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L’origine lyonnaise de la fausse édition Bassompierre du Bélisaire de Marmontel (1777)

Daniel DROIXHE

Université libre de Bruxelles – Université de Liège

Dans un remarquable article sur « Les éditions lyonnaises de l’Histoire des deux Indes de l’abbé Raynal », Claudette Fortuny a établi qu’un certain nombre d’éditions clandestines ou de contrefaçons du grand ouvrage prérévolutionnaire étaient dues à la collaboration mise en œuvre par un « réseau lyonnais ». Celui-ci serait « organisé autour des Regnault père et fils, avec la participation des imprimeurs Claude Faucheux et Claude Vialon et probablement d’autres ateliers occasionnels1 ». Une concurrence évidente opposait, à propos de Raynal, le réseau en question et le duo formé par l’imprimeur Clément Plomteux et le Maastrichtois Jean-Edme Dufour2.

Par ailleurs, Cl. Fortuny a pu imputer aux Lyonnais une édition des Œuvres complètes d’Helvétius qui se présentait en 1774 comme émanant de l’atelier de « Bassompierre Père et Fils », mais dont Ph. Vanden Broeck, dès le début des années 1980, avait mis en doute l’authenticité de l’adresse sur la base de l’ornementation3. Il apparaissait ainsi que les deux volumes de cette édition reproduisant De l’esprit provenaient des presses de Faucheux et que ceux proposant De l’homme avaient les caractères de son confrère Vialon. Plomteux et Dufour ne manquèrent pas de donner en quelque sorte un écho ou une réplique à l’entreprise frauduleuse des riverains du Rhône et de la Saône, car ils imprimèrent successivement sous la fausse adresse de Londres les Œuvres complettes du philosophe, de 1775 à 17774.

Ph. Vanden Broeck, se fondant sur le même critère ornemental, crut pouvoir établir une relation entre la fausse édition liégeoise d’Helvétius et un autre ensemble : les Œuvres complettes de M. Marmontel parues en 1777 sous l’adresse « A LiEGE, Chez BASSOMPIERRE, fils, Libraire5 ». Cl. Fortuny a confirmé que, sur les 11 volumes de l’ouvrage, trois d’entre eux – comportant le Bélisaire et deux volumes des Contes moraux – pouvaient être attribués à l’atelier de Vialon, et les autres à celui de Faucheux. La recherche qui suit portant sur le Bélisaire, on s’attachera brièvement au premier des deux imprimeurs.

Claude-André Vialon, reçu imprimeur-libraire en 1736, exercera jusqu’en 1779 selon l’Almanach de la ville de Lyon, qui le mentionne encore en 17826. Il est établi rue Ferrandière, au « Pélican d’or ». En 1763, il a 4 presses, mais, d’après Claude Bourgelat, inspecteur de la librairie à Lyon, « n’en fait rouler que 2 ou 2 et demi ». Il a plusieurs descendants : Guillaume et Jean-Baptiste II, nés en 1745, et Claudine, née en 1747 ; Jacqueline, née en 1752, meurt prématurément. Aussi peut-on mentionner la « famille Vialon » quand il s’agit d’éditions datant des années 1770. Quant à Claude-André Faucheux, il était le fils de Louise Vialon, sœur de Claude, de sorte que « les liens de parenté qui unissent Vialon et Faucheux », écrit Cl. Fortuny, « paraissent donc pouvoir expliquer les relations établies entre ces deux ateliers en matière de partage du travail », bien qu’il soit difficile de préciser quelle « forme d’association » unissait l’oncle et le neveu « au-delà de la solidarité familiale ». En l’occurrence, il pouvait s’agir de sous-traitance, laquelle caractérise en effet dans une très large mesure la production de Vialon. Celle-ci offre un cas « tout à fait déroutant », « et même énigmatique », tant la production signée de cette imprimerie reste confidentielle : l’activité de Vialon, quand elle est officielle, semble en effet « exclusivement consacrée à l’impression de factums et de commandes municipales ».

