« Faire voir par l’histoire » dans les mazarinades
Usages du passé entre rhétorique et bagages culturels
Caroline SAAL
Université de Liège, Département de Recherches Transitions
NdA : Cet article reprend sous forme synthétique les résultats de recherches doctorales en cours sur les usages et transferts des savoirs historiques en France au XVIIe siècle, sous la direction du prof. Annick Delfosse, de l’Université de Liège.
La Fronde est un important moment sinon de vulgarisation, du moins de circulation accrue des savoirs1. À la satyre du temps ou la guerre déclarée aux partisans, libelle qui désigne en 1649 les auteurs de pamphlets comme graves fauteurs de troubles et leur reproche de débiter des mensonges mal écrits2, un autre texte répond :
c’est un petit mal en comparaison du bien qu’ils font et des avantages qu’en reçoivent ceux qui les lisent. Les uns y trouvent de quoi contenter leur curiosité dans l’histoire, les autres y rencontrent des traits de Rhétorique, des principes de Philosophie, des Maximes du droict, & des pensées très recherchées3.
Se rencontrent ainsi un public attiré par la découverte de connaissances auxquelles il a habituellement peu accès, et des écrivains prêts à séduire selon les attentes du lectorat qu’ils supposent, devinent ou projettent4. Durant le combat des plumes, pour produire des discours légitimant leurs partis ou pour continuer à vendre du papier, les auteurs ont effectivement mobilisé de nombreux savoirs. L’histoire y occupe alors une place privilégiée. Elle devient accessible en quelques pages, pour 6 deniers les 4 feuillets selon ce que prétend Le burlesque remerciment des Imprimeurs et Colporteurs aux auteurs de ce temps5, quand le prix habituel d’un ouvrage atteint plusieurs livres6. Désormais, un large public de curieux peut se procurer des condensés d’événements et de personnages anciens, mis en scène expressément sur le théâtre de la Fronde.
La sollicitation et l’usage du bagage historique durant la Fronde sont loin d’être anodins. Toute utilisation du passé est sous-tendue par une démarche de sélection et de reconstruction : le passé constitue une masse de données indénombrables, qui n’est rendue lisible et intelligible qu’après un tri des faits et une mise en récit guidée par la volonté de rendre ce bagage historique présent. Cette utilisation est une activité codificatrice.
Ce rôle du passé comme grille de lecture du présent est une dimension d’autant plus importante dans le cadre de la Fronde que l’écriture du passé dans la France moderne a pour particularité de reposer sur ce que François Hartog appelle un régime d’historicité fortement passéiste. Par régimes d’historicité, s’entendent les « modalités d’articulation7 » des catégories temporelles passé, présent, futur dans une culture ; le processus par lequel une communauté prend place dans le temps et considère sa propre historicité8. Or, au XVIIe siècle, même si une partie du monde savant et littéraire affirme de plus en plus fortement la supériorité « civilisationnelle » de la France moderne sur l’Antiquité grécoromaine, le passé est toujours perçu comme mode cognitif global performant. Il dévoile le fonctionnement du monde, les comportements humains et le déroulement du temps. Pendant la Fronde, le combat politique investit et utilise le discours sur le passé, donnant naissance à de particuliers mimes historiographiques.
Christian Jouhaud l’a souvent rappelé : ce phénomène de masse pamphlétaire offre une fenêtre sur des usages, parmi lesquels la mobilisation des formes et des contenus les plus divers. Le passé prend place dans le pamphlet non sans complexité, par le biais de la culture historique, des règles de rhétorique, des pratiques de copie, de réemploi, de détournement… Si le décryptage postérieur est fort malaisé, particulièrement à cause de la connaissance très partielle que nous avons de ces sources, étudier les usages du passé dans le corpus des mazarinades permet, en prenant en compte la conscience historique et le rapport au temps, de découvrir comment des éléments structurels de la pensée ont pu appuyer, en filigrane, la manière dont l’hydre insurrectionnelle qu’est la Fronde a été vécue, perçue, présentée voire justifiée.
