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La dualité nationale et universitaire des bibliothèques de Strasbourg et Zagreb

Une histoire parallèle entre empires, nations et régions

Daniel BARIC

Université François-Rabelais, Tours

De Reykjavik à Skopje, de Turin à Århus, l’existence de bibliothèques duales, à la fois nationales et universitaires, répond à des demandes toujours particulières, liées à des contextes spécifiques. Ces dénominations doubles, résultat d’évolutions différenciées, recouvrent des réalités diverses. Depuis la fin du XVIIIe siècle en effet, seules certaines bibliothèques sont devenues nationales tant par le rôle central qui leur échoit dans la conservation d’un patrimoine écrit que par leur ouverture à un public élargi à l’ensemble d’une communauté1. L’éducation étant devenue un enjeu essentiel, à la fois politique, économique et symbolique, des États modernes, les bibliothèques qui répondent à une double fonction, à la fois au service d’un établissement d’enseignement supérieur et comme institution centrale en charge de la préservation d’un fonds lié à un territoire (national ou régional), jouent un rôle particulier. Elles réunissent en un lieu unique le résultat d’un programme politique de préservation et de diffusion du savoir sur un ensemble territorial cohérent du point de vue administratif ou linguistique et elles suscitent en retour l’attente d’un ensemble de lecteurs qui perçoivent progressivement cette cohérence, elle-même conjoncturelle. En ce sens, les bibliothèques duales sont des révélateurs de logiques territoriales successivement mises en place.

Deux cas de figure illustrent les voies suivies par des institutions investies aujourd’hui d’une double fonction. Il s’agit de deux établissements créés au début des années 1870, aux confins occidentaux et orientaux du monde germanophone, dans des villes relevant de configurations impériales différentes, qui virent la création simultanée d’une université et l’adjonction d’une bibliothèque, dans un environnement régional où l’expression d’un particularisme identitaire (en l’occurrence, alsacien et croate) représentait localement un enjeu politique majeur. La Bibliothèque nationale et universitaire de Strasbourg (BNUS), créée pour répondre aux besoins d’une province nouvellement rattachée à l’Empire allemand, n’a jamais reçu les attributions d’une bibliothèque nationale centrale d’un État constitué. En revanche, la Bibliothèque nationale et universitaire de Zagreb (Nacionalna i sveučilišna knjižnica, NSK), à partir d’un statut régional comparable, est devenue progressivement pleinement nationale, tout en demeurant universitaire2.

Les bibliothèques de l’espace germanique occupent une place éminente dans le développement de la dualité nationale et universitaire. Ceci s’explique par la coexistence d’une multitude d’entités politiques qui se reflète dans les appellations en vigueur, hier comme aujourd’hui. On rencontre en effet à travers l’espace germanophone des bibliothèques de cour, cantonales, régionales, d’État, centrales et nationales (Hof-, Kantons-, Landes-, Staats-, Zentral-, Nationalbibliothek). Le passage du statut d’institution privée à celui d’établissement largement ouvert au public s’est produit entre la fin du XVIIIe et le début du XXe siècle3. Le changement de nom des bibliothèques devenues centrales, l’évolution à partir d’un statut d’établissement royal (ou lié à la cour) à une centralité nationale ou régionale, se fait selon le principe d’une ouverture toujours plus affirmée : la bibliothèque de la cour à Munich s’est d’abord transformée en une bibliothèque d’État (Hofund Staatsbibliothek) à partir de 1829, avant de devenir la bibliothèque centrale de Bavière (Bayerische Staatsbibliothek) à partir de 1918, sans plus de lien privilégié avec la cour4. L’institutionnalisation de la fonction centrale de certaines bibliothèques a reflété la continuité d’une autonomie régionale reconnue comme l’un des fondements démocratiques de la République fédérale. Toute une série de bibliothèques rattachées à des institutions plus anciennes accompagnent l’émergence de nouvelles universités5. Parallèlement à un tel développement, la double fonctionnalité peut apparaître avant même d’être officialisée par l’appellation de l’institution. Dans ce cas, conférer officiellement à une bibliothèque un double statut national et universitaire n’est que l’ultime étape d’un processus au long cours. L’adéquation du nom à la fonction ne se décrète pas, elle se construit, à chaque fois de manière différente, non sans générer des interrogations, voire de l’inconfort au sein de la direction et des usagers, qui sont révélateurs, au-delà de la seule bibliothéconomie, d’enjeux identitaires fondamentaux.

LE MODÈLE DE GÖTTINGEN

L’histoire des bibliothèques de Strasbourg et de Zagreb croise à plusieurs reprises celle de Göttingen, établissement modèle. Créée en 1732, l’université de Göttingen fut officiellement inaugurée en 17376. Le fonds de la bibliothèque universitaire se composait alors de doublons provenant de la bibliothèque royale à Hanovre, de celle du lycée de Göttingen, ainsi que des quelque 9 000 volumes issus de la collection privée du haut fonctionnaire Joachim Heinrich von Bülow (1650-1724). En raison de l’importance de ce don, la bibliothèque aurait pu rendre hommage à ce premier bienfaiteur et s’appeler « Bibliotheca Buloviana ». Mais comme elle s’est développée en liaison très étroite avec l’université, le patronyme Bülow est progressivement sorti de l’usage. La constitution du fonds se différenciait des autres bibliothèques universitaires en ceci que son fondateur et les bibliothécaires qui en eurent la charge avaient à l’esprit un modèle de bibliothèque universelle, qui devait être à la disposition d’un public plus important que le monde universitaire de la seule ville de Göttingen. « Il n’est d’université en Allemagne qui puisse se prévaloir d’être pourvue d’une bibliothèque si riche et si spécialisée dans tous les domaines du savoir », comme l’écrivait dès 1734 l’un de ses promoteurs, Gerlach Adolph von Münchhausen, au roi d’Angleterre George II7. Dans un rapport au gouvernement du Hanovre, Jacob Grimm confirma un siècle plus tard cette situation avantageuse. Il notait en 1833 que la bibliothèque s’était élevée « au-dessus de l’université » ; si elle occupait une position particulière, c’était non seulement parce qu’elle mettait à disposition des lecteurs les principaux ouvrages qui pouvaient se trouver dans d’autres bibliothèques, mais aussi, comme le remarquait encore un siècle plus tard son directeur (qui deviendra aussi l’administrateur de la BNUS durant la Seconde Guerre mondiale), parce qu’elle couvrait « toutes les disciplines et toutes les littératures », et jouissait de « la réputation d’un établissement européen général » : il ajoutait que ce riche fonds n’était pas « seulement à disposition des professeurs d’ici, mais de tous les érudits d’Europe, en particulier d’Allemagne8 ». Il fallut attendre 1949 cependant pour que la dénomination change (Universitätsbibliothek zu Göttingen). Devenue la bibliothèque du land de Basse-Saxe, formé après la Seconde Guerre mondiale en 1946, elle est désormais désignée comme Niedersächsische Staatsund Universitätsbibliothek. Ce changement rend compte d’une reconnaissance de l’ampleur des fonds qui sont conservés, le troisième en importance dans toute l’Allemagne après les Bibliothèques d’État de Bavière et de la fondation héritière des biens culturels prussiens à Berlin (Preußischer Kulturbesitz). Mais elle sanctionne aussi la reconnaissance d’un rôle de premier plan dans la diffusion du livre en Basse-Saxe. En 1957 échoit logiquement à la bibliothèque l’établissement d’un catalogue central pour tout le land de Basse-Saxe (Niedersächsischer Zentralkatalog)9. La bibliothèque de Göttingen n’a donc que progressivement acquis le statut double correspondant à une fonction centrale locale à rayonnement régional (et au-delà, national et international), sanctionné par son appellation, alors qu’il s’agit d’une institution aux ressources particulièrement riches, qui se trouvaient depuis deux siècles déjà à la disposition des scientifiques au-delà de l’université.

