Book Title

Autour des ducs d’Épernon, l’école de la mazarinade (1588-1655)

Véronique DORBE-LARCADE

Maître de Conférences H. D. R. en histoire moderne, Université Bordeaux-Montaigne (CEREC-CLARE)

À Bordeaux, les événements et les libelles de la Fronde ne purent pas être sans Bernard de La Valette (1592-1660), second duc d’Épernon, gouverneur de Guyenne – tout particulièrement entre mars et décembre 1649. À l’instar de Mazarin, à Paris, le soulèvement d’une partie des habitants et la rébellion du parlement se traduisirent par une profusion d’attaques et de contre-attaques imprimées. Démis de sa charge au profit du prince de Condé, Épernon quitta la province en août 1650. Il n’en resta pas moins présent dans les mazarinades bordelaises, copieusement moqué et diffamé1. Ce qui n’a jamais cessé, à vrai dire. En effet, le duc Bernard est généralement jugé médiocre à tous égards, en deçà et au-delà de la Fronde, n’étant que l’ombre de son père, le splendide Jean-Louis de La Valette (1554-1642), premier duc d’Épernon et gouverneur de Guyenne avant lui. Mais tenir Bernard pour « secondaire » est certainement une erreur.

Assurément, ce n’est pas lui qui acheva la maison d’Épernon. Elle ne se termina effectivement qu’au début du XVIIIe siècle. Bien au contraire, pour les contemporains de la fin de la Fronde, quelques trois ans plus tard, le duc Bernard, glorieusement rétabli, se trouvait à l’évidence en position de force et du côté des gagnants, tout comme l’était « le Mazarin ». À lui et aux siens, le meilleur avenir semblait alors promis. Pour autant, si l’on joue sur les mots, le duc Bernard n’a certes pas créé la maison d’Épernon. Mais ce second Épernon et les contre-mazarinades – ou plus exactement les publications de riposte aux textes frondeurs qui l’attaquaient – ont compté grandement pour donner, rétrospectivement, à son père – le premier duc d’Épernon – la consistance de grand homme de la famille qui est la sienne à présent2.

En réalité, il faut partir de Bernard et des circonstances éditoriales particulières à la Fronde pour comprendre l’histoire de la maison d’Épernon, sans commettre d’anachronisme, ni verser dans l’erreur de perspective.

À CONTRETEMPS

Alors que, par définition, la mazarinade est hâtive et sans lendemain, la contre-mazarinade épernonienne – mais peut-être faudrait-il parler de « contre-épernonades3 » – se caractérise par une certaine longévité.

Plusieurs éléments incitent à penser que l’Histoire de la Vie du duc d’Espernon, publiée en 1655 par Guillaume Girard, le secrétaire du duc Jean-Louis, continue le même combat. Plus exactement, en donnant plus d’ampleur et d’épaisseur au texte, cet ouvrage participe de la même forme d’action politique que les mazarinades produites au moment de la Fronde. Pour s’affirmer, les partis et les protagonistes cherchaient à avoir la maîtrise des événements en les « présentant » ; autrement dit en leur donnant, dans toute l’acception du terme, une interprétation. Revisiter le passé en y montrant ce qui faisait écho et donnait sens au présent fut une caractéristique plus spécialement marquante des publications frondeuses de la dernière période. De façon analogue, l’Histoire de la Vie du duc d’Espernon s’adressait à un public averti de l’actualité et donc en possession des clés qui pouvaient rendre clairs les traits et anecdotes rapportés. Ce livre constitue, de nos jours, la grande source de référence sur Jean-Louis Nogaret de La Valette, premier du nom. Or, au moment de sa parution, cette Histoire visait moins la postérité et les lecteurs des siècles futurs que les contemporains de la fin des années 1650, avec lesquels l’auteur était en connivence immédiate. Ces lecteurs, dans l’évocation de la longue existence et de la carrière mouvementée de l’indestructible premier duc d’Épernon, savaient qu’ils lisaient, en réalité, le récit du triomphe, envers et contre tout, au moment de la Fronde, de son fils le duc Bernard, voire de son petit-fils Louis-Gaston de Candale.

