L’estampillage des contrefaçons en 1777 et l’édition juridique, d’après les archives des chambres syndicales d’Orléans, de Dijon et de Nancy
Sébastien ÉVRARD
Maître de conférences habilité à diriger des recherches à la faculté de droit de Nancy (Université de Lorraine)
L’édition juridique, identifiée sous les catégories bibliographiques de « jurisprudence » ou « droit », constitue un répertoire éditorial spécifique1. Si elle est peu ou mal connue2, elle constitue une production qui occupe une position essentielle : elle doit en effet éclairer le juriste, d’abord en diffusant l’information sur la science du droit ; ensuite, en permettant la bonne formation des praticiens (avocats, procureurs…) ; enfin, en portant l’information auprès des juges de toutes sortes, à une époque où en France, on l’oublie trop, ils étaient près de quatre-vingt mille3. Ce segment particulier de l’édition est un support essentiel de la culture juridique, assez ambitieuse quant à son niveau, faute de quoi la maîtrise du droit serait prise en défaut et les besoins d’accès au droit non satisfaits. Si la part de marché du livre de droit au sein du monde de l’édition reste débattue4, elle témoigne d’une vivacité importante, tant en nombre de titres que pour la notoriété des auteurs : l’imprimé leur permet d’accéder à la célébrité, et parfois même de contribuer à la réforme du droit français5.
Avant le XVe siècle et l’apparition de l’imprimerie, l’absence de moyen mécanique de reproduction rendait la littérature de droit peu accessible. En contexte universitaire, la pecia était alors la seule méthode de copie usitée, mais elle présentait nombre d’inconvénients6. Venait d’abord le coût élevé des copies puisque la main-d’œuvre nécessaire pour la reproduction d’un livre de droit pouvait être employée sur des dizaines de mois d’affilée. C’était ensuite le problème du temps nécessaire à la fabrication de l’œuvre : il faut donc que le lecteur patiente. Aussi, même les plus éminents juristes de la monarchie française disposaient d’un catalogue réduit de manuscrits. Leur coût était tel qu’ils ne pouvaient pas s’offrir ceux qui étaient proposés sur le marché7. Mais le support imprimé constitue aussi un danger pour les gouvernements et les pouvoirs en place, élément de sédition, de division des consciences et de contestation des institutions. Nul besoin de rappeler ici la manière dont la Réforme s’est appuyée sur l’imprimé pour répandre ses idées dans l’Europe du XVIe siècle, ni le processus croissant d’encadrement juridico-administratif du monde du livre et du régime de l’édition, qui conduit notamment à l’ordonnance de Moulins et au régime théoriquement exclusif du privilège royal8 pour les livres nouveaux (1566) puis pour toutes les éditions de plus de deux cahiers d’impression (1701). Le droit se fait naturellement l’écho et l’instrument de ce contrôle. Ce statut reste en vigueur jusqu’en 1777, où six décisions importantes du Conseil du roi le modifient, dans le souci notamment de lutter contre les contrefaçons et leur cause : délivrance d’un privilège désormais réservée aux seuls livres nouveaux, possibilité pour les auteurs de conserver la propriété de leur œuvre à titre perpétuel, réorganisation des chambres syndicales de province, effort pour concentrer l’activité des libraires sur la production licite, limitation des contrefaçons9.
Cette contrefaçon – qui ne doit pas être confondue avec la contrebande10 – était motivée par plusieurs éléments : d’abord, c’était un moyen pour les éditeurs de province de survivre au monopole que s’étaient arrogé les éditeurs parisiens. Ceux de province, en effet, devaient se contenter d’œuvres de faible tirage et destinées à un public souvent local (almanachs, éditions des normes émanant des autorités administratives, judiciaires, ecclésiastiques…). Ensuite, les éditeurs parisiens disposaient de fait d’une position de quasi-monopole, et de la proximité des grands noms de la République des lettres. Ensuite, la concurrence était rude : lectorat réduit, tirages faibles, débit lent11. Les marges des éditeurs provinciaux étaient trop faibles souvent pour qu’ils puissent espérer vivre du seul exercice légal de leur profession.
Les arrêts du Conseil d’août 1777 opèrent un renversement de modèle ; notamment en légalisant, sous certaines conditions, les exemplaires contrefaits effectivement détenus par les professionnels du livre sur l’ensemble du territoire.
