La contrefaçon « légale » dans le livre et l’estampe aux États-Unis (1831-1891)
Alexandre PAGE
Doctorant en histoire de l’art contemporain à l’Université Blaise Pascal de Clermont-Ferrand
Une des quêtes des artistes durant tout le XIXe siècle fut l’obtention de protections assurant leurs droits d’auteur. Les garanties insuffisantes des anciennes lois, notamment en France celles de 1791 et 1793, et la rapide évolution des techniques typographiques et des moyens mécaniques de reproduction impliquaient de devoir repenser régulièrement la notion même de droits d’auteur, laquelle resta, longtemps, soumise aux aléas de la jurisprudence. Jusqu’aux années 1850, et en dépit d’écrits d’importance sur le sujet, les pratiques à l’égard des écrivains et des artistes ne furent que modérément encadrées. Les lois de 1810 en France et de 1801 et 1814 au Royaume-Uni restaient peu protectrices, obligeant les artistes à s’élever d’eux-mêmes contre certaines pratiques abusives. De ces initiatives, nous retiendrons surtout la Lettre adressée aux écrivains français du XIXe siècle de Balzac, en 18341, ou Du Droit des peintres et des sculpteurs sur leurs ouvrages d’Horace Vernet, en 18412.
Cependant, si les législations nationales évoluèrent au cours du siècle, il était nécessaire aussi de parvenir, dans un contexte toujours davantage international, à établir un droit d’auteur généralisé qui garantirait à l’artiste ses droits dans son pays et à l’étranger. Un sujet qui mobilisa moins, dans un premier temps, l’attention des artistes et des législateurs, mais qui, dans les années 1830, avec l’émergence de véritables puissances de la contrefaçon littéraire, artistique et même industrielle, devint un sujet d’inquiétude.
Au sein des nations réputées pour leurs contrefaçons figuraient les États-Unis qui se firent, entre autres, remarquer pour leurs pratiques frauduleuses en matière d’édition de livres et d’estampes. La jeunesse de leur législation (en grande partie héritée des anciennes lois anglaises et notamment, des statuts de la reine Anne de 17103, archaïques quant à la protection des auteurs), mais aussi un marché de l’édition au développement aussi rapide que fragile, ainsi que le manque d’attention portée à l’émergence d’un art ou d’une littérature « nationales », furent quelques-unes des causes qui amenèrent les États-Unis à ne reconnaître que très tardivement la nécessité d’un droit d’auteur international.
Cette étude se propose, dans un premier temps, de comprendre par quelles dispositions législatives et techniques, et pour quelles raisons pratiques et économiques les États-Unis s’imposèrent, dans la seconde moitié du XIXe siècle, comme l’Éden de la contrefaçon en matière de livres et d’estampes. Nous rendrons ensuite compte, concrètement, des conséquences de cette pratique de la contrefaçon sur les deux marchés qui en furent les plus directement affectés : celui de l’édition britannique et celui de l’édition française. Plagiats, vols, reproductions non autorisées, les éditeurs américains pouvaient recourir à des pratiques frauduleuses pénalisant considérablement leurs homologues européens. Enfin nous analyserons les différentes tentatives d’instauration d’une législation protectrice à l’égard des auteurs et artistes étrangers aux États-Unis, jusqu’à la loi Chace de 1891.
LES ÉTATS-UNIS : « L’USINE DES CONTREFAÇONS »
Dès les années 1830, deux pays se firent une réputation de contrefacteurs patentés, surtout dans le domaine de l’édition littéraire, et, plus tardivement, de l’estampe : la Belgique et les États-Unis. L’attitude de ces deux nations qui restaient en marge de tout accord sur le droit d’auteur fut alors vivement dénoncée, et l’économiste André Cochut, en 1839, fut l’un des premiers à la critiquer dans la Revue des deux mondes :
La Belgique et l’Union américaine se trouvent dans une position exceptionnelle, l’une à l’égard de la France, l’autre de l’Angleterre. Dans chaque pays, les éditeurs ayant le privilège de s’approprier sans frais les productions déjà célèbres de deux grandes littératures se refusent à publier les essais de leurs compatriotes4.
Cochut fait référence à la situation de la fin des années 1830, période où la France n’avait pas encore trop à souffrir de la contrefaçon américaine, les procédés mécaniques de reproduction, notamment la photogravure, n’étant pas encore assez développés. Or la contrefaçon américaine toucha principalement le marché de l’estampe français.
Il n’en était pas de même du Royaume-Uni dont la littérature, qui ne nécessitait pas de frais de traduction, était largement « pillée5 » par les éditeurs américains.
Plusieurs raisons firent que les États-Unis, dès les années 1830, devinrent une véritable « usine des contrefaçons6 », et la première d’entre elles provenait de la législation très particulière du pays. Comme en Angleterre, la loi sur le droit d’auteur américain était une lointaine descendante des statuts de la reine Anne, promulgués en 1710, et qui apparaissent généralement comme la première véritable loi sur le droit d’auteur, bien qu’ils se soient avérés peu peu protecteurs. En dépit de leur ancienneté, c’était toujours ces statuts, amendés à quelques reprises mais jamais de façon très significative7, qui réglaient le droit d’auteur aux États-Unis et au Royaume-Uni. Néanmoins, tandis que dans ce dernier état la jurisprudence fit avancer le droit en faveur des auteurs étrangers, qui bénéficiaient généralement d’une protection à condition de faire publier leurs ouvrages d’abord au Royaume-Uni8, ce n’était pas le cas aux États-Unis. Ceux-ci ne garantissaient une protection que pour les seuls citoyens ou résidents américains. L’article Ier de la loi de 1831 réaffirmait cette condition :
Le sénat et la chambre des représentants des États-Unis d’Amérique, assemblés en congrès, arrêtent : qu’à partir de l’adoption de cette loi, et à l’avenir, tout individu, citoyen des États-Unis où y résidant seulement, qui sera auteur d’un écrit, d’une carte terrestre ou maritime, ou d’une œuvre musicale, quelque soit la date de la composition de ces écrits, cartes ou œuvres musicales, pourvu qu’ils n’aient pas encore été imprimés ou publiés ; ou qui aurait inventé, dessiné, gravé à l’eau-forte ou autrement, ou fait imprimer, graver ou autrement confectionner, d’après son plan, un tableau ou dessin, une gravure en cuivre ou en acier, de même que les facteurs (executors), administrateurs, ou fondés de pouvoir du même individu, jouira ou jouiront du droit et de la faculté exclusive de faire imprimer, réimprimer, publier et vendre, en tout ou en partie, l’écrit, la carte terrestre ou maritime, la composition musicale, le tableau, la gravure en cuivre, en acier, ou en bois9.