L’organisation sur un modèle dual d’une fonction liée à la fois à une université et à un territoire s’est beaucoup développée dans l’espace germanophone, indépendamment de la dénomination officielle en usage. Sur les territoires aux marges de l’Allemagne et de l’Autriche se retrouvent des modèles hybrides de bibliothèque duale qui ont développé des profils particuliers dans des contextes locaux différents. Les exemples des bibliothèques nationales et universitaires de Strasbourg et Zagreb montrent que la dualité, née d’une conception proche, peut se développer selon des modalités différentes.

LA BNUS, FONDATION ALLEMANDE EN CONTEXTE ALSACIEN

En France, la BNUS est une institution singulière par sa dualité, alors qu’existe une seule Bibliothèque nationale de France, la BnF à Paris. Elle est unique par le maintien d’un modèle centre-européen dans un cadre étatique différent, en l’occurrence fortement centralisé et en cela opposé au maillage territorial multipolaire propre au monde germanique. L’existence d’une seconde bibliothèque nationale en dehors de la BnF de Paris semble à première vue contradictoire avec le développement centralisateur et hiérarchisé français. La permanence de la dualité trouve cependant une explication logique dans la gestion par les autorités françaises du développement historique particulier de la bibliothèque.

La dualité de la bibliothèque de Strasbourg a pour point de départ les événements d’août 1870, lorsque la Bibliothèque municipale fut anéantie au cours du siège de la ville par l’armée prussienne. La bibliothèque perdit les quelque 200 000 volumes qui n’avaient pas été mis à l’abri10. Immédiatement après la fin de la guerre franco-prussienne et l’annexion de l’Alsace à l’Empire allemand, une étude fut lancée pour définir les principes et la fonction de la future bibliothèque à reconstruire. Il fut décidé qu’elle devait être organisée suivant le modèle allemand en vigueur, celui d’une institution définie à la fois par son lien universitaire et territorial.

Des bibliothécaires allemands, à l’instar de Karl August Barack (1827-1900), s’étaient prononcés en faveur de la fondation d’une bibliothèque universitaire11. Dès janvier 1871, les autorités prussiennes avaient décidé que la future institution devrait immédiatement recevoir les doublons des bibliothèques publiques royales. Les journaux locaux firent bientôt savoir que « la nouvelle bibliothèque universitaire deviendra en même temps un monument de l’esprit national allemand et international, et Strasbourg n’en sera pas moins fière, bien que pour d’autres raisons, que de celle qui fut détruite12 ». De fait, l’écho fut grand à travers le monde, notamment grâce à l’agile libraire allemand Nicolaus Trübner, qui depuis Londres où il dirigeait avec succès son entreprise, réussit à susciter par le biais d’un comité de soutien une vague de sympathie pour Strasbourg qu’il présentait comme le symbole de la culture allemande13.

L’esquisse du statut de la future bibliothèque de Strasbourg, à la fois impériale, universitaire et régionale, prévoyait que sa mission consisterait à rassembler et mettre à la disposition des lecteurs des « plus importants établissements d’enseignement dans le pays14 », des autorités et du public cultivé, un fonds à vocation encyclopédique. La fonction duale fut très rapidement avalisée, tout en recevant dès le départ un caractère résolument germanique, même si le fonds se composait de dons venus du monde entier. L’université impériale (Kaiser-Wilhelms-Universität) fut créée à la demande du Reichstag en avril 1872, peu de temps avant la fondation de la bibliothèque universitaire15. Le nouveau directeur, K. A. Barack, vit le fonds augmenter considérablement en quelques années. Le problème de la protection des documents contre les incendies se posa bientôt, si bien que Barack visita les bibliothèques qui apparaissaient comme des modèles à cet égard, à Florence, Paris, Grenoble, Turin, Milan, Venise, Vienne, Munich, Stuttgart et Karlsruhe16. L’itinéraire suivi montre que dans ces questions techniques, il regardait bien au-delà des frontières austro-allemandes.

En 1895, le nouveau bâtiment était officiellement inauguré. À cette occasion, le président et le sénat de l’université exprimèrent leur reconnaissance à l’égard de celui qui fut à l’origine de la reconstruction. Dès le départ, la nouvelle bibliothèque était conçue pour rayonner au-delà des cercles universitaires (in weitem Umkreise). Le nouvel établissement devait être considéré comme « la fierté » de l’université, « une bénédiction » pour la province et « un haut lieu de la science allemande17 ». Les dimensions locale, régionale, nationale et impériale se mêlent dans une vision de l’institution qui déménage au cœur de la cité. De fait jusqu’en 1918 la Bibliothèque impériale universitaire et régionale reçoit régulièrement après les Bibliothèques d’État de Berlin et Munich l’une des dotations les plus généreuses d’Allemagne. Puisque la dimension culturelle de l’identité allemande est au cœur de la définition de la nation allemande, l’écrit acquiert un poids particulier18. La dimension nationale allemande est indéniablement présente dans son architecture monumentale édifiée au cœur d’un nouveau quartier. Sur la façade principale sont visibles les bustes des représentants de la littérature mondiale : Molière, Calderón, Dante, Shakespeare et sur la droite sont disposés par ordre chronologique Gottfried von Straßburg, Lessing, Goethe (ancien étudiant strasbourgeois) et Schiller, suggérant ainsi que la littérature française, partie prenante de la Weltliteratur, n’est cependant pas honorée au titre d’une dimension locale.