Les archives de la mise en œuvre de cette réforme, notamment celles conservées aux Archives départementales de la Côte-d’Or, montrent comment les professionnels du livre ont suivi l’opération, et quelle a été leur réaction devant l’obligation de divulguer, à l’inspecteur de la librairie, leurs listes et stocks de contrefaçons. Elles permettent de connaître les professionnels les plus actifs, et révèlent les œuvres contrefaites12. Plusieurs dizaines de noms apparaissent, dont certains sont bien connus dans le monde de la librairie, tels que Martin Couret de Villeneuve à Orléans, ou encore le syndic Jacques Causse de Dijon. Nous avons choisi de restreindre le cadre de notre enquête à trois chambres syndicales de la librairie et imprimerie, celles d’Orléans, de Nancy et de Dijon. Ce choix s’explique pour des raisons archivistiques : de la vingtaine de chambres syndicales existant en 1777-1780, seules neuf ont laissé des archives, dont celles de Dijon sont les plus méconnues13. En outre, les villes qui étaient le siège de ces trois chambres abritaient une faculté de droit, plusieurs cours de justice (dont un parlement à Nancy et à Dijon), un évêché. Cette situation invite naturellement à corréler la production juridique et le débouché évident que constituaient les milieux estudiantin et judiciaire.
Nous avons donc choisi de porter nos vues sur l’édition juridique, en nous intéressant aux conditions de l’estampillage, puis à ses résultats.
L’ESTAMPILLAGE DE L’ÉDITION JURIDIQUE : UNE OPÉRATION RÉUSSIE ?
Décidée par le Conseil du Roi, l’opération d’estampillage constitue en quelque sorte une « rémission » accordée aux contrefacteurs14, en échange d’une régularisation des ouvrages concernés ; elle repose sur une déclaration préalable suivie d’une opération de contrôle. Mais ces procédures ne sont pas non plus sans appeler des critiques.
Sources et méthodes de l’estampillage
L’estampillage se déroule selon des règles posées par une lettre circulaire – que nous avons retrouvée – émanant du directeur de la Librairie (Le Camus de Néville), adressée à chacune des chambres syndicales du royaume15. Chaque syndic doit en faire la lecture dans une assemblée où les professionnels du livre seront tous présents. Elle explique le déroulement des opérations et rappelle son caractère contraignant. Chaque imprimeur-libraire doit rédiger une déclaration écrite qui mentionne l’état de son fonds, le titre des ouvrages contrefaits, le nombre de volumes concernés, leur format et l’année de leur édition. Ces déclarations sont adressées à l’inspecteur de la librairie, qui se charge de les transmettre au directeur de la Librairie à Paris. Pour une raison qui nous échappe, les déclarations rédigées pour la Bourgogne sont restées à Dijon16, tandis qu’une partie des autres est conservée à Paris (BnF). Hélas, les documents issus d’une dizaine de chambres ont disparu. Encore faut-il indiquer qu’en Bourgogne, les informations transmises à Paris sont lacunaires car manquent celles de plusieurs professionnels17.
Les opérations d’estampillage reposent sur l’organisation corporative des imprimeurs et des libraires. Sous Louis XVI, une vingtaine de chambres syndicales assuraient les visites des professionnels du livre (le syndic de chaque communauté était obligatoirement accompagné d’un adjoint), devaient examiner les éditions contrefaites, confisquer s’il y avait lieu les formes servant à l’impression, enfin estampiller les exemplaires des éditions considérées comme contrefaites18. L’estampille portait un sigle distinctif qui authentifiait le procédé et rassurait ainsi l’acquéreur. Les chambres exerçaient ainsi une autorégulation de la profession ; elles devaient parallèlement lutter contre la concurrence déloyale de particuliers qui faisaient le commerce du livre sans faire partie de la communauté des libraires19.
L’opération se déroule en présence de l’inspecteur, auquel est confié le cachet d’estampillage, réputé inimitable ; il est accompagné par le syndic en exercice de la chambre syndicale (s’il fait l’objet de la visite, il est alors remplacé par l’un de ses adjoints). Une fois présent dans l’officine de l’imprimeur-libraire, l’inspecteur estampille chacun des exemplaires reconnus contrefaits ; il s’assure préalablement que ces ouvrages sont contrefaits et non pas prohibés (la direction de la Libraire possède des listes de l’une et l’autre catégorie). Pour ce faire, au moins deux feuillets de chaque volume doivent être estampillés (généralement dans les dix premières pages). Une fois les estampillages effectués, le libraire qui possède les exemplaires peut les mettre légalement en vente. Dans une seule chambre – celle de Dijon –, un professionnel conteste la compétence de l’inspecteur Cortot, mais l’affaire se termine bien20.