Cet article fut repris avec l’acte du 8 juillet 1870 relatif aux droits de copie. L’acte de 1870 reprenait aussi, dans sa section 103, l’article 8 de la loi de 1831 qui affirmait que rien ne devait gêner ou entraver la diffusion d’ouvrages étrangers sur le sol américain10. Un article qui avait soulevé l’indignation de nombreux spécialistes français du droit d’auteur, comme Alfred Villefort qui, en 1851, s’était offusqué de cette disposition égoïste : « On ne pouvait faire à la contrefaçon un appel plus complaisant. L’offre a été digne de la demande. La contrefaçon a inondé l’Amérique de ses produits11. »
La réaffirmation de la loi de 1831, en 1870, déclencha une colère d’autant plus vive en France et en Angleterre qu’elle arrivait à un moment clé de l’évolution de la contrefaçon aux États-Unis ; des livres et des contenus textuels, celle-ci se répandait de plus en plus significativement dans le domaine de l’estampe. Les progrès techniques, comme la photogravure, la galvanoplastie, permettaient, avec une simple épreuve originale, d’effectuer clichages et « retirages » à moindre frais12. René Valadon notait d’ailleurs que si la contrefaçon n’était pas une nouveauté dans les années 1870-1880, les procédés de reproduction pouvaient désormais atteindre une perfection suffisante, non seulement pour copier les textes, mais aussi les gravures et même les plus belles et les plus parfaites des éditeurs européens13.
Si l’on peut s’étonner d’une protection aussi restreinte en 1831, il est plus étonnant de voir que les États-Unis entretinrent leur réputation de contrefacteur jusqu’en 1891, moment où fut promulgué l’International Copyright Act. Les négociations avec la Belgique aboutirent ainsi dès 1852, d’abord par le décret du 28 mars qui proscrivait la contrefaçon belge en France, et ensuite par la convention du 22 août 1852 qui appliquait, en Belgique, les droits de propriété littéraire pour les auteurs étrangers14. En revanche, jusqu’en 1891 toutes les tentatives d’accord avec les Américains échouèrent, principalement du fait d’importantes résistances aux États-Unis, lesquels trouvaient diverses raisons pour maintenir la situation telle qu’elle était.
Selon Charles de Varigny, jusqu’à la guerre de Sécession la question du droit d’auteur laissait surtout les autorités américaines dans l’indifférence. Alors qu’elles étaient davantage préoccupées par le développement industriel du pays, la construction de chemins de fer, la création d’usines, la protection des auteurs n’était pas une priorité15.
Après la guerre de Sécession, Charles de Varigny identifiait une évolution des mentalités en Amérique avec l’affirmation d’une tendance de plus en plus protectionniste, alors même que le pays se créait une identité distincte. Les années 1860 marquaient l’émergence d’une littérature et d’auteurs américains qui protestèrent contre la contrefaçon littéraire, considérant que le flot de livres étrangers nouveaux arrivant sur le marché américain pénalisait leur reconnaissance dans leur propre pays. Parmi ces auteurs figurait Mark Twain16. De plus, alors que l’industrie américaine s’était développée, des découvertes techniques et des inventions avaient suivi, et les industriels souhaitaient logiquement les protéger. Cela amena la législation américaine à se pencher sur la question de la propriété intellectuelle et, par écho, de la propriété littéraire et artistique17.
Néanmoins, si les mentalités évoluèrent, les craintes économiques quant à l’application d’un droit d’auteur international perdurèrent. Charles Lyon-Caen indiquait ainsi qu’une des angoisses les plus prégnantes chez les industriels du livre aux États-Unis était, avec la protection accordée aux auteurs étrangers, surtout anglais, que les livres importés inondent le marché américain, privant ainsi les imprimeurs et les éditeurs américains de leur manne principale18. En effet, l’impression d’un livre en Angleterre et son importation coutaient moins cher qu’une impression directement aux États-Unis19.
Toujours sur un plan purement économique, il apparaissait délicat de faire payer à des éditeurs des droits d’auteur qui augmenteraient nécessairement les coûts de production des livres et des estampes. Le coût de publication d’un ouvrage était très élevé, surtout pour ce qui était des illustrations. Le journal Harpers’ Weekly payait ainsi, dans les années 1880, jusqu’à trois fois plus cher pour ses illustrations que pour les articles qu’elles accompagnaient, alors que le journal pillait souvent des journaux européens, dont il reprenait même des articles entiers20. Imposer des droits d’auteurs risquait de compromettre ce type d’industrie qui, en dépit de ses limites morales, entretenait l’édition américaine et permettait aussi de voir croître de façon significative le marché de la librairie.
Un des arguments qui fut souvent opposé à toute évolution en matière de droit d’auteur international fut celui de l’extension très importante du marché américain. La seconde moitié du XIXe siècle est marquée, en effet, par la croissance rapide d’un public lettré et d’une classe moyenne qui aspire, elle aussi, en dépit de maigres salaires, à la lecture21. Preuve de ce développement considérable, une augmentation de 400 % des éditions dans le domaine des beaux-arts et du livre illustré aux États-Unis entre 1880 et 188722. Dans ces conditions, l’application d’un droit d’auteur international était considérée comme un frein tendant à rendre les éditions américaines moins bon marché, voire à raréfier le livre et à freiner une aspiration jugée légitime à la culture par certains opposants au droit d’auteur international. Comme le soulignait Catherine Seville, l’application d’un tel droit paraissait alors bancale et défavorable aux Américains. C’était, pour le lecteur américain, faire un bien grand sacrifice contre des avantages trop faibles23.
Lewis Payson, en 1890, utilisait cet argument comme point essentiel de son opposition au projet de loi Chace. Il expliquait ainsi, reprenant à son compte les propos de l’industriel et philanthrope Andrew Carnegie, que les États-Unis avaient réussi, grâce à ce qu’il nommait les « réimpressions », à créer 23 000 bibliothèques scolaires, représentant 43 millions de livres, auxquels s’ajoutaient les ressources des 38 bibliothèques d’État24. Il concluait :
La littérature bon marché est un facteur important dans une instruction économique ; elle est de grande importance pour le peuple qui se compose d’ouvriers, de salariés, vivant comme s’instruisant à l’aide des ressources que leur fournit le travail manuel. Des livres classiques à bon marché sont ainsi une nécessité et notre peuple y est habitué25.
Néanmoins, la longue résistance à l’application d’un droit d’auteur international ne dépendit pas uniquement des Américains. Alors même que de leur côté on craignait que la mise en place de ce droit n’incite les auteurs britanniques à se faire imprimer exclusivement au Royaume-Uni, les projets beaucoup plus protectionnistes des années 1880 qui s’exprimèrent aux États-Unis, dont le projet Chace à partir de 1886, suscitèrent les réticences des éditeurs britanniques. En effet, si les projets antérieurs, comme le Dorsheimer bill, incluaient rarement des clauses protectionnistes, celles-ci étaient de plus en plus réclamées aux États-Unis. Elles prévoyaient alors que les ouvrages, pour bénéficier d’un droit d’auteur en Amérique, devaient être imprimés d’abord dans ce pays, et elles interdisaient ou limitaient très fortement l’importation de livres étrangers. La France, compte tenu de la différence de langue, n’était pas alors concernée par la première clause. Ce n’était pas le cas du Royaume-Uni, et ainsi, alors même que les auteurs britanniques luttaient pour la reconnaissance de leurs droits aux États-Unis, les éditeurs de ce pays tendirent, au contraire, à se rallier au camp des opposants, ralentissant pendant plusieurs années le vote de la loi Chace26.