Le catalogue est établi sur le modèle prussien19, en allemand, comme cela est explicitement indiqué dans les « principes à suivre pour l’établissement du catalogue de la Bibliothèque impériale universitaire et régionale » d’avril 1911, à savoir : « tous les compléments d’information indispensables à la rédaction du titre complet et qui ne se trouvent pas sur la page de titre, doivent être ajoutés entre crochets. Ces compléments sont à indiquer en langue allemande et en lettres allemandes », soit en écriture gothique20. Il n’y avait du reste pas de problème sur ce point avec le personnel, qui était recruté en Allemagne, jusqu’à ce que les députés de la province ne commencent à demander que l’on emploie des bibliothécaires locaux, ce qui advint à partir du tournant du siècle21. Ce n’est que progressivement et relativement tard que la bibliothèque, bien que « régionale » par statut, s’ouvrit à un recrutement local. La direction resta jusqu’en 1918 exclusivement aux mains des Allemands du Reich. Dans ces conditions, quel rôle la bibliothèque impériale et régionale joua-t-elle sur le plan national allemand, dans la mesure où l’Alsace elle-même n’était pas une province comme une autre, mais un Reichsland, propriété des autres provinces allemandes ? Assurément, elle n’était pas directement au service de l’ensemble de la nation allemande. Comme des lecteurs locaux s’étaient plaints que les livres étaient trop souvent prêtés en dehors de la ville et de la région, un contrôle plus strict des emprunts fut introduit, ce qui entraîna de vifs échanges avec la bibliothèque de Fribourg en Brisgau, qui ne comprenait pas que les collègues de Strasbourg déclinent des demandes de mise à disposition de volumes inaccessibles aux lecteurs à Fribourg. À cette occasion, la direction expliqua que la bibliothèque de Strasbourg n’était pas une bibliothèque d’Empire (Reichsbibliothek), malgré les dons qui lui étaient adressés22. De cette manière, la bibliothèque définissait les frontières géographiques des prêts consentis, qui se faisaient du reste sur des critères aussi restrictifs (ou libéraux, selon le jugement que l’on peut porter sur les statistiques de prêt23) que pour les bibliothèques de Berlin et de Göttingen.

Avec la fin de la Première Guerre mondiale et la réintégration de Strasbourg et de l’Alsace dans la communauté nationale française, le personnel allemand de la bibliothèque partit, et avec lui disparurent certaines pratiques professionnelles qui avaient cours jusqu’alors, comme le travail sur le catalogue, qui passa dès lors à un modèle français (catalogue chronologique, sans fichier par matières). Bientôt se firent entendre des réactions négatives face à la nouvelle situation. Charles Frey (1888-1955), député et maire de la ville à partir de 1935, déplora en 1923 que la bibliothèque fût certes régionale, la plus active même parmi les bibliothèques françaises dans le prêt entre bibliothèques, mais qu’elle demeurât à son regret trop universitaire pour tous les autres aspects24. Convaincu qu’il serait difficile de trouver un statut adéquat pour cette bibliothèque, singulière en France par son caractère public « à la manière de la Nationale » à Paris, à laquelle incombait en outre d’être le « laboratoire de la formation universitaire », il proposa que les députés des département réintégrés élaborent un cadre juridique qui assurerait à la bibliothèque une entière liberté dans son développement, ce qui voulait dire une autonomie face au recteur ainsi qu’au conseil scientifique de l’université. Les anciens bibliothécaires réclamèrent également que la bibliothèque ne fût pas un simple adjuvant universitaire sur le modèle français25. L’abandon du catalogue alphabétique et systématique figurait parmi les récriminations récurrentes26. Cette critique à l’égard du système français des bibliothèques universitaires se faisait entendre de manière atténuée en Alsace redevenue française et plus ouvertement en Allemagne parmi ceux qui durent quitter l’Alsace à l’issue de la guerre. Georges Wolf, auteur d’un texte sur le problème alsacien en 1926, exprime sur le même ton critique à l’égard du système français de bibliothèques universitaires l’idée que, « objectivement entre notre bibliothèque et une bibliothèque française soi-disant universitaire, mais d’une valeur bien inférieure, il n’existe aucune trace de véritable parenté27 ». La seule issue favorable serait dès lors l’introduction d’un nouveau statut, indépendant de la dénomination en usage jusqu’alors :

Peu importe le nom que l’on donnera à la deuxième des grandes bibliothèques de France, qu’elle s’appelle « Bibliothèque universitaire et nationale » ou « Bibliothèque universitaire et régionale », pourvu qu’on lui maintienne sa qualité de Bibliothèque scientifique et qu’elle continue à faire sienne la devise qui orne le fronton de l’Université : Litteris et Patriae28.

Le nouveau statut voté en 1926 put satisfaire ceux qui souhaitaient une plus grande autonomie de la bibliothèque, qui fut pourvue d’une véritable dimension centrale avec la responsabilité du dépôt légal pour les publications des trois départements retournés à la France. Par ce statut, la bibliothèque devint financièrement et juridiquement autonome, confirmant les textes officiels allemands de 1871 et de 187229. Ce statut fut appliqué à l’exception de la période de la Seconde Guerre mondiale, lorsque Karl Julius Hartmann (1893-1965), déjà à la tête de la bibliothèque universitaire de Göttingen depuis 1935, devint également administrateur de la bibliothèque de Strasbourg, qui reçut de nouveau une dénomination allemande (Universitätsund Landesbibliothek). Le responsable désigné pour assurer la direction écrivit dans un article à destination des bibliothécaires allemands que « par la refondation de la bibliothèque de Strasbourg, il ne s’agit pas d’accomplir une tâche locale, mais bien d’un genre particulier, d’importance nationale à l’échelle de toute l’Allemagne30 ». Aux yeux de la direction, qui s’appuyait sur les expériences de la première fondation de la bibliothèque avec une double fonction, il s’agissait d’un nouveau départ quant au rayonnement de l’institution au-delà des frontières de la province, pourtant fixées par le décret de fondation comme cadre privilégié de son action. La germanisation de la bibliothèque durant cette période s’effectua notamment par la traduction des termes français en usage dans le catalogue, par le biais d’une brochure mise à disposition des lecteurs qui n’auraient pas été en mesure de se servir du catalogue français. Pour le fonds reçu après 1942, le fichier matières fut établi sur le modèle de celui de Göttingen. Suivant cette même logique, la bibliothèque fut intégrée dans le système allemand de prêt entre bibliothèques (Südwestdeutscher Ring). Ce retour à une intégration de la fonction duale dans le réseau allemand des bibliothèques s’interrompit à la fin de la Seconde Guerre mondiale31.

