurs et sociétés d’auteurs engagèrent des poursuites contre Google, lesquelles se soldèrent par un arrangement plus ou moins satisfaisant entre les deux parties. Cet épisode, largement relayé par les médias entraîna un véritable vent de panique dans le monde du livre, et cela avec d’autant plus de force que la stratégie hégémonique de Google n’était pas sans rappeler les politiques de concentration et de globalisation qui rythmaient le champ éditorial depuis la fin des années 19706. Il eut toutefois l’avantage de susciter l’attention concertée et vigilante des éditeurs français, alors qu’ils s’étaient montrés jusqu’ici largement indifférents à l’égard du livre numérique.

Outre la mobilisation des acteurs privés, cet épisode a également entraîné l’intervention des instances publiques et la mise en place de politiques et de programmes de grande envergure. C’est ainsi que le ministère de la Culture et de la Communication a amorcé son passage au numérique, en commandant plusieurs enquêtes et études ; en renforçant son programme de numérisation de la Bibliothèque Nationale de France (BnF), Gallica, à travers la réflexion sur une possible offre commerciale ; en investissant en tant qu’actionnaire dans la plateforme de revues numériques, Cairn, et surtout en lançant son programme d’aide à la numérisation via le Centre national du livre (CNL). Il en va de même du côté du ministère de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche qui s’est engagé aux niveaux financier et logistique à l’égard des revues et publications périodiques de sciences humaines et sociales (SHS) et de sciences techniques et médicales (STM).

Au-delà des enjeux politiques et économiques, l’un des motifs les plus récurrents du recours au piratage réside dans la faiblesse de l’offre légale. Du baromètre établi par la Société Française des Intérêts des Auteurs de l’écrit (Sofia) aux enquêtes menées par le Département des enquêtes prospectives et statistiques (DEPS), les conséquences d’une offre légale encore trop modeste et peu visible résonnent comme un signal d’alarme dont les éditeurs et les instances politiques ont su prendre acte. Ainsi dès 2007, la commission « Universitaire » du Syndicat national de l’édition (SNE) s’inquiète du « retard » pris par les maisons françaises dans la mise à disposition numérique de contenus éditoriaux.

Force est de constater que si les infrastructures techniques ont fortement monté en puissance, permettant notamment une meilleure administration des établissements (notamment via les ENT), la question des contenus est restée à la traîne7.

L’année suivante, le SNE annonce le lancement de la commission « Numérique », née de la refonte de la commission « Nouvelles technologies », créée au début des années 2000. S’appuyant sur les bilans de deux groupes de travail que sont « Normes & Standards » et « Modèles économiques », la commission vise à accompagner au mieux les éditeurs dans la diffusion et la commercialisation numériques de leurs publications. C’est toutefois le programme d’aides à la publication numérique, piloté et géré par le CNL et dont le SNE s’est fait le relais, qui a particulièrement contribué à l’existence d’une véritable offre légale. À partir de 2008, la majeure partie des éditeurs purent, grâce à cette subvention, numériser leur fonds patrimonial et constituer un catalogue numérique de qualité. Les premiers éditeurs à candidater à ces aides sont plutôt des maisons anciennes, détentrices d’un catalogue généraliste, à l’instar de Gallimard, Le Seuil ou Flammarion ; mais on compte également parmi elles des maisons savantes comme les PUF ou, parmi celles plus récentes, les éditions de La Découverte. Au terme de la première année d’activité de la politique numérique du CNL, ce sont cinquante éditeurs qui ont bénéficié de subventions pour la numérisation d’un total de quinze mille titres. Depuis sept ans environ, la plupart des maisons d’édition ont également repensé leur processus éditorial et opté pour une publication multi-formats systématique de leurs nouveautés. Le PDG d’une maison d’édition savante témoigne lors d’un entretien réalisé en 2015 :

Depuis deux ans, on a fait une sorte de coordination numérique qui concerne le processus éditorial afin de numériser notre fonds, sachant que le passage au numérique des nouveautés est automatique.

Sur toutes les nouveautés ?

Oui mais je pense que 90 % des maisons font ça. En tout cas nous, au moment de la parution des ouvrages, on produit à la fois le fichier numérique, le fichier broché et le fichier poche.

Et ça fait combien de temps que vous avez adopté cette chaîne multi-supports ?

Je dirai depuis quatre ans8.

Parallèlement, les plateformes de distribution-diffusion tant généralistes (Dilicom, Eden, Amazon, etc.) que spécialistes (OpenEdition) ont fait l’objet d’un enrichissement des contenus et d’un important travail de développement ergonomique des sites et interfaces en vue de favoriser l’accessibilité à l’offre. Qu’elles soient adossées aux catalogues des maisons appartenant à des grands groupes, comme Hachette ou Editis, ou qu’elles résultent de la collaboration entre plusieurs groupes et maisons importantes, à l’instar d’Eden, ces plateformes qui assurent aussi la fonction de e-boutiques constituent les garantes de la visibilité et de l’accessibilité des contenus éditoriaux.

Même s’il est difficile d’évaluer précisément l’efficacité de ces politiques préventives, il apparaît indéniablement qu’elles permettent de prévenir ou, du moins, de contribuer à marginaliser les pratiques illégales menées par des acteurs exogènes en quête d’hégémonie – comme c’était le cas de Google –, ou par des lecteurs qui se sont tournés vers l’offre illégale par dépit, quitte à se satisfaire d’e-books de moindre qualité éditoriale. Par ailleurs, il faut rajouter à ces deux politiques préventives la fixation des prix des titres numériques, lesquels équivalent désormais à une décote de 20 % ou 30 % des tarifs établis pour les versions papiers9. Parmi les éditeurs adhérents au SNE qui ont répondu au questionnaire consacré au livre numérique en 2016, 44 % appliquent une décote de 30 %, 13 % une décote qui oscille entre 25 % et 29 %, et 15 % une décote de 20 %10. Comme le résume Françoise Benhamou :

Ce n’est que dans un troisième temps, lorsque la masse des titres légalement disponibles atteint un niveau suffisamment élevé, que les formules de prix sont attrayantes, que les modalités de paiement deviennent plus sûres, que le rythme d’adoption des propositions légales prend le pas sur le téléchargement illégal11.

