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Charles-Antoine Jombert (1712-1784) ou la parade à la contrefaçon

Greta KAUCHER

Paris, docteur en histoire

« Calomnie », « imposteurs », c’est par ces termes peu flatteurs que Charles-Antoine Jombert1 (1712-1784), libraire du roi pour l’artillerie et le génie, illustre éditeur parisien des Lumières, et l’un de ses auteurs, le marquis de Silva2, qualifiaient la contrefaçon et les contrefacteurs. Pour ce grand libraire comme pour ses homologues, parisiens en particulier, la contrefaçon des éditions licites s’apparentait à un pillage, un fléau de grande ampleur qu’il importait de contrer par tous les moyens. L’analyse approfondie et systématique de la production éditoriale de Ch.-A. Jombert – qui s’étend sur quarante ans, de 1735 à 1775, et compte pas moins de 373 éditions – nous permet de constater que moins de 2 % de ses publications ont été contrefaites, autrement dit réimprimées illégalement, ce qui constitue pour l’époque un cas exceptionnel méritant d’être regardé de plus près.

Charles-Antoine Jombert est issu d’une dynastie de libraires de la capitale. Son grand-père Jean Jombert (1643-1705), premier de la lignée, fut reçu libraire en 1686 et exerça jusqu’à son décès. Le fils de ce dernier, Claude Jombert (1679-1735), père de Charles-Antoine, se fit recevoir en 1700 et s’établit à la mort de son père ; il tint son commerce durant trente ans, se liant particulièrement avec l’Académie des sciences au point de devenir l’un des libraires attitrés de l’institution. À la mort de son père, en 1735, Charles-Antoine Jombert reprend le commerce paternel alors que ce n’était pas son souhait premier, lui qui se destinait à être ingénieur et n’avait suivi aucun apprentissage professionnel dans le milieu de la librairie. Dès l’année suivante, il est nommé « libraire du Roi pour l’artillerie et le génie » et oriente sa production éditoriale en se spécialisant dans les ouvrages d’art militaire et de sciences, mais aussi, par goût personnel, dans les éditions d’architecture et de beaux-arts.

Confronté comme bien d’autres libraires de fonds (éditeurs) à cette plaie, quelles ont été ses parades à la contrefaçon ? Pourquoi ce libraire se distingue-t-il de la majorité de ses confrères face à cette menace ? Une partie de la réponse vient de la spécificité du fonds éditorial qu’il a façonné, et l’autre tient à la personnalité même de Charles-Antoine Jombert. Tout au long de sa vie, ce libraire talentueux et exigeant s’est montré d’une grande intégrité, particulièrement cultivé, et surtout investi personnellement dans chacune de ses éditions. On sait qu’il étudia avec d’éminents professeurs pour devenir ingénieur et que de ce fait il n’avait pas vocation à embrasser la carrière du commerce ; cependant, orphelin à 23 ans, déjà fiancé3 et en charge d’une sœur cadette aveugle4, devant certainement faire face à la réalité économique, il prit le parti de poursuivre l’œuvre familiale. Ainsi, Charles-Antoine Jombert n’est-il pas tout à fait un libraire comme les autres ; sa formation le place parmi les professionnels les plus reconnus du métier. Sa nomination, à seulement 24 ans, en tant que « libraire du Roi pour l’artillerie et le génie », en raison de ses compétences et de sa culture, en est une preuve. Les témoignages abondent en ce sens. Il a su prendre des risques, innover et s’impliquer personnellement dans chacune de ses éditions en y apportant un soin tout particulier. Ses relations avec le pouvoir et avec la chambre syndicale de la librairie parisienne montrent un professionnel quasiment exemplaire. Un des rares qui n’aient pas voulu enfreindre les lois et règlements nombreux régissant l’exercice de la librairie ?

Si son grand-père, Jean Jombert, connaît d’après nos dépouillements un peu plus de 10 % de sa production contrefaite (huit titres sur soixante-seize connus), en revanche Charles-Antoine Jombert est parvenu à réduire la part de ce fléau à moins de 2 %, soit six titres de sa production sur 373. Une observation néanmoins s’impose car on remarque que Jean Jombert n’a dans son catalogue que 38 % d’éditions illustrées tandis que Charles-Antoine en compte pas moins de 67 %. Or il était plus difficile et plus coûteux pour un contrefacteur de reproduire une édition richement illustrée, car d’une part le lecteur ne pouvait se laisser tromper par la qualité des gravures, d’autre part l’exécution de gravures sur cuivre, même médiocre, supposait une mise de fonds qui pouvait en faire reculer plus d’un. Par ailleurs, Charles-Antoine Jombert, comme quelques-uns de ses confrères, avait fait graver une marque typographique à son enseigne, « à l’image Nôtre Dame », qu’il apposait régulièrement, cependant pas systématiquement, sur les pages de titre de ses éditions, donnant ainsi un gage d’authenticité à sa production.