Pour mieux appréhender la mobilisation des savoirs historiques durant cette période de troubles, après avoir décrit la présence polymorphe du bagage historique dans le corpus des mazarinades et avoir brièvement rappelé les enjeux historiques de la guerre civile, nous nous proposons de montrer l’influence de l’histoire tragique, genre historiographique alors en vogue, dans différents libelles du temps, et la manière dont ils affublent ainsi un passé choisi et mis en scène d’un rôle prophétique dans un instant d’urgence élevée.
LE PASSÉ DANS LES LIBELLES DE LA FRONDE : QUELQUES TRAITS GÉNÉRAUX
Pister le passé dans les libelles de la Fronde est un travail colossal. Tout pamphlet est susceptible de contenir un paragraphe d’histoire. À « l’âge de l’éloquence9 », la référence historique est un usage fréquent dans la disposition rhétorique. Le repérage de pièces pertinentes dans les bibliographies spécialisées, organisées autour du travail architectural de Célestin Moreau, s’est effectué principalement par le filtre du titre, que les indices d’un usage du passé y soient explicites, par la revendication claire de « faire de l’histoire », ou allusives, nécessitant vérification du contenu. La page de titre jouant le rôle d’attirer le lecteur, l’observer permet de débusquer des libelles porteurs d’une stratégie volontaire de valorisation de l’objet et de son contenu par la mise en jeu de savoirs historiques. Si cette sélection est perfectible et contourne probablement des sources congrues10, elle permet de concentrer la recherche sur des discours directement associés à une formalisation des savoirs historiques.
Dans un premier temps, cette sélection décontextualise les pièces, les arrache à leur milieu d’élaboration et les regroupe en un ensemble hybride et contrenature. Il ne paraît guère souhaitable de constituer cet agglomérat en objet unifié de type « mazarinades historiques ». Si nous pouvons remarquer que la majorité des pièces concernent les années 1649 et 1652, répartition grossièrement fidèle à l’évolution quantitative des imprimés durant la Fronde11, il faut s’arrêter là pour les remarques d’ordre général. Les modes de présence du passé historique dans les libelles de la Fronde sont tout aussi protéiformes que le corpus des mazarinades : impressions de déclarations royales anciennes, chronologie des reines malheureuses, listes des empires tombés à cause des ministres d’État, traités démontrant « par la raison et l’histoire » les règles du partage du pouvoir et le rôle de chaque institution, parallèles élogieux ou vilipendeurs entre les actions d’acteurs de la Fronde et celles des personnages politiques antérieurs, ombres et fantômes célèbres exhortant à la paix depuis l’Élysée, dialogue entre les rois défunts… dévoilent des formalisations hétérogènes et éclatées.
Le point commun de ces imprimés provient de la mise en avant d’une capacité visuelle de l’histoire : elle montre quel parti a raison ou quel acte est légitime. Forte de ce pouvoir, la tradition historique, qu’il s’agisse de références limpides ou obscures, est aiguisée pour poignarder vivement ou défendre efficacement des comportements individuels ou des décisions politiques. Dans ces productions nouvelles ou ces remplois de textes antérieurs, les pamphlétaires, loin de considérer le passé comme un objet distancié, le lient au présent, avec pour stratégie d’agir sur ce dernier.
Cette convocation du passé est loin d’être simple à appréhender : l’histoire n’est pas un savoir à la portée de tous. Outre l’histoire de l’Ancien et du Nouveau Testament, les références identiques et communes sont peu nombreuses au-delà d’un public averti. L’histoire n’appartient pas à ces savoirs prosaïques indispensables qui ont fait la gloire de la littérature de colportage, comme la météorologie, l’automédication ou la cuisine. Quelles sont les figures historiques connues par la population française moderne, y compris en dehors de cercles particulièrement instruits ? Hormis Charlemagne dont la figure a circulé par le biais du cycle épique carolingien, il est très difficile d’estimer ces connaissances. On peut peut-être ajouter les rois récents, en l’occurrence Henri IV et Louis XIII, et le souvenir général d’une période troublée, chaotique qu’ont été les Guerres de Religion. Mais la Fronde a symboliquement peu à faire avec Charlemagne ou Henri IV. Elle cherche donc des événements historiques signifiants ailleurs que dans le contenu historique « grand public ».
