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Les mazarinades, une préface à la Révolution ?

Éric AVOCAT

Maître de conférences en langue et littérature française, Université d’Osaka

RÉVOLUTIONNAIRES ET FRONDEURS À L’UNISSON ?

Commençons par prêter l’oreille aux « Cris nouveaux1 » que propage le vent de fronde, ou de révolution, qui s’est levé dans la grande ville. Un témoin tout à la fois fasciné et désemparé s’est efforcé d’en noter la course erratique :

Dès le matin on entend crier les journaux. […] Le peuple, mille fois trompé par ces annonces infidèles, n’en écoute pas moins le vociférateur. Tous les esprits sont en réveil ; […] Le fond des cafés et des tabagies s’ébranle à la voix du colporteur. Le boutiquier saisit la feuille qui court, le hurleur prend la pièce de monnaie en précipitant ses pas. C’est à qui atteindra d’un pas plus accéléré le lointain faubourg, où le pauvre rentier en se couchant sans chandelle entend qu’on s’est beaucoup occupé de lui, mais pour ne rien lui donner. Les victoires et les complots, les batailles et les révoltes, la mort des généraux, l’arrivée des ambassadeurs, tout cela se crie pêle-mêle. […] La législation, la politique et la diplomatie sont à la merci de ces crieurs qui défigurent les noms, dénaturent les expressions, et font dans les carrefours un historique où la géographie est tellement bouleversée que le nord et le midi sont confondus, et que les affaires de Rome se font à Ratisbonne. Le peuple, qui prête l’oreille à cet épouvantable galimatias, le commente encore en se couchant ; et Dieu sait de quelle manière le lendemain la narration des perruquiers devient instructive.

Quelle est donc cette ville où « la feuille qui court » se multiplie en tous sens avec cette sidérante vélocité ? Quelle est cette époque que ce déferlement de paroles précipite dans le chaos, tout en lui insufflant une énergie irrépressible, et qui ballotte ainsi entre l’insignifiant et le mémorable ? Qui est ce flâneur entre deux feux, qui considère les vicissitudes de l’avènement démocratique avec une sollicitude désabusée mêlée de jubilation ironique ? Cette voix a-t-elle quelque affinité avec celle qui déplore, ou feint de déplorer, sur un ton très ambigu, la « nocturne chasse du Lieutenant civil2 », livrée aux imprimeurs afin de briser les forges de la sédition ? Il fut un temps, nous dit le narrateur de ce poème, où une vacance du pouvoir monarchique ébranlé par une âpre contestation suscita une prodigieuse effervescence de débats, qui prit la tournure héroï-comique d’un choc frontal d’opinions antagonistes soudain libres de s’exprimer sans retenue : « l’insolence des armes » avait pour pendant exact,

Celle des plumes occupées

À battre, autant ou plus qu’épées,

Chacune, par décret du ciel,

Versant autant d’encre que de fiel ;

Et maint auteur de bonne grâce,

Sur le papier faisant main basse,

Donnait et de taille et d’estoc,

Et toujours ferme comme un roc,

Ne lâchait pied que sa furie

Ne fondît dans l’imprimerie ;

Moment exceptionnel, à peine révolu, évanoui dans le retour aux combinaisons politiques ordinaires que secrètent, à l’abri des regards, les arcana imperii. L’alacrité du récit fait cependant échec à la tentation d’y apercevoir le creuset d’une opinion publique, car ce réseau d’hyperboles est hérissé de sarcasmes qui font immanquablement tourner court l’épopée de la liberté. Les discours, sortis de leur route droite (faute de méthode), sont prêts à s’égarer dans le délire :

Vieux et nouveaux dans leurs offices,

Tous à la fois en exercice,

Criaient comme fous l’un :

Voici des maux de la France le récit ;

[…]

Bref, pour mille autres pièces

Tous couraient les rues comme des fous

Transparaissent dès lors les mêmes hésitations et réticences dont le premier témoin faisait état : la libération de la parole est accueillie avec « un trouble / Qui de nuit en nuit se redouble » ; rabaissée au diagnostic dépréciatif d’une « démangeaison d’écrire prenant aux doigts de la Satire », elle est imputée « à Muse pauvre et mercenaire ».

Le moment est donc venu de lever le voile sur nos deux témoins, de mettre fin au suspense de leur identification (et, en prime, de faire amende honorable pour cet artifice de présentation à des fins de captatio), afin de percevoir plus finement le sens de la stéréophonie qui se dégage de leur rapprochement. Or, si le second appartient bien au temps de la Fronde et au corpus des mazarinades3, le premier ne tient de la « nocturne chasse » que par son cousinage littéraire avec l’auteur des Nuits de Paris et des Nuits révolutionnaires. Il s’appelle Louis Sébastien Mercier, et la grande commotion de la fin du XVIIIe siècle lui a, comme à Rétif, dicté le second volet d’un diptyque dont la première partie avait vu le jour dans les dernières années de l’Ancien Régime. Le Nouveau Paris se présente comme une réfection de son Tableau de Paris, appelée par la rapidité et l’ampleur des changements survenus à partir de 17894.

