Oberthür imprimeurs à Rennes, Réd. Alison Clarke
Rennes, Écomusée du Pays de Rennes, 2015, 95 p., ill. ISBN 978-2-901429-38-8
Frédéric BARBIER
Cette agréable petite plaquette nous propose une brève monographie d’un des ateliers d’imprimerie les plus importants de France entre le milieu du XIXe et le milieu du XXe siècle. Volontairement conçue pour s’adresser à un public aussi large que possible, elle a été publiée pour accompagner une exposition organisée par l’Écomusée du Pays de Rennes (28 novembre 2015-28 août 2016).
Comme souvent, l’histoire d’une firme, c’est d’abord l’histoire d’une famille : la présentation s’ouvre par un arbre généalogique, qui nous fait remonter dans le milieu réformé de Strasbourg à la fin du XVIIIe siècle. François Jacques Oberthür (1793-1865) exerce comme graveur, et il collabore d’ailleurs un temps avec Aloÿs Senefelder lui-même pour la mise au point et l’amélioration de la lithographie23. Son fils, François Charles, naît à Strasbourg en 1818 et, après un rapide apprentissage24, entre dans l’atelier paternel en 1831, avant de devenir professeur de dessin (1834) 25, puis de venir à Paris pour se perfectionner dans la lithographie26.
L’hypothèse qui présente le passage d’Oberthür à Rennes en 1838 comme répondant à la volonté de « voir la mer », nous semble quelque peu étrange, et nous aurions plutôt tendance à croire que le jeune homme, à vingt ans à peine, accomplit un cycle d’« années d’apprentissage » en allant d’une ville à l’autre selon la pratique courante Outre-Rhin, avant de rentrer s’établir dans sa patrie. Quoiqu’il en soit, pour Oberthür, le voyage de Rennes est un tournant décisif. Il entre comme apprenti chez Marteville et Landais, imprimeurs-lithographes, avant que son patron ne lui propose, en 1842, de s’associer à lui pendant dix ans : il lui cédera alors l’entreprise. La maison prendra la raison sociale de Landais et Oberthür, puis Oberthür (1852). Dans l’intervalle, Oberthür s’est aussi marié, en l’occurrence avec Marie Hamelin, fille du libraire rennais François Marie Alexandre Hamelin (1844).
Nous sommes précisément à l’âge d’or de la lithographie, sur la technique de laquelle notre plaquette ne dit pourtant pratiquement rien. Soulignons en effet deux points : d’une part, le procédé lithographique est particulièrement approprié pour un artiste et dessinateur comme Oberthür, puisque précisément il supprime l’intermédiaire du graveur – le dessinateur travaille directement sur la pierre. D’autre part, nous entrons dans l’époque bénie de la paperasse, des formulaires et des travaux de ville de toutes sortes, toutes productions pour lesquelles la lithographie est particulièrement bien adaptée : c’est le papier à entête, ce sont les cartes de visite et les formulaires, les étiquettes et les publicités, sans oublier bien évidemment les images, cartes géographiques ou encore les partitions musicales. Deux publications récentes du Musée de l’imprimerie à Lyon insistent précisément sur l’importance économique de ces marchés pour l’ensemble de la branche de l’imprimerie27.
La conjoncture est donc très positive, encore faut-il savoir l’exploiter. Oberthür y réussit à merveille en se diversifiant du côté de la typographie, en 1854, ce qui lui permet de se lancer dans la publication d’ouvrages illustrés proprement dits. Cette même année, un coup de maître est réussi avec le lancement de l’Almanach des facteurs, dans lequel l’illustration en couleurs occupe la place centrale mais où Oberthür introduit aussi un certain nombre d’innovations, dont celles de développer une série d’informations locales en fonction des différents départements, ou encore de décliner l’Almanach en plusieurs modèles proposant une gamme de prix élargie. L’Almanach est un succès étonnant, puisque la diffusion passe de 500 000 exemplaires en 1855 à plus de 11 millions en 1914 (p. 41).
