Introduction
Stéphane HAFFEMAYER
Université de Caen ; CRHQ
Patrick REBOLLAR
Université Nanzan, Nagoya ; équipe Hubert de Phalèse ; RIM
Yann SORDET
Bibliothèque Mazarine ; Centre Jean Mabillon
Ce dossier rassemble vingt-quatre contributions issues d’un colloque international qui s’est tenu en juin 2015 à Paris, à la bibliothèque Mazarine et à la bibliothèque de l’Arsenal. Sa publication a été rendue possible par le soutien de la fondation Simone et Cino Del Duca1.
Le répertoire des mazarinades, quelles que soient les limites qu’on lui reconnaît2, est aujourd’hui estimé entre 5 500 et 6 000 éditions ou impressions, produites sous la Fronde entre 1648 et 1653. Considéré comme un « océan » (Christian Jouhaud), un « labyrinthe » (Michel de Certeau) ou un « déluge » (Hubert Carrier), cet ensemble documentaire dispose toutefois d’une relative cohérence, bien perçue dès le XVIIe siècle, de sorte que son contenu fait aujourd’hui consensus pour un public qui s’étend bien au-delà des dix-septièmistes et des historiens du livre. Cela tient en partie aux descriptions bibliographiques de la seconde moitié du XIXe siècle (Célestin Moreau et al.) qui constituent encore aujourd’hui des outils de référence fondamentaux.
Pour autant, il faut attendre les travaux de Christian Jouhaud et d’Hubert Carrier, à partir du milieu des années 1980, pour disposer d’approches globales et méthodiques de cet ensemble, à la fois historiques, sociologiques et littéraires. Leurs livres ont immédiatement et durablement marqué la recherche, aussi bien en France qu’à l’étranger3.
Un quart de siècle plus tard, le temps était venu de faire le point et de susciter d’autres questionnements, en tenant compte de nouvelles méthodologies et de nouvelles technologies. De la récente réception des archives d’Hubert Carrier à la Bibliothèque Mazarine jusqu’à la disponibilité croissante de mazarinades en ligne4, en passant par un signalement catalographique pertinent des mazarinades dans un nombre croissant de bibliothèques, les ressources et l’instrumentarium offerts aux chercheurs se sont étendus et renouvelés. Plusieurs études et quelques thèses, en cours ou achevées, ont déjà commencé l’exploration de ce nouveau domaine, à la faveur d’enquêtes sur la Fronde et ses acteurs, par des travaux sur les différents genres textuels convoqués ou alimentés par les mazarinades, ou en traitant des formes de la communication imprimée en contexte de crise politique. Leurs auteurs, pour la plupart, ont répondu à l’appel à communications dont ce dossier donne à voir les fruits.
Deux principes nous ont guidés. D’abord, la volonté de ne pas limiter les chercheurs à l’étude stricto sensu des mazarinades mais, à la faveur d’un élargissement à la fois chronologique, géographique et générique, de permettre des comparaisons avec d’autres phénomènes pamphlétaires ayant marqué l’histoire de l’édition européenne (en Espagne, lors de la sécession catalane de 1640-1652, au Danemark pendant la « guerre des pamphlets » de 1770…). Ensuite, le choix épistémologique de rapprocher les disciplines, afin que les chercheurs confrontent leurs sources, leurs traditions scientifiques et leurs modes d’analyse. Nous avons donc souhaité maintenir ces contributions groupées au sein d’une livraison de la revue Histoire et civilisation du livre, même si quelques-unes relèvent davantage de l’histoire littéraire ou de l’histoire des idées politiques. Le dossier manifeste ainsi la diversité des disciplines et la complémentarité des approches que se doit de convoquer l’histoire du livre et des médias : évaluation et reconstitution des collections, analyse de la production typographique et de la diffusion éditoriale, étude de la réception et des usages politiques de l’imprimé, confrontation des répertoires pamphlétaires européens de l’âge classique, sans oublier l’instrumentation numérique du patrimoine écrit qui, depuis une quinzaine d’années, renouvelle non seulement les modes d’accès aux sources, mais aussi leurs protocoles d’investigation (lexicologique, bibliographique, etc.).