Dès 1654, Scipion Dupleix avait offert au duc Bernard, 2e du nom, de rédiger une biographie du vieux duc Jean-Louis. Pour l’occasion il rédigea un aperçu de l’ouvrage qu’il envisageait d’entreprendre, sous la forme d’un Avant-propos à l’histoire de la Vie du duc d’Épernon4. Dupleix ne fut pas agréé. La rédaction du livre de Guillaume Girard était alors bien avancée apparemment. Il était évident que le duc Bernard et son entourage ne pouvaient accepter qu’une publication concurrente, issue de plus d’un auteur dont la loyauté n’était pas sûre, vienne « parasiter » le coup d’éclat littéraire qui se préparait de leur part5. Si l’Histoire de la Vie du duc d’Espernon de Guillaume Girard est dans la continuité des contre-mazarinades, celles-ci ne sont, elles-mêmes, dans le camp épernonien, qu’un nouvel avatar d’une tradition déjà longue d’interventions imprimées à tendance fictionnelle. En effet, assez tôt dans sa carrière, le premier duc d’Épernon a été qualifié, en substance, de créature « de papier ». Ainsi, vers 1586, selon Brantôme, un libelle circulait à Paris sous le titre Les haults faits, gestes et vaillances de Monsieur d’Épernon en son voyage de Provence, qui se révélait, quand on l’ouvrait, composé uniquement de pages blanches6.

DE LA RÉCIDIVE

En tout état de cause, la première grande campagne de publications suscitée par le premier duc d’Épernon remonte à 1588. C’est le moment de la grande offensive de la Ligue. Jean-Louis Nogaret de La Valette, l’« archi-mignon » d’Henri III, propulsé depuis peu des rangs minables de la petite noblesse du sud-ouest aux premières places à la cour, est tout particulièrement l’objet de ces attaques. Largement diffusé, le libelle intitulé L’histoire tragique et mémorable de Pierre de Gaverston, attribué au prédicateur ultra-catholique Jean Boucher, en est l’illustration par excellence7. Ce pamphlet assimilait Épernon père, le premier duc, à Gaverston, le très honni favori gascon d’Edouard II d’Angleterre dont Henri III était réputé partager les mœurs. Le même cruel supplice que celui employé par ses adversaires pour trucider Gaverston était évidemment promis au duc Jean-Louis. De la même façon que certains des textes de l’époque de la Fronde plus tard, ce libelle suscita, sinon une prolifération d’autres publications, du moins une série de ripostes. Il y eut ainsi la parution en cascade d’une Replique qui, à son tour, occasionna une Responce8.

Il est tentant de rapprocher ce recours, en 1588, au passé anglo-médiéval du Sud-Ouest de celui qu’avait proposé, un an auparavant, en 1587, Florimond de Raymond, magistrat bordelais et complaisant polygraphe. On négociait alors le mariage de Jean-Louis Nogaret de La Valette, le tout récent premier duc d’Épernon, avec Marguerite de Foix-Candale, orpheline héritière de l’une des plus anciennes et prestigieuses maisons de Gascogne. C’était ni plus ni moins qu’une mésalliance caractérisée, doublée d’une manœuvre de captation de patrimoine auxquelles devait souscrire le chef de famille, grand-oncle et tuteur de la future mariée, le savant cardinal François de Candale, évêque d’Aire (1513-1594), âgé et affaibli9. Pour ce dernier, Raymond développa une argumentation qui démontrait qu’Épernon, méchant nobliau vaguement gascon, rééditait le destin d’Archambault de Grailly, captal de Buch, au temps de la guerre de Cent Ans, le grand ancêtre de la lignée, doué de son seul mérite et finalement allié à la meilleure aristocratie10. Les éléments manquent pour rendre sûre et certaine la continuité entre Florimond de Raymond et Jean Boucher, autrement dit entre le captal de Buch et Gaverston. En revanche, le tropisme anglais du second duc d’Épernon est bien attesté. Réfugié outre-Manche après avoir été condamné à mort par contumace, en 1638, à l’instigation de Richelieu, le duc Bernard y séjourna jusqu’à la mort du cardinal-ministre. Il assista ainsi aux débuts de la première révolution. Il eut à cœur, semble-t-il, à son retour de rappeler sa flatteuse ascendance anglaise.