Les limites : un inspecteur de la librairie dépourvu de moyens et des déclarations erronées ou imprécises
Les arrêts de 1777 s’appuyaient sur l’action locale de l’inspecteur de la librairie21. En recrutant des personnalités étrangères au monde du livre, en érigeant en exemple le principe de l’indépendance de l’autorité de contrôle de l’édition, dont les connaissances juridiques et l’expérience du titulaire étaient évidentes (tous étaient juristes, soit avocats comme à Dijon, soit magistrats comme à Orléans et à Nancy), l’État réformait ce monde si particulier qu’était celui du livre. Un double contrôle apparaissait : au contrôle traditionnel interne à la profession s’ajoutait celui d’inspecteurs indépendants. Or, ce schéma n’était pas pleinement satisfaisant. Dans bien des cas, les chambres n’avaient pas un inspecteur très actif, ou bien il était démuni de tout moyen pour circuler dans l’ensemble du ressort de la chambre. En effet, il n’était prévu aucune rémunération : les chambres étant toutes en mauvaise santé financière, il ne convenait pas de les surcharger davantage22, d’où la création par la Librairie d’un droit d’estampillage à la charge des professionnels, perçu en fonction du nombre d’exemplaires estampillés (droit qui ne semble pas avoir été reversé aux inspecteurs). Cela débouchait sur des opérations tardives ou non réalisées : à Orléans comme à Nancy, l’inspecteur compétent ne visitait pas tous les professionnels ; on prétextait souvent le manque de moyens ou de temps. Pire encore, en Lorraine, l’inspecteur acceptait de recevoir à Nancy des lots de livres envoyés dans des caisses par un libraire, et ne procédait à la visite que d’un nombre limité d’officines. Ici encore, le défaut de moyens était l’explication soulevée auprès du directeur ; elle permet de comprendre le retard des opérations : initialement prévues pour être achevées deux mois seulement après les arrêts de 1777, elles se sont étendues en réalité jusqu’en 178023.
Tout professionnel était tenu d’adresser à l’inspecteur une liste manuscrite des ouvrages contrefaits qu’il souhaitait faire estampiller. Or, pareille procédure n’est pas exécutée à la lettre, d’abord parce que certains libraires rédigent deux, sinon trois listes successives et, à chaque fois, font venir l’inspecteur – qui accepte de procéder à l’opération. Par exemple, Jean-Baptiste Capel, à Dijon, est visité deux fois : le 14 décembre 1778, puis le 18 janvier 1779. Son confrère Edme Bidault, autre poids lourd du livre dijonnais, adresse jusqu’à trois listes à l’inspecteur24. Ces libraires ont hésité sur l’état exact de leurs stocks, évoluant en fonction des ventes. Évidemment, la liste peut varier ; des œuvres en sortent, tandis que d’autres y entrent25. Le doute n’est donc pas permis ; des libraires vendent et acquièrent des titres sans réellement geler le stock de leurs ouvrages contrefaits comme ils auraient dû le faire.
À Orléans, des visites réalisées dans le ressort de la chambre syndicale ont été de toute évidence bâclées ; en effet, l’inspecteur, quand il mentionne ses visites faites à Blois, agglutine sciemment certains titres sans les distinguer en articles différents, comme l’usage s’en était établi. En agissant ainsi, il empêche d’établir avec précision la quantité des exemplaires estampillés26. Pour Pierre-Paul Charles (Blois), l’estampillage est très approximatif : il est simplement déclaré sur son procès-verbal de visite la mention « indéterminé » pour l’édition d’un best-seller de l’édition juridique, le réputé Traité de la procédure civile de Pothier27. Enfin, trop souvent, les inspecteurs n’indiquent pas, comme ils devraient pourtant le faire, le format de l’ouvrage estampillé.
Le manque de rigueur de l’opération est évident ; il doit être porté à la charge de certains inspecteurs : la stabilité de l’estampillage n’est pas assurée, d’où une rupture de fait dans l’égalité de traitement qui devait caractériser l’opération.
LES RÉSULTATS DE L’ESTAMPILLAGE
On s’intéressera d’abord aux professionnels visités, puis aux conséquences de l’opération d’estampillage.