Mais, outre ces stratégies préventives, les éditeurs ont également recours à un troisième moyen pour lutter contre le téléchargement illégal : l’application des Digital Rights Management (DRM). Importée directement des marchés anglo-saxons, cette politique bien plus restrictive que préventive répond à deux enjeux majeurs que sont, d’une part, la sécurisation des contenus grâce à la restriction du nombre de copies d’un même fichier ; d’autre part, le respect de la propriété intellectuelle. C’est dans cette perspective que se situe le SNE lorsqu’il donne aux DRM la définition suivante :

Digital Rights Management – gestion de droits numérique : la DRM identifie la propriété intellectuelle et fournit un cadre (ensemble de règles décrivant l’usage acceptable) visant à faire respecter les restrictions sur l’usage des données protégées ou de les exploiter12.

D’après cette acception du syndicat, la fonction des DRM est donc d’empêcher la copie des ouvrages numériques et leur commercialisation illégale ; ce faisant ils permettent aux éditeurs d’enregistrer un revenu suffisant pour compenser les frais investis dans l’édition numérique et, dans une moindre mesure, aux auteurs de jouir de leurs droits numériques, lesquels sont encore trop peu élevés mais n’en doivent pas moins être pris en considération.

LES DRM ENTRE CONTRAINTES TECHNIQUES ET MAUVAISE PRESSE

L’usage des DRM est toutefois loin de faire l’unanimité auprès des lecteurs et des consommateurs d’ouvrages numériques, et, par réfraction, auprès des éditeurs. Alors que l’étoffement de l’offre et l’opposition à des pratiques irrespectueuses vis-à-vis de la propriété intellectuelle ont des répercussions réelles sur le piratage en ce qu’elles satisfont les demandes et discréditent ces pratiques illégales, l’efficacité des DRM reste à prouver. Tout d’abord, les clés de sécurité permettant de crypter les modalités d’utilisation des fichiers numériques se révèlent être un jeu d’enfant pour un individu un tant soit peu aguerri aux nouvelles technologies. De nombreuses études ont mis en exergue ce profil de lecteurs d’ouvrages numériques : à dominante masculine et plutôt jeune, détenteur d’au moins un bac + 3 et appartenant aux catégories socio-professionnelles supérieures, ce type de lecteur s’avère être un grand consommateur d’innovations technologiques tout en combinant des pratiques de lecture denses13. Surtout, ce profil s’accompagne de fortes compétences techniques et informatiques qui offrent les moyens de s’affranchir des dispositifs de protection formatés par les distributeurs et les éditeurs. À ce titre, Dominique Boullier et Maxime Crépel observent dans leur enquête sur les pratiques de lectures et d’achats de livres numériques :

Cet aspect de consommateur innovateur est fortement teinté de goût pour la technique qui s’appuie aussi sur une véritable expertise, issue parfois d’une formation informatique, mais parfois forgée seulement par une longue immersion dans le domaine du numérique, parfois plus spécialisé dans les liseuses et autres formats si différents et si évolutifs dans ce marché en cours de constitution. La suppression des DRM est un indicateur clé sur ce plan, certains lecteurs à l’opposé ne sachant pas vraiment ce que sont les DRM, de même que les transferts de document d’un support à l’autre14.

La facilité déconcertante avec laquelle certains consommateurs d’ouvrages numériques peuvent retirer ces verrous est d’autant plus problématique pour les éditeurs qui cherchent à sécuriser la diffusion de leurs contenus que c’est cette même population qui met à disposition les fichiers sur des sites en streaming ou de téléchargements gratuits. En outre, Mathias Daval rappelle, dans son enquête sur l’offre numérique illégale, que les créateurs des premiers e-books contrefaits s’appuyaient sur le concept de « trou analogique » en tirant parti de la numérisation ou du scan des exemplaires en format papier ; une pratique qui peut subsister tant que les ouvrages bénéficient d’une publication papier : « En dépit des DRM et des protections que pourront contenir les futurs livres numériques de l’offre légale, rien n’empêchera les pirates de continuer, comme traditionnellement, d’utiliser directement le livre papier15. »

Si les DRM sont donc loin de représenter un obstacle pour ceux qui souhaitent faire circuler les contenus éditoriaux en dehors des circuits commerciaux et payants, ils s’avèrent, en revanche, être un problème de taille pour des lecteurs moins compétents sur le plan informatique. Comme le remarquent Bernard Prost, Xavier Maurin et Mehdi Lekehal :

Dans les faits, la corrélation entre la disponibilité d’une œuvre sans DRM et son piratage n’a pas été prouvée. En revanche, la complexité de manipulation d’un livre numérique avec DRM, est, quant à elle, bien réelle16.

Les DRM rendent les pratiques d’acquisition et de lecture numériques quelque peu ardues pour ceux qui n’ont que des faibles aptitudes dans les nouvelles technologies, alors même que ce format éditorial a longtemps souffert d’un inconfort technique et visuel. Elles entraînent en effet chez le lecteur, qui a opté pour l’offre légale, un ensemble de contraintes auxquelles celui-ci se heurte régulièrement.