Les questions économiques, des deux côtés de l’Atlantique, furent donc, longtemps, une des principales raisons de l’échec de la mise en place d’un droit d’auteur international. Tour à tour trop protectionnistes pour les industriels du livre anglais, trop libéraux pour les industriels du livre américains, les projets échouèrent successivement, et les auteurs se retrouvaient finalement pris dans un débat économique dans lequel leurs droits apparaissaient secondaires.
Néanmoins, pour comprendre la persistance de la contrefaçon aux États-Unis, il convient de ne pas omettre la question des mentalités et de la compréhension du problème. Jusqu’aux années 1860, la notion de propriété intellectuelle reste secondaire et n’intéresse guère les politiques américains. Après cette période, le sujet devint plus prégnant, mais jusqu’en 1891 les réticences à l’application d’un droit d’auteur international venaient encore largement des élus de l’ouest de l’Amérique, alors moins confrontés que ceux de New York, Boston, Philadelphie ou Baltimore à la question de la propriété artistique27.
LA CONTREFAÇON AMÉRICAINE ET SES CONSÉQUENCES
La contrefaçon en matière de livres et d’estampes aux États-Unis eut des conséquences sérieuses, à la fois pour les marchés et les artistes britanniques et français, mais encore pour les auteurs américains. Ces derniers souffraient, en effet, directement de la contrefaçon massive des ouvrages britanniques, et ce n’est pas un hasard si la plupart des écrivains américains rejoignirent le mouvement des partisans d’un droit d’auteur international28. Inondés par la masse des éditions britanniques non protégées, les auteurs américains, pour lesquels les éditeurs se devaient de payer des droits, se retrouvaient victimes d’une concurrence déloyale, dont se faisait écho, même, la presse britannique. En 1851, un article fut publié dans The Art-Journal de Londres sur la question du droit d’auteur, et il évoquait, notamment, la manière dont les éditeurs américains, par leur course aux publications bon marché et par le pillage en règle des catalogues des éditeurs britanniques, avaient freiné l’émergence d’une littérature proprement américaine : « America, in her rage for cheap editions, has almost annihilated her own literature, and her unwarrantable piracy of our best authors, does but react on those of her own29. »
Cependant, les conséquences les plus lourdes touchèrent bien l’Angleterre et, dans une mesure un peu moindre la France, puisque le pillage américain se faisait au détriment des auteurs de ces pays, et surtout de leurs industries du livre qui se retrouvaient privées du marché américain, mais qui, de surcroît, se retrouvaient rapidement victime d’une concurrence sur leurs propres territoires. Les marchands américains n’hésitaient pas à démarcher leurs confrères européens pour écouler leur production contrefaite30. Enfin, la contrefaçon étant légale aux États-Unis, il était évident que les éditeurs américains honnêtes ne pouvaient plus commercer avec les éditeurs d’estampes européens puisqu’écouler des œuvres au prix élevé devenait presque impossible, alors même que des vendeurs peu scrupuleux les vendaient déjà pour quelques dollars31.
Nous ne disposons pas de chiffre global précis sur le préjudice que purent subir l’Angleterre et la France du fait de la contrefaçon légale américaine. En 1888, dans un ouvrage sur le sujet, l’éditeur d’estampes français René Valadon évoquait le chiffre de plusieurs millions de francs par an32.
Valadon était très au fait du problème, puisque associé à Léon Boussod, il avait fondé une galerie qui officiait, entre autres, à New York, et avait succédé à la maison Goupil. En 1888, en plein débat aux États-Unis sur la mise en place d’un droit d’auteur international, il publia une brochure dans le but de dénoncer les pratiques des éditeurs américains, et tout particulièrement dans le domaine de l’estampe : De la contrefaçon des œuvres d’art aux États-Unis.
Dans la première moitié du siècle, ce marché resta en marge de la contrefaçon, ou, tout du moins, elle ne représentait pas un danger majeur pour les éditeurs européens. Ce n’est que progressivement, d’une part avec le développement des nouvelles techniques de reproduction de l’image, puis avec leur adoption par l’industrie américaine, que la concurrence devint problématique pour les éditeurs d’estampes d’art. Ainsi, de nombreuses entreprises spécialisées dans la reproduction photographique furent fondées aux États-Unis dans la seconde moitié du XIXe siècle : les maisons Forbes et Osgood à Boston, et surtout celle de Charles Taber à New Bedford. Ce dernier se lança dès 1859 dans le commerce d’estampes et de photographies reproduisant des œuvres d’art, devenant l’un des plus importants éditeurs américains du domaine33. S’il édita des travaux originaux, il se fit aussi une réputation désastreuse auprès des éditeurs européens, ses catalogues comprenant par exemple de très nombreuses reproductions photographiques d’estampes publiées par la maison Goupil34, en dehors de tout accord.
Si nous manquons de chiffres globaux sur l’impact de la contrefaçon en Angleterre et en France, néanmoins des documents présentés lors du débat sur le droit d’auteur international lors de la séance du 2 mai 1890 à la Chambre des représentants, à Washington, montrent assez les difficultés pour les ouvrages étrangers de s’écouler aux États-Unis, à cause de la contrefaçon. Ainsi trois ouvrages de l’historien britannique Thomas Carlyle, sur Frédéric le Grand, Oliver Cromwell et la Révolution française, se vendaient respectivement 22,5 dollars, 11,25 dollars et 6,75 dollars aux États-Unis dans leurs éditions britanniques. Des éditions frauduleuses américaines de ces ouvrages se vendaient 7,50 dollars pour le premier et 2,5 dollars pour les deux autres livres35. L’Histoire du peuple anglais de John Green, parue pour la première fois en 1880, se vendait 16 dollars aux États-Unis dans son édition anglaise contre seulement 80 centimes pour son édition contrefaite36. Par ailleurs, Lewis Payson qui présentait ces informations indiquait qu’il s’agissait toujours d’éditions de qualité, soignées, tout à fait susceptibles de concurrencer les éditions britanniques37.
Des exemples encore plus signifiants sont donnés par René Valadon et Charles de Varigny qui convoquaient des faits des deux côtés de la Manche pour prouver l’impact de la contrefaçon sur l’industrie européenne. Ainsi, René Valadon citait le cas de trois gravures à l’eau-forte exécutées par Charles Waltner pour le compte de l’éditeur Goupil. Il s’agissait de L’Angélus d’après Millet, du Christ devant Pilate de Munkácsy et de la Ronde de nuit d’après Rembrandt. Trois planches qui coûtèrent beaucoup à l’éditeur français, puisque la réalisation de la seule Ronde de nuit constitua un investissement de 100 000 francs. Ainsi, certains tirages originaux se vendaient jusqu’à 2 500 francs. Parue en mars 1887, la gravure se retrouva dès le mois de mai suivant au catalogue de la maison Taber pour la somme d’un dollar38 !