Les imprimeurs-libraires concernés
Les visites ont concerné, dans nos trois secteurs, 77 professionnels (sur près de 400 qui exerçaient alors en France). Le travail, réalisé dans un laps de temps réduit, est d’une certaine ampleur, d’autant qu’il fallait estampiller, l’un après l’autre, chacun des exemplaires des éditions contrefaites. Le tableau ci-après en donne à voir les résultats ; les colonnes de gauche indiquent le nombre d’exemplaires – et ceux qui relèvent spécifiquement du droit. Dans les colonnes de droite figurent les professionnels recensés et ceux qui ont fait estampiller.
Sur ce nombre, seuls 25 déclarent posséder des ouvrages contrefaits liés à l’édition juridique. Et encore, certains de ces professionnels qui avouent la détention de contrefaçons ne déclarent-ils que très peu d’ouvrages, un seul pour Carré à Beaune (les Lois romaines), ou trois pour Defay fils à Dijon28. À Nancy, les imprimeurs-libraires lorrains29, s’ils font estampiller près de 53 002 exemplaires, sont moins intéressés par la contrefaçon d’ouvrages de droit ; ils n’en déclarent que 82 – soit moins de deux sur mille. Le libraire et imprimeur de l’université, Sébastien Bachot, fait estampiller de faibles quantités d’ouvrages, dont aucun ne concerne le droit. À Orléans, sur 35 161 ouvrages estampillés, seuls 736 relèvent de l’édition juridique, soit un modeste 2 %30. En revanche, à Dijon, les ouvrages de droit sont nettement plus représentés : ils atteignent 15 % du corpus examiné et estampillé. La part des professionnels qui font estampiller coïncide avec celle du taux d’estampillage : sur 16 professionnels bourguignons répertoriés, 8 (soit un sur deux) sont soumis à l’estampillage. Un bon libraire en Bourgogne a forcément, dans son stock, de quoi nourrir l’intérêt pour le droit ! A contrario, en Lorraine, seul un professionnel du livre sur cinq fait estampiller.
Comment expliquer ces chiffres divergents ? La première explication tiendrait à la demande, élevée dans les villes où il existe quantité de juridictions, d’administrations et d’institutions ecclésiastiques31. Les juristes, les étudiants en droit réclameraient des ouvrages à prix modique pour leur information, leur formation ou leur pratique. L’absence de bibliothèque irait également dans ce sens : en Lorraine, il existait une tradition d’alphabétisation élevée et le duc Stanislas avait aussi été à l’initiative d’une bibliothèque ouverte au public. Le président de Montesquieu, en Guyenne, ne faisait pas autrement pour se fournir de la documentation qui lui était nécessaire, relève Louis Desgraves32. Toutefois, si on contrefait moins en Lorraine dans l’édition juridique, on le fait plus largement dans d’autres répertoires : cette province confirme qu’elle est une terre d’élection de la Contre-Réforme. Les ouvrages estampillés relèvent presque tous de la piété.
Tableau n° 1 : Professionnels du livre visités et dont les stocks sont estampillés.
Chambre | Exemplaires estampillés | Dont de droit | Part du droit | Professionnels visités | Professionnels ayant estampillé | Part |
Dijon | 3 114 | 470 | 15 % | 16 | 8 | 1 sur 2 |
Nancy | 53 002 | 82 | 0,2 % | 27 | 6 | 1 sur 5 |
Orléans | 35 161 | 736 | 2 % | 33 | 11 | 1 sur 3 |
Total | 91 277 | 1 288 | 77 | 25 | 1 sur 3 |
Sources : ADCO, C 380-381, BnF mss fr. 21831-2833
La palme revient à un libraire relevant de la chambre d’Orléans : de Beury (Bourges) fait estampiller 239 exemplaires de différents traités de Pothier dont la quantité pour chaque titre n’est pas précisée (Traité du contrat de louage, Traité des obligations, Traité de la procédure civile33). Vient ensuite Jacques Causse, syndic de la chambre de Dijon, qui déclare 200 exemplaires du Traité des inscriptions en faux de Raveneau, une contrefaçon dont il avait sans doute été le commanditaire34. En troisième position, on trouve Pierre-Fiacre Perdoux d’Orléans, avec 104 exemplaires de Bourgeois, Éloge de Michel de L’Hospital (sous l’adresse d’Édimbourg). On est cependant loin des chiffres impressionnants de Nîmes, où le syndic Michel Gaude fait estampiller 3 041 exemplaires d’œuvres juridiques contrefaites35.