Les difficultés sont avant tout techniques en ce qu’elles demandent un certain sens logistique et de la patience ; mais elles sont aussi régulières, car elles surgissent à chacune des étapes d’achat, de téléchargement et de placement du titre au sein d’une bibliothèque numérique. Contrairement à l’installation d’un logiciel payant ou de certains jeux-vidéos, il n’est pas nécessairement demandé à l’utilisateur de saisir une clé, composée d’une séquence de lettres, chiffres et caractères spéciaux, pour débloquer l’ouverture et la manipulation du fichier numérique. C’est surtout lorsque les utilisateurs remplacent leur terminal ou qu’ils souhaitent accéder à leur bibliothèque numérique de plusieurs manières, que les DRM deviennent réellement contraignantes ; rappelons à ce titre que les lecteurs d’ouvrages numériques jonglent généralement entre deux ou trois terminaux : ordinateur, tablette ou liseuse. Certains d’entre eux ne peuvent être transférés en raison de l’absence d’interopérabilité entre des formats de fichier et des systèmes d’exploitation sur lesquels tournent les terminaux. Il va sans dire qu’un lecteur qui a déboursé entre dix et vingt euros pour un ouvrage et qui ne peux consulter celui-ci que dans un format et une machine bien spécifiques, se montrera insatisfait et se tournera plus volontiers vers l’offre illégale, dont les titres ont le double avantage d’être gratuits et librement manipulables. Les fortes restrictions qui entravent la jouissance d’un bien qu’ils ont pourtant payé suscitent chez les consommateurs de l’offre légale le sentiment d’avoir été abusés voire lésés. Loin d’être une marque de mauvaise volonté ou un prétexte, l’indignation dont font preuve ces lecteurs fait le lit de méfiances profondes à l’égard d’un marché du livre de plus en plus traversé par des logiques mercantiles et financières. Le fait que les DRM, garants des modèles propriétaires, soient principalement adoptés et fournis par des multinationales étrangères comme Apple, Adobe ou Amazon ne fait que renforcer l’animosité à leur égard. Tout en assouplissant leur politique de restriction et de sécurisation des DRM qu’elles appliquent ou produisent, ces firmes persistent à diviser et à verrouiller le marché du livre numérique, en n’adoptant que partiellement les logiques d’interopérabilité, voire en conservant un modèle propriétaire, comme celui d’Amazon, MobiPocket. Il en résulte une focalisation des critiques et des méfiances des consommateurs et des autres acteurs du marché du livre sur ces entreprises, une situation que leurs propriétés objectives ne font que renforcer. Acteurs extérieurs au champ éditorial et plus généralement aux champs relatifs à la production et à la circulation des biens culturels et symboliques, ils interviennent dans ce dernier sans en partager les règles ni les enjeux tout en imposant leurs propres logiques.

En définitive, les DRM qui avaient pour fonction d’endiguer les diverses formes de contrefaçon numérique entraînent tant de contraintes et s’accompagnent de tant de reproches qu’elles finissent par alimenter le phénomène même qu’elles devaient combattre. En ce sens, l’étude menée par Dominique Boullier et Maxime Crépel à partir de questionnaires portant sur les pratiques de lecture et d’achat de livres numériques révèle que les DRM font partie des trois motifs les plus souvent invoqués par ceux qui ont eu recours au téléchargement illégal :

Parmi les personnes interrogées, 37,5 % déclarent avoir eu recours à l’offre illégale de livres numériques, et 62,5 % déclarent n’y avoir jamais eu recours. Les raisons évoquées parmi ceux qui ont déjà téléchargé des livres par le biais de l’offre illégale se concentrent principalement sur l’indisponibilité des livres (29,4 %), le prix trop élevé de l’offre légale (27,2 %), et également la présence de DRM (22 %)17.

REFUS DES DRM : DU MOTIF ÉCONOMIQUE À LA DOXA DES BIENS SYMBOLIQUES ET CULTURELS

Pour la majeure partie des éditeurs, la commercialisation via les canaux numériques de leurs e-books se heurte à un véritable dilemme entre la volonté de sécuriser les fichiers et celle de satisfaire leurs lecteurs. Certains ont ainsi fait l’option de ne pas appliquer de DRM sur leurs fichiers, mais les raisons d’une telle politique varient fortement en fonction des secteurs éditoriaux et des lignes éditoriales de chacune de ces maisons.

Tout d’abord, les DRM ont un prix qu’il importe de prendre en compte pour comprendre les raisons pour lesquelles ces verrous ne sont pas adoptés par tous les éditeurs. Les petits éditeurs indépendants, mais aussi de nombreuses maisons d’édition de taille moyenne dont le chiffre d’affaire ne permet pas de dégager de bénéfices suffisants, n’ont que rarement les moyens de compenser les frais engrangés par le recours aux DRM. Ces frais peuvent intervenir lors de la fabrication des ouvrages, si les titres publiés en multi-formats ou en simple format numérique sont produits en interne. Mais ils sont plus généralement prélevés au moment de la diffusion et de la distribution par les plateformes qui hébergent, valorisent et assurent les ventes des catalogues numériques des éditeurs. Soit ces frais de gestion des DRM sont perçus de manière directe par les plateformes propriétaires, à l’instar d’Apple, soit ils permettent aux plateformes, qui ont eu recours à des fournisseurs de DRM extérieurs, de compenser un tel service. C’est notamment le cas d’Eden qui a noué un contrat avec Adobe afin de fournir aux éditeurs, qui ont fait appel à ses services de distribution-diffusion numériques, la possibilité de bénéficier de protections. Or, la plateforme n’impose pas l’adoption de DRM, elle propose cette option en tant que service supplémentaire, qu’elle nomme par ailleurs « mesures techniques de prévention » (MTP) et non DRM. L’éditeur est ainsi libre de souscrire à ce service, mais n’y est en aucun cas assujetti par le contrat type d’Eden. Cette liberté donnée aux éditeurs s’explique aussi par les frais dont ils devront s’acquitter à chaque téléchargement des titres protégés, lesquels s’élèvent à 20 % du prix numérique fixé. Cela permet à certains éditeurs d’opérer une sélection dans leur titres en adoptant les DRM (ou pour le cas d’Eden, les MTP) pour certains titres ou une seule collection, dont les chiffres de vente sont suffisants pour pondérer les frais générés par ce service.