Avant d’aller plus loin, il faut remarquer que ces textes sont les œuvres d’écrivains dont l’attitude est professionnelle avant d’être militante12. Ils ne prennent pas la plume pour décrire un passé avec lequel ils entretiennent un lien affectif. Ils ne se placent guère non plus dans la posture de l’historien qui confronte les sources. Ils se positionnent comme des exploitants politiques. N’émerge pas une écriture personnelle et originale de l’histoire, mais une orchestration argumentative pour laquelle les pamphlétaires ont puisé dans une topothèque historique, qu’ils arrangent à leur manière.
LES ENJEUX HISTORIQUES DE LA FRONDE
La Fronde se cristallise autour d’une question centrale, à savoir la légitimité de l’exercice du pouvoir durant la régence. Or la France est un pays de droit coutumier, où les décisions politiques anciennes sont préservées dans la mémoire du droit, demeurant toujours activables et difficilement attaquables. « Le poids de l’État » est alors suffisant pour rendre les lois pérennes par « simple inertie13 », et l’histoire doit sa place dans la Fronde à l’importance politique et législative de la tradition. L’expertise juridique de l’histoire revêt deux enjeux : celui de la détention originelle du pouvoir dans le royaume des descendants des Francs, et celui de la conception de la régence. Ce débat de la Fronde ayant été commenté de nombreuses fois par l’histoire politique ou l’histoire du droit, nous nous contenterons ici de rappeler grossièrement les grandes lignes.
Les dispositions juridiques de l’exercice de la régence telles que Charles V et Charles VI les ont actées sont relativement claires grâce à la conservation des actes royaux14. Le premier a modifié les lois en 1374 afin de garantir la pleine capacité du roi à gouverner dès l’âge de 14 ans et afin de déterminer les conditions nécessitant l’instauration d’une régence. Le second a établi l’instantanéité de la succession royale en 1407. Les conditions de la passation du pouvoir sont donc assez limpides. Cependant, l’identité du régent, elle, n’est pas fixée et reste sujette à interprétation. Selon Pierre Bonin, le roi mourant décide la plupart du temps à qui est confiée la tutelle du royaume durant la minorité de son successeur, tandis que le Parlement, le Conseil d’État et les Grands participent à la décision uniquement quand une mort prématurée a empêché le roi de poser sa décision15, mais les critères de choix ne sont pas plus précis. Ce flou déchaîne durant la Fronde les pamphlétaires pro-Anne d’Autriche et ceux qui soutiennent les oncles du roi, dont les liens de parenté avec le jeune Louis XIV permettent de revendiquer la place de régent. De nombreux pamphlets démontrent les raisons d’écarter les femmes, la mauvaise influence des ministres, potentiels tyrans d’usurpation en puissance, ou la nécessité pour le roi d’être conseillé par ses oncles à coups d’exemples anciens16. Pierre Bonin a déjà souligné combien les faits historiques servent alors à qualifier ou disqualifier une position, quitte à ce que les mêmes faits soient revêtus d’une « rhétorique contraire17 » en fonction des objectifs défendus.