L’ALLÉGEANCE AU POUVOIR

Pour parer à la contrefaçon, la méthode la plus classique de l’Ancien Régime, la plus efficace et celle du reste qu’imposait la législation était la demande d’un privilège royal, autrement dit d’un monopole temporaire, protégeant ainsi l’édition. Or il est remarquable que Charles-Antoine Jombert ait sollicité quasi systématiquement un privilège pour ses éditions. Il n’est pas encore reçu officiellement libraire lorsqu’il demande son premier privilège, à peine quelques mois après le décès de son père, le 10 novembre 1735. On le sait, il est lui-même proche du pouvoir par son titre mais il a également exercé des responsabilités corporatives : adjoint au syndic de la communauté des libraires et imprimeurs de Paris du 13 juillet 1753 au 22 septembre 1755, il devient syndic lui-même pour deux mandats successifs, de 1772 à 1774.

Charles-Antoine Jombert jouissait d’une réputation de droiture exemplaire, à telle enseigne que ses confrères hollandais faisaient appel à lui pour demander des privilèges du roi de France en leur nom et ainsi éviter la contrefaçon de leurs éditions sur le territoire français. Johannes Van Duren (1687-1757), imprimeur de Sa Majesté impériale des Pays-Bas à partir de 1740, écrit à cette même date à Charles-Antoine Jombert : « A present cher ami vous voyez qu’il s’agit de me rendre le reciproque par rapport à un privilege. Je vous prie donc de demander le privilege en votre nom sur cet ouvrage, afin que par là je sois à couvert de contrefaction, ainsi je me repose pour cela sur vos soins5. » Van Duren avait pour projet de publier un Cours de la science militaire de Bardet de Villeneuve en « 4 tomes grand octavo sur de beau papier grand median & beau caractère ». Il recourt à son confrère français Charles-Antoine Jombert afin d’obtenir pour cet ouvrage un privilège royal permettant de couvrir sa diffusion dans le royaume et d’y éviter ainsi des réimpressions concurrentes. Nous n’avons pas connaissance d’un tel privilège ni d’« un privilège réciproque » que Van Duren aurait obtenu pour la diffusion d’éditions de Jombert aux Provinces-Unies. L’édition de Bardet de Villeneuve fut publiée sous l’adresse du libraire hollandais en 1740, puis enrichie par la suite de huit autres volumes publiés jusqu’en 1757. Bien que le libraire ait apposé la mention « avec privilège » sur la page de titre, nous n’avons pas retrouvé trace de sa demande dans les archives de la chambre syndicale de la librairie conservées au département des Manuscrits de la Bibliothèque nationale de France.

LE NEC PLUS ULTRA DES ÉDITIONS DANS SON DOMAINE ?

Charles-Antoine Jombert avait non seulement le souci de la légalité mais aussi celui de son rôle d’éditeur. À ce titre, il a veillé constamment, non seulement à offrir un choix éditorial varié et de qualité mais également à suivre de près l’exécution de la moindre publication portant ses nom et adresse, accordant un soin particulier à la sélection des imprimeurs, à la typographie, à l’illustration, au papier ou encore à la correction des textes. Jamais l’étape de l’impression ne semble avoir été par lui négligée ni tenue pour une sous-traitance au rabais. C’est sur cette exigence permanente que s’est façonnée sa réputation d’éditeur. Tout cela réduisait d’autant la possibilité pour les contrefacteurs de parvenir à offrir une réimpression proche de l’édition originale.

Afin d’éviter les erreurs au maximum et à la suite de divers désagréments, il arrivait régulièrement à Charles-Antoine Jombert de s’investir personnellement en relisant des épreuves, en rédigeant des préfaces ou des tables. Tout jeune libraire, il avait essuyé de vives critiques lors de la réédition de La Trigonométrie rectiligne et sphérique de Jacques Ozanam en 17416 ; Jombert avait dû se justifier en affirmant que la personne qu’il avait chargée de corriger les épreuves n’avait « point répondu à la confiance que l’on avoit en lui, ni à l’idée que l’on avoit de sa capacité, & soit négligence de sa part, soit distraction, il a laissé glisser dans ce livre un grand nombre de fautes, dont la plupart n’auroi[en]t pas même échap[p]é au libraire, s’il avoit osé se charger de ce travail7 ». Charles-Antoine Jombert avait retenu cette leçon même s’il pouvait déjà compter sur une clientèle fidèle qui l’encourageait dans la voie de l’excellence, comme le signalait un « mathématicien de province » à l’occasion de cette même édition pourtant critiquée : « Continuez à nous donner de belles éditions & à imprimer des ouvrages nouveaux : l’approbation que le public donne à vos soins doit vous dédommager abondamment des tracasseries que celui-ci vous a occasionné[es]8. »