Il n’est pas utile de développer ici la saga familiale et entrepreneuriale des Oberthür jusqu’à nos jours. Soulignons pourtant le fait que leur politique audacieuse bénéficie d’un environnement porteur, avec l’intégration géographique croissante qui caractérise la France, notamment sous le Second Empire. Le chemin de fer touche Rennes en 1857, alors même que Paris connaît, avec Hausmann, des travaux d’aménagement d’une ampleur inégalée. L’imprimerie traditionnelle, dominée par la logique des coûts d’expédition (de transport), passe de plus en plus dans celle des coûts de production, le personnel et les frais généraux. Alors que l’immobilier flambe, à Paris d’abord, mais aussi dans un certain nombre de grandes villes, il devient de moins en moins pertinent d’entretenir des ateliers typographiques dans les centres anciens, surtout si ces ateliers sont entrés dans une phase d’industrialisation. Les grands imprimeurs du Second Empire vont s’établir à la périphérie parisienne, tandis que certains ateliers de province captent une part croissante des affaires au niveau national et connaissent des transformations particulièrement profondes. On pense à Paul Dupont à Clichy, on pense à Mame à Tours, à Berger-Levrault à Strasbourg et à Nancy – et à Oberthür à Rennes28.
Dans cette perspective, l’exemple d’Oberthür apparaît réellement comme emblématique : l’entreprise ne peut pas s’étendre dans ses anciens locaux de la place du Palais, et l’installation, en 1869, sur un terrain acquis en périphérie (Faubourg de Paris) permet de disposer des superficies nécessaires pour un coût immobilier limité. En outre, la construction de nouveaux bâtiments en 1875 et en 1883 rend possible de rationaliser en profondeur l’outil de production. L’innovation se poursuit, tant sur le plan des techniques (un atelier photographique est créé en 1888, tandis que l’usine est bientôt éclairée à l’électricité) que sur celui des aménagements (en 1900, l’« atelier sud » constitue l’un des premiers bâtiments en France à avoir été réalisé avec des voûtes de béton) 29. Parallèlement, l’entreprise prend la forme d’une société anonyme (1909).
La plaquette fait une large place à une dimension effectivement majeure de l’action d’Oberthür, celle qui concerne la « politique sociale » (p. 15-16, et surtout p. 48 et suiv.) De fait, la maison développe une action suivie dans ce domaine, tout comme le font d’ailleurs certaines de ses principales concurrentes (Dupont, Mame, Berger-Levrault) : on évoque notamment les problèmes de la formation professionnelle, du rôle des femmes ou encore de la hiérarchie des métiers et des fonctions. La dernière partie aborde la « vie privée » des patrons, qu’il s’agisse des « campagnes » des environs de Rennes ou des bords de mer30, de la conquête de la notabilité, ou encore des intérêts plus personnels des uns et des autres, pour la musique, pour la randonnée, pour l’entomologie et pour la botanique31. La passion se lègue de père en fils, mais elle s’allie à l’acquisition de connaissances scientifiques très réelles et remarquables. On le voit, ces pages donnent de riches aperçus dans le domaine, aujourd’hui si fort en vogue, qui est celui de l’anthropologie historique.
Bien d’autres éléments seraient à évoquer : on pense par exemple à la politique éditoriale elle-même, ou encore, pour en revenir à l’anthropologie, au rôle de l’appartenance religieuse et au glissement progressif du luthéranisme au catholicisme (à l’époque de François Charles Oberthür). Un des grands intérêts de cette plaquette réside par ailleurs dans la richesse et dans la pertinence de son illustration. Si nous devions émettre un regret, ce serait celui de ne pas disposer des références d’archives32 ou de bibliographie permettant de connaître précisément les sources des points successivement abordés. L’information dans le domaine de l’histoire du livre est relativement insuffisante (l’Histoire de l’édition française n’est pas même citée dans la brève bibliographie figurant p. 94), même pour un ouvrage qui vise d’abord à présenter la « mémoire Oberthür » à Rennes et dans la région. Elle aurait fourni des éléments de contextualisation éventuellement intéressants (de même, d’ailleurs, qu’une brève Histoire de Rennes). Mais il ne faut pas bouder notre plaisir, et il ne faut pas non plus demander à un type d’ouvrages comme celui-ci ce qu’il n’était sans doute pas destiné à nous donner.