Rappelons que les mazarinades bénéficient d’une tradition bibliographique solide. Le premier ouvrage qui leur est consacré est aussi le dernier texte imprimé de Gabriel Naudé. Le Jugement de tout ce qui a esté imprimé contre le cardinal Mazarin (ou Mascurat, du nom de l’un des deux protagonistes de cette œuvre en forme de dialogue), parfois considéré comme une mazarinade, est surtout une remarquable « bibliographie » sur le vif qui, comme la Bibliographia politica que Naudé avait publiée précédemment (Venise 1633), présente et analyse un répertoire sous la forme originale d’un discours continu et fluide. Par la suite, des mazarinades sont citées par la Bibliographie instructive de Debure au XVIIIe siècle ou dans le Manuel du libraire de Brunet au XIXe, mais le socle bibliographique du corpus est véritablement constitué par Célestin Moreau, qui publie en 1850-1851 un répertoire tendant pour la première fois à l’exhaustivité : sa Bibliographie des mazarinades contient 4 082 entrées, suivies de 229 notices complémentaires (chaque entrée reposant plus souvent sur un titre que sur une édition ou une émission)5. Les suppléments en seront donnés par Moreau lui-même, dans deux articles du Bulletin du bibliophile et du bibliothécaire (en 1862 et 1869), ou par des bibliographes qui s’appuieront souvent sur des ressources régionales, celles de Belgique pour Philippe Van der Haeghen en 18596, de la bibliothèque de Troyes pour Émile Socard (1876) 7, ou de collections privées et publiques bordelaises pour Ernest Labadie (1903-1904) 8.
La continuité relative qui marque ces travaux ne doit pas masquer le fait que l’information bibliographique sur les mazarinades reste éparse, et suppose aujourd’hui d’interroger en complément : l’exemplaire de la bibliographie de Moreau interpolé par Armand d’Artois puis par Hubert Carrier9 ; les inventaires publiés au XXe siècle à partir de fonds ou d’ensembles de fonds10 ; les reprises catalographiques effectuées par plusieurs bibliothèques de manière systématique et « livre en main » depuis les années 2010 (bibliothèques de l’Arsenal et Mazarine à Paris, Folger Shakespeare Library à Washington, Bibliothèque royale à Copenhague, etc.), dont l’information certes est accessible en ligne, mais pas à la manière structurée d’une bibliographie. Carrier avait caressé le projet d’une nouvelle bibliographie des mazarinades. La Bibliothèque Mazarine, qui accueille désormais ses archives et conserve une des collections les plus exhaustives, dispose des matériaux pour mener ce projet à bien, tandis que le Projet Mazarinades met en ligne un nombre croissant d’éditions scientifiques de mazarinades dématérialisées et leurs métadonnées.
En ce début de XXIe siècle, la nouveauté des regards portés sur les mazarinades procède largement du croisement des compétences entre littéraires, linguistes, historiens et conservateurs des bibliothèques. L’histoire des fonds de la Mazarine (C. Vellet) ou de l’Arsenal (B. Blasselle et S. Pascal), la localisation de mazarinades sur trois continents, en Amérique (L. Ferri), au Japon (T. Ichimaru), au Danemark (A. Toftgard), l’inventaire de pièces spécifiques relevant de formes concurrentes de journalisme politique (J.-D. Mellot et P. Drouhin) sont les préalables méthodologiques à de nouvelles enquêtes. Annonciatrices de l’avènement du français classique (A. Amatuzzi), les mazarinades révèlent un peu de leurs artifices grâce à la lexicographie (P. Rebollar, T. Matsumura). Elles mettent en scène la contestation populaire (E. Avocat) et les émotions collectives (Y. Rodier). Recourant à l’histoire, elles questionnent la nature et la représentation du pouvoir (F. Benigno, C. Saal), mobilisent le registre du symbolisme solaire avant que le roi s’en empare (M. Griesse). Elles manifestent la profondeur anthropologique, cathartique, d’une violence symbolique exprimée par le rire (C. Nédelec). Outils de communication, elles mettent les pouvoirs au défi de la séduction ou de la conquête de l’opinion (S. Haffemayer), mobilisent d’obscurs plumitifs mais aussi des plumes ciselées comme celles de Sarasin (A. Génetiot) ou d’un Naudé conseiller en communication (F. Queyroux). Le nécessaire comparatisme a révélé des parentés avec d’autres littératures de combat, autour de Marie de Médicis (S. Nawrocki), dans l’Espagne des années 1640 (A. Hugon et M. Ledroit) et 1670 (H. Hermant), et leurs échos résonnent dans les provinces, à Bordeaux (V. Dorbe-Larcade), en Normandie (C. Kürschner), et jusque dans les mémoires réédités au XIXe siècle (M. Tsimbidy).