Instruit par cette expérience regrettable, lors de la réédition suivante, en 1765, Charles-Antoine Jombert prit soin de relire lui-même les épreuves, ce qui était loin d’être de règle chez tous les libraires de l’époque. En tête de cette réédition, il inséra un avertissement au lecteur témoignant de l’étendue de son investissement :

Comme il est extrêmement important que ces tables [i.e. Les Tables des sinus par M. Ozanam] soient à la derniere exactitude, j’ai pris tous les soins possibles pour rendre cette édition aussi correcte qu’on puisse le désirer. La critique que quelques personnes ont faite des éditions précedentes, bien loin de me décourager, n’a servi qu’à me rendre plus délicat sur l’execution de celle-ci ; & pour ne point tomber dans le cas de la dernière édition, je ne m’en suis rapporté qu’à moi-même pour la correction de celle que je donne aujourd’hui. […] J’ai revû moi-même plusieurs épreuves de chaque feuille ; que j’ai conférées avec l’édition donnée par M. Ozanam en 16659, laquelle passe pour être très-correcte ; en un mot, j’y ai apporté toute l’attention & la capacité que je puis avoir acquises dans ce genre de travail, qui est un des plus pénibles de la typographie : travail d’autant plus difficile, que je me suis toujours uniquement occupé de l’impression & de la correction des livres sur les arts les plus compliqués & sur les sciences les plus abstraites. Ainsi l’on peut s’assurer de trouver ici des tables aussi exactes & aussi correctes qu’il est possible d’en avoir10.

Même s’il arrive que les éditions de Jombert laissent passer quelques fautes, le libraire tente systématiquement de remédier à cela par l’impression d’un errata, suivant ainsi le conseil de l’ingénieur Bernard Forest de Bélidor (1698-1761), ami et auteur phare de la maison Jombert, qui recommandait à ses lecteurs de veiller à choisir « les éditions de Paris » :

[…] à l’occasion des fautes d’impression qui se trouvent dans les livres de mathematiques, je suis bien aise d’avertir ceux qui ne sçavent pas faire le choix de ces sortes de livres, de prendre toujours les éditions de Paris, préferablement à celles de Hollande ; car comme ce sont ordinairement des livres contrefaits, dont les epreuves n’ont point été corrigées, il s’y rencontre une si grande quantité de fautes, qu’en bien des endroits on a peine à trouver le sens de l’auteur11.

Pour parer à la contrefaçon, suivre le processus d’édition de bout en bout peut permettre d’éviter les écueils de la sous-traitance. C’est certainement pour être au plus près de son travail que Charles-Antoine Jombert entreprend de devenir lui-même imprimeur. Il rachète l’imprimerie de Joseph Bullot (1686 ? -1770) – qui s’est démis peu avant pour lui céder sa place – à la fin de l’année 1753 et est reçu maître imprimeur le 30 janvier 1754. Cet exercice d’imprimeur durera cinq ans avant que Charles-Antoine Jombert ne mette fin à cette expérience pour lui éprouvante et fastidieuse et ne trouve une solution pérenne avec l’alliance le 12 juillet 1759 de sa fille, Marie-Angélique Jombert (1739-avant 1809) et de l’imprimeur Louis Cellot (1730-1815), qui devient alors son imprimeur attitré et met sous presse la majorité de ses éditions jusqu’à la fin de sa carrière.

PRÉVENIR AUSSI LA « PRÉFAÇON »

Comment procéder lorsqu’on soupçonne qu’un manuscrit d’auteur non définitif risque d’être « doublé » par un imprimeur indélicat ? Pour illustrer ce cas (pas si rare), Charles-Antoine Jombert détaille la genèse de l’édition des Pensées sur la tactique du marquis de Silva qu’il publia en 1768. L’auteur, officier dans l’État major de l’armée du roi de Sardaigne, avait dans un premier temps présenté son manuscrit à un ami qui lui suggéra d’y effectuer « une bonne révision », cependant, « n’ayant ni le tems ni l’envie d’y songer », il souhaita abandonner le projet de publication. Or il eut entre-temps connaissance d’une « préfaçon » qui se préparait. Charles-Antoine Jombert se chargea alors d’une publication « autorisée » vouée à anticiper la préfaçon, et s’en expliqua dans l’Avertissement de l’éditeur :