Cette stéréophonie est, comme il se doit, à double entente. On peut chercher la Révolution dans la Fronde, c’est-à-dire évaluer ce que celle-ci a eu de précurseur, en prenant comme pierre de touche la place reconnue aux aspirations du peuple dans la contestation politique, ou bien en examinant si la Fronde parlementaire, celle de 1648-1649, contient la préfiguration théorique ou empirique d’un gouvernement représentatif porteur d’une nouvelle conception du souverain. On peut chercher à l’inverse la Fronde dans la Révolution, ce qui revient, en première analyse (on verra que les choses sont plus complexes), à faire la part des forces d’inertie qui ont entravé la naissance d’un monde nouveau, enserrant celui-ci de liens multiples qui le rattachent au passé. En dépit néanmoins de leur symétrie, ces deux foyers de réflexion ne se situent pas sur le même plan historiographique, et les problématiques qui en découlent ne présentent pas le même degré d’élaboration. Le premier a fortement structuré le champ des études sur la Fronde, trouvant dans le corpus des mazarinades un terreau singulièrement fécond. Le second paraît cantonné à un secteur relativement périphérique des enquêtes sur la culture politique révolutionnaire et sur ses origines : s’il est effectivement de bonne méthode de révoquer en doute les représentations et les discours des acteurs, ce qui implique en l’occurrence de prendre à rebours les tonitruantes proclamations de la nouveauté radicale de l’œuvre politique accomplie à partir de 1789, d’autres précédents ou modèles font des prétendants plus crédibles à la généalogie de l’espace public révolutionnaire (les dissidences religieuses des XVIe et XVIIe siècles ; les deux révolutions anglaises ; l’ensemble massif de faits sociaux, d’innovations intellectuelles, de processus culturels, subsumé par le concept de Lumières ; les révoltes multiformes qui ont agité un Ancien Régime rien moins que paisible, révoltes nullement réductibles à la cristallisation éphémère, et déjà en elle-même composite, des Frondes qui se sont agrégées les unes aux autres en ce confus mitan du siècle). La perspective que l’on a esquissée fait appel par ailleurs à une construction intellectuelle plus spéculative que celle qui est requise pour la connaissance et même pour l’interprétation de l’Histoire : il s’agit d’extraire des plis de l’événement révolutionnaire son envers ou son autre, et d’accomplir un geste intellectuel qui confine à la fiction, puisqu’il s’attache à tout ce qui, dans la conjoncture et la mentalité révolutionnaires, n’est pas la Révolution, résiste à son emprise et participe de la perpétuation latente d’une culture politique archaïque.

Dans cette brève étude, dont nous revendiquons le caractère expérimental, nous nous bornerons à esquisser un état de ces deux questions, et à suggérer le potentiel heuristique que recèle le croisement de ces deux mouvements, prospectif et récursif. Plutôt que dans une perspective historienne, ou de philosophie politique, dont nous mobiliserons les acquis sans prétendre les enrichir ou les remettre en cause, notre démarche s’inscrira dans une approche rhétorique et une ambition herméneutique accordées, espérons-nous, aux nouvelles directions ouvertes par l’équipe des Recherches internationales sur les Mazarinades : il s’agit pour nous de proposer une contribution aux protocoles de lecture susceptibles de redonner force active à ce corpus.

LA RÉVOLUTION EST-ELLE EN GERME DANS LA FRONDE ? DE L’IDÉOLOGIE À LA RHÉTORIQUE

Les termes du débat ont été posés par Hubert Carrier, lorsqu’il entreprit de réunir un ensemble de 52 mazarinades radicales écartées par Célestin Moreau de sa sélection qui servit de socle fondateur aux études scientifiques du corpus. Donnant pour titre à son recueil thématique, La Fronde. Contestation démocratique et misère paysanne5, H. Carrier affichait l’ambition de corriger le biais conservateur qui avait selon lui présidé au Choix de mazarinades proposé par Moreau au lendemain de la révolution de 1848. De fait, aux yeux de Carrier, la filiation entre Fronde et Révolution ne fait pas de doute : « Sur l’itinéraire intellectuel qui conduit des guerres civiles du XVIe siècle à l’Assemblée Constituante, écrit-il dans Le labyrinthe de l’État, les libelles frondeurs ont été plus qu’un jalon de la pensée libérale : un maillon sans lequel la chaîne se fût peut-être brisée6. »

Si cette assertion n’est pas, loin s’en faut, partagée par la doxa historienne, il revient plus spécifiquement à Christian Jouhaud d’avoir battu en brèche la lecture des mazarinades faite par H. Carrier à l’appui de sa thèse7. Les objections formulées par C. Jouhaud sont d’une double nature : même si les deux types d’arguments sont nécessairement liés, il est intéressant de distinguer ceux qui touchent à la teneur idéologique des textes convoqués par Carrier, et ceux qui portent sur la structure de l’espace public qui se réfracte dans les dispositifs rhétoriques et pragmatiques agencés par les mazarinades. Sur le premier point, C. Jouhaud n’a guère de mal à emporter la conviction, quand il note que la virulence rhétorique de ces textes recouvre une logique argumentative des plus traditionnelles, qui s’organise autour d’une référence insistante aux « lois fondamentales » du royaume, et qui cherche inlassablement à promouvoir une figure de monarque vertueux guère éloignée de celle que dessinent les Miroirs des princes. On trouvera aisément, dans les mazarinades proto-révolutionnaires distinguées par H. Carrier, de nombreux exemples pour étayer cette analyse. Ainsi, dans Les Cautèles de la Paix, la prédominance atypique des exempla classiques, Solon et le consul Brutus, héros des origines de la République romaine, fait entendre la petite musique républicaine qui sera à la mode entre 1792 et 1794. Mais le contexte estompe ces accents de prélude en les fondant dans le chœur harmonieux de l’allégeance aux princes, lavés de tout soupçon de collusion avec le parti de Mazarin, en vertu d’une présomption d’éthique aristocratique.

Mais puisque la gloire est le seul motif qui fait agir ces Héros, comment pourraient-ils avoir traité secrètement au préjudice d’un Peuple, qui leur a fait vœu de fidélité et d’obéissance, sans perdre ce qu’ils ont plus cher que leur propre vie. Je veux dire leur honneur. Personne ne peut ajouter foi à un tel soupçon sans sacrilège, et ceux qui le publient doivent être punis, comme ayant proféré des blasphèmes8.