Après son retour dans le giron français, la bibliothèque retrouva sa double dénomination française et assurément une position particulière dans le paysage des bibliothèques, à la fois par son statut et par la richesse de son fonds32. Le travail sur une bibliographie de l’Alsace et de la Lorraine montre comment une tâche reprise de la période allemande reçut dans le contexte français une signification particulière. La bibliographie de l’Alsace était au départ une suite d’initiatives privées. Elle avait débuté en 1871 avec l’achat de la bibliothèque de l’imprimeur et libraire strasbourgeois Frédéric-Charles Heitz (1798-1867). À partir de 1887, une tentative avait été mise en œuvre pour constituer une bibliographie aussi exhaustive que possible sur la région33. Le catalogue de cette riche collection qui comportait des imprimés, des manuscrits ainsi que des cartes, fut établi entre 1908 et 1929, grâce à une fondation précisément créée à cette fin à l’initiative de la famille de Gustave Muhl, le bibliothécaire en charge de la collection de 1874 à sa mort en 1880. Mais par manque de personnel et de moyens, les suppléments à ce catalogue ne furent imprimés que longtemps après34. La préface à la Bibliographie de l’Alsace (1970) précise que « le travail bibliographique n’a jamais cessé à la Bibliothèque nationale et universitaire », car « la vocation de la Bibliothèque nationale et universitaire d’être, en sa section des Alsatiques, le bibliographe de l’Alsace, est évidente35 ». La rédaction d’une bibliographie alsacienne est présentée rétrospectivement dans le texte introductif au volume pour les années 1965-1966 comme la continuité naturelle et la tâche évidente de la bibliothèque, précisément parce qu’elle est nationale et universitaire, indépendamment de la publication de cette bibliographie36. Dans cette perspective, la dualité des fonctions de l’institution strasbourgeoise apparaît comme imposée et subie en contexte allemand (avec une intégration poussée dans le réseau allemand, y compris en ce qui concerne le personnel), mais en revanche voulue et affirmée en contexte français, où les composantes régionale et nationale autorisent depuis 1926 l’octroi d’une position autonome prestigieuse.

Une similitude dans le processus historique est visible en ce sens avec le cas de Poznań, aujourd’hui en Pologne, qui formait comme l’Alsace une province rattachée à l’Empire d’Allemagne. Les autorités allemandes ont donné leur accord à la fondation de deux bibliothèques, l’une à vocation régionale en 1894 (Landes-Bibliothek zu Posen), l’autre en 1902 avec la tâche de servir l’université (Kaiser-Wilhems-Bibliothek), dans ce dernier cas en transférant aux marches orientales de l’empire un modèle développé dans le Reichsland occidental d’Alsace37. Comme à Strasbourg, la dualité (l’ancrage provincial en particulier), a été interprétée et valorisée différemment, suivant que la ville fut rattachée à l’Allemagne ou à la Pologne, alors que par ailleurs, à la différence de l’Alsace où le particularisme régional pouvait trouver sa place au sein de la BNUS, une fondation patriotique polonaise érigeait une autre bibliothèque à visée nationale polonaise, la bibliothèque Raczyński38.

LE CONTEXTE AUSTRO-CROATE : LA FORMATION PROGRESSIVE D’UNE BIBLIOTHÈQUE NATIONALE ET UNIVERSITAIRE À ZAGREB

Comme dans le cas de Strasbourg, le rôle du centre impérial a été déterminant pour l’inscription de la bibliothèque dans une fonctionnalité double. Zagreb est en effet devenue ville universitaire avec la fondation en 1874 de la Franz-Josephs-Universität, peu après la fondation à Strasbourg d’un établissement d’enseignement supérieur, la Kaiser-Wilhelms-Universität. La symétrie dans l’appellation des universités en référence aux souverains de chacun des deux empires symbolise la réalisation d’un projet universitaire voulu à Berlin et à Vienne. L’implantation de ces deux universités au cœur de nouveaux quartiers confère aux bâtiments construits spécifiquement pour abriter la bibliothèque une visibilité remarquable dans l’espace des deux villes et correspond dans les deux cas à des investissements très importants des pouvoirs publics39. L’université François-Joseph, héritière de l’Académie de droit de Zagreb (Pravoslovna akademija), en a reçu le fonds de livres à partir duquel s’est développée la bibliothèque universitaire40. À la différence de la bibliothèque strasbourgeoise, celle de Zagreb ne porte pas à sa fondation d’appellation provinciale (Landesbibliothek), même si d’après la loi sur les imprimés du 17 mai 1875 elle reçoit le dépôt légal de Croatie et de Slavonie. Les livres imprimés en Dalmatie, en Istrie, et issus d’autres régions croates non rattachées administrativement à Zagreb firent l’objet d’acquisition s’ils n’étaient pas remis à la bibliothèque universitaire sous forme de dons. Ainsi, la bibliothèque est dotée d’une fonction partiellement nationale41, alors que les frontières administratives internes de l’empire des Habsbourg rendent ce statut improbable. La Croatie continentale est en effet rattachée à la couronne de saint Étienne, soit la Hongrie historique (la Transleithanie du Compromis austro-hongrois de 1867), à la différence de la côte adriatique. Cette dernière se trouve administrée depuis Vienne dans le cadre de la Cisleithanie.

Illustration n° 1 – Au premier plan, la Bibliothèque universitaire de Zagreb vue du ciel : l’insertion du bâtiment dans un nouveau quartier (Illustration du magazine Svijet (Le Monde), 24.12.1926).

Une circulaire de 1875 sur le dépôt légal précise que l’établissement qui l’envoie est « la bibliothèque de l’Académie de droit, maintenant de l’université de Zagreb42 ». Mais la missive expédiée le même mois depuis Novi Sad en Voïvodine (territoire également situé en Transleithanie) indique comme adresse « l’Université croate43 » : entre une dénomination officielle et celle, imaginée ou désirée par des lecteurs, s’élabore la seconde fonction de la bibliothèque de Zagreb, celle d’une bibliothèque centrale pour l’ensemble de l’espace culturel croate, au-delà des frontières administratives44. Au cours de cette élaboration progressive de la fonction nationale, ce sont les bibliothécaires, en particulier les directeurs (Ivan Kostrenčić, 1844-1924, Velimir Deželić, 1864-1941, Franjo Fancev, 1882-1943), qui, aux côtés des usagers et des autorités politiques, ont joué un rôle déterminant. Les dons qui arrivent à la bibliothèque contribuent à la construction collective d’une institution à caractère national. Ainsi A. Vukovac, employé de la poste, fait don « de ses propres livres – dictionnaires (…) à la bibliothèque de l’université croate de Zagreb45 ». L’adjectif « croate » ne se trouve pas dans les textes officiels, mais la fonction symbolique s’installe très vite, aussi bien auprès des donateurs que des usagers. Sur cette question terminologique, la direction de la bibliothèque prend régulièrement position, quoique de manière indirecte, en évitant prudemment de l’aborder frontalement. Ivan Kostrenčić, directeur de 1875 à 1911, fit des acquisitions d’éditions croates anciennes, dans une moindre mesure serbes, à partir du moment où il apparut que la bibliothèque de l’Académie yougoslave (rattachée en 1867 à l’institution fondée un an plus tôt à Zagreb), ne pouvait fonctionner comme véritable bibliothèque nationale. Ceci en raison de ses acquisitions, qui n’étaient pas systématiques mais liées aux domaines de recherche couverts par l’Académie, et du fait de son ouverture limitée, centrée sur les besoins des seuls membres de l’Académie46. La question de la sécurité des collections en cas d’incendie, sérieusement prise en compte, donne à la direction l’occasion de discuter de la valeur matérielle, mais aussi émotionnelle des fonds, au moment où, comme on l’a vu, Barack fait depuis Strasbourg le tour des bibliothèques européennes les mieux équipées en système de sécurité contre les incendies. Dans une lettre adressée en 1876 par le directeur de la Bibliothèque universitaire de Zagreb à l’administration en charge des cultes et de l’instruction en Croatie, il est indiqué que