Ces réfléxions n’avoient pas été écrites pour devenir publiques, ni pour être imprimées. Il n’est donc pas inutile de dire pourquoi on les imprime, malgré l’intention qu’on avoit de les cacher. M. le marquis de Silva les avoit adressées à un de ses amis, officier au service de France. Il consentit quelque tems après que cet officier les fît voir à deux ou trois personnes, à condition de n’en point tirer de copie. On ne sait pas si ce fut infidélité de leur part ou accident : mais le manuscrit tomba enfin en des mains qui en abuserent. L’auteur fut averti par son ami, qu’on se disposoit à en faire une édition qui pourroit lui causer du chagrin, parce que le manuscrit avoit été altéré, tronqué & rempli d’applications odieuses à des personnes & à des nations qu’il respectoit trop pour avoir jamais eu le moindre dessein de les offenser. Son ami l’exhortoit à prévenir l’imposture par l’édition du manuscrit légitime. Il s’en est toujours défendu, s’excusant sur l’imperfection de l’ouvrage, & sur ce qu’il n’avoit pas le temps de le corriger. Voici comme il s’en explique dans une de ses lettres : « Je suis très-persuadé que ce manuscrit exige une bonne révision, ainsi que vous m’y exhortez, si on veut le rendre moins informe […] ; mais comme je n’ai à présent ni le tems ni l’envie d’y songer, abandonnez, je vous prie, le dessein de son impression. » Informé enfin, à n’en pouvoir douter, que le public alloit recevoir cet ouvrage des mains des imposteurs s’il ne le tenoit pas des siennes, il y donna son consentement en ces termes : « Comment ! mais ces messieurs là sont bien bons de se donner tant de soins pour une chose qui ne les regarde pas : je conviens avec vous qu’il faut leur épargner cette peine, & je me rends enfin à vos raisons. Vous ferez de mon manuscrit tout ce qui vous plaira. Quand il s’agit de calomnie, il faut tâcher de la prévenir, car si elle nous prévient, il est ensuite bien difficile de la démasquer, sur-tout en ce siecle-ci, où l’on en a presque fait un art. J’ai été trop long-tems exposé à ses traits les plus envenimés, pour n’avoir pas fait une triste expérience de ce que je vous dis. Voilà la seule raison qui m’a déterminé à vous abandonner mon manuscrit12. »

Le libraire, par le biais de son épouse Marie-Angélique Guéron (vers 1715-1778) qui tenait la boutique et assurait également certaines démarches administratives, obtint d’abord une permission tacite pour la publication de cet ouvrage le 9 juin 1768, permission qui s’est ensuite transformée en privilège pour six ans le 17 août 1768. L’éditeur avait au préalable adressé le manuscrit au chancelier qui avait obtenu le 2 juin 1768 l’approbation du censeur royal Guillaume Le Blond (1704-1781), incidemment auteur des Jombert. Charles-Antoine Jombert commanda à son gendre Louis Cellot un tirage de mille exemplaires dès le 11 juin 1768, soit deux jours à peine après avoir obtenu la permission tacite. Pour annoncer la parution de cet ouvrage, on sait qu’il ne lésina pas sur les moyens de promotion en faisant imprimer cinq cents placards le 21 janvier 176913. La contrefaçon pouvant entraîner de véritables dommages pour l’auteur – une impression à la va-vite avec son lot d’erreurs et d’approximations, et un manque de sérieux retentissant sur la renommée de l’auteur lui-même –, la meilleure façon de l’empêcher si on la soupçonnait était encore de la prendre de vitesse, et de le faire avec tout le soin possible. En l’occurrence, cette stratégie s’est avérée payante puisqu’on n’a retrouvé à ce jour aucune contrefaçon des Pensées sur la tactique du marquis de Silva.