Une mesure plus fine du rapport, et non plus seulement de l’écart, entre les cultures politiques respectives de la Fronde et de la Révolution, peut être tirée d’une mise en regard d’une autre mazarinade, La Mercuriale, et d’un discours de Saint-Just à la Convention, sur le jugement de Louis XVI. Parmi les pièces révolutionnaires recueillies par Carrier, ce libelle pose un problème d’interprétation spécifique, parce que l’incertitude de son attribution rend conjecturale la reconstruction (ou plutôt la déconstruction) de sa visée : Jouhaud se contente de pointer une facture parodique qui tend à brouiller l’horizon démocratique que Carrier discerne dans l’appel au peuple parisien à former un « tiers parti » indépendant des mazarinistes et des condéens. Cette question épineuse offre à notre usage de ce texte une latitude qui s’inscrit dans le jeu des lacunes interprétatives. Installons la focale sur un passage qui traite des devoirs des rois et des fondements de leur légitimité :

Selon l’Écriture, le métier des Rois c’est de rendre la justice aux peuples et les protéger contre leurs ennemis, s’ils ne le font ils ne sont plus Rois, et si d’autres le font à leur place ils ne sont Rois que de nom, et s’ils font le contraire juge qui voudra ce qu’ils font je les estime indignes de la société civile9.

Ce n’est certes pas l’invocation d’une politique tirée de l’Écriture sainte qui motivera le rapprochement avec l’exhortation courroucée que Saint-Just adressa à ses collègues de la Convention, afin qu’ils refusent à Louis XVI déchu les formes de la justice civile, et qu’ils abrègent la procédure pour la réduire à l’exécution la plus expéditive possible d’une mesure de salut public, voire de simple prophylaxie. C’est le glissement qui s’opère, au cœur du propos du révolutionnaire, du châtiment qu’appelle la trahison circonstancielle de Louis XVI, à une condamnation principielle de l’institution monarchique, dénoncée comme antagonique à toute forme de contrat social. Cette remontée des circonstances aux principes est martelée par une frappe serrée de formules auxquelles l’orateur imprime l’énergie de la maxime : la plus célèbre, « on ne peut point régner innocemment », est ainsi précédée de la proclamation que, « de quelque illusion, de quelque convention que la royauté s’enveloppe, elle est un crime éternel, contre lequel tout homme a le droit de s’élever et de s’armer10 ».

On voit que Saint-Just réinvestit un lieu du discours où la phrase précitée de La Mercuriale logeait sa pointe. Mais les discordances sont plus significatives encore que les concordances. Abstraction faite de l’évidente différence de contextes, et notamment du fait que la minorité du roi, le mettant à l’abri de la contestation, a pu ouvrir à celle-ci une carrière plus libre, car exempte de l’hypothèque de la subversion du corps politique, le glissement qui propulse l’énergie du discours de Saint-Just est très dissemblable de la gradation précautionneuse selon laquelle se dispose le raisonnement de l’auteur de La Mercuriale. Le révolutionnaire coupe court aux circonlocutions du frondeur, il taille dans les modulations, et les modalisations (« je les estime »), de ses hypothèses, pour sauter d’un coup à la conclusion : l’opinion est convertie en axiome, noyau d’une ontologie politique (c’est-à-dire de la vision d’une nature politique déduite des rapports nécessaires entre les essences qui la composent) diamétralement opposée aux prémisses qui sous-tendent le syllogisme frondeur. Les hypothèses passées en revue avant l’énoncé final n’ont en effet du régicide, même symbolique, que l’apparence rhétorique, parce qu’elles le subordonnent à des conditions qui le vident par avance de sa définition même : pour être exclu de la société civile, il faut que le roi ne soit déjà plus roi !

Un tel dispositif corrobore de manière exemplaire la vision que développe Jouhaud de l’espace public de la Fronde, à partir d’une reprise serrée de l’ensemble du corpus proto-révolutionnaire de Carrier, menée selon une méthode du soupçon, et placée sous la thématique du « leurre » : c’est le maître mot de la réflexion de Jouhaud, qui fait signe vers la « théorie baroque de l’action politique » élaborée par Louis Marin pour rendre compte de la praxis machiavélienne formalisée par Gabriel Naudé : dix ans avant la Fronde, celui qui allait devenir bibliothécaire et conseiller de Mazarin avait, dans ses Considérations politiques sur les Coups d’État, tracé le schème d’une politique-spectacle déliée de ses déterminants transcendants (théologie, morale, philosophie), recentrée sur son régime immanent de pure technique de gouvernement, et conçue sur le patron dramaturgique de son temps, celui de la tragédie à machines11. Jouhaud montre toute la pertinence de ce modèle pour l’intelligibilité des mazarinades, qui participent d’un jeu complexe, parfois vertigineux, de simulacres et de manipulations.

Cela suffit-il néanmoins à clore la question de leurs rapports avec la Révolution ? L’exemple de La Mercuriale pourrait être affiné dans un sens plus nuancé. Si la confrontation des rhétoriques permet de faire nettement le départ entre les circonvolutions frondeuses et l’abrupte radicalité révolutionnaire, elle n’en établit pas moins, comme on l’a souligné, un rapport entre elles. La seconde donne à lire un surcroît d’intensité de l’action politique, combiné à une inversion de son sens : la Révolution continue la Fronde, car le régicide est inscrit en filigrane dans la rhétorique frondeuse, mais elle la retourne du même mouvement (on pourrait dire qu’elle la révolutionne), dans la mesure où elle fait basculer le régicide, du terme hypothétique d’un processus de radicalisation, à l’acte fondateur et au principe même du pacte républicain. Un autre avatar de cette figure de la dynamique révolutionnaire à l’œuvre dans la longue durée peut être repéré dans le recours, par la même Mercuriale, à une dichotomie réajustant le paradigme du double corps du roi aux prudences idéologiques qu’imposent les troubles de l’heure : le « Roi in concreto » aimante tous les discours séditieux pour les détourner du « Roi in abstracto12 », qui sert à maintenir en réserve une fidélité inaltérable au monarque absolu. Mais la plasticité de cette construction rhétorique se prêterait aussi bien à faire de ce lieu de préservation de la légitimité monarchique celui, en creux et en attente, de la souveraineté de la Nation : c’est très précisément le mécanisme du transfert de sacralité décrit par de nombreux historiens de la Révolution.