Œuvres et auteurs contrefaits
Avant que la Révolution française ne modifie le système d’enseignement, l’édition juridique se partageait entre trois grands domaines : le droit canon, le droit romain, le droit français. Dernier-né car apparu en 1679 (sur la base d’un édit qui réformait l’enseignement du droit), le droit français est vite devenu prépondérant : il fait l’objet d’enseignements obligatoires et pourvoit aux besoins de connaissances juridiques des juristes contemporains en droit positif36.
D’où, pour notre étude, une interrogation sur la répartition des œuvres contrefaites disponibles dans l’étendue des chambres syndicales, la contrefaçon devant être considérée par l’historien comme une réponse à la demande, et donc comme une pierre de touche de celle-ci : quelles étaient les parts respectives de ces trois domaines ? Le droit canon conservait-il son audience comme matière la plus formatrice de toutes ? Le droit romain résistait-il aux siècles et à l’apparition d’un droit royal ?
Les résultats de l’estampillage dans les trois ressorts considérés sont éloquents : le droit français l’emporte très nettement ; il vient en tête des ouvrages contrefaits dans les trois chambres. À Orléans, il occupe 90 % du marché de la contrefaçon juridique ; à Dijon, 93 % ; enfin à Nancy 97 %.
Tableau n° 2 : Exemplaires contrefaits estampillés, 1777-1779.
Domaine juridique | Orléans | Dijon | Nancy |
Droit canon | 79 | 12 | 12 |
Droit romain | 0 | 20 | 0 |
Droit français | 739 | 438 | 316 |
TOTAL | 818 | 470 | 328 |
Source : ADCO, C 380-381 ; BnF, ms. fr. 21.831.
On notera aussi la marginalité du droit romain, qui occupe seulement 1 % du marché de la contrefaçon juridique. Tant à Orléans qu’à Nancy, il est même absent des éditions estampillées, mais résiste tant bien que mal à Dijon : y sont estampillés Troussel, Éléments du droit… Digeste (19 exemplaires) et un unique exemplaire de l’édition par Ferrière des Institutes de l’empereur Justinien. Cette faiblesse des contrefaçons de droit romain, que nous interprétons comme une faiblesse de la demande, vient du déclin du droit romain dans l’enseignement comme dans les prétoires, sauf dans le sud du royaume où il reste d’application immédiate. C’est ce qui explique qu’il soit encore proposé à Dijon, car une partie du ressort du parlement de Bourgogne s’étendait à des provinces de droit écrit (Bresse…). Le juriste bourguignon devait donc connaître ses dispositions et, au besoin, disposer de la documentation nécessaire.
Le droit canon, moins rare en contrefaçon, reste un domaine juridique particulier, pour lequel il existe une clientèle exigeante et puissante : le clergé. Celui-ci est connu pour être procédurier, afin de protéger ses droits et ses propriétés. Il est vrai que le célèbre avocat Berryer, peu avant la Révolution, mentionnait dans ses Souvenirs que le clergé était alors l’un de ses plus fidèles clients37. Louis d’Héricourt apparaît en tête des auteurs contrefaits pour le droit canon avec ses Lois ecclésiastiques, estampillées à Dijon.
La contrefaçon, telle que révélée par l’estampillage, concerne en fait surtout le droit privé, à travers les sous-domaines que sont le droit des personnes, le droit des biens, la procédure. Le droit criminel, très médiatique, n’est guère en pointe : il n’y a que de rares œuvres estampillées dans ce domaine ultra spécialisé38. Le droit comparé est rare ; on trouve un seul ouvrage de l’italien Beccaria qui, avec son célèbre traité Des délits et des peines (1764), prétendait refonder le système pénal en Europe à l’aune des Lumières. Leclerc (de Nancy) en possède 37 exemplaires contrefaits39.
La rumeur faisait de Jousse ou de Denisart des valeurs « sûres » de la contrefaçon juridique. Quel est le verdict de l’estampillage ? D’après les données compilées, c’est surtout Daniel Jousse (1704-1781) qui vient en tête, en termes de nombre d’exemplaires contrefaits40. Après lui, c’est son confrère Robert-Joseph Pothier, lui aussi juge du présidial d’Orléans, qui s’impose par le nombre d’exemplaires estampillés de ses ouvrages. Ses Œuvres sont estampillées à raison de 3 300 exemplaires, ce qui confirme sa réputation d’éminent civiliste (il servira de base au droit des obligations dans le Code civil de 180441). En revanche, si l’on prend en considération le nombre d’occurrences, c’est-à-dire de professionnels dont le stock de contrefaçons comprend un même auteur, Henri-François d’Aguesseau et ses Œuvres viennent en tête. Ainsi la contrefaçon, révélatrice de la demande, rend-elle un hommage éloquent à l’immense travail du garde des sceaux de Louis XV (1668-1751).