UN ATELIER D’ÉCRITURE

Une trentaine d’années après la parution des libelles mettant en parallèle Gaverston et le 1er duc d’Épernon, Jean-Louis Guez de Balzac (1597-1654) fit sensation. Il révéla en effet qu’il était l’auteur des Lettres justificatives publiées en 1620-1621, sous le nom du duc, afin de légitimer l’active participation de ce dernier à l’évasion de Marie de Médicis et son implication, aux côtés de celle-ci dans la guerre « de la Mère et du Fils », autrement dit une rébellion contre l’autorité du jeune Louis XIII. Écrivain à la solde d’Épernon en qualité de secrétaire, Guez de Balzac rompait ainsi avec les usages et la loyauté qu’il devait à son maître en le dépossédant de son emprise « morale » sur ces fameuses lettres11. Surtout, en agissant de la sorte, il rendait clair ce qui avait existé avant et ce qui devait continuer après son propre service auprès du duc : à savoir l’activité diligente de plumes mercenaires, à chaque occasion où celui-ci faisait l’événement et créait la polémique. Ce fut tout spécialement le cas au cours de la dernière partie de sa carrière, à partir de 1622, lorsqu’il eut la charge de gouverneur de Guyenne.

Dès sa prise de fonction, le premier duc d’Épernon entra en conflit d’autorité avec le Parlement. Des imprimés en scandèrent les épisodes successifs. L’affaire atteint une particulière intensité début mai 1626. Le gouverneur-duc fit alors publier un libelle dans lequel il accusait les magistrats de « rapine, injustice, violence, détournement de fonds, tyrannie » entre autres corruptions, extorsions, falsifications et prises illégales d’intérêt12. Quelques jours plus tard, l’un des hommes d’Épernon, Marcillac, bâton en main, enjoignit à Duduc, l’un des parlementaires, de ne pas s’aviser de faire paraître une réplique au libelle du gouverneur et l’intéressé, effrayé, aurait balbutié qu’il n’en avait pas l’intention13. Par la suite, fin 1633, une nouvelle épreuve de force opposa le gouverneur-duc à l’archevêque de Bordeaux, Henri d’Escoubleau de Sourdis. Le 10 novembre, devant la cathédrale Saint-André, Épernon en arriva à bousculer, si ce n’est à frapper lui-même le prélat. La chose causa grand émoi évidemment et surtout, fit couler beaucoup d’encre. On ne conserve pas moins de 25 textes imprimés à cette occasion dont une très détaillée Histoire particulière en forme de journal du différend entre Mssres Henry d’Escoubleau de Sourdis, archevesque de Bourdeaux primat d’Aquitaine et Jean Louis de La Valette duc d’Espernon, Pair et colonel général de France, gouverneur et lieutenant général pour le Roy en Guyenne, avec tous les actes intervenus de part et d’autre depuis le 10e octobre 1633 jusqu’au 29e jour d’avril 163514. Il est rapporté qu’un colporteur transportant des libelles anti-épernoniens s’étant aventuré jusqu’à Cadillac, sur les terres du duc, fut arrêté et fouillé. Il fut battu jusqu’au sang à coups d’étrivières, tandis que des libelles saisis dans son ballot, « on en frott[a] le cul des chevaux » d’Épernon15.

Une troisième campagne de presse marqua les années 1638-1639. Le prétexte en fut fourni par la déroute de l’armée française devant les troupes espagnoles à Fontarabie : Bernard de La Valette, fils et héritier du duc d’Épernon et futur deuxième du nom fut accusé de l’avoir organisée. Il se défendit en accablant celui qui commandait avec lui les opérations à Fontarabie : Henri, prince de Condé, père du chef de la Fronde, avec lequel Bernard eut maille à partir quelques dix années plus tard. La polémique s’enfla, cette fois encore, de publications contradictoires faisant écho les unes aux autres16.