La controverse Carrier-Jouhaud serait alors relancée par l’entrée en lice d’un troisième protagoniste, venu du champ des études révolutionnaires : Antoine de Baecque, dans Le Corps de l’Histoire, scrute, à travers un corpus de « milliers de brochures », les processus d’« auto-représentation politique » qui façonnent l’espace public révolutionnaire entre la convocation des États-Généraux, en 1788, et le divorce irréparable entre la Révolution libérale et les aspirations démocratiques, en 179113. Les lignes de force qui cartographient ce « continent immense » du « commentaire politique de l’événement révolutionnaire », pendant ces « trois belles années de l’écrit-court politique », sont exactement superposables à celles qui ordonnent la prolifération de cette autre parole en archipel, les mazarinades : la même imbrication de « séries polémiques », « séries thématiques », et « séries événementielles », se retrouve dans les analyses d’A. de Baecque et dans celles de Jouhaud. Cela voudrait-il dire qu’il y a bel et bien de la Fronde dans la Révolution ? Il y aurait quelque paradoxe à soutenir cette proposition et à nier simultanément sa réciproque, car de Baecque n’identifie nullement cette configuration topique de l’espace public aux équivoques ou aux timidités de l’élan révolutionnaire : il l’intègre au contraire pleinement dans la « culture démocratique », qu’il définit par la valeur cardinale de la « transparence », adéquate à l’exigence de responsabilité imposée à ceux qui représentent le souverain, laquelle exigence est le corollaire du gouvernement représentatif. Le spectacle de la politique que décrivait Naudé n’est pas congédié, il est épuré de la profusion baroque de ses trompe-l’œil, pour se conformer tantôt à la ferveur de la fête rousseauiste, tantôt à l’éclairage cru et frontal du drame nouveau (celui de Diderot, Beaumarchais, ou Mercier), qui imprègnent tous deux l’air du temps.

LA RÉVOLUTION EST-ELLE SOLUBLE DANS LA FRONDE ? LUMIÈRES ET OMBRES DE LA DÉMOCRATIE

Là est bien le critère essentiel des potentialités démocratiques que recèle un mode d’orchestration du débat public que les mazarinades ont pu, sinon inaugurer, du moins concourir à cristalliser. Voilà pourquoi, plutôt que de rouvrir la lecture idéologique du corpus, et donc de revenir à l’optique de la révolution dans les mazarinades, on préférera en renverser les termes pour envisager la fronde comme un mode privilégié d’expression politique et d’appropriation de l’espace public par ceux qui sont privés de titre légitime à y intervenir (avant de les nommer « peuple », on les désignera de manière plus prudente par la catégorie d’« acteurs émergents », que Jacques Guilhaumou, exégète méticuleux de la langue politique de la Révolution et de la rhétorique des porte-parole de la République, emprunte à Habermas, selon une terminologie qui les oppose aux « acteurs constitués14 »). La fronde dans la Révolution, c’est peut-être cette prodigieuse libération de la parole dont l’expérience exaltante anima les contemporains de la force de renverser un monde et d’en édifier un autre. Les mazarinades se présenteraient dès lors comme la matrice (non pas la source) de ce champ discursif qui constitue la trace et le vecteur de l’action proprement révolutionnaire. La fronde dans la Révolution, c’est la République avant la République, c’est-à-dire l’inscription de la République dans la culture politique, propédeutique à sa concrétisation institutionnelle.

On retiendra ici une application possible de cette théorie, avec l’assemblée du Cercle social, qui tenait des séances publiques au Cirque du Palais-Royal, en 1790 et 1791, sous la houlette de Nicolas Bonneville, journaliste issu des milieux maçonniques, et de l’abbé Fauchet, qui fut avant la Révolution prédicateur ordinaire du roi15. Le Cercle social développa une entreprise éditoriale tournée notamment vers les pamphlets politiques et le théâtre. De manière générale, le fonctionnement de cette assemblée n’était pas sans analogie avec le mode de diffusion des mazarinades, tout en marquant une progression dans le sens d’une cristallisation plus poussée d’une opinion publique voulue comme un être collectif, doté d’une cohésion et d’une force qui manquaient aux agrégats fluides, éphémères et aléatoires, que faisait naître la circulation des libelles frondeurs dans la ville : au Cercle social, le peuple acquiert, ou est du moins appelé à acquérir, une figure substantielle et autonome16 qui rend inopérants les manipulations et les jeux d’assignation stéréotypiques dont Jouhaud rend compte par le concept de « popularisation » des factions violentes17. Il n’en demeure pas moins que l’activité du Cercle social reposait sur un modèle de libération de la parole et de dissémination de ses sources d’énonciation comparable à celui des mazarinades : son organe névralgique était une sorte de boîte à lettres appelée la Bouche de Fer, destinée à recevoir…

[…] tous les avis, lettres, mémoires ou réclamations qu’on y jette. Par ce moyen, ceux qui veulent dévoiler des abus en gardant l’incognito en sont assurés. […] Cette espèce de censure publique, bien différente de la censure royale, est un des plus sûrs garants de la liberté, puisqu’elle offre à chaque individu les moyens de faire connaître les abus qu’il découvre, ses projets d’amélioration, et en général l’opinion publique contre laquelle on voudrait en vain s’élever18.