On ne trouve, en revanche, qu’un seul juriste bourguignon dont l’œuvre soit estampillée : Charles Fevret (1583-1661), auteur d’un Traité de l’abus, avec un exemplaire repéré chez l’imprimeur-libraire dijonnais Jean-Baptiste Capel – exemplaire qui proviendrait de Lausanne42. Toujours est-il que l’influence de certains auteurs, anciens en particulier, demeure locale. Hors du ressort judiciaire concerné, ils restent peu demandés.
Tableau n° 3 : Les auteurs contrefaits les plus importants (en nombre d’exemplaires estampillés).
Auteur | Quantité | Nombre d’imprimeurs-libraires concernés |
Robert-Joseph Pothier (1700-1777) | 295 | 9 |
Daniel Jousse (1704-1781) | 125 | 7 |
Jacques Raveneau (1635-) | 200 | 1 |
Nicolas-Louis Bourgeois (1710-1776) | 104 | 1 |
Guy du Rousseaud de La Combe (-1749) | 101 | 1 |
Bosquet (-1778) | 66 | 2 |
Henri-François d’Aguesseau (1668-1751) | 69 | 11 |
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1 Dans le système des libraires de Paris, en vigueur au XVIIIe siècle, il recouvre trois sections : A. Droit canon et ecclésiastique ; B. Droit civil ; Droit ancien, Droit naturel et public ; C. Jurisprudence et pratique.
2 Cf. le dossier essentiel dirigé par Jean-Dominique Mellot avec la collaboration de Marie-Hélène Tesnière, « Production et usage de l’écrit juridique en France du Moyen Âge à nos jours », Histoire et civilisation du livre, I, 2005.
3 Frédéric d’Agay, « Quatre-vingt mille magistrats », dans La Révolution de la justice, des lois du Roi au droit moderne, dir. Philippe Boucher, Paris, Monza, 1989.
4 Sa part de marché reste faible (autour de 3 % à 5 %), mais elle tend à s’accroître lorsque les circonstances politiques incitent le public à se passionner pour les affaires liées au droit : ainsi en est-il des procès célèbres, ou encore des heurts médiatiques qui opposent l’autorité monarchique aux parlements. En tels cas, le livre de droit occupe jusqu’à 30 % du marché, comme à Rouen lorsque le parlement de Normandie s’oppose violemment à l’autorité royale : Jean Quéniart, L’imprimerie et la presse à Rouen au XVIIIe siècle, Paris, Klincksieck, 1969. On sait, en effet, que 7 % des demandes de privilèges intéressent spécialement l’édition juridique : Jean-Louis et Maria Flandrin, « La circulation du livre dans la société du XVIIIe siècle : un sondage à travers quelques sources », dans Livre et société dans la France du XVIIIe siècle, dir. François Furet, Paris, Mouton, t. II, 1965, p. 49-50.
5 Sur l’influence des ouvrages de droit, notamment des factums, sur l’opinion publique : Sarah Maza, Vies privées, affaires publiques. Les causes célèbres de la France prérévolutionnaire, Paris, Fayard, 1997.
6 Sur la pecia : Anne Lefebvre-Teillard, « Le livre juridique manuscrit (XIIe-XVe siècle) », dans Production et usages…, op. cit., p. 11-31.
7 Ainsi, la bibliothèque particulière des chanceliers de France se limitait-elle à une trentaine d’œuvres, mais elles étaient toutes, rappelons-le, de grande qualité et d’une immense valeur.
8 L’ordonnance de Moulins (février 1566), élaborée sous l’autorité du chancelier de l’Hôpital, conditionne (dans son art. 78) toute impression de livre nouveau à l’obtention préalable d’un privilège de la Grande Chancellerie.
9 Ces mesures sont censées être assez dissuasives pour protéger le commerce légal dans un domaine où, au XVIIIe siècle, on évaluait à un bon tiers la part du marché français du livre dominé par les contrefaçons d’où qu’elles viennent. On renverra en particulier le lecteur à l’ouvrage Les presses grises. La contrefaçon du livre, XVIe-XVIIIe siècles, dir. François Moureau, Paris, Aux amateurs de livres, 1988.