DES OBLIQUES

Hubert Carrier a établi qu’il existait à Cadillac, en 1649, une équipe d’ « auteurs qui étaient payés pour défendre leur maître ou attaquer ses adversaires ». Ce qu’il a qualifié de « bureau de presse » en soulignant qu’il en était de même – mais à bien plus grande échelle – auprès de Gondi-Retz, de Condé et de Mazarin17. Que les secrétaires de la maison d’Épernon eussent été d’une telle équipe ne serait pas étonnant. Il n’en manquait pas. On sait que le duc Jean-Louis, premier du nom, en employait ordinairement quatre18. Un libelle rapporte comment il terrorisait ses secrétaires sans les tenir au courant du secret de ses décisions19. Bernard, quant à lui, d’après l’inventaire après-décès de ses biens dressé en 1660 – donc après la fin de la Fronde – en employait cinq. Le plus connu parmi eux est Guillaume Girard, déjà évoqué20. Il serait le frère de Michel Girard21, abbé de Verteuil-en-Médoc, ancien précepteur du duc et auteur du libelle qui clôtura la série des textes dits « du Curé Bourdelois », Le Jugement22. La prudence s’impose. Si, parmi les textes produits durant la Fronde dans le parti d’Épernon, on a pu reconnaître la plume de tel ou tel, ces auteurs appartiennent semble-t-il plutôt à la clientèle qu’à l’entourage direct et permanent du duc. Par exemple, Henri de Salomon de Virelade, le rédacteur ordinaire des lettres signées du gouverneur, qui est président au présidial. Il est d’abord visiblement une « créature » de Séguier, membre de l’Académie française, mais il est aussi hommager de la famille de Candale, en Bordelais, et donc du duc qui en est héritier par sa mère. Henri d’Arche qui a écrit le libelle intitulé Le Curé Bourdelois est aussi l’un des hommagers du duc, témoin à son mariage, fils du juge général des terres de la maison de Candale apparenté aux Salomon23.C’est le cas également de Léonard de Giac, homme de confiance du duc Bernard, placé au greffe du tribunal de la bourse de Bordeaux, qualifié de « domestique » d’Épernon au terme d’une série de publications dont l’occasion est fournie par le départ – sous la pression des frondeurs – du second duc d’Épernon de Guyenne en 1650. L’événement amena le parlement de Bordeaux à écrire une Lettre à celui de Paris pour que l’exil d’Épernon soit transformé en révocation. Cette lettre parut suivie de Remontrances lues en présence du duc d’Orléans auxquelles répondit un texte épernoniste – Lettre d’un ami de Monsieur le duc d’Epernon contre les remonstrances du Parlement de Bourdeaux du mois d’Aoust 1650 – ainsi qu’une lettre ouverte au Parlement de Paris du duc d’Épernon lui-même. Celle-ci fut détournée par une 3e mazarinade, à laquelle répliqua (4e texte) la Letre du sieur de Giac. Le titre de ce dernier libelle indique bien qu’il s’agit de dévoiler la vérité sur l’auteur du texte précédent, le sieur de la Chabane, à la fois de le démasquer comme auteur et de dénoncer ses agissements. Le sieur de la Chabane, du coup, en vient, pour terminer, à publier un Advis salutaire donné à Messieurs de Bordeaux par un Citoyen de la ville24. Or il s’avère que ce frondeur La Chabane entretenait avec Giac un contentieux qui remontait à l’élection de la Jurade de Bordeaux de 1643. La chose n’est pas surprenante. À Bordeaux, les libelles qui attaquaient ou défendaient le parti épernono-mazariniste prenaient assez systématiquement prétexte des événements de la Fronde pour faire resurgir d’anciennes querelles et régler de vieux comptes, conséquence de rapports de force et de controverses locales. Le duc Bernard et sa cause étaient étroitement liés à une situation typiquement bordelaise. Par conséquent, il est possible que, comparativement à Paris, il y ait eu à Bordeaux un déficit d’effervescence idéologique25. Il est sûr, en revanche, que les enjeux étaient différents.

Épernon donne toute l’apparence d’être le « Mazarin » de Guyenne, cependant il ne l’est pas réellement et ce en dehors de toute considération de responsabilités. Devant les frondeurs à Paris (ou depuis ses lieux d’exil), le cardinal-ministre avait pour lui, assez clairement, la force de la légitimité qui procédait de son unanimité avec l’autorité royale incarnée par le jeune Louis XIV. Le duc Bernard avait bien, lui, la charge de gouverneur de Guyenne, mais il était d’abord, en Guyenne, doté plus confusément d’une puissance de nature largement privée. Elle tenait à son emprise foncière et financière, aux pressions qu’il exerçait sur les hommes et les institutions. Ainsi le duc d’Épernon qui tenait la Jurade et la Cour des aides26 et se heurtait aux magistrats du Parlement donnait-il sérieusement l’impression de vouloir confisquer l’autorité dans son seul intérêt. Contre une telle puissance, les parlementaires frondeurs de Bordeaux pouvaient à bon droit se poser en défenseurs de l’intérêt de la Couronne et en champions du bien de l’État.