En 1880, Longmans et Green de Londres payèrent près de 10 000 livres39 pour publier l’édition originale du roman Endymion de Benjamin Disraeli, ancien Premier ministre britannique, homme influent. L’éditeur londonien espérait en écouler un grand nombre d’exemplaires en Angleterre et aux États-Unis. Cependant, l’éditeur new-yorkais Appleton parvint à corrompre un ouvrier imprimeur obtenant, par là même, les feuilles du livre40. Ce dernier fut composé pendant la traversée de l’Atlantique à bord d’un navire affrété avec une équipe de typographes, et imprimé directement à son arrivée à New York, en même temps que paraissait l’édition anglaise41. Vendue à vil prix, l’édition d’Appleton obtura totalement le marché américain à l’éditeur britannique, alors même que l’Endymion rencontra un grand succès.
Une affaire similaire fut souvent reprise comme l’exemple le plus marquant des pratiques les plus machiavéliques des éditeurs américains pour s’emparer des publications britanniques de prestige. Ainsi, entre 1875 et 1889 devait paraître chez Black, à Édimbourg, la neuvième édition de l’Encyclopaedia Britannica. Ouvrage élitiste et reconnu, elle parut presque en même temps aux États-Unis chez l’éditeur Stoddart de Philadelphie. Ce dernier était parvenu à faire introduire dans les ateliers de Black un ouvrier, John Henderson Monro, qui récupérait les feuilles d’épreuves jetées pour les envoyer à Stoddart42.
Lors de la séance de discussion sur le droit d’auteur à la Chambre des représentants le 2 mai 1890, Lewis Payson donnait au sujet de cette encyclopédie des informations intéressantes quant au préjudice subi par Black. Payson acheta l’édition britannique au prix de 9 dollars le volume aux États-Unis. Remarquant des éditions moins coûteuses, il mena son enquête, découvrant la publication réalisée par Stoddart que ce dernier vendait 5 dollars le volume et qui avait assuré un tirage à 250 000 exemplaires. À la suite de celle-ci, d’autres éditions encore moins onéreuses parurent, à 2 dollars 25 et à 1 dollar 25 le volume43. De fait, l’édition Black s’écoula faiblement aux États-Unis.
Le marché français fut moins directement victime de ces copies entières d’ouvrages, pour des raison linguistiques évidentes, néanmoins, il était de mise de piller les illustrations des volumes les plus luxueux. René Valadon donnait ainsi l’exemple des Saints Évangiles publiés par Hachette. Un ouvrage qui avait coûté 600 000 francs, qui mit plus de dix ans à être achevé par l’éditeur et qui était très richement orné de gravures d’après Alexandre Bida, ainsi que d’ornements. Pour une édition du même texte aux États-Unis toute l’illustration de l’ouvrage fut reprise, illégalement, par un éditeur américain que Valadon ne nomme pas44.
Ce dernier évoquait aussi un préjudice d’un autre ordre lié à la contrefaçon : la dévalorisation des œuvres d’art. En effet, la non-protection des œuvres étrangères permettait de les copier en toute légalité, mais encore de s’en servir dans des contextes très variés, et ainsi, Valadon s’exaspérait de voir des peintures reproduites pour servir à la mise en valeur de réclames, à l’emballage de savons, à des affiches de théâtre. Non seulement cela déshonorait à son sens l’œuvre originale, mais en plus ces images dérivées n’étaient pas de nature à conduire le client à dépenser une forte somme pour une estampe dont le sujet servait à des fins aussi viles que le conditionnement d’objets du quotidien45.
Le préjudice pour l’industrie du livre et de l’estampe anglaise et française est donc bien réel. Il est même réaffirmé en 1890 par les opposants au projet Chace, comme Lewis Payson qui se réjouissait des bénéfices de la contrefaçon pour les Américains. Dans ces conditions, et jusqu’en 1891, l’auteur ou l’éditeur européen n’avaient qu’une solution pour espérer protéger leur œuvre aux États-Unis : rendre un résident américain détenteur de ses droits. Dans les faits, cela n’était pas si rare, à condition que l’auteur fût de renom. Afin de s’assurer la primeur sur les ouvrages importants à paraître, les éditeurs américains tendaient en effet à payer aux auteurs ou aux éditeurs étrangers des droits pour recevoir en priorité les bonnes feuilles des volumes46. Une pratique qui, cependant, ne satisfaisait pas les auteurs, victimes d’une forme de chantage, puisque s’ils ne cédaient pas leurs droits, ils étaient certains de voir des éditions contrefaites apparaître aux États-Unis.
LA RÉPONSE LÉGISLATIVE : DES ÉCHECS DES ANNÉES 1830 AU PROJET CHACE-ADAMS ET À L’INSTAURATION DE L’INTERNATIONAL COPYRIGHT ACT
La première réponse pour lutter contre la contrefaçon littéraire et artistique américaine vint à la fois des États-Unis et du Royaume-Uni. Entre 1837 et 1842, le sénateur américain Henry Clay déposa ainsi cinq propositions de loi en vue de l’adoption d’un droit d’auteur international qui mettrait fin aux dispositions particulières du droit américain47. Aucune de ces propositions n’aboutit, au grand dam des auteurs britanniques, en particulier de Charles Dickens qui avait appuyé le projet Clay en tenant plusieurs conférences dans les grandes villes américaines48.
En 1837, au Royaume-Uni, c’est Charles Edward Poulett-Thomson, président du Bureau du commerce, qui avait entretenu la Chambre des Communes du problème de la contrefaçon américaine, qu’il caractérisait de « piraterie49 », et de ses conséquences sur l’économie britannique. Cela avait débouché sur le bill du 31 juillet 1838, lequel préconisait l’application d’une protection des auteurs et artistes américains sur le sol britannique et inversement. Première tentative législative qui fut un échec, puisqu’en 1840, lord Palmerston, alors secrétaire aux Affaires étrangères, soulignait que les négociations n’avaient toujours pas abouti50. Malgré des réactions aux États-Unis, avec la création en 1843 d’un comité de soutien au projet sous la conduite de l’éditeur George Palmer Putnam, et une audition à la Chambre des représentants à Washington sur ce sujet, il ne ressortit rien de concret51. Et aucune des entreprises postérieures ne donna de résultat. Jusque dans les années 1880, de nombreuses tentatives furent en effet engagées, autant aux États-Unis qu’au Royaume-Uni, pour parvenir à la mise en œuvre d’un droit d’auteur international, ou, au moins, réciproque entre les deux pays. George P. Putnam présenta plusieurs requêtes en ce sens devant le Congrès, devenant alors, dès les années 1840, la figure de proue des éditeurs américains engagés dans la mise en place d’un droit d’auteur généralisé. Celle de 1848, qui reçut le soutien d’autres éditeurs et d’écrivain, notamment celui du poète William Cullen Bryant, se solda par un échec52. En 1853, une nouvelle proposition fut faite, signée par quelques-unes des principales maisons d’édition américaines, parmi lesquelles celles de Charles Scribner, de George Putnam ou des frères Mason, demandant un traité entre les États-Unis et le Royaume-Unis : nouvel échec en dépit de l’appui du président du Sénat, Charles Sumner53. Finalement, en 1868, George P. Putnam participa à la fondation, en relation avec quelques-uns de ses principaux soutiens comme James Parton, de l’American Copyright Association, qui devait permettre de fédérer les forces et d’exercer un « lobby » plus efficace en faveur de l’instauration d’un droit d’auteur international54. Cela ne réussit cependant pas, et les différentes propositions respectivement défendues en 1868, 1871, 1872, 1874, 1882, 1883, 1884 et 1885, ainsi que les tentatives de traité avec le Royaume-Uni de 1870 et 1878 échouèrent systématiquement55.