10 On distingue principalement deux sortes d’ouvrages dont la production et la circulation étaient illégales : d’une part ceux qui ont été formellement interdits (ouvrages prohibés), d’autre part ceux qui dupliquent des livres autorisés, en violant le privilège octroyé aux éditeurs ou aux auteurs (ouvrages contrefaits). Pour la contrebande, cf. la belle étude d’André Ferrer, Tabac, sel, indiennes : douane et contrebande en Franche-Comté au XVIIIesiècle, Besançon, Presses universitaires de Franche-Comté, 2002, ainsi que l’étude déjà ancienne de Jean-Pierre Belin, Le commerce des livres prohibés à Paris de 1750 à 1789, Paris, Belin, 1913.
11 Marie-Anne Merland, « Tirage et vente de livres à la fin du XVIIIe siècle : des documents chiffrés », Revue française d’histoire du livre, 1973, p. 87-112.
12 Sur l’estampillage des contrefaçons prescrit par les arrêts du 30 août 1777 et sa mise en œuvre, voir notamment Anne Boës et Robert Dawson, « The legitimation of contrefaçons and the police stamp of 1777 », Studies on Voltaire and the eighteenth century, vol. 230, 1985, p. 461-484 ; Jeanne Verrin-Forrer, « Livres arrêtés, livres estampillés, traces parisiennes de la contrefaction », Les Presses grises…, op. cit., p. 101-112 ; Jean-Dominique Mellot et Élisabeth Queval, « Pour un repérage des contrefaçons portant l’estampille de 1777 au département des livres imprimés », Mélanges autour de l’histoire des livres imprimés et périodiques, dir. Bruno Blasselle et Laurent Portes, Paris, Bibliothèque nationale de France, 1998, p. 178-194. Pour une comparaison avec l’opération effectuée en Picardie, voir Albert Labarre, « L’estampillage des contrefaçons à Amiens en 1778 », Bulletin du bibliophile, 2011, n° 2, p. 338-364.
13 Elles sont conservées au sein de la série C des archives de la Côte-d’Or (ADCO, C 380-381), tandis que les archives de l’inspecteur de la librairie Jean Cortot, compétent en Bourgogne, le sont dans la série E (642). Pour celles de l’estampillage d’Orléans, la source, depuis la destruction des archives du Loiret en 1940, est à la BnF, ms. fr. 21 831, f. 120 et suiv. Pour Nancy, Ibid., f. 55 et s.
14 C’est ce qu’annonce le préambule de l’arrêt du Conseil : « Sa Majesté a pensé… que cet acte d’indulgence… serait, pour l’avenir, le gage de leur circonspection. »
15 Le Camus de Néville, lettre du 31 octobre 1777 : minute originale conservée à la BnF, ms. fr. 22 180, f. 199-200.
16 ADCO, C 380-382.
17 Sont manquants les éléments relatifs aux imprimeurs-libraires de Bourg-en-Bresse (Comte), Châtillon-sur-Seine (Sellier), Mâcon (Arnaud et Jean-Philippe Goery), Semur-en-Auxois (Darcy).
18 A. Boës et R. Dawson, art. cit. ; R. Dawson, The French booktrade and the « permission simple » of 1777 : copyright and public domain, Oxford, Voltaire Foundation, 1992.
19 Ainsi, à Chartres la corporation mène son enquête après dénonciation de particuliers qui font commerce de librairie sans titre (avril 1778).
20 Delorme de La Tour (1745-1799), imprimeur libraire à Chalon, revendique son titre d’inspecteur de la librairie pour le Châlonnais. Mais après échange épistolaire avec le directeur de la Librairie, il ne s’oppose pas à ce que Cortot conduise l’inspection dans la ville de Chalon. Lettre de Delorme à Le Camus de Néville, directeur de la Librairie, 20 décembre 1778, ADCO, C 381. Cf. aussi Pierre-Jean Gauthier, « Recherches sur les anciens maîtres imprimeurs chalonnais et leurs successeurs directs », Mémoires de la Société d’histoire et d’archéologie de Chalon-sur-Saône, 1913, p. 83-205.
21 En particulier l’article 18 de l’arrêt du Conseil du 30 août 1777 dispose : « Il y aura près chacune des Chambres syndicales un Inspecteur dont les fonctions s’étendront dans tout l’arrondissement desdites Chambres syndicales. » L’article suivant précise la nature de leurs fonctions : « Ils doivent être présents à l’ouverture de caisses contenant des livres et ils adressent au garde des sceaux des inventaires détaillés d’ouvrages considérés comme interdits ou contrefaits. Ils ont aussi le droit d’effectuer des visites chez les professionnels du livre. »
22 Ce que confirme le dépouillement du Registre de la communauté des imprimeurs-libraires (Dijon, Bibl. municipale, ms. 745). Les dépenses y excèdent toujours les recettes.