Jean-François Bassompierre, fondateur de l’entreprise liégeoise, devait avoir à peu près l’âge de Claude-André Vialon. Né en 1709, il avait officiellement associé son fils dès 17577. Celui-ci se signala rapidement par ses frasques amoureuses, plus que par son implication dans l’atelier de la rue Neuvice. La Gazette de Liège donnait néanmoins l’héritier de la maison Bassompierre comme ayant sa production propre en 17658. Certaines éditions vont désormais porter son seul nom, par exemple les réimpressions liégeoises du baron de Bielfeld (Progrès des Allemands, Institutions politiques). On note que, dans ce cas, les initiales du prénom semblent figurer toujours à l’adresse et que celle-ci comporte volontiers une part de revendication publicitaire pouvant s’avérer provocatrice. Bassompierre fils ajoute la mention « A Leyde, & se vend à Leipsick, en Foire » au titre des Institutions politiques de Bielfeld en 17689. Il affiche « À Lausanne, Et se vend à Leipsick » au titre De la santé des gens de lettres de Tissot, en 176910. Grasset, qui avait fait des ouvrages de Tissot une de ses spécialités, devait ici se sentir particulièrement défié. Jean-François Bassompierre père décède à la fin de l’année 1776 ou au début de l’année 1777. Comme en témoigne la Gazette de Liège en février 1776, l’héritier avait pris possession de la maison paternelle enseignée au Moriane, c’est-à-dire au Nègre, où se trouve installée l’imprimerie – là où avait été reçu Marmontel en 176711. La succession donne immédiatement lieu à des tensions : la sœur de Jean-François fils, Anne-Catherine, annonce la poursuite des activités en tant que « seule propriétaire de toute l’imprimerie de son père ». « Elle fait son commerce sous sa seule signature… ». On imagine l’ironie que devait comporter l’emprunt du nom de « Bassompierre fils », celui-ci se trouvant dérobé par un concurrent d’une responsabilité qui, en outre, lui échappait.

Illustration n° 1 : Collection D. Droixhe.

Illustration n° 2 : Collection Daniel Droixhe.

Il est déjà indicatif d’une falsification du nom de « Bassompierre, fils, Libraire » que celui-ci apparaisse sans initiales au titre de sa prétendue édition de Bélisaire, qui se donne comme le « Tome troisième » des Œuvres complettes de M. Marmontel (ill. 1). Non moins significatifs sont l’avant-titre et la page de titre du tome premier de l’édition « Bassompierre » des Incas, qui serait donc imputable à Faucheux (ill. 2). La typographie, la disposition générale des informations, les qualifications de Marmontel et de Bassompierre fils, le libellé, en avant-titre, des Œuvres complettes de M. Marmontel et des Œuvres completes de M. de Marmontel : tout diffère. Même les frontispices sont d’une facture différente. Les Incas, dont le premier volume forme le tome X, méritent ici une mention spéciale, car l’exemplaire qu’on possède offre une double page de titre : l’une avec l’adresse liégeoise, l’autre, de composition analogue, avec l’adresse parisienne de « Lacombe », agrémentée de la mention : « Avec approbation, et privilege du Roi »… Faucheux avait mis de son côté tous les atouts d’une distribution ventilée.

L’attribution à Vialon du Bélisaire et des Contes moraux repose sur trois compositions typographiques figurant dans les Instructions sur l’usage de la houille de Gabriel-François Venel, publiées en 1775 à l’adresse lyonnaise de Gabriel Regnault, mais dont Cl. Fortuny a montré qu’elles sortent en fait des presses de Vialon. On trouve le détail de ces correspondances dans le répertoire Maguelone, catalogue informatisé d’un grand nombre d’ornements lyonnais, mis en ligne par l’École Nationale Supérieure des Sciences de l’Information et des Bibliothèques. Le bandeau qui ouvre le tome I des Contes et le Bélisaire figure également en tête des Instructions (ill. 3).

Illustration n° 3 : Marmontel, Contes moraux, Liège, Bassompierre [famille Vialon], 1777, t. I [O., 1], p. 1 ; Bélisaire [O., 3], p. 1 et 205 Fragments de philosophie morale ; Venel, Instructions, Avignon et Lyon, Gabriel Regnault [famille Vialon], 1775, p. 1 et 278 – Maguelone, m0079.

C. Fortuny recourt également à la procédure des « chaînes d’ornements » pour rapprocher les trois volumes de Marmontel et le répertoire de Vialon à partir d’une composition en vignette qui apparaît dans les « fausses liégeoises » d’Helvétius et dans telle édition parue sous l’adresse parisienne des « Libraires Associés », également imputable à l’atelier des Vialon. L’ornement est abondamment utilisé, en deux versions différentes, dans les deux tomes des Contes et dans le Bélisaire. Sous une première forme, il décore notamment la page de titre de ce dernier, ce qui lui confère une sorte de valeur d’emblème (ill. 4).