En France, la réflexion autour des États-Unis ne se posa pas immédiatement. D’une part parce que la Belgique, par ses proximités linguistiques et culturelles, constituait en la matière un danger prioritaire. Le comte de Montalembert, lors des discussions à la Chambre des Pairs, le 29 mai 1839, soulignait ainsi que la Belgique fermait le marché européen à l’édition française, alors que les États-Unis gênaient, selon lui, avant tout l’Angleterre, et encore, sur le marché américain seulement56. D’autre part, les échecs récurrents de traités entre le Royaume-Uni et les États-Unis compromettaient automatiquement d’éventuels échanges à ce sujet avec la France. En 1881, Charles Lyon-Caen commentait en ce sens un des nombreux projets de traité entre l’Angleterre et les États-Unis et concluait ainsi son analyse :
Le jour où le traité avec l’Angleterre aura été conclu, les États-Unis seront amenés facilement à conclure des conventions de la même sorte avec d’autres États et spécialement avec la France. C’est à ce point de vue surtout que le projet de traité anglo-américain mérite d’attirer l’attention57.
En 1851 encore, si Henri Delaborde, qui commentait la section Beaux-Arts de l’Exposition universelle de Paris, fut heurté par le travail d’imitation servile qu’il vit sur les étals des maisons américaines, notamment en matière de papiers peints, d’étoffes et de mobiliers, pour autant la menace ne lui semblait pas peser sur le marché de l’édition français. S’il vit des contrefaçons de gravures et de livres illustrés chez les libraires new-yorkais, notamment James Smithson et les frères Draper, ce n’était que des imitations de « livres illustrés de l’Angleterre58 ».
Dans les années 1880, un nouvel élan fut donné à la défense d’un droit d’auteur international. D’abord, et Charles Lyon-Caen s’en faisait l’écho dans son article de 1881, les résistances américaines semblaient moins inébranlables, au moins sur la question d’un traité de réciprocité du droit d’auteur avec le Royaume-Uni, pierre d’achoppement principale à une extension généralisée vers un droit international. Pour Lyon-Caen, les deux pays n’avaient pas de point de désaccord majeur à cette date qui fût en mesure de bloquer longtemps toute convention59. Par ailleurs, en 1880 un premier état américain, le Salvador, signait un accord bilatéral avec la France sur le droit d’auteur, ce qui laissait espérer une dynamique positive des autres états du continent pour l’instauration d’un droit international60.
Enfin, en 1878, fut créée l’Association littéraire et artistique internationale, placée sous la présidence d’honneur de Victor Hugo, dont l’objectif était de parvenir à l’établissement d’une convention internationale en matière de propriété littéraire et artistique en fédérant les écrivains de tous pays.
Dans ce contexte a priori favorable émergèrent de nouvelles sociétés aux États-Unis, avec le soutien, entre autres, du fils de George Palmer Putnam : George Haven Putnam, qui poursuivit l’œuvre de son père. Il contribua en 1883, avec les efforts conjoints de George P. Lathrop et d’Edward Eggleston, à la fondation de l’American Copyright League et, quatre ans plus tard, de l’American Publishers Copyright League61. Deux sociétés qui jouèrent un rôle clé pour faire pression sur le gouvernement américain en vue d’une véritable réforme du droit d’auteur aux États-Unis, d’autant que, dans un même temps, la Convention de Berne arrivait à terme62. Celle-ci, ratifiée en 1886 après de nombreuses réunions diplomatiques qui se tinrent dès l’année 1884, visait à l’instauration d’un droit d’auteur international protecteur pour les œuvres littéraires et artistiques. La plupart des grandes nations adhérèrent alors, mais les États-Unis ne la signèrent pas63. Une des raisons invoquées était les discussions en cours engagées sur le sujet devant le Congrès, et la volonté de ne pas compromettre ou influencer ces débats par des engagements internationaux trop hâtifs64. Il est vrai que les années 1884-1886 furent marquées aux États-Unis par la recherche d’un compromis entre la mise en place d’un droit d’auteur international et des garanties protectrices pour les industriels du livre et de l’estampe. Plusieurs projets de lois furent alors déposés pour tenter de faire évoluer la législation, et l’un de ceux qui marqua véritablement cette période fut celui de William Dorsheimer, membre de la Chambre des représentants. Il le présenta publiquement en janvier 188465 : il prévoyait notamment l’extension du droit d’auteur pour les citoyens étrangers dont les nations accordaient elles-mêmes des droits aux citoyens américains. Il était prévu, originellement, que la durée des droits serait de vingt-cinq ans, écourtée en cas de décès de l’auteur avant ce terme. Le projet fut soutenu par l’American Copyright League, avec des réserves sur la durée très courte de vingt-cinq ans, et il subit plusieurs modifications. La durée de jouissance des droits passa ainsi à vingt-huit ans, que l’auteur fut décédé entre temps ou non, et il était prévu que les ouvrages déjà publiés ne pouvaient être l’objet d’une protection quelconque66. De nombreux éditeurs américains soutinrent eux aussi le projet Dorsheimer. Les éditeurs de Boston firent ainsi paraître en 1884, dans le Boston Traveller du 3 mars, une tribune dans laquelle ils se présentaient, par la voix de l’éditeur John Bartlett, en faveur du projet, mais avec quelques restrictions :
Our position may be stated in a very few words’ […] We are cordially in favor of an international copyright. The Dorsheimer bill is not evrything that we wished for, but, generally speaking, we think I will be satisfactory67.
En dépit de ces soutiens, le projet Dorsheimer, présenté en février 1884, n’aboutit pas, n’ayant pas obtenu au Parlement les deux tiers des votes nécessaires. 155 voix s’exprimèrent en sa faveur, 98 contre, et 55 ne se prononcèrent pas68. Les principales hésitations portèrent alors sur le fait que le projet Dorsheimer, largement tourné vers les auteurs, ne traitait guère de la problématique des ouvriers, des artisans, des éditeurs et même des acheteurs de livres et de leur situation après la mise en place d’un tel projet. Roger Sherman, éditeur de Philadelphie, écrivit une lettre à Dorsheimer qui résumait très bien les craintes en la matière :
If you accord to foreign authors the same right in this country that native writers possess, you tax the American citizen for something that he now possesses free, and you deprive the American artisan of the labor which he would be called to perform in the production of these books69.