23 Les opérations ont concerné : Nancy (août 1778), Orléans (janvier 1778), Dijon (novembre-décembre 1777).
24 Capel écrit avoir reçu entre-temps des livres contrefaits, d’où une seconde déclaration postérieure à la première. Ont été reçus, parmi les ouvrages de droit, le Traité de l’abus de Fevret, les Institutes de Justinien, les Œuvres complètes de Furgole, le Traité des injures de Dareau, le Droit des gens de Vattel, le Traité de la procédure civile de Pothier.
25 À Beaune, François Bernard établit deux listes successives : dans la première, on trouve 1 022 exemplaires ; dans la seconde, 1 201 exemplaires, déclaration du 6 février 1779, ADCO, C 381.
26 Dans le procès-verbal de Charles Vast à Amiens, c’est encore pire : on passe d’un coup de l’art. 22 à l’art. 26 ; il manque donc trois articles pour lesquels les informations sont lacunaires, BnF, ms. fr. 21 834, f. 43 v°-44 r°.
27 BnF, ms. fr. 21 831, f. 127 v°.
28 S’agit-il de Defay reçu en octobre 1757 ? Il avait commencé à travailler en 1730 et c’est certainement son fils Antoine-Marie (1747-1793) dont il est question ici. Defay père désigne Antoine II Defay, qui meurt en 1779, cf. Michel-Hilaire Clément-Janin, Les imprimeurs et les libraires dans la Côte d’Or, paris, Picard, 1883, p. 63-67.
29 Lors de cette opération d’estampillage, les professionnels en exercice dans les Trois-Évêchés et dans le duché de Lorraine sont tous mis sous la coupe de la chambre syndicale de Nancy. Mais en 1781, une chambre syndicale de la librairie de plein exercice est créée à Metz, après démembrement partiel de celle de Nancy.
30 Rappelons que le libraire P.-P. Charles (Blois) possède une édition de l’un des traités de Pothier, mais sans qu’on en connaisse le nombre d’exemplaires précis.
31 Ainsi pour Langres, situé dans le ressort de la chambre de Dijon : la ville, qui disposait de peu de manufactures, renfermait en revanche de nombreuses juridictions et était pourvue d’un siège épiscopal important : celui du duc-archevêque de Langres, aussi pair de France. Cité judiciaire, la ville était également le siège de douze juridictions ; pas moins d’une centaine de gens de justice y plaidaient ou y rendaient la justice.
32 Louis Desgraves, Montesquieu, Paris, Mazarine, 1986, p. 315.
33 BnF, ms. fr 21 831, f. 131 (article 2).
34 Jacques Causse fut imprimeur du parlement de Bourgogne, de l’intendance, de la ville et de l’académie de Dijon. Reçu imprimeur par arrêt du Conseil du 4 juin 1753, il se démet en faveur de son fils Pierre Causse en 1788. Cf. M.-H. Clément-Janin, Les imprimeurs…, op. cit. p. 53-54.
35 BnF, ms. fr. 21 831, f. 79.
36 Christian Chêne, L’enseignement du droit français en pays de droit écrit (1679-1793), Genève, Droz, 1982.
37 Pierre-Nicolas, Berryer, Souvenirs de M. Berryer, doyen des avocats de Paris, 1774-1838, Paris, A. Dupont, 1839, vol. I, p. 79.
38 Les œuvres pénales contrefaites sont constituées de commentaires de l’ordonnance criminelle de 1670, qui unifiait la procédure pénale dans tout le royaume (elle confirmait, également, le mode d’enquête inquisitoire et confiait ainsi de larges pouvoirs au juge).
39 Visite du 6 août 1778, BnF, ms. fr. 21 831, f. 4.
40 Sur ce célèbre juriste, Daniel Jousse : un juriste au temps des lumières, 1704-1781, dir. Corinne Leveleux-Teixera, Limoges, Presses universitaires de Limoges, 2007.
41 Antoine-Jean Arnaud, Les origines doctrinales du Code civil français, Paris, LGDJ, 1969.
42 Et serait vraisemblablement une production de la Société typographique de Lausanne (STL), l’une des deux principales officines suisses spécialisées dans la contrefaçon française, avec la célèbre Société typographique de Neuchâtel (STN). C’est ce que suggère l’inventaire d’estampillage pratiqué chez Capel, ADCO, C 381.