la valeur de telles collections est assurément différente suivant les diverses personnes et les classes de la société, mais en les considérant à l’instar de tous les peuples civilisés comme miroir de la culture du monde et en particulier de la nation, comme témoignage des siècles passés, comme résultat du travail intellectuel de tant de générations, il ne nous est pas possible d’en établir le prix. Cette bibliothèque royale universitaire, dans son état présent, n’est à vrai dire pas très riche en volumes uniques et rares, qui ne pourraient […] se voir remplacés, mais il s’y trouve tout de même des objets, manuscrits et livres, en nombre restreint, que je ne saurais évaluer exactement ; je soutiens que ces volumes sont uniques et rares de notre point de vue, et qu’ils représentent quelque chose pour nous, comme résultat, même modeste, des travaux scientifiques de nos ancêtres, qui doivent susciter notre attachement, tout Croate se devant d’éprouver de la fierté à leur égard, car ils peuvent faire naître en lui le désir de voir ce patrimoine parvenir à nos héritiers après nous en aussi grand nombre que possible47.

Cet éloge du fonds ancien à caractère national (qui devait en l’occurrence justifier les investissements coûteux dans la construction d’un système de lutte contre les incendies comparable à ce qui se faisait dans les plus grandes bibliothèques européennes) ne signifie pas que la Bibliothèque universitaire pouvait prétendre assumer toutes les fonctions d’une bibliothèque centrale. Le prêt ne pouvait par exemple être assuré au-delà de ce qui était autorisé dans le cadre du règlement de la Bibliothèque universitaire que Kostrenčić avait établi sur le modèle des bibliothèques universitaires autrichiennes. L’emprunt pour un lecteur domicilié en dehors de Zagreb n’était possible que si la demande arrivait par l’intermédiaire « de l’établissement d’enseignement central se trouvant sur le territoire de la ville ou du département où il réside habituellement48 ». C’est la raison pour laquelle il fallait expliquer à ceux qui faisaient une demande de prêt que cette règle ne s’appliquait pas systématiquement : à l’intention de la direction du Lycée de Banja Luka en Bosnie-Herzégovine par exemple, le courrier précise que « la bibliothèque ne peut malheureusement faire parvenir, même aux établissements d’enseignement secondaire de Croatie et Slavonie des envois officiels, et encore moins en Bosnie-Herzégovine49 ». La Bibliothèque universitaire doit en effet patiemment décrire les principes de hiérarchisation selon lesquels elle fonctionne dans son rapport aux provinces limitrophes, qui par la proximité linguistique seraient potentiellement intéressées par le fonds dont elle dispose. À Zagreb comme à Strasbourg, l’extension du prêt se révèle régulièrement plus difficile que ne le voudraient les lecteurs éloignés, mais au fait des collections disponibles.

À plusieurs reprises, les directeurs ont tenté de faire coïncider l’appellation officielle de la bibliothèque avec l’extension géographique du prêt qui, malgré certaines restrictions, était possible pour le public non universitaire. V. Deželić proposa en 1916 que la Bibliothèque universitaire devienne « régionale et universitaire » (au sens de Landes– und Universitätsbibliothek, « zemaljska i sveučilišna »). Son successeur F. Fancev suggéra en 1921 la dénomination « Bibliothèque royale nationale et universitaire de Zagreb » (Kraljevska narodna i univerzitetska biblioteka u Zagrebu), ce qui lui aurait conféré une appellation en tout point symétrique à celle de Strasbourg à l’époque wilhelmienne. Avec ces tentatives, il s’agissait pour les directeurs successifs de faire en sorte que l’appellation reflète la réalité d’une fonction duale de la bibliothèque dans son extension géographique potentielle, couvrant en tant que bibliothèque centrale tout le territoire croate ainsi que les demandes de livres scientifiques qui lui parviendraient des provinces sud-slaves limitrophes50. En 1937 le Guide bleu, fort bien informé sur ces tensions internes, notait que « la bibliothèque de l’Université (Biblioteka univerzitetska) a toujours assumé le double rôle de bibliothèque nationale et de bibliothèque universitaire51 ». Or ce n’est que deux ans plus tard, lorsque l’autonomie de la Croatie fut reconnue dans le cadre du royaume de Yougoslavie en août 1939, que les autorités accordèrent la possibilité d’un changement de nom52. L’une des conséquences de ce nouveau statut de la Croatie fut la publication de la première bibliographie croate à partir de 1941, une fois la qualité de bibliothèque centrale reconnue à l’intérieur de ce territoire.

Illustration n° 2 – La Bibliothèque universitaire de Zagreb en 1932 : l’entrée principale (carte postale, Musée de la ville de Zagreb).

Dans le cas de la Bibliothèque universitaire de Zagreb, le modèle autrichien de bibliothèque scientifique fondée dans un centre administratif est prégnant : il s’agissait de collecter et de préserver les imprimés relevant d’un territoire administrativement défini comme celui d’une province (ceci ne recoupant pas forcément le territoire plus vaste occupé par une population nationale dispersée entre différents territoires sous administrations autonomes). Dans un cadre politique qui reconnaissait l’appartenance à une nation à l’intérieur de républiques fédérées, comme ce fut le cas en Yougoslavie socialiste à l’époque de Tito, une bibliothèque centrale pour la Carniole fondée à l’époque de l’empire des Habsbourg, à l’instar de celle de Ljubljana, devenue universitaire en 1938, ne put adjoindre qu’en 1945 l’adjectif « national » et devenir à la fois nationale, c’est-à-dire centrale pour les publications en langue slovène (Narodna in univerzitetna knjižnica), et universitaire. Comme à Zagreb, la fonction nationale avait précédé la dénomination officielle53.

Mais toutes les bibliothèques provinciales et universitaires d’Autriche (-Hongrie) ne sont pas devenues nationales. À Czernowitz, capitale de la Bucovine qui à l’égal de Zagreb se vit dotée d’une université, elle aussi portant depuis 1875 le nom du souverain François-Joseph, la bibliothèque universitaire devint l’institution centrale en matière de livres, reprenant les attributions de la Bibliothèque régionale (Bukowinaer Landesbibliothek) fondée en 185154. Mais en l’absence d’une dynamique nationale dans la province, qui vit s’affronter différentes options (roumaine, ukrainienne), la fonction nationale de la bibliothèque n’a pas été activée à partir de l’échelon provincial.