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1 Organisation du colloque et direction éditoriale : Stéphane Haffemayer (Université de Caen ; CRHQ), Patrick Rebollar (Université Nanzan, Nagoya ; équipe Hubert de Phalèse ; RIM) et Yann Sordet (Bibliothèque Mazarine ; Centre Jean Mabillon). Comité scientifique : Yves-Marie Bercé (Académie des Inscriptions et Belles-Lettres), Michel Bernard (Université Paris 3, équipe Hubert de Phalèse), Jean-Marie Constant (Société des études du XVIIe siècle ; Université du Maine), Tadako Ichimaru (Université Gakushuin, Tokyo ; RIM), Jean-Dominique Mellot (BnF ; EPHE), Claudine Nédelec (Université d’Artois), Pierre Ronzeaud (Aix Marseille Université, CIELAM), Myriam Tsimbidy (Université Bordeaux 3, CEREC), Christophe Vellet (Bibliothèque Mazarine). La préparation éditoriale de ce numéro a bénéficié du concours de Nicolas Dujardin et de Gabrielle Sordet.
2 Parmi les critères d’in (ex) clusion : celui de la taille (les deux Mascurat de Gabriel Naudé ou le Recueil de maximes veritables du chanoine Claude Joly, vastes monographies dont le format excède celui du libelle, doivent-ils être considérés comme des mazarinades ?) ; celui du type documentaire (un acte royal ou un arrêt du parlement imprimé relève d’un dispositif typographique qui ne doit rien au contexte pamphlétaire de la Fronde) ; celui du contenu (un canard évoquant un événement surnaturel a priori sans lien avec l’actualité politique a pu être lu comme une mazarinade).
3 Christian Jouhaud, La Fronde des mots, Paris, Aubier, 1985 (Collection historique). Hubert CARRIER, La presse de la Fronde (1648-1653) : les Mazarinades [t. 1. La Conquête de l’opinion ; t. 2. Les hommes du livre], Genève, Droz, 1989-1991 (Histoire et civilisation du livre, 19-20). Les deux volumes publiés par Hubert Carrier constituaient le prolongement d’une thèse soutenue en 1985. On mesurera le retentissement de ces publications dans l’historiographie anglo-saxonne à travers un certain nombre de compte-rendus, donnés aussi bien par de fortes personnalités de l’histoire des sociétés d’Ancien Régime (e.g. la recension publiée dès 1986 du livre de Jouhaud par J. Russell Major dans The American Historical Review), que par de jeunes chercheurs qui s’engageaient alors dans l’analyse du discours pamphlétaire et des médias dans l’Europe de l’âge classique (e.g. la critique du même livre donnée par Jeffrey Sawyer, en 1986 également, dans The Journal of Modern History).
4 Voir les numérisations accessibles dans Gallica, Europeana, Archive.org ou Google books, ainsi que le Projet Mazarinades, corpus en ligne interrogeable en texte intégral, développé par l’équipe des Recherches internationales sur les mazarinades.
5 Célestin Moreau, Bibliographie des mazarinades, Paris, Jules Renouard, 1850-1851, 3 vol.
6 Philippe Van der Heagen, « Notes biographiques sur les Mazarinades de C. Moreau », Bulletin du bibliophile belge, vol. 15, 1859, p. 384-395.
7 Émile Socard, Supplément à la Bibliographie des Mazarinades, Paris, H. Menu, 1876.
8 Ernest Labadie, Nouveau Supplément à la Bibliographie des Mazarinades, Paris, Henri, Leclerc, 1904. (Extrait du Bulletin du bibliophile de 1903 et 1904).
9 Bibliothèque Mazarine, Ms. 4682.
10 Charles Flowers McCombs, French printing through 1650, Mazarinades : a check list of books and pamphlets in the New York Public Library, New York, The New York Public Library, 1938 ; Robert O. Lindsay et John Neu, A Checklist of Copies in Major Collections in the United States, Metuchen (New Jersey), Scarecrow Press, 1972.