Indépendamment de la taille et des volumes de chiffres d’affaire des maisons, tous les secteurs ne sont pas concernés dans les mêmes proportions par les revenus des ventes numériques et l’exposition au piratage. Ainsi, les livres pratiques, les sciences techniques et médicales (STM) et, dans une moindre mesure, la littérature sont les secteurs dont les éditeurs font le plus appel aux services de protection numérique du fait qu’ils sont à la fois les secteurs les plus rentables au sein du marché numérique et les plus exposés au téléchargement illégal18.

Les maisons qui déclinent l’utilisation des DRM, le font avec d’autant plus de conviction que ces verrous s’opposent à la définition des biens culturels et symboliques qu’ils défendent. Bien plus qu’une simple justification qui viendrait renforcer leur incapacité économique à se doter de DRM, le refus qu’ils opposent à ces derniers répond à un ensemble de présupposés et de conceptions propres à la position qu’ils occupent au sein du champ éditorial. D’après la théorie de champs des biens symboliques et culturels élaborée par le sociologue Pierre Bourdieu, le champ éditorial, loin d’être un espace homogène, se divise en plusieurs pôles structurés selon deux dominantes. D’un côté, le pôle commercial, où prévalent la recherche du succès à court terme et l’accumulation du capital économique, et où dominent les politiques exogènes, qu’elles relèvent de la rentabilité commerciale ou de la logique financière. De l’autre, le pôle de production restreinte, régi par la croyance en une économie inversée, et qui, en ce sens, repose sur la dénégation de l’économie normative et sur la logique du désintéressement19. Les éditeurs indépendants ou les éditeurs de sciences humaines et sociales font généralement partie des entreprises qui évoluent dans ce second pôle. Les premiers car ils ont tout intérêt à valoriser le capital symbolique et à dénigrer les intérêts économiques de manière à se distinguer des autres acteurs. Les seconds, du fait qu’ils sont objectivement proches des champs intellectuels, académiques et universitaires où priment également la doxa du désintéressement et la recherche des biens symboliques. En toute logique avec leur appartenance au pôle de production restreinte et à leur adhésion à une doxa portée par les intérêts symboliques et par des logiques d’entraides, ces éditeurs se montrent particulièrement hostiles aux DRM et à toutes formes de restriction des contenus éditoriaux.

Le cas des éditions universitaires de STM et de SHS est particulièrement éclairant pour comprendre comment la controverse à propos des DRM cristallise les diverses formes d’une rupture entre les deux pôles du champ de l’édition. Ces secteurs éditoriaux regroupent à la fois des éditeurs indépendants, des presses universitaires et éditeurs institutionnels, des maisons se situant dans le pôle de production restreinte bien qu’elles appartiennent à des grands groupes, et des éditeurs commerciaux, dont le chiffres d’affaires n’a rien à envier à certains grands groupes industriels. À l’exception du dernier cas, qui a principalement investi l’édition des STM, la plupart des autres types de maison d’édition se situe dans le pôle de production restreinte et adhèrent plus ou moins à l’économie inversée. Ces éditeurs travaillant en étroite collaboration avec des universitaires et des chercheurs, lesquels sont tout à la fois auteurs, lecteurs, évaluateurs et directeurs de collection, etc., leurs interactions professionnelles, socio-culturelles et personnelles constituent une sorte d’« alchimie sociale ». Comme l’explique Pierre Bourdieu20, une telle alchimie n’est toutefois possible que si l’ensemble des acteurs impliqués dans un champ de production des biens symboliques adhèrent à une même doxa, ici celle de l’économie inversée et de la recherche des capitaux symboliques plutôt qu’économiques. Or, le principe qui est au fondement même du champ universitaire repose sur l’évaluation et la reconnaissance du travail scientifique par les pairs, ce que permet justement la diffusion de leurs recherches sous toutes leurs formes. Les enjeux des éditeurs rencontrent donc, dans une certaine mesure, ceux des chercheurs et universitaires ; à ce titre, il s’avère que les prises de position défavorables aux DRM suscitent une certaine convergence entre ces agents.