La fabrication des « Épernonades » et des « contre-Épernonades » s’est certainement faite en petit comité, voire dans un espace restreint. Les 203 mazarinades bordelaises qui indiquent un nom d’imprimeur sont issues de trois ateliers seulement : ceux de Jacques Mongiron-Millanges, de Pierre du Coq et de Guillaume de La Court. Ils étaient tous trois installés rue Saint-James, tout près de l’Hôtel de Ville et surtout des collèges de l’Université, à l’origine de leur activité sur la place de Bordeaux, dans la continuité du grand Simon Millanges (1540 ? -1623), l’éditeur de Montaigne dont la succession avait été bien difficile27. Cela représente à peu près la moitié des 409 textes collectés à ce jour qui traitent des affaires de Guyenne. Sachant que, pour l’autre moitié, 91 indiquent un imprimeur parisien, tandis que l’on ignore d’où proviennent exactement les quelque 115 libelles restants. On soupçonne le fonctionnement d’ateliers clandestins travaillant pour des libraires frustrés du droit d’éditer, ou même pour des communautés religieuses28. Il faudrait certainement classer dans cette catégorie l’imprimeur Jean Fumadières (né en 1620), venu d’Agen, sollicité par le duc d’Épernon fin mars 1649, et même installé à Cadillac fin juillet 1650 pour produire des libelles qui circulent à Bordeaux, pour autant qu’on puisse le savoir et le mesurer29. Dans ces conditions, il faut décidément s’interroger sur la portée et la représentativité de ces textes.

DEUX CENTS TRENTE ANS APRÈS…

La chose est déjà bien établie : les mazarinades, par leur substance, n’informent guère. Les contemporains de la Fronde n’étaient pas dupes du caractère trompeur, ou manipulateur, des contre-mazarinades épernoniennes. À deux reprises, les Gazettes parisiennes d’Abraham de Wicquefort en témoignent. Elles rapportent ainsi, à la date du 19 février 1649, que le chevalier de La Valette, frère naturel de Bernard, second duc d’Épernon, distribue des « billets par lesquels on tasche de faire soulever le peuple contre le Parlement ». Plus clairement encore, il est dit, à la date du 10 septembre 1649 que :

On voit icy une relation imprimée à Cadillac qui dit que le duc d’Espernon a défait en plusieurs rencontres plus de 200 hommes du Parlement mais les lettres de Bourdeaux n’en faisant aucune mention et publiant au contraire plusieurs petits combats à leur advantage, l’on ne peut y asseoir aucun jugement certain.

Ces textes du temps de la Fronde comptent d’abord par ce qu’ils révèlent, globalement, de dynamiques et de forces implicites. Dès lors, ne faut-il pas envisager que leur actualité dépasse l’empan chronologique 1648-1653 ? On ne saurait occulter l’intérêt qu’elles ont acquis à la fin du XIXe siècle, avec la constitution de collections accompagnée de remarquables travaux d’érudition30. Il s’agit évidemment de ceux de Célestin Moreau (1805-1888), mais aussi, dans un cadre plus strictement bordelais, de ceux de Jules Delpit (1808-1892) et de Philippe Tamizey de Larroque (1828-1898), ce dernier se préoccupant tout particulièrement des mazarinades épernoniennes.

Cette passion pour des mazarinades séditieuses voire dévergondées peut étonner de la part de ces personnages très rangés et nettement conservateurs. Quel écho à ce qu’ils vivaient et à ce qu’ils ressentaient des péripéties de leur temps, pouvaient-ils trouver dans l’époque de la Fronde et dans le propos des libelles publiés alors ? Célestin Moreau appartenait à une famille ardemment royaliste. Il renonça à la magistrature, après la Révolution de Juillet, pour entamer une carrière de journaliste à L’Union royaliste, avant de se retirer en province en 186631. Jules Delpit, auditeur libre de la jeune École des Chartes, fut envoyé en Angleterre en 1848, pour répertorier les archives relatives à l’histoire de France. Pendant près de 40 années jusqu’aux années 1880, il s’occupa d’établir le premier catalogue des manuscrits de la bibliothèque de Bordeaux32.