En vérité, la majorité des éditeurs américains d’importance était favorable, à cette époque, à la mise en place d’un droit d’auteur international. Parmi les réactions au projet Dorsheimer recensées dans l’article du Publishers’ Weekly de 1884, sur cinquante-cinq éditeurs, trois seulement s’étaient opposés à la mise en œuvre d’un droit d’auteur international, et sur les cinquante-deux autres, vingt-huit s’étaient prononcés pour une application stricte du projet, sans clause relative à l’industrie du livre70. Toutefois, les craintes et les réticences étaient bien là, et, en dépit du soutien du président Chester Arthur lui-même au mois de décembre 1884, les projets qui reprirent les mêmes conditions que le projet Dorsheimer n’aboutirent pas non plus. Au début de l’année 1885, la tentative de William English de réintroduire le Dorsheimer bill fut un échec, tout comme le Hawley bill présenté le 6 janvier 1885. Ce dernier reprenait l’idée de base du projet Dorsheimer consistant en la réciprocité des droits d’auteur avec les pays appliquant eux-mêmes des droits aux auteurs américains. Le projet Hawley n’incluait pas de « manufacturing clause », et, malgré le soutien renouvelé de l’American Copyright League et de son président, le poète James Russell Lowell, il ne fut pas présenté devant le Congrès71. Il fut réintroduit le 7 décembre 188572, mais c’est en fait un autre projet, celui du sénateur Jonathan Chace, qui allait concentrer l’attention après sa présentation le 21 janvier 1886. Chace, membre du Comité sénatorial sur les brevets, était un partisan avéré d’un droit d’auteur international, néanmoins il appartenait aux rangs de ceux qui n’envisageaient pas un projet qui ne tiendrait pas compte des enjeux économiques et industriels d’une telle loi. Trois clauses contraignantes apparurent alors : l’obligation d’un enregistrement des ouvrages au plus tard quinze jours après leur première publication avec un dépôt au Copyright Office de la première édition américaine ; l’obligation de faire fabriquer sur le sol américain les ouvrages protégés, au plus tard trois mois après la première publication ; l’interdiction d’importer sur le sol américain des éditions concurrentes73. Le projet Chace était en fait l’aboutissement des réflexions d’Henry Charles Lea, historien et écrivain américain qui, depuis les années 1870, menait un combat en faveur de l’instauration d’un droit d’auteur international. Cependant il voulait une législation sur le sujet avec une clause sur la fabrication des livres, et il avait même incité sans succès Dorsheimer à inclure une telle disposition dans son projet74. Henry Charles Lea rédigea le projet Chace, et il reçut le soutien de certains auteurs, mais surtout de l’International Typographical Union et de plusieurs associations professionnelles.
Les deux projets concurrents, Hawley et Chace, furent entendus dans le cadre de quatre audiences publiques dans les premiers mois de l’année 1886, et finalement, le 21 mai 1886, le Comité sénatorial des brevets se montra favorable à l’adoption du projet Chace. Toutefois, il n’aboutit pas davantage au Congrès, Jonathan Chace étant renvoyé devant la Commission des brevets en décembre 188775.
Face à ce second échec de ce qui n’était pas moins que le douzième projet sur la mise en place d’un droit d’auteur international aux États-Unis, s’organisa, en décembre 1887, l’American Publishers Copyright League, dirigée par l’éditeur William H. Appleton, et qui comptait dans son comité de direction Charles Scribner et George Haven Putnam76. L’objectif de cette société était, en collaboration avec l’American Copyright League, de faire pression sur le gouvernement américain pour faire adopter le projet Chace. Un comité collectif fut ainsi formé, dirigé par George Haven Putnam jusqu’en 1889 puis par Robert Underwood Johnson77.
Parallèlement, toujours en 1887, fut fondée l’Association pour la protection intellectuelle de Boston, laquelle regroupait la plupart des éditeurs importants de la ville, parmi lesquels Dana Estes et Houghton78. D’autres sociétés similaires virent le jour à Chicago et dans la plupart des grandes villes américaines, notamment Saint-Louis et Minneapolis.
Les principales réticences au nouveau projet Chace, qui émergea au début de l’année 1888, vinrent des typographes, puisque si une clause obligeait l’impression du livre aux États-Unis pour bénéficier d’une protection, la composition pouvait se faire à l’étranger. Finalement, les typographes entrèrent à leur tour au sein du comité collectif, aux côtés des éditeurs et des auteurs, et la clause fut malgré eux introduite pour éviter de bloquer davantage l’avancée du projet Chace. Ce dernier, présenté en mars 1888, fut finalement voté par le Sénat le 9 mai 1888, par 34 voix contre 1079.
Le projet ne fut toutefois pas voté à la Chambre des représentants, laquelle n’avait à ce moment-là pas la même couleur politique. Tandis que le Sénat était républicain, elle était démocrate.
Jonathan Chace démissionna de son mandat en 1889, laissant le soin à d’autres de porter le projet. Deux élus de la Chambre des représentants qui prirent le relai, William Simonds et George E. Adams. Malgré leurs efforts conjoints le projet échoua encore à être voté par la Chambre des représentants, rejeté par 126 voix contre 98 en mai 189080. Ce n’est que le 3 décembre 1890 que le projet Chace-Adams fut adopté par 139 voix contre 9681.
George Haven Putnam attribuait ce revirement assez rapide à plusieurs causes : l’influence des défenseurs du droit d’auteur international au Sénat et à la Chambre des représentants, qui purent convaincre les indécis ; l’importante propagande faite en faveur de l’adoption du projet. Comme le soulignait Putnam, la presque totalité des journaux en vue du pays soutinrent l’initiative Chace-Adams, notamment le Times de New York, le Publishers’ Weekly, et le Sun de Baltimore82.
Toutefois, le projet devait encore repasser devant le Sénat américain, faisant face à plusieurs demandes d’amendements, notamment celui présenté par William Frye. Ce dernier concernait les estampes et les illustrations : pour défendre l’industrie américaine spécialisée dans ce domaine, Frye souhaitait introduire une clause précisant que la protection de ces œuvres aux États-Unis devait être subordonnée à une reproduction sur le sol américain. L’amendement fut finalement introduit mais limité aux photographies et aux lithographies83.
Le projet fut adopté par le Sénat le 19 février 1891 par 36 voix contre 14 mais la Chambre des représentants rejeta les amendements du Sénat, repoussant l’adoption définitive de la loi Chace-Adams au 4 mars 1891. L’International Copyright Act entra en vigueur le 1er juillet 1891, offrant enfin aux auteurs étrangers une protection pour leurs œuvres, aussi contraignante fut-elle.
La mise en place d’un droit d’auteur international aux États-Unis prit donc soixante-dix ans, de la loi de 1831 qui légitimait la « contrefaçon légale », à la loi de 1891 qui, en dépit de ses limites, garantissait une première protection des œuvres des auteurs étrangers sur le sol américain. Les résistances à la fois politiques et économiques qui balayèrent durant plusieurs décennies toutes les tentatives en faveur du droit d’auteur généralisé finirent par céder, à la fin des années 1880, devant des contraintes nationales et internationales devenues de plus en plus pressantes. Devant les réclamations protectionnistes des artistes et des écrivains américains qui se sentaient noyés par la concurrence étrangère, devant la prise de conscience de la majorité des éditeurs américains que le système en application nuisait vivement à leur image à l’étranger, et face au mouvement international en faveur du droit d’auteur qui avait conduit à la Convention de Berne en 1886, les dirigeants américains se rallièrent à l’idée de réformer la notion de propriété littéraire et artistique sur leur sol. Ce n’est cependant que près d’un siècle plus tard, en 1989, que les États-Unis signèrent la Convention de Berne, prévoyant l’acquisition du droit d’auteur sans formalité, et supprimant théoriquement les contraintes pesant sur l’auteur, notamment celle de faire « copyrighter » son œuvre à la Bibliothèque du Congrès de Washington.