L’INVESTISSEMENT DANS LA PROMOTION

Charles-Antoine Jombert s’est aussi couvert de la contrefaçon grâce à la profusion publicitaire dont il entourait ses éditions et ses catalogues à prix marqués produits en grand nombre. Ces outils de promotion permettaient de faire connaître ses éditions au public afin qu’il ne se laisse pas berner par d’éventuelles contrefaçons. À ce jour, on a pu repérer 25 catalogues à prix marqués de Charles-Antoine Jombert, soit une moyenne d’un peu plus d’un tous les deux ans, ce qui est considérable pour l’époque14. Par ailleurs, ses éditions étaient elles aussi souvent enrichies de catalogues plus minces (de une à quatorze pages) destinés notamment aux annonces de ses nouveautés disponibles ; il a été possible d’en repérer 61, soit des catalogues enrichissant environ 17 % de sa production. On sait également que Charles-Antoine Jombert faisait imprimer par son gendre, Louis Cellot, de nombreux placards permettant de promouvoir dans Paris les nouvelles publications de sa maison. Leur prix de revient étant particulièrement élevé15, il en fit usage pour 10 % environ de sa production ; ces placards étaient tirés entre cinq cents et six cents exemplaires. Si Charles-Antoine Jombert pouvait se permettre d’être entièrement transparent dans l’information sur ses publications, c’est précisément parce qu’il était toujours dans la légalité. Un libraire faisant commerce d’ouvrages contrefaits se serait bien gardé d’une telle communication.

Toutefois, Charles-Antoine Jombert a malgré lui subi parfois la contrefaçon, et dans ce cas il a préféré l’évoquer clairement. Ainsi, dans l’« Avertissement » de la réédition augmentée par ses soins du Dictionnaire portatif de l’ingénieur et de l’artillerie (1768) après la mort de son auteur Bélidor, il fait certes allusion à l’existence d’une contrefaçon de la précédente édition du Dictionnaire, mais c’est pour mieux exposer la contre-mesure qu’il a adoptée et l’investissement éditorial que cela a impliqué :

Les grandes occupations de M. Belidor, jointes aux différens ouvrages auxquels il travailloit, ne lui ayant pas permis de mettre la derniere main à ce petit Dictionnaire, je cédai à l’empressement de plusieurs personnes qui desiroient de le voir paroître, & les exemplaires en ont été débités assez promptement, malgré la contrefaçon qu’on en a faite dans une ville de ce royaume16. Je redoublai encore mes instances auprès de M. Belidor, pour l’engager à retoucher ce Dictionnaire & à l’augmenter des nouvelles connoissances que l’expérience & une étude continuelle lui avoient acquises ; mais les mêmes motifs de ses occupations subsistant toujours de plus en plus, il jetta les yeux sur moi & me chargea des changemens & des augmentations qu’il convenoit d’y faire, en m’indiquant la route que je devois suivre & les sources où il falloit puiser tout ce qui pouvoit contribuer à perfectionner cette nouvelle édition. Pour entrer dans ses vues, sans me rebuter de la longueur & de la difficulté du travail, j’ai lu & relu, la plume à la main, & avec la plus grande attention, les quatre volumes de son Architecture hydraulique17, & celui de la Science des ingénieurs18, & j’en ai extrait, sous sa direction, tout ce qui a pu se réduire en principes & en définitions, pour en former plusieurs articles d’autant plus intéressans qu’ils ne se trouvent dans aucun autre dictionnaire19.

PRÊCHER PAR L’EXEMPLE

En matière de statut des éditions, Charles-Antoine Jombert veille, on l’a vu, à rester irréprochable au regard de la législation et des règlements de la Librairie : obtention de privilèges ou de permissions dûment assortis d’approbations censoriales, mais aussi respect du droit moral des auteurs, des délais et formalités, remise des exemplaires requis à la chambre syndicale et à la Bibliothèque du Roi (dépôt légal), etc. À plus forte raison tâche-t-il d’éviter toute entreprise de contrefaçon, même involontairement dans des cas où il ignorerait l’existence préalable d’éditions qu’il envisagerait de donner lui-même, ou d’éditions de confrères protégées par des privilèges en bonne et due forme. Un cas particulièrement significatif à cet égard est celui dont témoigne son attitude lorsqu’en 1750, associé pour l’occasion au libraire Jacques III Rollin, il renonce à réimprimer une publication parue à Avignon qui s’avérait après examen n’être qu’un démarquage du Dictionnaire de Trévoux. La probité de Jombert est exemplaire en ce sens, comme le révèle une requête adressée à la direction de la Librairie par les libraires de Paris associés au Dictionnaire universel de Trevoux :

Les libraires de Paris associés au Dictionnaire universel de Trevoux in folio 7 vol. pénetrés de la plus vive reconnoissance de ce que vous avez eu la bonté de faire ordonner par les syndic & adjoints, au sieur [Pierre] Guyllin [i.e. Guillyn] de suspendre le debit d’un livre intitulé : Nouveau dictionnaire universel des arts & sciences, françois, latin, anglois, imprimé à Avignon chez la veuve Girard in-4 2 vol. ont l’honneur de vous représenter que cet ouvrage n’est autre chose qu’un abrégé du Dictionnaire de Trevoux, comme il est aisé de le prouver, en comparant les differens articles dont la notte est cy-jointe. […]

Il est triste (on ose vous le faire observer) que des libraires qui, par amour pour le bien des Lettres, & pour leur etat, s’occupent une partie de leur vie, à faire de grandes entreprises, se voyent enlever le fruit de leurs travaux, soit par les etrangers, soit par quelques uns de leurs confreres toujours trop attentifs à leurs interêts person[n]els.