CRÉATION ET SUPPRESSION DE BIBLIOTHÈQUES DUALES : UN PROCESSUS EUROPÉEN SIGNIFIANT

En 1995 le parlement de Saxe a décidé de réunir la bibliothèque (Sächsische Landesbibliothek) avec une autre, créée pour les besoins de l’université technique (Technische Universität Dresden), sur le campus universitaire, dans un nouveau bâtiment construit à cette fin55. Cette décision a rencontré une certaine opposition, car pour une partie de la population, le déplacement d’un fonds ancien, qui s’était développé durant quelque 450 ans, et qui formait un tout en tant que patrimoine saxon, perdait ces caractéristiques patrimoniales en venant s’adjoindre à une autre bibliothèque, fût-elle inaugurée dans la capitale saxonne (récemment redevenue le symbole d’une continuité provinciale, et même étatique avec le rétablissement d’un Freistaat Sachsen). Ce rapprochement avec une institution universitaire fut perçu par nombre de Saxons comme allant à l’encontre des intérêts et du développement historique de la Saxe. Une pétition signée par des artistes et des professeurs ne put empêcher la fondation et la construction de cette nouvelle institution duale. Le particularisme saxon fut cependant respecté dans la dénomination adoptée la même année par les autorités du land : Sächsische Landesbibliothek – Staatsund Universitätsbibliothek Dresden. La SLUB se présente à la fois comme bibliothèque universitaire et Landesbibliothek. La symbolique d’une continuité étatique de la bibliothèque, en charge de la bibliographie saxonne, est gardée. Ce récent exemple saxon confirme que la fonction symbolique d’une bibliothèque correspond à une conjoncture56. Le livre se meut dans un espace qui est forcément politique aussi. Au XIXe siècle, dans l’Empire allemand, les bibliothèques provinciales et universitaires jouaient un rôle de décentralisation, en accord avec la longue durée de l’histoire politique allemande57. À la fin du XXe siècle, une conscience régionale voulut affirmer par la préservation d’une bibliothèque centrale détachée de l’université le signe d’une identité démocratique moderne58.

Les bibliothèques nationales et universitaires n’ont pu se développer sans l’appui des autorités d’État ou de la région. Mais la symbolique d’un appui par la dénomination et le statut en faveur d’une bibliothèque à vocation centrale n’induit pas pour autant une affirmation de cette centralité jusqu’à lui permettre d’occuper une place au sommet de la hiérarchie d’un État. De fait, seule une minorité de bibliothèques en Europe centrale disposant à leur fondation d’une double fonction territoriale (provinciale) et universitaire sont devenues nationales au sens d’une institution centrale d’un État. Pour pouvoir atteindre un tel développement, il faut compter sur la demande à la fois des autorités politiques, des usagers et des bibliothécaires59. Les lecteurs, à l’instar des bibliothécaires et des autorités qui confèrent à la bibliothèque son statut, sont à la recherche d’une coïncidence entre leurs propres représentations de la bibliothèque nationale et universitaire idéale et la réalité d’un statut qui peine, suivant les contextes historiques, à répondre pleinement à cette dualité. Les glissements sémantiques dans l’appellation, qui jalonnent l’histoire de ces institutions à travers toute l’Europe, sont le signe d’une adéquation recherchée jusqu’à nos jours entre le bâtiment, son fonds et ses lecteurs. La dynamique de création des bibliothèques duales entamée au XIXe siècle continue au début du XXIe siècle, de manière symptomatique, dans les régions où les questions identitaires et nationales ne sont pas réglées de manière satisfaisante. En Bosnie-Herzégovine, ce sont actuellement trois bibliothèques qui portent une dénomination duale, dont la traduction peut prêter à confusion. La Bibliothèque nationale et universitaire de Sarajevo60, durement touchée durant le siège de la ville en 1992, se revendique aujourd’hui comme l’héritière d’une institution centrale créée à l’issue de la Seconde Guerre mondiale en 1945 pour toute la Bosnie-Herzégovine et en particulier l’université de Sarajevo fondée en 1949. À Tuzla, ville universitaire depuis 1976, située dans la Fédération de Bosnie-Herzégovine (une des deux entités du pays, peuplée majoritairement de Musulmans et de Croates), la bibliothèque est « publique et universitaire61 ». Mais à Banja Luka, capitale de la République serbe de Bosnie, la bibliothèque est récemment devenue duale, universitaire (depuis 1975), mais également nationale, au sens où la mission qui lui échoit est de servir de bibliothèque centrale pour la République serbe de Bosnie-Herzégovine reconnue par les accords de Dayton de 199562. Au Kosovo, la bibliothèque centrale de Priština/Prishtinë, inaugurée dans un nouveau bâtiment sur les plans de l’architecte croate Andrija Mutnjaković en 1982, après avoir été « universitaire et nationale » (à partir de 1970), n’est plus que « nationale » depuis 2014. Pour ce plus jeune État européen, l’enjeu de la visibilité politique passe sans doute aussi par l’autonomisation d’une bibliothèque qui reçoit la visite de personnalités politiques de premier plan, en tant qu’institution centrale symbolisant l’existence d’un État à la recherche de reconnaissance internationale63. La dénomination d’une bibliothèque centrale pour une région devenue ou aspirant à devenir autonome, voire indépendante, est un enjeu politique qui reflète l’importance paradoxale du livre et de son enveloppe matérielle depuis le XIXe siècle jusqu’à nos jours, à l’heure de la dématérialisation croissante du livre.

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1 Les Bibliothèques centrales et la construction des identités collectives, dir. Frédéric Barbier et István Monok, Leipzig, Leipziger Universitätsverlag, 2005.

2 Daniel Baric, « L’exemple croate : de la Bibliothèque de l’Académie à la Bibliothèque universitaire de Zagreb », dans Les Bibliothèques centrales, op. cit., p. 169-182. Nous reprenons ici le fil d’une réflexion sur la comparaison entre ces deux bibliothèques, qui a fait l’objet d’une première publication en croate : Daniel BARIĆ, « Nastanak i razvoj dvojnosti Nacionalne i sveučilišne knjižnice u europskom kontekstu (od 19. do 20. stoljeća) » [Naissance et développement de la double fonction de la Bibliothèque nationale et universitaire de Zagreb dans le contexte européen (du XIXe au XXe siècle)], dans Zgrada Nacionalne i sveučilišne knjižnice u Zagrebu, 1913-2013 [Le bâtiment de la Bibliothèque nationale et universitaire de Zagreb, 1913-2013], dir. Snješka Knežević, Zagreb, Sveučilište u Zagrebu, 2013, p. 114-128.

3 Ladislaus Buzás, Deutsche Bibliotheksgeschichte der neuesten Zeit (1800-1945), Wiesbaden, Reichert, 1978, p. 16.

4 Pour une introduction synthétique à l’histoire des bibliothèques allemandes dans le contexte politique, voir Uwe Jochum, Kleine Bibliotheksgeschichte, Stuttgart, Reclam, 1999. Pour les changements apparus au cours du XIXe siècle, voir p. 114-129.