Il convient néanmoins de ne pas perdre de vue la face plus sombre offerte par les survivances de la culture politique de la Fronde au cœur des pratiques révolutionnaires. La transparence dont de Baecque salue l’acclimatation dans l’espace public n’était certes pas de mise à l’époque de la Fronde : Jouhaud la voit interceptée par tous les jeux d’optique dont s’accompagne la manipulation retorse de la communication politique par les libellistes frondeurs. Or il se trouve précisément que Mercier, le profond observateur du nouveau Paris dont les pas ont guidé notre propos liminaire, intitule un de ses chapitres « Tout est optique », apportant dans la première phrase le correctif suivant : « Ou jeu d’optique19. » Le sens de ce chapitre est de marquer la distinction entre le tourbillon épuisant et immaîtrisable des événements, qui déroute tous les efforts d’intelligibilité, et l’inscription pérenne de l’œuvre révolutionnaire dans la nécessité du progrès historique. Bien qu’elle soit conjurée dans ce chapitre, cette hantise que la politique au jour le jour soit livrée à l’irrationalité resurgit de façon récurrente. La formulation qu’en donne le tout premier chapitre du livre mérite qu’on s’y arrête, pour y enregistrer une nouvelle stéréophonie mazarine qui marquera le retour de la stagnation frondeuse dans les travaux et les jours de la Révolution :

Chaos épouvantable formé par les écrivains de la Révolution, masse énorme de feuilles périodiques, de brochures et de livres, dépôt obscur et volumineux de discours contradictoires, débordement d’invectives et de sarcasmes, amas confus où la calomnie s’est noyée elle-même, dossier effroyable du plus opiniâtre et du plus sanglant des procès, cesse d’accabler mes esprits, tu ferais reculer jusqu’à un Tacite. Je ne veux point t’ouvrir, je ne veux point te consulter ; je ne veux plus rien lire, je n’en crois que moi ; eh ! que pourrait-il sortir de cette cuve où bouillonnent encore tant de vagues écumeuses20 ?

Ne croirait-on pas, à nouveau, lire dans cette plainte exaspérée le désarroi d’un contemporain de la Fronde devant l’inflation des opinions péremptoires, approximatives, duplices, à laquelle l’expose le flot intarissable des mazarinades ? Il faut à nouveau faire comparaître aux côtés de Mercier le chroniqueur anonyme de La Nocturne chasse du lieutenant civil pour prendre la mesure de cet écho qui ramène le présent au passé dans une vertigineuse rétrogradation.

Le malaise que ce dernier exprimait tient peut-être à ce que l’ampleur du fait social que représentent les mazarinades aboutit à en dissoudre le sens, comme le révèle une sorte de tour d’escamotage référentiel agencé à partir de la figure allégorique des « mille et mille presses » au travail, qu’il est « impossible » d’entendre « gémir » sans « frémir21 ». Une syllepse déplace alors le compte-rendu factuel vers une interrogation sur ses ressorts politiques (le sens métaphorique du verbe gémir, qui décrit l’activité de la machine, étant infléchi par une remotivation du sens littéral, qui fait en retour de la machine une entité personnifiée : gémir « non […] de leur travail, mais de sa cause », laquelle « n’était autre / Que leur infortune et la nôtre »). Or, très singulièrement, le propos politique ainsi amorcé se rétracte aussitôt sur une évaluation des forces engagées pour mobiliser l’opinion : et cette optique sur les événements, qui fait déchoir la politique en simple tactique, fait ressortir corrélativement la médiocrité de la production littéraire et intellectuelle associée à cette masse de textes. De sorte que l’« infortune » dénoncée auparavant semble perdre sa dimension proprement politique : le sens en est circonscrit et épuisé par l’objet qui la fixe. La personnification n’a pas complètement effacé l’identité matérielle, la raison technicienne, de la presse d’imprimerie : celle-ci n’a à connaître que de la qualité intrinsèque des textes qu’elle met en forme, non de leur connexion au réel, en amont ou en aval de l’édition ; « son infortune » n’est pas « la nôtre », ses plaintes se dissocient des malheurs du peuple et de l’État.

Ce qui prend forme ici est une involution, un repli du discours contestataire sur lui-même, c’est-à-dire, littéralement, le contraire d’une révolution, et, spécifiquement, le revers du processus historique qui amena et porta la Révolution française. On sait que le topos historiographique inauguré par Tocqueville, selon qui la Révolution fut l’œuvre des hommes de lettres, entérine un credo essentiel des philosophes des Lumières, mais non sans l’assortir d’une ironie sévère : à savoir que l’empire du journal et l’ère de l’imprimé étaient destinés à configurer l’espace public moderne en faisant renaître d’une éclipse multiséculaire une tribune oratoire repeinte au goût du jour, c’est-à-dire mise en conformité avec les réquisits de la raison éclairée. Tocqueville pointe l’achoppement imprévu d’une telle mission dans le primat conquis par une politique abstraite et chimérique. Or, entre les Lumières (Malesherbes, Condorcet, sur la question qui nous occupe) et Tocqueville, la Révolution française forme le pivot de cette continuité et de ce retournement imbriqués : sa place dans cette séquence accuse son ambiguïté.

Présentons succinctement quelques symptômes de cette pathologie historique, repérables, à nouveau, à l’auscultation stéréophonique des mazarinades et du discours révolutionnaire. On lira, dans le présent volume, la contribution de Malte Griesse, qui attire l’attention sur une mazarinade requalifiant la fuite de la Cour à Saint-Germain comme l’enlèvement du roi par ses mauvais ministres. Ce schème de propagande épouse exactement la stratégie par laquelle, au lendemain de la fuite de Louis XVI en 1791, avant mais aussi après son arrestation à Varennes, et contre toute vraisemblance puis en dépit de toutes les preuves contraires qui s’accumulaient, les partisans de la nouvelle Constitution péniblement négociée s’efforcèrent d’étouffer dans l’œuf les sentiments antimonarchiques, de prévenir toute remise en cause de la légitimité du régime, de parer à la propagande républicaine22. On peut également s’intéresser aux formes que prend l’imaginaire du complot dans la rhétorique de Robespierre pendant la Terreur. C. Jouhaud procure de précieux outils à l’analyse, en mettant en exergue l’invocation récurrente du tiers parti qui parcourt nombre de mazarinades, ainsi que le jeu de masques et d’usurpations de la posture énonciative de l’adversaire aux fins de le discréditer par la surenchère23. Or chez Robespierre aussi, le champ politique obéit à une tripartition, dont il occupe le centre, flanqué de deux avatars symétriques et interchangeables du même ennemi, essentiellement réductibles à des rôles de théâtre : Exagérés et Indulgents, hébertistes et dantonistes, ne font à ses yeux que déclamer un texte imitant frauduleusement la rhétorique révolutionnaire24. « L’esprit imitatif est le cachet du crime25 », disait Saint-Just en l’un de ses laconiques apophtegmes ; « L’intérêt est un puissant démon, il change les mazarins en frondeurs, et les frondeurs en mazarins », avertit Le Caton français26. Pour saisir la portée éclairante de ce rapprochement avec l’univers culturel des mazarinades, il faut le rapporter à l’anatomie des « conspiracy theories » de Robespierre livrée par l’historien anglais Geoffrey Cubitt27 : ce vertige sémiotique était la résultante d’une inaccoutumance à la soudaine labilité des identités politiques et morales, qui ne pouvaient plus être assignées aux identités sociales stables des ordres d’Ancien Régime, mais étaient portées par des individus autonomes et sans qualité : indétermination profondément déstabilisante, qui renvoie à l’autonomisation partielle et inachevée de la fonction d’auteur dans la société où se sont épanouies les Frondes, et à ses inféodations révocables et fragmentées28.