[…] Vous voudrez bien ordonner au sieur Guillyn, de remettre à la chambre syndicale, les deux cent[s] exemplaires qu’il a fait venir d’Avignon sous le titre de Nouveau dictionnaire universel jusqu’à ce qu’il en soit ordonné par vous la confiscation à leur profit.

Les associés joignent au présent memoire la copie du désistement des sieurs Rollin & Jombert qui avoient entrepris l’impression de ce même Nouveau dictionnaire universel qui vient d’être imprimé à Avignon ; ils se rassurent sur vos bontés, & votre justice les mettra à l’abri des pertes qu’on voudroit leur faire supporter20.

À la suite de cette requête collective figure une copie certifiée, en date du 29 juillet 1750, d’une part du désistement d’impression de cet ouvrage consenti par Jacques III Rollin et Charles-Antoine Jombert, et d’autre part de l’acte de renonciation des libraires de Paris associés au Dictionnaire universel de Trevoux à leur velléité d’intenter un procès à Rollin et Jombert :

Nous soussignés, Jacques Rollin fils, & Charles-Antoine Jombert, consentons de discontinuer l’impression du Nouveau dictionnaire universel traduit de l’anglois de Thomas Disch, & augmenté, & promettons de faire déchirer les deux feuilles qui en sont déjà imprimées, en présence de deux associés au dictionnaire de Trevoux.

Au sujet du Novitius ou dictionnaire françois & latin21, quoi qu’il ne soit point question de ce livre, dans l’affaire de Disch, nous voulons bien, lorsque nous le mettrons sous presse, le communiquer cahier à cahier, à la compagnie du Trevoux.

Et nous associés au Dictionnaire de Trevoux, consentons de nous désister, comme nous nous désistons par le présent, du procès intenté, contre les sieurs Rollin & Jombert, au sujet du Nouveau dictionnaire universel de Disch, de même que de la demande formée particulierement contre ledit sieur Rollin, à l’effet de le faire exclure de la societé22.

Rollin et Jombert manifestent par cette renonciation un souci de loyauté d’autant plus méritoire qu’ils avaient parfaitement le droit de réimprimer à Paris sans autre forme de procès une publication parue en terre étrangère – Avignon en l’occurrence, une enclave pontificale – dont ils n’étaient pas censés savoir de surcroît qu’il s’agissait d’un plagiat du Trévoux. Par ailleurs, Charles-Antoine Jombert avait bel et bien obtenu un privilège du Roi en date du 14 avril 1749 l’autorisant à publier le « Petit dictionnaire universel, abrégé & mis à la portée des personnes qui n’ont point d’étude, par Thomas Dyche, traduit de l’anglois ».

COMMENT LA CONTREFAÇON PEUT NUIRE AU LIBRAIRE ET À L’AUTEUR

Parmi les cas rarissimes de contrefaçon des éditions de Charles-Antoine Jombert, celle de Ray de Saint-Géniès démontre à quel point cela pouvait affecter son commerce. Ch.-A. Jombert publia L’Art de la guerre pratique de Jacques-Marie Ray de Saint-Géniès en 1754. Ce dernier avait vendu son manuscrit à Jombert pour la somme de 500 lt en 1753. À son habitude, notre éditeur obtint en vue de cette édition un privilège pour neuf ans et, comme prévu dans le contrat, il offrit vingt-cinq exemplaires à l’auteur. Seulement Ray de Saint-Géniès voulut par la suite publier une nouvelle édition et demanda à son tour un privilège qui lui fut délivré en son nom propre. Jombert s’opposa fermement à cela et fit appel à l’arbitrage du directeur de la Librairie Chrétien-Guillaume de Lamoignon de Malesherbes. En effet, Jombert avança que l’auteur ne pouvait prétendre à faire une réédition dès lors que lui-même avait encore plus de quatre cents exemplaires – sur les mille tirés – encore en stock, et que ceci lui porterait gravement préjudice. Jombert affirmait par ailleurs que la publication de l’ouvrage par ses soins avait été annoncée dans différents périodiques et qu’il en avait fait la promotion à travers divers extraits qu’il avait adressés à ses correspondants en province et à l’étranger. Cet ouvrage était aussi mentionné dans tous ses catalogues et avis au public depuis 1754. Il avait ainsi pris toutes les précautions possibles mais cela n’empêcha pas une contrefaçon de voir le jour en Allemagne l’année suivante23, et c’est précisément cet argument que mit en avant l’avocat de l’auteur pour dénoncer le fait que Jombert ne pouvait plus prétendre à l’exclusivité de cette édition. Or non seulement Jombert avait avancé une somme importante pour l’achat du manuscrit et la promotion de l’édition, mais il se trouvait également avec des invendus en nombre. Cependant la bonne foi de Jombert et les arguments en sa faveur semblent lui avoir donné raison – même si on ne connaît pas la teneur de l’arbitrage de Malesherbes –, car il n’a pas été retrouvé de seconde édition de cet ouvrage.