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1 La lettre fut publiée la première fois dans la Revue de Paris, XI, 1834, p. 62-82.
2 Horace Vernet, Du Droit des peintres et des sculpteurs sur leurs ouvrages, Paris, E. Proux, 1841, 32 p.
3 Dans son Traité de la propriété (Bruxelles, Société belge de librairie, 1841, p. 255), Charles Comte rappelait à ce propos, que le Congrès américain du 29 avril 1802 reprenait des exigences contenues dans les statuts de la reine Anne, notamment l’enregistrement obligatoire de l’ouvrage avant sa publication et le dépôt de plusieurs exemplaires, ce qui, par son coût, restait contraignant pour les auteurs les moins renommés.
4 André Cochut, « Du projet de loi sur la propriété littéraire et la contrefaçon », Revue des deux mondes, XVII, 1839, p. 400.
5 Le terme est utilisé par Charles de Varigny dans « La Propriété littéraire et artistique en France et aux États-Unis », Revue des deux mondes, XCVIII, 1890, p. 381.
6 René Valadon, De la Contrefaçon des œuvres d’art aux États-Unis, Paris, Boussod et Valadon, 1888, p. 7.
7 Ils le furent en 1739, en 1775, en 1789, 1792, 1814, 1833 et 1842. Des modifications qui visaient principalement à étendre les droits d’auteurs aux arts, alors qu’originellement seule la littérature était concernée.
8 Charles Lyon-Caen, « Observations relativement à un projet de traité entre les États-Unis d’Amérique et l’Angleterre pour la protection réciproque de la propriété littéraire et artistique », Bulletin de la société de législation comparée, 4, avril 1881, p. 251.
9 Augustin-Charles Renouard, Traité des droits d’auteurs, dans la littérature, les sciences et les beaux-arts, vol. I, Paris, Jules Renouard et Cie, 1838, p. 241.
10 « Cette loi ne pourra point être interprétée de manière à faire défense d’importer de l’étranger, de vendre, d’imprimer ou de publier une carte terrestre ou maritime, un écrit, une composition musicale, un imprimé, une gravure, ou, en général, un ouvrage dont l’auteur n’est ni citoyen des États-Unis, ni sujet à leur juridiction par son domicile. » Édouard Romberg, Compte rendu des travaux du congrès de la propriété littéraire et artistique, vol. II, Bruxelles et Leipzig, Émile Flateau, 1859, p. 157.
11 Alfred Villefort, De la Propriété littéraire et artistique au point de vue international, Paris, Imprimerie et librairie générale de jurisprudence, 1851, p. 9.
12 « C’est qu’on peut reproduire actuellement des gravures à peu de frais et par plusieurs procédés techniques, en se servant d’une épreuve de la première gravure. » Thorwald Solberg, « Le Projet de loi Chace aux États-Unis », Le Droit d’auteur, 8, 15 août 1888, p. 82.
13 René Valadon, De la Contrefaçon…, op. cit. [note 6], p. 13-14.
14 Serge Bouffange, Pro Deo et patria : Casterman : librairie, imprimerie, édition, 1776-1919, Genève, Droz, 1996, p. 111.
15 Charles de Varigny, « La Propriété littéraire et artistique… », art. cit. [note 5], p. 379.
16 William F. Patry, Copyright Law and Practice, vol. II, Washington, The Bureau of National Affairs, 1994, p. 1234.
17 Charles de Varigny, « La Propriété littéraire et artistique… », art. cit. [note 5], p. 381.
18 Charles Lyon-Caen, « Observations relativement à un projet… », art. cit. [note 8], p. 252.
19 Ibid.
20 Anonyme, « Faits divers », Le Droit d’auteur, 11, 15 novembre 1889, p. 129.
21 Un article anonyme du Droit d’auteur soulignait, en effet, que le développement littéraire aux États-Unis était à la fois lié aux professeurs, aux enseignants aux « maigres salaires », mais encore au développement d’une classe populaire « lettrée » à l’intérêt croissant pour la littérature étrangère contemporaine et à la « bourse légère ». « Nouvelles d’Amérique », article non signé paru dans Le Droit d’auteur, 11, 15 novembre 1888, p. 114-115.
22 L’augmentation générale était de 112 % avec, pour les ouvrages de droit, une augmentation de 700 %, pour les œuvres de littérature et d’histoire de 250 %, et pour la poésie de 200 %, Ibid., p. 82.
23 « The American book trade had managed to convey the impression that international copyright would be a lopsided transaction ; a valuable gift to the British publishing trade at the expense of the ordinary American reader, with no perceptible recompense. » Catherine Seville, « Nineteenth-Century anglo-US copyright relations », dans Copyright and Piracy : an Interdisciplinary Critique, Cambridge-New York, Cambridge University Press, 2010, p. 35
24 « Chronique : séance du vendredi 2 mai 1890 », Archives diplomatiques : recueil de diplomatie et d’histoire, II, avril-juin 1890, p. 313.
25 Ibid., p. 314.
26 Charles de Varigny, « La Propriété littéraire et artistique… », art. cit. [note 5], p. 383.
27 Ibid.
28 S’investissant dans les sociétés de défense d’un droit d’auteur international, beaucoup d’écrivains et poètes américains participèrent aussi à des lectures publiques dont l’objectif était de sensibiliser la population à la situation des auteurs et de financer la propagande en faveur du droit d’auteur. Parmi les participants à ces lectures figuraient Mark Twain, James Russell Lowell, Nathaniel Hawthorne et Richard Henry Stoddard. George Haven Putnam, The Question of Copyright, New York, George P. Putnam sons, 1896, p. 50.
29 « International Copyright », article non signé publié dans The Art-Journal, XIII, 1851, p. 240.
30 « Depuis que les procédés de reproduction des œuvres artistiques s’étaient perfectionnés, des maisons importantes fondées à New-York, Boston, New-Bedford se livraient avec un plein succès au commerce des contrefaçons. Loin de s’en cacher, elles inondaient l’Europe de leurs prospectus et de leurs catalogues, annonçant la mise en vente à vil prix des publications des maisons étrangères, dans un délai de trente jours après leur réception aux États-Unis » Charles de Varigny, « La Propriété littéraire et artistique… », art. cit. [note 5], p. 377.
31 « […] Et il est évident que les maisons honnêtes des États-Unis qui, autrefois, faisaient de grosses affaires avec les éditeurs étrangers, n’osent plus acheter des estampes que les dépenses nécessitées pour leur exécution artistique rendent d’un prix forcément élevé, quand elles sont exposées à voir leurs concurrents moins loyaux offrir à des prix dérisoires des reproductions de ces mêmes estampes […]. » René Valadon, De la Contrefaçon…, op. cit. [note 6], p. 10.