LA SCÈNE IMAGINAIRE DE LA RENCONTRE ENTRE FRONDE ET RÉVOLUTION : L’UTOPIE DÉMOCRATIQUE

À lire en parallèle Carrier et Jouhaud, on discerne une alternative entre deux conceptions de la modernité des mazarinades. Le premier tient pour une modernité dialectique et diachronique, sous le signe de l’idéologie. Le second affiche une vision synchronique qui fait affleurer dans les mazarinades la politique-spectacle théorisée par Gabriel Naudé. Comment trancher entre ces deux postulats contradictoires ? Il semble qu’un faisceau d’indices probants fasse pencher la balance en faveur de Jouhaud. On ne saurait certes s’en tenir à cette proclamation impérieuse de Robespierre : « La théorie du gouvernement révolutionnaire est aussi neuve que la révolution qui l’a amené. Il ne faut pas la chercher dans les livres des écrivains politiques, qui n’ont pas prévu cette révolution29. » Néanmoins, sans être dupes de cette scie rhétorique, propre de surcroît à un moment spécifique de la Révolution, on pourra se fier à la solution du problème proposée par Dale Van Kley. Ce dernier, dans son enquête sur Les origines religieuses de la Révolution françaises, trace, entre l’Ancien Régime et l’impulsion inaugurale de 1789, une démarcation qui justifie d’autant plus nettement la dénomination attachée par celle-ci à celui-là, que la prégnance du souvenir de la Fronde et de ses modes de combat politique, avant de s’évanouir subitement, est restée vivace jusqu’à l’avant-veille de la Révolution : il est symptomatique que la résurgence de l’épreuve de force entre le Parlement et le gouvernement monarchique ait donné lieu, après le fameux coup d’État du chancelier Maupeou en 1771, à une floraison de libelles et de pamphlets, lesquels furent, par analogie avec les mazarinades, baptisés Maupeouana30. D. Van Kley mesure la maturation prérévolutionnaire des esprits à l’évolution sensible de la rhétorique de cette littérature contestataire, qui compense sa moindre ampleur (il y en eut bien moins que de mazarinades) par un appel plus affirmé à la Nation et à l’opinion publique. Mais il note que la division du spectre politique qu’elle structura, entre les « patriotes », défenseurs des prérogatives du Parlement, et les « ministériels », qui développèrent une opposition entre absolutisme et aristocratie, devint caduque dans le contexte de la convocation et de la préparation des États-Généraux. Un représentant du parti ministériel, Simon-Henri Linguet, avait inscrit sa pensée dans le balancement suivant : « ne connaissant de Gouvernement raisonnable, juste même, dans la spéculation que la démocratie », « n’en voyant de solide, de tranquille, d’heureux, que dans la monarchie31 ». Pour que l’étincelle révolutionnaire s’embrase, un double saut conceptuel sera nécessaire : la disjonction entre absolutisme et démocratie d’une part, entre la théorie du gouvernement représentatif et l’idéologie aristocratique, de l’autre. Les deux partis devront se recomposer en profondeur : D. Van Kley observe cette nouvelle configuration du jeu politique dans la théorie de l’abbé Sieyès mais il le fait découler de manière plus décisive de la contingence des événements de 1788, comme réplique à la collusion scellée entre le roi et les ordres privilégiés dans leur tentative de garder la haute main sur le protocole des États-Généraux, par laquelle ils se confortèrent mutuellement sur une ligne traditionaliste et illibérale.

D’où la cristallisation du schème de la régénération et le transfert de la souveraineté monarchique à la souveraineté nationale, qui fait dire à Rabaut-Saint-Étienne, dès 1789, que « l’Histoire n’est pas notre code ». Van Kley en tire cette conclusion sans appel : « les événements de la fin août et de début septembre 1788 [le plus décisif étant la convocation des États-Généraux] entraînent le débat sur une terra incognita institutionnelle et idéologique, où aucune langue connue ne balise la route32. » La question n’est toutefois pas tranchée, car on ne saurait se tenir pour quitte de la réflexion théorique à laquelle invite H. Carrier : la richesse et la complexité des occurrences du concept de démocratie dans l’ensemble du corpus édité par l’équipe des RIM marque l’apport vivace des mazarinades au débat classique sur la typologie des régimes politiques et la forme optimale de constitution. L’enquête, centrée sur la philosophie politique, excède quelque peu les limites de la présente étude, qui s’est fixée un objet distinct, autour de la culture politique. Elle serait à reprendre afin de cerner la place de ce corpus dans la constellation que dessinent le legs antique (d’Aristote à Polybe), sa reformulation par Jean Bodin, son infléchissement et sa rénovation par l’humanisme civique de Machiavel : les mazarinades sont peut-être à réévaluer à l’aune du geste conceptuel décisif de Montesquieu, qui traça le sillon de la démocratie moderne en lui associant le principe représentatif, et qui l’articula fortement à l’idéal républicain en fondant celui-ci sur la vertu, et en postulant une nature intrinsèquement populaire de cette dernière. Y aurait-il une connexion bordelaise avec la pointe démocratique de la Fronde, représentée par l’Ormée ? C’est ce que nous nous proposons d’examiner dans un travail ultérieur.