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23 Nouveau dictionnaire de biographie alsacienne [ci-après NDBA], n° 28, p. 2881 et suiv. (l’auteur de la plaquette ne semble pas connaître cette référence). La notice de François Jacques Oberthür indique comme date de décès 1863 à Bischwiller, et précise que l’intéressé était fils de François Antoine Oberthür, perruquier. Il se marie à deux reprises à Fribourg-en-Brisgau, où il dirige l’Institut artistique de la librairie Herder. Il compte alors Winterhalter parmi ses élèves.
24 Le NDBA signale que cet apprentissage s’est fait auprès des frères Christophe et Jean-Urbain Guérin, et auprès du statuaire André Friedrich. Signalons que ce dernier est l’auteur du buste de Senefelder présenté à l’occasion des Fêtes de Gutenberg à Strasbourg en 1840 (Relation complète des Fêtes de Gutenberg…, Strasbourg, chez E. Simon, lithographe, 1841, p. 96). Une autre source importante est donnée par le Dictionnaire des imprimeurs-lithographes du XIXe siècle disponible en ligne sur le site de l’École nationale des chartes et qui propose une bibliographie complémentaire [http://elec.enc.sorbonne.fr/imprimeurs/node/24075].
25 Le NDBA précise qu’il est engagé comme enseignant à l’École d’arts et métiers fondée à Strasbourg par Auguste Ratisbonne, et alors dirigée par son fils, Louis Ratisbonne.
26 Bruno Delmas, « Lithographie et lithographes à Paris dans la première moitié du XIXe siècle », dans Le Livre et l’historien. Études offertes en l’honneur du Professeur Henri-Jean Martin, éd. Frédéric Barbier [et al.], Genève, Droz, 1997, p. 723-742.
27 Michael twyman, Images en couleur. Godefroy Engelmann, Charles Hullmandel et les débuts de la chromolithographie, Lyon, Musée de l’imprimerie, Panama Musées, 2007. Histoire de l’imprimé, réd. Alan Marshall, Sheza Moledina, Lyon, EMCE, 2008, 118 p., ill. (« Des objets qui racontent l’histoire »).
28 Paul Dupont, Une imprimerie en 1867, Paris, Dupont, 1867. Matthias Middell, « L’usine à livres : die Druckbzw. Buchfabrik », dans Les Trois révolutions du livre, dir. Frédéric Barbier, Bordeaux, 2001, p. 151-173 (RFHL., 110-111).
29 Il faudrait signaler ici le fait qu’un cousin Oberthür est lui-même architecte au début du XXe siècle : il s’agit de Charles Oberthür (1872-1965), étudiant à Munich et à Karlsruhe, et qui exerce à Strasbourg à partir de 1900, alors même que la ville connaît une phase de mutation urbanistique sans précédent. Il semble se retirer à compter de la décennie 1930.
30 Signalons que François Charles Oberthür décède en 1893 dans son hôtel particulier parisien, rue de Médicis.
31 Un autre imprimeur-libraire industriel, en l’occurrence le Strasbourgeois Gustave Silbermann (1804-1876), est lui aussi connu comme un entomologiste amateur. Il est l’un des fondateurs de la Revue entomologique (1835), et son Aperçu des coléoptères d’Alsace (Mulhouse, impr. J. Risler, 1831) aboutira au magnifique Catalogue des coléoptères de l’Alsace et des Vosges, qu’il publie en 1866 avec G. Wencker (Strasbourg, G. Silbermann, 1866). Auparavant, il avait aussi donné une Énumération des entomologistes vivants, complétée d’une étude sur les principales collections européennes d’entomologie, sur les sociétés spécialisées et sur les périodiques que celles-ci publient (Paris, Roret, 1835).
32 Les Archives Oberthür constituent la sous-série 4Z des Archives municipales de Rennes.