32 Ibid., p. 9.
33 Pierre-Lin Renié, « De l’imprimerie photographique à la photographie imprimée : vers une diffusion internationale des images (1850-1880) », Études photographiques, 20, juin 2007, https://etudesphotographiques.revues.org/925?lang=en (page consultée le 10 aout 2016).
34 Ibid.
35 « Chronique : séance… », art. cit. [note 24], p. 314.
36 Ibid., p. 315.
37 Ibid.
38 René Valadon, De la Contrefaçon…, op. cit. [note 6], p. 11.
39 L’équivalent de 250 000 francs. Une somme considérable qui témoigne de l’importance de l’ouvrage et de son auteur.
40 René Valadon, De la Contrefaçon…, op. cit. [note 6], p. 17.
41 Thorwald Solberg, « Le Projet de loi Chace… », art. cit. [note 12], p. 83.
42 Charles de Varigny, « La Propriété littéraire et artistique… », art. cit. [note 5], p. 378. John Henderson Monro fut arrêté en 1878.
43 « Chronique : séance… », art. cit. [note 24], p. 320.
44 René Valadon, De la Contrefaçon…, op. cit. [note 6], p. 18-19.
45 « Ils copient les sujets des plus belles gravures pour s’en servir comme de réclames, soit pour envelopper des savons, soit pour les utiliser comme affiches de théâtre, etc., etc. ; enfin ils en usent de toutes manières. Or, il est facile de comprendre que la personne qui trouve le savon qu’elle vient d’acheter enveloppé dans une reproduction d’une estampe est peu disposée à donner une somme relativement importante pour se procurer un sujet qui est devenu d’un emploi aussi vulgaire. » Ibid., p. 13.
46 « Les principaux éditeurs des États-Unis sont à l’affût des ouvrages anglais nouveaux et, afin d’obtenir la priorité, ils payent des droits aux auteurs qui leur communiquent leurs œuvres à paraître. » Charles Lyon-Caen, « Observations relativement à un projet… », art. cit. [note 8], p. 251.
47 Siva Vaidhyanathan, Copyrights and Copywrongs : The Rise of Intellectual Property and how it Threatens Crativity, New York, New York University Press, 2003, p. 51.
48 Ibid.
49 « Il faut mettre un terme à cette piraterie ; mais pour obtenir la protection des puissances étrangères en faveur de nos auteurs, nous devons commencer par protéger chez nous les auteurs étrangers. » L. W., « Bulletin législatif », Revue de législation et de jurisprudence, IV, mai-août 1844, p. 515.
50 « Elles [les négociations] n’ont encore abouti […] à aucun résultat, et je n’espère point pouvoir, même pendant l’été, communiquer à la Chambre des renseignements précis et surtout satisfaisants sur cette question littéraire et internationale. » Ibid.
51 Ibid., p. 515-516.
52 George Haven Putnam, The Question…, op. cit. [note 28], p. 41.
53 Ibid., p. 42.
54 Scott E. Casper, A History of the Book in America, vol. III, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 2007, p. 177.
55 Ibid.
56 « L’Angleterre souffre de la contrefaçon américaine, cela est vrai ; mais il n’y a pas à comparer les souffrances de l’Angleterre, sous ce rapport, avec les nôtres. La contrefaçon américaine ne se débite qu’en Amérique, tandis que la contrefaçon belge nous ferme les marchés de l’Europe. » Collectif, « Discussion sur l’article 18 du projet du Gouvernement, dont la commission a proposé la suppression pure et simple », in Archives parlementaires, CXXV, mai-juin 1839, p. 165.
57 Charles Lyon-Caen, « Observations relativement à un projet… », art. cit. [note 8], p. 253.
58 Collectif, Exposition universelle de 1851 : travaux de la commission française sur l’industrie des nations publiés par ordre de l’Empereur, vol. VIII, Paris, Imprimerie impériale, 1856, p. 315.
59 « […] Les deux gouvernements ne sont pas en désaccord sur des points essentiels. Il est donc à espérer que le projet sera bientôt transformé en traité définitif. » Charles Lyon-Caen, « Observations relativement à un projet… », art. cit. [note 8], p. 253.
60 « Dans la dernière séance, M. Renault a analysé une convention conclue entre la France et le Salvador pour la protection des œuvres de littérature et d’art. Il a fait à ce propos remarqué qu’à sa connaissance c’était la première convention de ce genre signée par un État américain ; mais qu’elle serait peut-être le point de départ d’une série de conventions qui feraient entrer les États américains dans le mouvement international pour la protection de la propriété littéraire et artistique. Ibid., p. 250.
61 Christopher P. Wilson, The Labor of Words : Litterary Professionalism in The Progressive Era, Athens, University of Georgia Press, 1985, p. 71.
62 Alison Rukavina, The Development of the International Book Trade, 1870-1895 : Tangled Network, New York, Palgrave Macmillan, 2010, p. 78.
63 Jean Cavalli, La Genèse de la Convention de Berne pour la protection des œuvres littéraires et artistiques du 9 septembre 1886, Lausanne, Imprimerie Réunies, 1986, p. 167.
64 Ibid.
65 Catherine Seville, The Internationalisation of Copyright Law : Books, Buccaneers and the Black Flag in the Nineteenth Century, Cambridge-New York, Cambridge University Press, 2009, p. 218.
66 Richard Rogers Bowker, Copyright, its Law and its Literature : Being a Summary of the Principles and Law of Copyright, with Especial Reference to Books, Littleton, F. B. Rothman, 1886, p. 32.
67 G. B. D., « International Copyright. The Dorsheimer Copyright Bill », The Publishers’ Weekly, 632, 8 mars 1884, p. 300.
68 Richard Rogers Bowker, Copyright, its Law…, op. cit. [note 66], p. 32.
69 Roger Sherman, International Copyright : An Open Letter, Philadelphia, Sherman and Company, 1884, p. 4.
70 Richard Rogers Bowker, Copyright, its Law…, op. cit. [note 66], p. 32.
71 Catherine Seville, The Internationalisation of Copyright…, op. cit. [note 65], p. 221-222.
72 Richard Rogers Bowker, Copyright, its Law…, op. cit. [note 66], p. 32.
73 Anonyme, « The Chace Bill », The Publishers’ Weekly, 834, 21 janvier 1888, p. 56-57.
74 Catherine Seville, The Internationalisation of Copyright…, op. cit. [note 65], p. 222.
75 George Haven Putnam, « La Lutte pour la protection internationale des droits d’auteur aux États-Unis », Le Droit d’auteur, 11, 15 novembre 1892, p. 133.
76 Ibid.
77 Murney Gerlach, British Liberalism and the United States : Political and Social Thought in the Late Victorian Age, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2001, p. 143.
78 George Haven Putnam, « La Lutte pour la protection… », art. cit. [note 76], p. 133.
79 Anonyme, « Progress in the Copyright Reform », The Century Illustrated Monthly Magasine, XXXIX, novembre 1889-avril 1890, p. 156.
80 Anonyme, « Adoption du Copyright-bill par la Chambre des représentants », Le Droit d’auteur, 12, 15 décembre 1890, p. 133.
81 George Haven Putnam, « La Lutte pour la protection… », art. cit. [note 76], p. 134.
82 Ibid., p. 135.
83 Ibid.