Pour en revenir à la culture politique moderne, on peut se tourner vers le théâtre de l’époque révolutionnaire, épicentre de l’esprit public, chambre d’échos la plus puissante de la parole libre et contradictoire, pour saisir un autre aspect du refoulement des mazarinades. En effet, alors que l’histoire nationale est fortement mise à contribution pour asseoir la relecture révolutionnaire du passé, l’époque de la Fronde y forme une lacune troublante. Ainsi, l’auteur de la pièce intitulée Paris sauvé ou la conspiration manquée, fait-il dévier vers une autre époque historique des thèmes et un titre non dénués de résonances avec les événements de la Fronde :

Ma pièce, comme chacun le sait, est tirée de l’histoire de France, sous le règne du roi Jean, fait prisonnier à la bataille de Poitiers. Tous les événements de la Révolution actuelle m’ont paru s’adapter si naturellement à ce sujet, que je l’ai traité avec chaleur et sans délai. Des États-Généraux assemblés, un projet de livrer Paris au Roi de Navarre, formé par Marcel, Prévôt des marchands, découvert et renversé par Maillard, premier Échevin ; enfin, le Dauphin, depuis Charles V surnommé le Sage, réunissant les vertus qui caractérisent notre Roi ; voilà ce qui m’a séduit et inspiré33.

Les caractéristiques du sujet accusent en creux les défauts qui, pour tous les camps, disqualifient la Fronde comme référence historique : ils se ramènent à diverses déclinaisons de la virtualité, marque d’un déficit ontologique. La Fronde demeure prise dans les limbes de l’inachèvement (les velléités d’autonomie du Parlement ne se sont pas concrétisées par la réunion des États-Généraux), de l’inaccomplissement (aucune vertu ne peut être projetée sur la personnalité d’un roi enfant), de l’opacité et de l’instabilité d’un jeu d’alliances et de renversements d’alliances très éloigné de la limpidité de l’antithèse du bien et du mal incarnés par le Prévôt des marchands et le premier échevin. La dynamique révolutionnaire court-circuite la stase tumultueuse de l’épisode frondeur : dans les premières années de la Révolution, Louis XII et Henri IV sont élus comme modèles privilégiés du bon roi apte à opérer l’unité nationale et à légitimer sa souveraineté par l’onction populaire ; puis, sans transition, fait place nette de ce paradigme la rage iconoclaste animant une scène dramatique républicaine qui s’institue en prolongement symbolique de l’échafaud.

L’affaire est claire et pourtant nous ne sommes pas quittes des résonances multiples, précises, qui lient ces deux corpus incommensurables l’un à l’autre. La clef de la stéréophonie n’est donc pas à chercher sur le plan historique ou idéologique, mais à un niveau symbolique plus profond. Pour tenter de l’élucider, on convoquera une dernière fois l’auteur du Nouveau Paris, pour le faire dialoguer avec celui des Considérations politiques sur les Coups d’État. Une phrase de cet ouvrage est abondamment citée dans les études sur la Fronde :

Là où le peuple (j’entends par ce mot le vulgaire ramassé, la tourbe et lie populaire, gens sous quelque couvert que ce soit de basse, servile, et mécanique condition) étant doué de la raison ; il en abuse en mille sortes, et devient par son moyen le théâtre où les orateurs, les prédicateurs, les faux prophètes, les imposteurs, les rusés politiques, les mutins, les séditieux, les dépités, les superstitieux, les ambitieux, bref tous ceux qui ont quelque nouveau dessein, représentent leurs plus furieuses et sanglantes tragédies34.

Ce peuple-théâtre ne laisse pas d’être énigmatique : spectateur ou personnage agi par une volonté à laquelle il est assujetti ? Mercier écrit quant à lui, comme s’il commentait à nouveau les mazarinades, à la manière de Jouhaud :

… mû incessamment par des idées fausses, tous les actes du gouvernement ne sont pour [le peuple] que des scènes théâtrales plus ou moins curieuses, plus ou moins amusantes : spectateur oisif, il ouvre l’oreille aux clameurs indécentes plus qu’à la voix de l’homme sensé ; aime à suivre le jeu des intrigues, et même des violences ; jamais, pour lui, la chose publique ne court de grands dangers ; comme il est au centre des mouvements, il ne se croit pas soumis à la rotation ; et s’il y a un gouvernement, il n’est là, selon lui, que pour le choyer de préférence, et protéger les boutiques35.

Le peuple au théâtre de la politique explicite le peuple-théâtre des coups d’États : le mouvement est symétrique, l’illusion du retrait enveloppant le piège d’une scène mobile qui fait pendant aux effets de distanciation produits par le spectacle du pouvoir. Spectateur, personnage : les deux positions s’échangent et se confondent, insaisissable tourniquet autour d’une case vide, sans cesse à conquérir : celle de l’acteur démocratique.

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1 C’est le titre du chapitre dont est extrait le passage cité. Nous donnons la référence de l’ouvrage un peu plus loin.

2 Titre du texte cité. Voir référence note suivante.

3 La nocturne chasse du Lieutenant civil [16 avril 1649 (Moreau 2529)], p.« 492-497 dans Choix de mazarinades, publié pour la Société de l’Histoire de France par C. Moreau, Paris, Renouard, 1853, t. 1, p.« 496 et 494, respectivement, pour les passages cités.

4 Louis Sébastien Mercier, Le Nouveau Paris [1798], édition établie sous la direction de Jean-Claude Bonnet, Paris, Mercure de France, 1994, p.« 210-211 pour l’extrait cité à la première page de la présente étude.

5 La Fronde. Contestation démocratique et misère paysanne. 52 mazarinades présentées par Hubert Carrier, Paris, Edhis, 1982, 2 vol.