Puisqu’il s’agit de décréter la légitimité des pouvoirs de chacun, une série de pamphlets choisissent d’aborder cette question par la base symbolique commune du corps politique, celle des origines factuelles de la monarchie. Elle a comme rôle d’éclairer la question de la répartition des pouvoirs entre l’institution monarchique et le Parlement, et celle de leur délégation par le peuple ou par Dieu. L’histoire du début de la royauté en France a ceci de pratique qu’elle est obscure, fournissant ainsi l’occasion rêvée de débattre sans fin de la primauté de l’institution parlementaire sur l’institution monarchique, ou inversement. L’accession au trône par Pharamond, roi inventé au VIIe siècle pour « uni[r] l’origine du peuple, l’origine de la royauté et l’origine de la loi18 », est interprétée de deux manières distinctes. La première consiste à voir son érection en tant que souverain comme l’élection d’un roi par le peuple, signifiant par là qu’il est déposable, comme le prouvent les changements de race entre les Mérovigiens, les Carolingiens et les Capétiens. La seconde le présente comme l’héritier légitime de certaines tribus franques. Dans ce cas, son élévation sur le trône entraîne bel et bien une obtention irréversible et permanente des pouvoirs princiers. Mais tous les libelles, loin de là, ne prennent pas pour point de départ les origines franques de l’État. D’autres, soutenant les revendications du Parlement de Paris, remontent aux filiations romaines ou gauloises, et à leur pouvoir sénatorial. Une troisième option est de penser l’histoire de la monarchie dans une approche universelle et religieuse de ce type de régime. Dans l’Établissement universel19 ou dans l’Image du souverain20, les auteurs remontent au commencement du monde, à la volonté divine que le monde terrestre soit gouverné par un homme seul.
Dans les deux cas, la qualité de « narration véritable » de l’histoire est mise au service des règles de rhétorique « instruire, gagner, émouvoir », quitte à être malléable en fonction des circonstances. Le lien au réel permet au pamphlétaire d’écrire que son discours contient « des vérités et non des propositions21 ».
DEVENIR HISTORIQUE DURANT LA FRONDE
La contiguïté de la rhétorique et de l’histoire et la grande place du passé en droit coutumier peuvent apparaître comme des allégations fort évidentes. Mais elles ne clôturent pas le débat sur la présence du passé dans les libelles de la Fronde. Au contraire, elles l’ouvrent : l’histoire, et les formalisations du passé se revendiquant de la même famille de pensée, sont présentées comme un mode cognitif à haute valeur pour décoder le monde et ses agitations, à l’instar de la raison. Regarder dans le passé la gestion d’épisodes politiques similaires s’étend à des questions moins cadenassées institutionnellement, comme le rôle des ministres, le respect des droits des princes, la légitimité des actions posées par des individus ou des partis. L’utilisation de l’histoire sert alors non seulement à discerner ce qu’il convient de faire, mais elle enseigne également ce qu’il va se passer. La pensée aristotélicienne veut que rien de fondamentalement nouveau ne semble pouvoir arriver, parce que les « facteurs de l’action humaine ou les formes de gouvernement naturellement possibles22 » demeurent semblables. Les pamphlétaires disposent d’un réservoir d’exemples anciens de régences et des ministériats, et se concentrent essentiellement sur des moments de tragédies, de mise à feu et à sang de royaumes, de meurtres de rois. Alors que l’Angleterre exécute son roi et que les Pays-Bas se divisent, la ruine de la monarchie est un « possible historique23 » au milieu du XVIIe siècle. Chute, décadence, empires ruinés, fin tragique, villes et vies perdues, apocalypse… de nombreuses mazarinades se présentent dès le titre comme un rappel des basculements politiques vécus d’Assyrie au Danemark, de Tibère à Édouard d’Angleterre. Tout est prétexte à annoncer la catastrophe vers laquelle la France se dirige si elle conserve Mazarin à sa tête : dans La lamentable description des royaumes démolis et des villes perdues, l’invasion des Chaldéens par les Israëlites, la chute de Troie, celle des Amazones, la division de l’empire romain, la chute des empires, de Carthage à Constantinople, énumérées succinctement, « doivent bien assez faire cognoistre24 » les raisons d’éloigner un ministre étranger.