Seul le travail historiographique de Philippe Tamizey de Larroque sur les mazarinades – et plus spécialement les épernonades – a été systématiquement étudié jusqu’à présent. Il s’agit essentiellement d’éditions critiques de haute qualité et de multiples notes bibliographiques et bibliophiliques pleines de rigueur. Or, sans manipuler ni instrumentaliser aucunement ces textes de la Fronde, Tamizey « dit » pourtant le choc de la défaite de 1870 et l’impact de la Commune, comme peut être perçue la situation socio-culturelle complexe qui est la sienne : orléaniste de tradition et de conviction, tenant d’une certaine idée du Midi et du rôle de la (petite) noblesse campagnarde, alors que s’impose la IIIe République33.

Les mazarinades « épernoniennes » et les contre-mazarinades « épernonistes » obligent donc à remettre en question les bornes conventionnelles, à commencer par celles de la chronologie. On peut douter que ce soit vraiment de l’innovation. En interrogeant les circonstances de ces textes et leur portée, les lignes qui précèdent ne font que reprendre la besogne la plus ordinaire et la plus originelle du métier d’historien.

____________

1 Christian Jouhaud, « Écriture et action au XVIIe siècle : sur un corpus de mazarinades », Annales, Economies, Sociétés, Civilisations, 38-1, 1983, p.« 50-51.

2 Véronique Larcade, « L’événement rétrospectif : le 1er duc d’Épernon ressuscité par la mazarinade », dans Écritures de l’événement : les Mazarinades bordelaises, dir. Myriam Tsimbidy, Bordeaux, Presses universitaires de Bordeaux, 2015 (Eidôlon, no 116), p.« 41-52.

3 Philippe Tamizey de Larroque a suggéré le mot de concinades pour désigner les libelles hostiles au favori de Marie de Médicis (Revue critique d’histoire et de littérature, 1, 1886, p.« 374).

4 Christophe Blanquie, « Notes et documents. L’avant-propos de la Vie du duc d’Epernon par Scipion Dupleix », Revue d’Histoire littéraire de la France, 4-108, 2008, p.« 931-943.

5 Marie-Claude Canova-Green, « Le héros et le solitaire ou les deux figures de la magnanimité dans l’Histoire de la vie du duc d’Espernon », Littératures classiques, 30, 1997, p.« 197-208. Francine Wild, « Nécessité et contingence dans la Vie du duc d’Espernon par Guillaume Girard » dans Le singulier, le contingent et l’inattendu dans le récit factuel et le récit de fiction, dir. Catherine Bienvenu et Francine Wild, Caen, Université de Caen-Basse-Normandie, 2009, p.« 141-154.

6 Pierre de Bourdeille, seigneur de Brantôme, Vies des Hommes illustres et grands Capitaines françois de son temps, t. 4, Leyde, J. Sambix, 1666, p.« 314.

7 Histoire tragique et mémorable de Pierre de Gaverston, gentilhomme gascon, jadis le mignon d’Edouard 2, roy d’Angleterre tirée des chroniques de Thomas Walsinghan et tournée de latin en françois, dédiée à Mgr le duc d’Espernon, Bibliothèque municipale de Lyon : FC 128-06.

8 Replique à l’Antigaverston ou responce faicte à l’histoire de Gaverston par le duc d’Espernon, s. l., 1588 [BnF : LB34 442]. Responce à l’Antigaverston, 1588 [BnF : LB34 441].

9 Le château de Cadillac dont le premier duc d’Épernon prit possession après son mariage avec Marguerite de Foix-Candale était le domaine du fameux cardinal de Candale. Sa demeure avait surtout été, au temps des guerres de religion, un centre mondain autant que politique autour de Germain-Gaston de Foix-Gurson et de sa belle-fille Diane-Charlotte, humaniste évoquée notamment par Michel de Montaigne : Philippe Lauzun, Itinéraire raisonné de Marguerite de Valois en Gascogne (1578-1586), Paris, 1902.

10 Archives historiques de la Gironde, 24, p.« 367-68 (le document provient du fonds privé du marquis de Castelnau d’Essenault).