Amédée-François Frézier fut lui aussi victime de la malversation des libraires. Il publia son Traité des feux d’artifice pour le spectacle en 1706 chez Daniel Jollet à Paris, puis une seconde édition fut publiée par le libraire parisien Pierre-François Giffart en 1715. L’ouvrage semble avoir connu un grand succès et les feux d’artifice donnés en 1739 à l’occasion du mariage de la fille aînée de Louis XV, Marie-Louise-Élisabeth, relancèrent l’intérêt du public pour ce traité de pyrotechnie. Ainsi ce dernier fut-il contrefait à La Haye par Jean Neaulme en 1741 – impression « faite à [son] insçu » écrit l’auteur, ce qui l’incita à en donner une nouvelle édition, publiée conjointement par Charles-Antoine Jombert et Jean-Luc II Nyon en 1747. L’auteur en livre la genèse dans la « Préface » de son traité :

L’ouvrage dont il s’agit est une refonte de celui que produisirent les amusemens de ma jeunesse il y a quarante ans ; depuis ce tems-là je les avois totalement abandonnés par un changement de goût qui s’est tourné à des choses plus utiles à mon état […] mais quelques circonstances m’y ont rappellé en quelque façon malgré moi. Les magnifiques feux d’artifices qui furent faits en 1739 […] ayant réveillé la curiosité du public sur cette matiere, [cela] fit rechercher le petit traité que j’en avois fait en 1705 [sic], dont on ne trouvoit plus d’exemplaires. Cette rareté engagea un libraire de Paris, à me prier de fournir quelques augmentations pour une nouvelle edition qu’il vouloit entreprendre, mais faute de nouvelles expériences je ne crus pas devoir me prêter à cette entreprise. Je n’y pensois plus en 1741, & n’étois en aucune façon disposé à remettre cet ouvrage sur la presse, lorsque je lus dans la Gazette de Hollande du 3 septembre, que Jean Neaulme, libraire à La Haye, en débitoit une seconde edition faite à mon insçu, en 1741 : alors je me trouvai comme forcé de travailler à en donner une nouvelle en France, pour corriger & mettre en meilleur ordre, ce que j’avois fait dans un âge où je sortois récemment du collège24.

La politique éditoriale de Jombert, éditeur spécialisé avant la lettre, qui a toujours misé sur l’excellence et la qualité, s’est avérée extrêmement profitable à son commerce. Les produits typographiques publiés par ses soins le plaçaient dans une sphère européenne, où pourtant il était difficile, pour des contrefacteurs, libraires ou imprimeurs peu scrupuleux en matière de droits et de propriété éditoriale, de lui porter atteinte. En dernier ressort, ce qui a le plus bénéficié à Charles-Antoine Jombert, ce fut sans doute le rayonnement de sa personnalité et sa réputation, qui faisaient de lui une autorité dans le monde de l’édition. Profondément investi dans toute la production typographique et éditoriale de sa maison, tant en amont qu’en aval, il assurait à chacune de ses éditions une valeur ajoutée incontestable et apportait à chaque étape de la fabrication du livre une compétence et un sérieux auxquels ne pouvaient que très difficilement prétendre ses confrères. Charles-Antoine Jombert apparaît comme le parangon de l’imprimeur-libraire idéal d’Ancien Régime choisissant, finançant, assurant le suivi, la fabrication et la promotion, et conjuguant un éventail de caractéristiques propres à faire de lui un acteur du monde du livre dans un certain sens inimitable : réelles compétences scientifiques et artistiques, position reconnue par ses auteurs, auteur lui-même de quelques ouvrages de qualité et de nombreux textes liminaires, ainsi qu’un irréprochable soin typographique et iconographique dans sa production éditoriale, le tout couronné par un loyalisme et une éthique professionnelle avérée.