Illustration n° 4 : Marmontel, Contes moraux, Liège, Bassompierre [famille Vialon], 1777, t. I [O., 1], p. 141, 227 et 319 ; t. II [O., 2], p. 71 ; Bélisaire [O., 3], titre – Maguelone, m0072-1.

La même vignette, retournée, figure également à d’autres endroits du Bélisaire (ill. 5).

Illustration n° 5 : Bélisaire [O., 3], p. 24, 75, 188.

Le Bélisaire comporte encore deux autres compositions (ill. 6 et 7).

Illustration n° 6 : Bélisaire [O., 3], p. 8.

Illustration n° 7 : Bélisaire [O., 3], p. 51.

On a mis en tableau les fleurons intervenant dans ces différentes compositions. On ne les a pas rangés par grandeur, thème ou particularité, mais, de façon très empirique et provisoire, en fonction de leur ordre d’apparition à partir du bandeau. En principe, l’ordre est déterminé en allant de haut en bas et de gauche à droite, mais ce principe est souvent d’application difficile. On l’a adopté dans la mesure du possible. On suggère d’en conserver le principe quand il s’agira de décrire et définir les compositions par une série de codes renvoyant aux fleurons. Les mêmes éléments figurent dans les deux types de compositions : bandeaux et vignettes. Ils peuvent occuper des fonctions différentes selon l’assemblage et se présentent donc sous diverses formes, selon que l’emploi est horizontal, vertical, oblique, etc. On a assimilé les modèles symétriques.

La question de l’échelle des reproductions s’est posée en raison des grandes différences de taille que présentent les fleurons. Le principe de l’échelle commune garantissait le maximum d’authenticité des reproductions. Mais certaines prenaient des formes disproportionnées par rapport à l’ensemble, tandis que d’autres, trop petites, défiaient l’identification. On a donc choisi d’élever l’échelle à 200 %. Ces variations n’influent guère, du moins dans l’immédiat, sur le projet de classement informatique des types de fleurons, que nourrit la Société wallonne d’étude du dix-huitième siècle, avec l’aide du Service informatique de la Faculté de Philosophie et Lettres de l’Université de Liège et particulièrement de François Putz12. Dans cette perspective, on a tâché d’identifier ces modèles généraux dans trois catalogues typographiques :

– Pierre-Simon Fournier, Manuel typographique, utile aux gens de Lettres, et à ceux qui exercent les différentes parties de l’Art de l’Imprimerie. Par Fournier, le jeune, Paris, Chez l’Auteur, rue des Postes ; J. Barbou, rue des Mathurins, 1766, t. II, p. 94 et suiv. (« Vignettes »). Code : Fo + police + numéro(s) du fleuron dans la liste générale, qui couvre l’ensemble de manière continue ;

– [Johannes Enschedé] Proef van letteren, welke gegooten worden in de Nieuwe Haerlemsche Lettergietery van J. Enschedé, Haarlem, 1768. Code : En + police + numéro(s) du fleuron dans la police, selon une numérotation discontinue ;

– [Clément Plomteux] Recueil des caractères, et fleurons en fonte, qui se trouvent dans l’Imprimerie de C. Plomteux. A Liege. 1784. Code : Plo + type de fleurons + page + numéro(s) du fleuron établi(s) en fonction de la succession dans la série (« Fleurons sur divers corps », p. [59-64] ; « Fleurons vieux », p. [65-68] ; « Fleurons pour faire des cadres », p. [69-71]).

Tableau n° 1 : Table des fleurons utilisés par le Lyonnais Vialon dans l’édition de Bélisaire à la fausse adresse de « Liège, Bassompierre ».