5 Voir l’exemple hambourgeois : Richard Gerecke, « Staatsund Universitätsbibliothek Hamburg Carl von Ossietzky », dans Handbuch der historischen Buchbestände in Deutschland (Band 1. Schleswig-Holstein, Hamburg, Bremen), dir. Bernhard Fabian, Hildesheim, Olms-Weidmann, 1996, p. 189-194.

6 Christiane Kind-Doerne, Die niedersächsische Staatsund Universitätsbibliothek Göttingen : ihre Bestände und Einrichtungen in Geschichte und Gegenwart, Wiesbaden, Harrassowitz, 1986, p. 145.

7 « In Teutschland ist keine Universität, welche sich rühmen kann, mit einer so nombreusen und selecten Bibliothek in omni scibili versehen zu seyn », Ibid., p. 3.

8 Vier Dokumente zur Geschichte der Universitäts-Bibliothek Göttingen, dir. Karl Julius Hartmann, Göttingen, Häntzschel, 1937, p. 28.

9 Christiane Kind-Doerne, op. cit., p. 8, 146.

10 Henri Dubled, Histoire de la bibliothèque nationale et universitaire de Strasbourg, Strasbourg, Publications de la société savante d’Alsace et des régions de l’Est, 1964, p. 9-11. Margaret BURTON, Famous Libraries of the World : Their History, Collections and Administration, Londres, Grafton, 1937, p. 141-161. Sarah Wenzel, « Bibliothèque nationale et universitaire de Strasbourg », dans International Dictionary of Library Histories, dir. David Harry Stam, Chicago, Fitzroy Dearborn, 2001, p. 459-461. Christine Lebeau, « La bibliothèque nationale et universitaire de Strasbourg de la fondation aux Mélanges Charles Andler : de l’instrument et de son usage (1870-1924) », dans Histoire des études germaniques en France (1900-1970), dir. Michel Espagne et Michael Werner, Paris, CNRS, 1994, p. 109-132.

11 Karl August Barack, Zur Wiederbegründung der Straßburger Bibliothek, Donaueschingen, 1871.

12 Straßburger Zeitung und amtliche Nachrichten für das General-Gouvernement Elsaß, 21 août 1871. Archives BNUS, AL 50-141.

13 « We hope that our appeal will be liberally responded to, inasmuch as Strassburg has always been conspicuous for fostering German Culture, German Art and German Science, as long as it formed part of the German Empire, and has never ceased to be the spiritual interpreter between Germany and ist old provinces (…) The question is not of political sympathy, but simply of giving one of the oldest University towns in Germany a new Library, such as is essential in the existence of a great Educational Institute. It need not be suggested that to remove the traces of war, and to restore to a suffering city something of what constituted her formal pride, are deeds in which every generous heart will gladly co-operate ». Acta betreffend Geschenke aus London bis zum Januar 1873 (Trübners Comité), Nicolaus Trübner, Paternoster Row, Londres, Appeal for the foundation of a new Library at Strassburg. Archives BNUS, AL 51-63.

14 « der höchsten Lehranstalten des Landes » : Entwurf eines Statuts für die kaiserliche Universitätsund Landesbibliothek, 1872. Archives BNUS, AL 50-141.

15 L’Université de Strasbourg, XIIIe-XXe siècle : La ville, la région, l’Europe, dir. Paul Allioux, Strasbourg, Contades, 1988, p. 46.

16 Henri Dubled, op. cit., p. 16.

17 « Dem Direktor der Straßburger Universitätsund Landesbibliothek Herrn Prof. Dr. K. August Barack widmen mit freudiger Erinnerung an den Tag, da er vor 25 Jahren das deutsche Volk und die ganze gebildete Welt aufrief, für die Neuschöpfung einer Büchersammlung an der ehrwürdigen, vom Sturm des Kriegs heimgesuchte Kulturstätte den Grund zu legen, in dankbarer Anerkennung der unermüdlichen Fürsorge, der ordnenden Gestaltung, der hochsinnigen Liberalität, womit er die reichlich zusammenströmenden Schätze verwaltete und nicht nur für die wissenschaftliche Arbeit der jungen Hochschule, sondern auch für das Geistesleben in weitem Umkreise fruchtbar machte, zur herzlichen Begrüßung beim Einzuge in das neue würdige Heim, in welchem die Bibliothek immerdar fortfahren möge ein Stolz unserer Universität, ein Segen für unser Land, eine Hochburg deutscher Wissenschaft zu sein die aufrichtigsten Glückwünsche, Rektor und Senat der Kaiser-Wilhelms-Universität, Straßburg, im Herbst 1895 ». BNUS, M 22081.

18 Frédéric Barbier, « À propos de l’espace du livre et de la fonction symbolique des bibliothèques en Allemagne au XIXe siècle », dans Qu’est-ce qu’une littérature nationale ? Approches pour une théorie interculturelle du champ littéraire, dir. Michel Espagne et Michael Werner, Paris, M.S.H., 1994, p. 315-329. Voir également Frédéric Barbier, L’Empire du livre : le livre imprimé et la construction de l’Allemagne contemporaine, 1815-1914, Paris, Cerf, 1995.

19 Henri Dubled, op. cit., p. 16.

20 « Alle für die Vollständigkeit des Titels unentbehrlichen Zusätze, welche sich nicht auf dem Titelblatte befinden, sind in eckige Klammern einzuschließen. Diese Zusätze sind in deutscher Sprache und in deutscher Schrift wiederzugeben. » Katalogisierungsregeln für die Kaiserliche Universitätsund Landesbibliothek in Straßburg im Elsaß, Strasbourg, 1911. Sans pagination.

21 Henri Dubled, op. cit., p. 20.

22 Ibid., p. 25.

23 Ibid. Voir également sur la question des statistiques des prêts Christine Lebeau, op. cit., p. 113-116.

24 Charles Frey, La Bibliothèque universitaire et régionale de Strasbourg, Strasbourg, 1923.

25 Henri Dubled, op. cit., p. 36.

26 Charles Klein, La Bibliothèque universitaire et régionale de Strasbourg d’avant-guerre et la recherche scientifique, Strasbourg, 1924.

27 Georges Wolf, Das elsässische Problem. Grundzüge einer elsässischen Politik im Zeitalter des Pakts von Locarno, Strasbourg, Istra, 1926, p. 34, cité par Peter Borchardt, « Deutsche Bibliotheks-politik im Elsaß. Zur Geschichte der Universitätsund Landesbibliothek, 1871-1944 », dans Staatliche Initiative und Bibliotheksentwicklung seit der Aufklärung, dir. Paul Kaegbein et Peter Vodosek, Wiesbaden, Harrassowitz, 1985, p. 176.