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1 Pour de plus amples détails sur Charles-Antoine Jombert, voir Greta Kaucher, Les Jombert. Une famille de libraires parisiens dans l’Europe des Lumières (1680-1824), Genève, Droz, 2015, incluant un catalogue raisonné aussi exhaustif que possible comprenant 992 notices de la production éditoriale de cette lignée.

2 Ibid., n° 923.

3 Son tout premier enfant, Élisabeth-Angélique, est né hors mariage le 19 avril 1736. Elle fut placée en nourrice et décéda huit jours plus tard. Charles-Antoine Jombert épousa Marie-Angélique Guéron (vers 1715-1778) le 4 octobre 1736.

4 Marie-Angélique Jombert (1713-1748) vivra avec son frère jusqu’à son décès.

5 Amsterdam, Universiteitsbibliotheek, BVa 97-9 : lettre de Johannes Van Duren à Ch.-A. Jombert du 10 mars 1740.

6 G. Kaucher, Les Jombertop. cit., n° 729.

7 Jacques Ozanam, La Trigonometrie rectiligne et sphérique, Paris, Charles-Antoine Jombert, 1741, « Le libraire au lecteur ».

8 Ibid., Avertissement du libraire : « Lettre écrite à M. Jombert libraire à Paris, par un mathématicien de province, au sujet de sa nouvelle édition des Tables des sinus. »

9 La première édition des Tables des sinus d’Ozanam parut chez l’auteur et Étienne Michallet en 1685. S’agit-il d’une coquille, présente dans l’avis du libraire de l’édition de 1765 mais également dans celle de 1741, ou Jombert fait-il allusion aux tables d’Adriaan Vlacq publiées à La Haye en 1665 corrigées ensuite par Ozanam ?

10 Jacques Ozanam, La Trigonométrie rectiligne et sphérique, Paris, Charles-Antoine Jombert, 1765, Le Libraire au lecteur, pp. vi-viii (G. Kaucher, Les Jombertop. cit., n° 731). Nous soulignons le passage où Jombert insiste sur la spécificité de son domaine.

11 Bernard Forest de Bélidor, Nouveau cours de mathématique, Paris, Claude Jombert, 1725, « Remarque » précédant les Errata.

12 Marquis de Silva, Pensées sur la tactique, Paris, Charles-Antoine Jombert, 1768, p. iii-iv.

13 Mémoire particulier des impressions des petits objets dressé par Louis Cellot pour Jombert entre 1759 et 1778 (Archives nationales, Minutier central, étude LXXVIII, liasse 835 : inventaire après décès de Marie-Angélique Guéron le 30 juin 1778).

14 Voir Catalogues de libraires, 1473-1810, réd. Claire Lesage, Ève Netchine et Véronique Sarrazin, Paris, BnF, 2006.

15 Louis Cellot facturait 10 lt les cinq cents « affiches » (Mémoire particulier des impressions des petits objets, op. cit.).

16 Bernard Forest de Bélidor, Dictionnaire portatif, ou manuel lexique de la science des ingénieurs, La Haye ; Francfort, J. Van Duren, 1758, 339 p. (cette contrefaçon est assez rare, on n’en connaît que deux exemplaires conservés dans des dépôts publics, à savoir les bibliothèques de Nantes et de Leipzig).

17 G. Kaucher, Les Jombertop. cit., n° 43.

18 Ibid., nos 40 et 41.

19 Bernard Forest de Bélidor, Dictionnaire portatif de l’ingénieur et de l’artillerie, Paris, chez l’auteur [Charles-Antoine Jombert], 1768, p. i-ii.

20 BnF, ms. fr. 22132, pièce 46, fol. 89. Un factum intitulé Mémoire sommaire, pour Pierre Guillyn, libraire à Paris, contre Louis-Étienne Ganeau a été imprimé a posteriori, en 1756, sur cette affaire, 10 p. (ibid., pièce 44, fol. 82).

21 [L.-Fr.-Nicolas Magniez de Woimont], Novitius, seu Dictionarium latino-gallicum ad usum Sereniss. Delphini ou Dictionnaire latin-français, Paris, Jacques Rollin fils, Charles-Antoine Jombert, Claude-Jean-Baptiste Bauche fils, 1750.

22 BnF, ms. fr. 22132, pièce 48, fol. 92 : copie certifiée conforme du désistement de Rollin et Jombert, par Giffard et Ganeau, le 20 novembre 1755.

23 Contrefaçon publiée à Francfort et Leipzig par J. A. Knoch et J. G. Eslinger en 1755, 2 vol. in-8.

24 A.-F. Frézier, Traité des feux d’artifice pour le spectacle, Paris, Charles-Antoine Jombert, 1747, p. v-vi (G. Kaucher, Les Jombertop. cit., n° 362).