Dès les premiers temps de l’ère numérique, de nombreux éditeurs et chercheurs ont pressenti le fort potentiel que ces outils numériques pouvaient apporter à l’édition scientifique et universitaire et plus généralement à la circulation des données et des fruits de la recherche. À une époque où le secteur des SHS connaissait une importante baisse de ventes d’ouvrages, certains éditeurs scientifiques et universitaires y ont vu, si ce n’est une source de revenus supplémentaires, au moins une possible solution en vue de stabiliser un marché en déclin. C’était sans compter sur l’intervention des grands groupes français et étrangers, qui ont également investi les infrastructures numériques à des fins mercantiles et financières. L’intérêt des grands groupes pour l’édition numérique apparaît dès la fin des années 1990, à un moment où les éditeurs traditionnels, garants de l’économie inversée, ne montraient que méfiance à l’égard du numérique, et où les entrepreneurs pouvaient laisser libre cours aux initiatives libérales tant que le marché n’était pas encadré par les instances régulatrices. Les politiques d’investissements numériques de ces grands groupes se sont données à voir de deux manières : l’une, globale et portant sur l’ensemble des catalogues voire ouvrant sur des services et des offres dépassant de loin la stricte activité éditoriale ; l’autre, adaptée aux contenus éditoriaux et aux pratiques d’achats et de lectures du public de livres de SHS et STM. Si la première s’avéra un échec, la seconde se révéla particulièrement efficace et fit les beaux jours de maisons comme Elsevier ou Masson. Ces éditeurs, qui occupent une place dominante et ancienne au sein de l’édition scientifique et universitaire, ont su tirer leur épingle du jeu en jouant à la fois sur la légitimité et la réputation dont ils bénéficiaient auprès de leurs pairs, et sur l’importation de pratiques commerciales agressives. Ils ont ainsi fait main basse sur une grande partie du marché en exploitant la déontologie qui prévalait dans la publication de la recherche scientifique ; celle-ci reposant sur le don des articles sans avance sur droits et sur l’acceptation de la part des auteurs scientifiques de droits d’auteur très faibles pour leurs ouvrages en échange de la publication de leurs recherches. En l’absence des éditeurs traditionnels qui, de fait, n’ont pas importé leurs logiques structurales dans ce marché émergent qu’est l’édition numérique, les normes économiques qui se sont imposées sont celles d’acteurs hégémoniques. Peter Suber, dans son ouvrage sur le libre accès21, rappelle à quel point l’imposition de ces normes a permis la constitution d’un monopole tant éditorial qu’économique ; une situation qui, à termes, a généré une véritable inflation du marché des périodiques scientifiques et universitaires. Parmi les quinze points que le chercheur américain considère comme symptomatiques de cette crise, figure la politique de verrouillage du marché et de restriction de diffusion et de manipulation des contenus éditoriaux. D’une part, ces éditeurs bloquent l’usage des périodiques en limitant leur copie et en restreignant les abonnements institutionnels à de simples locations ou à des licences temporaires ; d’autre part, Suber regrette que les bénéfices amassés grâce à l’importante plus-value générée par ce marché ne serve qu’à des stratégies qui vont à l’envers des attentes du lectorat des éditions de SHS et de STM.

Les grands éditeurs conventionnels dépensent une partie des fonds extorqués aux bibliothèques pour le paiement de leurs revues en opération de marketing et en mesure de « protection » de contenu, deux dépenses qui servent bien davantage les éditeurs que les usagers. En réalité, ces mesures de protection de contenu ne profitent absolument pas aux usagers et diminuent donc l’utilité des articles publiés22.

La rupture entre les enjeux scientifiques des chercheurs et universitaires et les procédures restrictives adoptées par les éditeurs favorables aux DRM atteint un point de non-retour lorsque les chercheurs déclarent préférer que leurs publications soient piratées. À la protection très aléatoire qui sauvegarderait l’ouvrage d’une mise en circulation illégale, nombre d’entre eux penchent pour la seconde option en ce qu’elle favorise la diffusion et l’accès à leurs publications. La préférence donnée au téléchargement illégal ne s’assimile pas, loin s’en faut, à un choix entre Charybde et Scylla : entre leur prix trop élevé et leur efficacité relative, les DRM n’ont, à leurs yeux, aucune utilité ni intérêt ; et cela d’autant plus que le piratage des ouvrages ne s’inscrit pas dans une commercialisation illégale où les fichiers piratés seraient revendus à un prix moindre comme c’était le cas de la contrefaçon commerciale. Mais même dans ce cas de figure, la politique restrictive au détriment de la circulation des ouvrages n’est pas vue d’un bon œil par les universitaires et chercheurs.

On peut revenir, à titre de comparaison historique, sur le cas de la contrefaçon belge des ouvrages français au cours du XIXe siècle. Afin de créer les conditions propices à l’autonomie d’un champ littéraire et éditorial belge en l’affranchissant de la domination du marché du livre français, Guillaume Ier d’Orange promulgua le 23 septembre 1814 un arrêté « concernant la liberté de la presse et règlement pour l’imprimerie, la librairie et les journalistes ». Cet arrêté récusait l’application des lois françaises sur le marché du livre et de la presse en Belgique et, plus particulièrement, le respect des propriétés et des prix établis par les éditeurs français à condition que l’ouvrage soit imprimé en Belgique. Cette brèche juridique, ouvrant un espace économique libre de toute régulation extérieure, fit le lit d’initiatives commerciales qui ont progressivement généré un vaste commerce de contrefaçons éditoriales23. Alors que le marché du livre français connaissait depuis quelques années des difficultés économiques et que les éditeurs continuaient de vendre leurs ouvrages à des prix prohibitifs, l’émergence d’un marché parallèle, à la limite de la légalité, représentait une grave menace qu’il importait de réprimer de toute urgence. Outre ceux qui s’adonnaient à la contrefaçon et le public ravi de pouvoir se fournir en livres à si bas prix, les acteurs faisant fi de cette menace, quitte à l’envisager comme un élément positif, étaient les auteurs d’ouvrages scientifiques et universitaires. Christophe Bulté, dans un article consacré à ce phénomène tant culturel qu’économique, explique que ces derniers se révélèrent même des partisans de la contrefaçon :

Ces partisans de la contrefaçon estimaient qu’outre ses résultats économiques très favorables, la Belgique avait besoin d’ouvrages de droit, de sciences, d’histoire ou de littérature de qualité à moindre coûts. De nombreux professeurs de l’Université Libre de Bruxelles prirent ainsi fait et cause pour la contrefaçon au nom de l’« universalité de la science et de la liberté de la presse24 ».