6 Hubert Carrier, Le labyrinthe de l’État. Essai sur le débat politique en France au temps de la Fronde (1648-1653), Paris, H. Champion, 2004, p.« 178.

7 Christian Jouhaud, Mazarinades : la Fronde des mots, Paris, Aubier, 1985. Voir en particulier le chapitre VI, « Révolutionnaires ? ».

8 Les Cautèles de la Paix, faisant voir I. Si la Paix avant l’exécution des Arrêts et de la déclaration contre le C. Mazarin, serait plus préjudiciable que la Guerre. II. Si le soupçon qu’on a d’un Traité secret de la Cour avec les Princes est injuste. III. La sincérité des intentions du Roi et de la Reine de la Grande-Bretagne. IV. Ce que la Ville de Paris peut et doit faire en cas de trahison (Moreau 659), p.« 5-6, dans La Fronde. Contestation démocratique…, op. cit., t. 1. Dans toutes nos citations des mazarinades, nous avons modernisé l’orthographe.

9 La Mercuriale faisant voir : I. L’Injustice des deux partis, soit en leurs fins soit aux moyens dont ils se servent pour y parvenir. II. La nécessité d’un tiers parti pour réduire les autres deux à la raison (Moreau 2457), p.« 13, dans La Fronde. Contestation démocratique…, op. cit., t. 1.

10 Saint-Just, Œuvres complètes, édition établie et présentée par Anne Kupiec et Miguel Abensour, Paris, Gallimard, 2004, p.« 480.

11 Voir la préface de Louis Marin à son édition de Gabriel Naudé, Considérations politiques sur les Coups d’État, précédé de Pour une théorie baroque de l’action politique, par Louis Marin, Paris, Les Éditions de Paris, 1988.

12 La Mercuriale…, op cit., p.« 16-17.

13 Antoine de Baecque, Le Corps de l’Histoire. Métaphores et politique (1770-1800), Paris, Calmann-Lévy, 1993, p.« 25-29.

14 Jacques Guilhaumou, « La rhétorique des porte-parole (1789-1792) : le cas Sieyès », dans Une expérience rhétorique : l’éloquence de la Révolution, textes réunis par Éric Négrel et Jean-Paul Sermain, Oxford, Voltaire Foundation, 2002, p.« 224.

15 Nous empruntons nos réflexions sur ce sujet à Marcel Dorigny, « Le Cercle social ou les écrivains au cirque », dans La Carmagnole des Muses. L’homme de lettres et l’artiste dans la Révolution, dir. Jean-Claude Bonnet, Paris, A. Colin, 1988, p.« 49-66.

16 La brochure annonçant la première livraison fixe à son activité des ambitions élevées : « La première et principale entreprise du Cercle social que nous avons formé est de donner à la voix du Peuple sa force afin qu’il exerce dans toute sa plénitude et avec une latitude indéfinie son droit de censure, seul pouvoir dont il ait jamais joui, le seul qui forme l’opinion générale, qui est toujours droite et toute-puissante. » Cité par M. Dorigny, ibid., p.« 53.

17 « Seul, au singulier ou au pluriel, le mot peuple ne désigne pas une réalité sociale mais des comportements. Ainsi, ce n’est pas le peuple qui est extrémiste, c’est l’extrémisme – violence et débordements – qui rencontre et appelle la notion de peuple sous la plume des écrivains. » (Ch. Jouhaud, op. cit., p.« 173).

18 Cité par M. Dorigny, op. cit., p.« 49.

19 L. S. Mercier, op. cit., p.« 878.

20 Ibid., p.« 33.

21 La nocturne chasse du Lieutenant civil [16 avril 1649] (Moreau 2529), cit. par C. Moreau, Choix de mazarinades…, op. cit., t. 1., p.« 495.

22 Voir la synthèse incisive de Mona Ozouf, « La Révolution française et l’aléatoire : l’exemple de Varennes », dans L’homme régénéré. Essais sur la Révolution française, Paris, Gallimard, 1989, p.« 67-93.

23 Notamment dans le chapitre IV, consacré au cardinal de Retz, op. cit., p.« 114-122.

24 Voir par exemple : « Discours contre Camille Desmoulins, Fabre d’Églantine, et la faction de l’étranger », dans Œuvres de Maximilien Robespierre, t. 10, Paris, Publication de la Société des Études robespierristes, 1967 [repr. Phénix Éditions, 2000], p.« 312-315.

25 Saint-Just, op. cit., p.« 680.

26 Le Caton français, disant les vérités I. Du Roi, de la Reine et du Mazarin. II. Des Princes. III. Des Parlements. IV. Des peuples (Moreau 655), op. cit., p.« 16-17.

27 Geoffrey Cubitt, « Robespierre and conspiracy théories », dans Robespierre, éd. Colin Haydon et William Doyle, Cambridge, CUP, 1999, p.« 75-91.

28 Sur cette question que nous ne faisons qu’effleurer, voir Alain Viala, Naissance de l’écrivain, Paris, Les Éditions de Minuit, 1985, ainsi que Christian Jouhaud, Les pouvoirs de la littérature. Histoire d’un paradoxe, Paris, Gallimard, 2000, p.« 252-269.

29 Dans le Rapport sur les principes du Gouvernement révolutionnaire, prononcé à la Convention le 25 décembre 1793, dans Œuvres de Maximilien Robespierre, Paris, Publications de la Société des études robespierristes, 1967, t. 10, p.« 274.

30 Dale Van Kley, Les origines religieuses de la Révolution française (1560-1791) [1996], Paris, Le Seuil, 2002, p.« 373 et suiv.

31 Ibid., p.« 472.

32 Ibid., p.« 475.

33 Paris sauvé ou la conspiration manquée, drame national en trois actes par M. Rabiot, représenté pour la première fois à Paris, sur le théâtre de l’Ambigu Comique, le 10 février 1790, Paris, Caillaux et Fils, 1790, « Avis aux auteurs dramatiques », p. II.

34 Gabriel Naudé, op. cit., p.« 139.

35 Louis Sébastien Mercier, op. cit., p.« 800.