11 Christian Jouhaud, Les pouvoirs de la littérature, histoire d’un paradoxe, Paris, Gallimard, 2000, p.« 234.

12 BnF : LB36, f.o 3544.

13 Archives municipales de Bordeaux, Registres secrets 28, p.« 922-25 (7 mai 1626). BnF, ms. Dupuy 17, p.« 110. Nicholas B. Fessenden, Épernon and Guyenne : Provincial Politics under Louis XIII, Ph. D., Columbia University, 1976, p.« 54.

14 BnF, ms. n.a.f. 7314. Nicholas B. Fessenden, Épernon and Guyenne…, op. cit., p.« 125.

15 Procès-verbal dans le ms. BnF, n.a.f. 7310, cit. par Christian Jouhaud, « Le duc et l’archevêque : action politique, représentations et pouvoir au temps de Richelieu », Annales E. S. C., 1986-5, p.« 1024.

16 Véronique Larcade, « L’affaire de Fontarabie (1638-1639) : l’exploitation politique d’une défaite », dans La Défaite. Etudes offertes à Annie Rey-Goldzeiguer, dir. Maurice Vaïsse, Reims, Presses universitaires de Reims, 1994, p.« 29-42.

17 Hubert Carrier, La presse de la Fronde, Les mazarinades, t. 2, Les hommes du livre, Genève, Droz, 1991, p.« 88-89.

18 Nicholas B. Fessenden, Épernon and Guyenne…, op. cit., p.« 256.

19 Jean-Louis Guez de Balzac, Lettres à Jean Chapelain, éd. Philippe Tamizey de Larroque, Paris, 1877, p.« 288.

20 BnF, ms. fr 20478, f. 435.

21 Christian Jouhaud, Les pouvoirs…, op. cit., p.« 237 et p.« 355. – Le lien de parenté entre Michel Girard et Guillaume Girard est remis en cause dans Jean MESNARD, Mélanges Jean Jehasse, 1995, p.« 270.

22 Hubert Carrier, La presse…, op. cit., p.« 89. Ce texte est signé Lancelot de Mullet, assez proche de Michel Girard pour lui laisser le bénéfice de l’abbaye de Verteuil, en Médoc (Jules Delpit, Les origines de l’imprimerie en Guyenne, Bordeaux, 1869, p.« 101.

23 Christian Jouhaud, « Écriture et action… », art. cit., p.« 55.

24 Letre du sieur de Giac, domestique de Mgr le duc d’Espernon au sieur de la Chabane, autheur du libelle intitulé « La Responce faite par un de M.M. les Conseillers du Parlement de Paris à la Letre à luy escrite par M ; le duc d’Espernon », 1650 (Moreau 2199) [BnF : 4-LB37-1666]. Célestin Moreau, Bibliographie des mazarinades, Paris, Renouard, 1850, t. 2, p.« 197-198.

25 Caroline Le Mao, « L’échec, le temps et l’histoire : réflexions autour de la Fronde parlementaire bordelaise », Histoire, économie et société, 25-3, 2006, p.« 323.

26 Yves-Marie Bercé, « Le convoi et comptablie de Bordeaux au xviie siècle » dans Études sur l’Ancienne France offertes en hommage à Michel Antoine, Paris, École des chartes, 2003, p.« 66-67 ; Orest Ranum, The Fronde, a French Revolution, New York, W. W. Norton & Company, 1993, p.« 222-224.

27 Ernest Labadie, Notices biographiques sur les imprimeurs et libraires bordelais xvie-xviiie siècle, Bordeaux, 1900, p.« 77-83.

28 Christian Jouhaud, « Écriture et action… », op. cit., p.« 45.

29 Hubert Carrier, La presse de la Fronde, Les mazarinades, t. 1, La conquête de l’opinion, Droz, Genève, 1989, p.« 88-89.

30 Jules Delpit, Les origines…, op. cit., p.« 92.

31 [en ligne :] http://www.bibliotheque-mazarine.fr/en/collections/special-collections/ celestin-moreau-3 (page consultée le 10 juin 2015).

32 Philippe Tamizey de Larroque, Jules Delpit. Notes biographiques et bibliographiques, Périgueux, 1892. Christophe Blanquie, « Excursions tamizéyennes en Libournais », Revue historique et archéologique du Libournais, LXXXI-301, 2013, p.« 3-22.

33 Christophe Blanquie, « Tamizey de Larroque, un vieux frondeur éditeur des mazarinades », dans Écritures de l’événement…, op. cit., p.« 85-97.