1

2 FoProm110/PloFDC61, 5

3

4 FoPa007/PloDC59, 3

5

6

7 FoProm141/FoGrom301-302

8 FoCi229/FoGrom313

9

10

11 FoGrom294

12 FoPal339

13

14 FoNom033-34/FoProm108-109/FoCi172-173/EnMed24/PloFc60, 15/PloFc61, 13-14,17-18/PloFv66,9-10

15 FoNom046

16 FoPa002/FoNom018/FoCi168

17

18 FoPcan361

19 FoProm098/FoCi184/EnMed18

20 FoNom043/PloFDC62,9

21

22 FoProm124/FoCi182-183

23 FoCi169-170/FoSaug237-238/EnAug04/EnMed03

24

25

26 FoProm106/EnGal08/

27 FoSaug142/FoPpr322-323/PloFDC63, 2-3

28

29

30

On ne s’étonnera guère que le catalogue français de Fournier domine dans ce fragment de répertoire de Vialon. Les fleurons partagés avec Plomteux (1, 4, 20, 27) ou Enschedé (19, 23, 26) sont des modèles très généraux. Le type 14, qui figure chez les deux imprimeurs, se présente sous des formes variées ou incertaines, en raison de l’usure, de l’encrage, de l’insertion dans la composition, etc. Un répertoire, le plus précis possible, constitué de formes suffisamment nettes, serait souhaitable afin de constituer une table générale, internationale, des « archétypes » de fleurons. La première étape de la constitution d’un tel classement reposerait, en ce qui concerne la recherche menée à Liège, sur la mise en rapport de la table des fleurons Bassompierre avec les catalogues mentionnés ci-dessus13.

Le même type de travail sur la base du matériel ornemental de Clément Plomteux et de Jean-Edme Dufour pourrait rapidement s’opérer en raison des enquêtes dont ont fait l’objet les imprimeurs mosans – comme celle que présente dans ce volume l’étude de M. Collart.

À partir de là, l’association informatique des éléments constitutifs d’une composition déterminée permettrait d’enregistrer les combinatoires identiques ou proches, en vue de regrouper des éditions assignées ou assignables à un atelier, notamment dans le cas de contrefaçons ou d’éditions clandestines. On peut persister à croire que la procédure ouvrira tôt ou tard le chemin inévitable de nouvelles identifications et de découvertes non négligeables en histoire du livre.

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1 Cl. Fortuny, « Les éditions lyonnaises de l’Histoire des deux Indes de l’abbé Raynal », Histoire et civilisation du livre, II, 2006, p. 169-188. Attribution reprise dans : Guillaume-Thomas Raynal, Histoire philosophique et politique des établissements et du commerce des Européens dans les Deux-Indes, éd. A. Strugnell et al., Ferney-Voltaire, Centre international d’étude du XVIIIe siècle, 2010, t. 1, p. liv et suiv. : 1772 : O1 ; 1773 : O1-O3.

2 Ibid. : 1772 : O2-O3 ; 1773 : O7-O8. Voir D. Droixhe et N. Vanwelkenhuyzen, « Les premières contrefaçons de l’Histoire des deux Indes », dans Signatures clandestines et autre essais sur les contrefaçons de Liège et de Maastricht au XVIIIe siècle, Oxford, Voltaire Foundation, 2001, p. 115-134.

3 Attribution enregistrée dans David Smith, Bibliography of the writings of Helvétius, Ferney-Voltaire, Centre international d’étude du XVIIIe siècle, 2001, p. 1 et suiv. : O.1 ; Ph. Vanden Broeck, Supplément à la Bibliographie liégeoise de X. de Theux. Dix-huitième-siècle – 1, Université libre de Bruxelles, Centre de philologie et d’histoire littéraire wallonnes, 1984 [inédit].

4 David Smith, Bibliography…, op. cit., p. 11 et suiv. : O2, O3.

5 BnF, Dép. des Arts du Spectacle, 8-RF-11892.

6 Gens du livre à Lyon au XVIIIe siècle (en ligne : http://dominique-varry.enssib.fr/node/198 [consulté le 1er mai 2017]).

7 D. Droixhe, Une histoire des Lumières au pays de Liège. Livre, idées, société, Liège, Éd. de l’Université, 2007, p. 92 et suiv.

8 1765, n° 3 ; 1769, n° 24.

9 D. Droixhe, Une histoire des Lumières…, op. cit., illustration 05 03.

10 Ibid., illustrations 05 01, 05 02.

11 Gazette de Liège, 1776, n° 20.

12 Nous remercions vivement monsieur Djörn-Olav Dozo, Directeur du C.I.P.L. pour le soutien accordé à notre recherche.

13 Base de données Môriane (en ligne : http://promethee.philo.ulg.ac.be/moriane2015/ morCompoSelectAtomes.aspx)