28 Georges Wolf, Das elsässische Problem…, op. cit., p. 22.

29 Le décret signé de l’empereur Guillaume II avait explicité la double dénomination, qui reste en vigueur dans le cadre du nouveau statut : « Wir wollen der begründeten Bibliothek alle Rechte der öffentlichen Anstalt, insbesondere auch die juristische Persönlichkeit hierdurch verleihen. Wir verordnen, daß die Bibliothek die Bezeichnung “Universitätsund Landesbibliothek” führe und die bleibende Bestimmung erhalte, die literarischen Hülfsmittel für die durch Unsern Erlaß vom 28. April dieses Jahres neu begründete Universität Straßburg, sowie zum Gebrauche der übrigen Lehranstalten in Elsaß-Lothringen, der Behörden und Privatleute, zu sammeln und zu ordnen », dans Staatliche Initiative…, op. cit., p. 195.

30 « Bei dem Neuaufbau der Straßburger Bibliothek ist keine örtliche, sondern eine gesamtdeutsche Aufgabe besonderer Art zu leisten », Karl Julius Hartmann, « Die Universitätsund Landesbibliothek Straßburg nach der Wiedervereinigung », Zentralblatt für Bibliothekswesen, 59 (1942), p. 452.

31 Henri Dubled, Histoire de la bibliothèque, op. cit., p. 39-43.

32 Ibid., p. 43-44.

33 Ernst Marckwald, Elsass-lothringische Bibliographie, Straßburg, Heitz, 1887-1889.

34 Alsatica, Cent ans d’acquisitions, Strasbourg, BNUS, 1971, p. 14.

35 Bibliographie alsacienne (1965-1966), Strasbourg, BNUS, 1970, p. VII.

36 Ibid.

37 Thomas Serrier, « Bibliothèque régionale et mission nationale : le cas de Posen/Poznań aux xixe-xxe siècles », dans Les Bibliothèques centrales…, op. cit., p. 197-228.

38 Alfred Kaczkowski, Biblioteka Raczyńskich, Varsovie-Poznań, Państwowe wydawnictwo naukowe, 1978.

39 Sur les aspects remarquables de la bibliothèque du point de vue urbanistique et architectural, voir la monographie richement illustrée qui lui a été consacrée à l’occasion du centenaire de son inauguration : Zgrada Nacionalne i sveučilišne knjižnice u Zagrebu…, op. cit.

40 Josip Stipanov, « Nacionalna i sveučilišna knjižnica. Od knjižnice Isusovačkog kolegija do europske knjižnice » [La Bibliothèque nationale et universitaire. De la bibliothèque du Collège jésuite à une bibliothèque européenne], ibid., p. 82-103.

41 Ibid., p. 95. Matko ROJNIĆ, Nacionalna i sveučilišna Biblioteka [La Bibliothèque nationale et universitaire], Zagreb, Hrvatsko bibliotekarsko društvo, 1974, p. 607.

42 « Knjižnica pravoslovne Akademije, sada sveučilišta u Zagrebu ». Archives NSK, 1875/n° 7 (19 février).

43 « hrvatski Universitet », Archives NSK, 1875/n° 6 (16 février).

44 Daniel Baric, « L’exemple croate… », art. cit., p. 169-182.

45 « svoje vlastite knjige – rečnike […] knjižnici hrv. sveučilišta u Zagrebu ». Archives NSK, 1875/n° 24 (21 juillet).

46 Matko Rojnić, Nacionalna i sveučilišna Biblioteka…, op. cit., p. 608.

47 Archives NSK, 1876/ n° 4 (26 janvier).

48 Matko Rojnić, Nacionalna i sveučilišna Biblioteka…, op. cit., p. 603.

49 Archives NSK, 1913/ n° 190 (31 janvier).

50 Matko Rojnić, Nacionalna i sveučilišna Biblioteka…, op. cit., p. 614-615.

51 Guide bleu Europe centrale (Tchécoslovaquie, Hongrie, Yougoslavie), Paris, Hachette, 1937, p. 527.

52 Matko Rojnić, Nacionalna i sveučilišna Biblioteka…, op. cit., p. 619-620.

53 Branko Berčič, O knjigah in knjižničarstvu : razvojne študije in analize [Sur les livres et la bibliothéconomie : études et analyses], Ljubljana, Filozofska fakulteta, 2000, p. 170-176.

54 Handbuch der Bibliothekswissenschaft, dir. Georg Leyh, vol. 3/II, Wiesbaden, Harrassowitz, 1975, p. 535.

55 Jürgen Hering, « Fusion – Sünde oder Chance ? Der etwas schwierige Weg zum Dresdner Bibliothekskonzept », dans Bücher, Menschen und Kulturen. Festschrift für Hans-Peter Geh zum 65. Geburtstag, Munich, Saur, 1999, p. 147-160.

56 La réunification allemande a entraîné la réorganisation de tout le système des bibliothèques dans l’ancienne RDA, mais ce mouvement a également touché les territoires les plus occidentaux : la bibliothèque centrale de la Sarre (Saarländische Universitätsund Landesbibliothek) n’a reçu l’appellation double qu’en 1994 : « les fonctions qu’elle assumait pratiquement depuis sa fondation [en 1950] ont alors été inscrites dans son nom » https://de.wikipedia.org/wiki/ Saarländische\_Universitäts-\_und\_Landesbibliothek, consulté le 12.09.2015.

57 Celia Applegate, A Nation of Provincials : The German Idea of Heimat, Berkeley, The University of California Press, 1990.

58 Frédéric Barbier, « À propos de l’espace du livre… », art. cit., p. 315-327.

59 Ladislaus Buzás, Deutsche Bibliotheksgeschichte…, op. cit., p. 17.

60 Nacionalna i univerzitetska biblioteka Bosne i Hercegovine. Voir la présentation en ligne de l’histoire de l’institution qui met en avant sa mission visant à couvrir l’ensemble du territoire de la Bosnie-Herzégovine : http://www.nub.ba/index.php/istorijat-nubbih, consulté le 3.04.2015.

61 Narodna i univerzitetska biblioteka « Derviš Sušić » – Tuzla, en anglais Public and University Library, voir http://www.nubt.ba/index.php ? option=com\_content\&view=article\&id=1214\&Itemid= 571, consulté le 3.04.2015.

62 Narodna i univerzitetska biblioteka Republike srpske, voir l’historique de l’institution sur son site : http://nub.rs/biblioteka/o-biblioteci/istoriski-pregled, consulté le 3.09.2015 qui souligne que la bibliothèque est devenue par décision du gouvernement serbe de Bosnie en 1999 une bibliothèque publique, municipale, universitaire et nationale (« Bibliothèque nationale de la République serbe »). C’est le même terme qui est traduit de manière différente à Tuzla et Banja Luka, suivant le profil politique qui est lui est conféré : à Banja Luka, narodna (propre au peuple, à la nation) est compris comme une différentiation ethnique, à Tuzla, comme ouvert à tous les publics.

63 Voir les comptes rendus sur le site de la bibliothèque : http://biblioteka-ks.org/# (consulté le 3.04.2015). En 2015, 108 États ont reconnu cette indépendance ; cinq États membres de l’Union européenne ne la reconnaissent pas. Voir https://fr.wikipedia.org/wiki/Kosovo (consulté le 3.09.2015).