Au final, cette crise ne sera résolue ni par les interventions diplomatiques, ni pas la dénonciation de la contrefaçon dans la presse, ni par l’ouverture d’un comptoir de vente à Bruxelles par des éditeurs français. En revanche, la mutation du marché français constitua une puissante et efficace réponse, grâce notamment à la généralisation en 1838, par Charpentier, du format in-18, version poche de l’in-12, plus pratique et surtout moins onéreux puisqu’il coûtait entre deux à trois fois moins cher qu’un in-octavo. La contrefaçon belge était, certes, directement liée à l’arrêté de 1814, mais la crise qu’elle suscita fut, quant à elle, la résultante directe d’un modèle économique saturé, que durent renouveler les acteurs français sous peine de voir leurs entreprises gravement mises en danger.

LES DRM, SYMPTÔMES D’UNE MÉFIANCE PROPRE AU MÉTIER D’ÉDITEUR ?

Loin d’être un détour lointain et anecdotique, la crise de la contrefaçon belge n’est pas sans rentrer en résonance avec la menace du téléchargement illégal auquel doivent faire face les éditeurs actuels. Il s’avère que dans les deux cas, le piratage est la résultante directe des effets pervers d’un marché du livre, miné par l’inflation ou par l’inadéquation de l’offre préexistante face aux attentes du public. Plus que sur de simples mesures de restriction et de pénalisation, le désamorçage du piratage des livres numériques semble plutôt reposer sur la restructuration du modèle économique. Toutefois, la majeure partie du champ éditorial ne conçoit pas la mutation du modèle économique comme une priorité nécessaire. Les études sur les pratiques de lecture et d’achat ayant montré que les lecteurs de livres numériques sont généralement les mêmes que les grands lecteurs identifiés par Olivier Donnat25, de nombreux acteurs et observateurs de ce marché en ont déduit que le marché numérique n’avait pas entraîné dans son sillage l’émergence d’un nouveau profil de lecteurs et donc d’acheteurs. Une information à laquelle aiment à se référer les éditeurs pour justifier les politiques prudentes, voire conservatrices, qu’ils mènent au sein du marché numérique. Il suffit pourtant d’évoquer un cas similaire pour démontrer que l’apparente stabilité d’un public spécifique à un marché ou à une offre culturelle donnée n’est pas un indicateur d’un immobilisme structural. Malgré la promotion des concerts littéraires et des lectures musicales en vue d’attirer un nouveau public plus adepte des activités et sorties musicales, le public de cette offre mi littéraire mi musicale ne s’est que fort peu développé. Mais cette faible mutation du public ne signifie pas qu’il n’y ait pas eu de transformations des profils des agents ni des pratiques en jeu au sein du champ littéraire ou du marché économique auquel celui-ci est adossé26.

Il en va de même pour le champ éditorial et l’émergence du marché numérique, laquelle n’entraîne pas nécessairement de mutation des profils de lecteurs, mais n’en cache pas moins une refonte à la fois réelle et nécessaire des modèles économiques. Ces derniers doivent en effet s’affranchir du modèle du format papier, face auquel celui numérique n’apparaît que comme une alternative par défaut et toujours trop onéreuse tant qu’elle ne détiendra pas une valeur qui lui est spécifique. Ici, les positionnements prudents des éditeurs sont, comme l’assertent nombre d’entre eux, les conséquences directes du piratage massif, auquel les secteurs de l’audio-visuel avaient dû faire face, et de la lenteur avec laquelle le marché du livre numérique s’est développé au point qu’il apparaisse encore trop peu rentable. En premier lieu, il importe de préciser que ces explications doivent dans les faits être nuancées, car : d’une part, le secteur de la musique était particulièrement exposé au piratage du fait de ses propriétés spécifiques et objectives ; d’autre part, si le marché numérique a peiné à s’imposer c’est en grande partie en raison de la frilosité des éditeurs traditionnels. En outre, il est nécessaire d’interroger les dynamiques structurales qui sous-tendent l’activité éditoriale pour comprendre cette mise à l’écart délibérée des éditeurs hors du marché numérique. Il s’avère que, selon Pierre Bourdieu, ces dynamiques structurales sont motivées par des logiques d’autant plus délicates qu’elles reposent sur un savant mélange entre rentabilité commerciale et valeur symbolique, entre prises de risque et équilibre économique : « L’éditeur dans sa définition idéale devrait être à la fois un spéculateur inspiré, prêt aux paris les plus risqués, et un comptable rigoureux, voire un peu parcimonieux27. » L’activité éditoriale est ainsi rythmée par des prises de risques régulières voire systématiques en ce qu’elles surgissent à chaque titre publié, dont le succès s’avère particulièrement difficile à prédire malgré la réputation de l’auteur mêlée à celle de l’éditeur ou d’un sujet particulièrement porteur auprès du grand public cultivé. Sans pour autant jouer à la roulette russe, la trajectoire d’une maison peut se retrouver fortement modifiée selon le succès ou l’échec d’un seul titre. Cet aspect aléatoire propre à l’activité éditoriale – mais qu’on pourrait, à l’instar de Lucien Karpik, attribuer à l’ensemble du commerce des biens culturels et commerciaux28 – n’est pas sans générer un mode opératoire qui relève plus de la prudence que de l’initiative.

De surcroît, et Bourdieu prend soin de préciser qu’il s’agit là d’une définition idéale, qui dit recherche de capitaux symboliques et préférence donnée aux ouvrages de qualité plutôt qu’à ceux dont la rentabilité est assurée, ne dit pas nécessairement prises de positions risquées et innovantes. Le sociologue observe qu’à l’instar des autres champs littéraires ou intellectuels, les agents qui occupent des positions dominantes au sein d’un espace autonome ont peu d’intérêt à modifier les règles et les pratiques qui leur sont favorables. Ces maisons d’édition sont, au contraire, poussées à maintenir leur position forte en exploitant le capital accumulé tout en se permettant quelques prises de risques, comme la publication de premiers romans ou, pour revenir au livre numérique, le soutien éditorial et financier donné à certains ouvrages expérimentaux, comme les romans jouant la carte du numérique au point de s’apparenter à des applications. Il apparaît ainsi que les éditeurs traditionnels et dominants ne sont pas les agents qui auront tendance à investir, de manière innovante dans le livre numérique, mais que ce rôle revient plutôt aux nouveaux entrants.

[La dynamique du champ] trouve son principe dans la structure du champ : ce sont les nouveaux entrants qui créent le mouvement ; ce sont eux qui, par leur seule existence et par la concurrence qu’ïls instaurent et dans laquelle l’abnégation (ou l’auto-exploitation) les rend compétitifs, arrachent l’ordre littéraire établi à l’immobilité29.

Les éditeurs de sciences humaines et sociales, qui se situent aux marges du pôle dominant de l’espace éditorial autonome, se sont très vite interrogés sur les conditions d’une innovation telle que le livre numérique et ont su faire émerger un modèle qui s’est révélé à la fois viable et pérenne : l’abonnement à des bouquets – et cela malgré les pratiques retorses de certains éditeurs précédemment évoquées. Parallèlement, nombre de ces éditeurs ont pris conscience de la nécessité de repenser le modèle économique en expérimentant de nouvelles formes de publications, à l’instar de La Découverte et des éditions de l’Éclat, qui ont toutes deux inauguré dans les années 2000 la mise en ligne en open access d’une partie de leur catalogue. Dans cette perspective, la plupart de ces maisons, investies avant l’heure dans le numérique, ont tendance à se montrer défavorables aux DRM et à toute politique de restriction des contenus. Néanmoins, dans la réalité des pratiques éditoriales, ce type de positionnement n’est pas toujours évident, et la position à l’égard des DRM ne correspond pas nécessairement aux positions occupées par les éditeurs au sein du champ éditorial. Plus encore, cette politique peut s’avérer particulièrement sclérosante lorsque certains éditeurs collaborent entre eux au sein de projets éditoriaux et commerciaux. Alors que ce type de collaboration nécessite un ensemble d’affinités électives afin de garantir la cohésion et la viabilité des projets, des dissonances telles que le recours aux DRM peuvent apparaître comme des éléments perturbateurs d’autant plus dangereux qu’ils entraînent dans leur sillage des visions de l’édition contradictoires. Une plateforme de revues de SHS, a ainsi fait l’expérience d’une telle discorde au moment de son lancement. Cette entreprise portée à la fois par des éditeurs privés, des institutions universitaires et des entreprises privées, reposait sur la mutualisation et la cohésion de ses actionnaires, les éditeurs cumulant dans cette configuration cette fonction et celle de producteurs de contenus éditoriaux. Alors que les contrats des autres éditeurs étaient signés et que la plateforme était sur le point d’être mise en activité, quelle ne fut pas leur surprise lorsqu’ils reçurent une lettre de l’un d’entre eux, les informant d’une contre-proposition et des modifications exigées. Outre qu’une telle approche mettait en péril la relation de confiance qui unissait les actionnaires, les demandes formulées par l’éditeur étaient à la fois infondées et préoccupantes. Parmi elles, la demande de DRM apposés à chacun des articles ; ce qui ne fut pas sans susciter une certaine incompréhension de la part des autres actionnaires qui trouvaient cette politique peu ergonomique pour les utilisateurs, mais aussi couteuse et incompatible avec les formats d’affichage retenus (HTML et fichiers PDF).

L’objectif de cet éditeur n’était cependant pas de se retirer du projet ni d’imposer une logique commerciale et individualiste, mais de protéger ses intérêts au risque d’adopter une stratégie offensive qui aurait pu altérer les relations de confiance avec ses partenaires. Il serait ainsi possible de voir dans cet exemple les effets d’une position prudente voire anxieuse à l’égard du marché numérique, plutôt qu’une simple volonté d’imposer des stratégies mercantiles. Ce cas de figure se retrouve, par ailleurs, dans de nombreux projets reposant sur la collaboration entre divers acteurs et qui avaient pour visée d’investir ou du moins de réfléchir à une prise de position concertée à l’égard d’un marché émergent qui n’était pas sans susciter des appréhensions. C’est ainsi que le Programme de numérisation pour l’enseignement et la recherche (PNER), lancé en 1999 par les ministères de l’Éducation nationale et de l’Enseignement supérieur et de la Recherche en vue de créer une cellule de réflexion et d’expérimentation sur l’édition numérique, s’était soldé par un échec. Certains éditeurs privés, qui s’étaient pourtant montrés des partenaires enthousiastes, s’étaient finalement retirés du projet considérant que les risques étaient trop grands et l’intérêt économique trop faible pour mettre à disposition leurs contenus éditoriaux.

EN GUISE DE CONCLUSION

Malgré les contraintes qu’ils engendrent et les dissonances qu’ils suscitent avec les acteurs des champs impliqués dans la production d’ouvrages, le maintien du recours aux DRM répondrait à une logique plus complexe que celle du monopole et de la rentabilité. Il serait plus judicieux d’y voir la résultante de cette méfiance des éditeurs privés face au risque encouru par un investissement aussi long que coûteux dans un marché à la fois versatile et fragile. Maîtriser et protéger : c’est, en ce sens, cette logique qui pousse davantage les éditeurs privés à adopter une politique favorable aux DRM. Il est, en outre, nécessaire de souligner que si de nombreux éditeurs ont abandonné le recours aux DRM pour les raisons économiques et symboliques explicitées dans cet article, il n’en reste pas moins que nombre d’entre eux utilisent des formes plus souples et moins visibles de protection des ouvrages et d’endiguement préventif du piratage, à l’instar du watermarking ou de la surveillance de certains titres par des sociétés de veille numérique, comme Hologram Industries. Enfin, de nombreux éditeurs utilisent les DRM ou des formes alternatives de DRM pour la diffusion d’exemplaires hors commerce, comme les ouvrages mis à disposition du programme PNB (Prêt numérique en bibliothèque), les services de presse, les envois d’ouvrages par les services de droits étrangers, ou encore les justificatifs auteurs. À ce titre, l’explication d’un éditeur de sciences humaines et sociales ayant recours à ce genre de pratiques montre bien les formes de méfiance et le réflexe d’encadrement des publications qui sous-tendent l’activité éditoriale au-delà de l’adhésion à la doxa du désintéressement :

Pourquoi vous n’appliquez de DRM que sur les justificatifs auteurs ?

Nos auteurs ont tendance à diffuser librement leurs publications auprès de leurs confrères et consœurs. En soi, je n’ai rien contre, c’est une pratique normale dans le monde de la recherche et c’est lié à leur vision de l’accès au savoir. Mais nous dans l’édition, on a des contraintes économiques, et si on peut encadrer et réguler cette pratique, c’est tout de même préférable30.

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1 Neil Fligstein, « Le Mythe du marché », Actes de la recherche en sciences sociales, 2001, n° 139, p. 3-12.

2 Olivia Guillon, « Livre numérique et création de valeur : une analyse économique », LEGICOM, Victoires éditions, 2013/3, n° 51, p. 73-81.

3 Yves Surel, « L’État et l’édition » dans Pascal Fouché (dir.), L’Édition française depuis 1945, Paris, Éditions du Cercle de la Librairie, 1998, p. 517-539.

4 John B. Thompson, Merchants of Culture. The Publishing Business in the Twenty-First Century, Cambridge, Polity Press, 2010, p. 354-355.

5 Voir Françoise Benhamou, Le Livre à l’heure numérique, Paris, Éditions du Seuil, 2014.

6 Où va le livre ?, dir. Jean-Yves Mollier, Paris, La Dispute, 2007 ; Les Contradictions de laglobalisation éditoriale, dir. Gisèle Sapiro, Paris, Nouveau Monde éditions, 2009.

7 François Gèze, « Le groupe Commission Universitaire », dans L’Édition en perspective. 2007-2008, Paris, Syndicat national de l’édition, 2008.

8 Entretien mené le 30 octobre 2015.

9 Sur la production homothétique dominante dans la publication d’ouvrages numériques chez les éditeurs traditionnels, voir Olivia Guillon, « Livre numérique et création de valeur… », art. cit.

10 Baromètre 2016 de l’offre de livres numérique en France, KPMG, 2016, p. 40.

11 Françoise Benhamou, Le Livre à l’heure numérique…, op. cit., p. 168.

12 L’Édition en perspective. 2009-2010, Paris, Syndicat national des éditions, 2010.

13 Les Publics du livre numérique, CNL/Ipsos, 2010 ; Les Français et le livre numérique, CNL/Ipsos, 2015.

14 Dominique Boullier et Maxime Crépel, « Pratiques de lectures et d’achats de livres numériques », Le MOTif, février 2013, p. 73.

15 Mathias Daval, « Ebookz : étude sur l’offre numérique illégale des livres », Le MOTif, octobre 2009, p. 16.

16 Bernard Prost, Xavier Maurin et Mehdi Lekehal, Le Livre numérique, Paris, Éditions du Cercle de la Librairie, 2013 (Pratiques éditoriales), p. 112.

17 Dominique Boullier et Maxime Crépel, Pratiques de lectures…, op. cit., p. 60.

18 Mathias Daval, EbookZ. Étude sur l’offre numérique illégale des livres français sur Internet en 2009…, op. cit, p. 264.

19 Pierre Bourdieu, « La Production de la croyance. Contribution à une économie des biens symboliques », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 13, 1977.

20 Ibid., p. 9.

21 Peter Suber, Qu’est-ce que l’accès ouvert ?, Marseille, Open Edition Press, trad. de l’anglais par Marie Lebert, 2016. [en ligne] : http://books.openedition.org/oep/1600.

22 Ibid., chapitre 2. « Les motivations », p. 45-63.

23 Herman Dopp, La contrefaçon des livres français en Belgique, Louvain, Librairie universitaire, 1932, cité par Jean-Yves Mollier, Une autre histoire de l’édition française, Paris, éditions La Fabrique, 2015, p. 203.

24 Christophe Bulté, « Contrefaçons. Approche économique du secteur de la contrefaçon à Bruxelles (1814-1852) », Cahiers du CEDIC, n° 2/4, janvier 2003, p. 17.

25 Olivier Donnat, Les Pratiques culturelles des Français, Paris, éditions du DEPS, 2008.

26 Sur cette question voir Myrtille Picaud, « Les écrivain-e-s et la musique : entre stratégies artistiques et stratégies économiques », dans Profession ? Écrivain, dir. Gisèle Sapiro et Cécile Rabot, Paris, CNRS Éditions, 2017.

27 Pierre Bourdieu, « Une révolution conservatrice dans l’édition », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 126-127, mars 1999, p. 16.

28 Voir Lucien Karpik, L’économie des singularités, Paris, Gallimard, 2007.

29 Pierre Bourdieu, « Une révolution conservatrice dans l’édition », art. cit., p. 19.

30 Entretien réalisé le 6 octobre 2016.