Rechercher les exemples de villes ruinées par les ministres et les régentes correspond à une perception du devenir historique. La vision cyclique du temps, naturel comme historique, et les connexions qui semblent établies entre les deux appuient les théories aristotéliciennes selon lesquelles les régimes politiques passent inexorablement de leur origine à leur ruine, à la suite d’un changement qui rompt la prospérité acquise. Lors de la Fronde, cette conception politique se rappelle avec acuité. Les dissensions fortes sont observées comme les indices « liminaires25 » d’un déclin proche. Au-delà de la situation injuste contre laquelle les Frondeurs sont tenus de se révolter, ou de l’ordre qu’ils veulent maintenir, ils écrivent assister à ce moment d’équilibre politique ténu, proche de l’effondrement. « Voilà Proclaïde26, voilà Gondy27, voilà Mazarin sur le Theatre ; voilà les trois premiers personnages de la tragédie de la fortune28 », s’exclame Dubosc Montandré dans l’Apocalypse de l’Etat. Le parallèle entre le rôle politique néfaste de la reine franque Brunehaut, de Catherine de Médicis et la régence d’Anne d’Autriche est clair.
Cette conjoncture a-t-elle effectivement persuadé les acteurs politiques du parallèle des situations et du rôle prophétique de l’histoire, ou était-ce pure stratégie d’écriture ? Difficile de trancher. En tout cas, les professionnels de l’écrit savaient que les lectures trilogiques de la vie des États – naissance, apogée, déclin – obtenaient aisément un certain succès, évoquant les histoires tragiques. Les pamphlets de la Fronde et de genre mêlant fiction et vulgarisation historiques partagent, outre une forme abrégée, le fait de « dévoil[er] les causes cachées29 » des faits. Pendant la Fronde, tragédie et tradition historique fusionnent particulièrement bien.
Outre sa curiosité, le lectorat des libelles de la Fronde cherchait à comprendre les soubresauts auquel il assistait. Imaginons-le parcourir la liste impressionnante des crimes perpétrés par des favoris tout au long des siècles, qui circule en 165230. Voyons-le maintenant entendre déclamer la France ruinée par les reines amoureuses31 : son pays a déjà connu de sombres heures, pas toutes lointaines32. La profusion de discours abondant en ce sens et utilisant un vocabulaire catastrophique a certainement contribué à créer une ambiance d’urgence politique.
C’est bien le but des discours qui « font voir par l’histoire » : après avoir matraqué le lecteur d’exemples, ils proposent une issue, inculquée par l’art de la prudentia, à partir de la capacité à repérer et à s’emparer des moments propices. Les analogies entre le contexte français et des situations de déclin antérieures visent à conscientiser le lecteur et à lui éviter le vacillement ultime, en identifiant la corruption, et en éradiquant l’élément perturbateur. Dans la Liste des Empereurs et des Roys qui ont perdu la vie en leur royaume33, à la première et longue énumération des princes assassinés, succède une liste de mises à mort de favoris, par des empereurs plutôt réputés pour leur puissance politique – Alexandre, Néron, Soliman… Si le lien de cause à effet n’est pas souligné, le contraste est clair : entre le ministre et le prince, l’un finit toujours par tuer l’autre ; la première configuration est extrêmement nocive à l’État ; l’autre est un mal nécessaire. La lamentable description suit un plan similaire, en citant, après les exemples de déclin, les différentes exécutions de ministres que l’histoire du royaume a connues34.
L’histoire sert aussi à justifier la propre violence de certains acteurs, voire à dissimuler des discours féroces : le prolixe pamphlétaire condéen Dubosc Montandré prétend ainsi que, sans les exemples des siècles passés, il n’aurait jamais osé écrire que la reine aime plus le ministre que son fils car « si cette préférence d’affection estoit sans exemple, [il aurait] honte d’en entretenir [ses] Lecteurs35 ». L’histoire légitime et déguise une opinion.
Ces micro-récits prennent dans la majorité des cas une apparence intemporelle. Hormis quelques libelles pour lesquels les auteurs misent sur la rigueur savante générale de l’argumentaire36 ou quand des textes législatifs anciens sont mobilisés, les références historiques dans les mazarinades ne comportent presque aucune datation. Qu’il s’agisse de listes, de descriptions brèves d’actions ou de règnes, ou d’écrits détaillant des faits sur plusieurs pages, c’est une donnée négligée. Ainsi, même la Chronologie des reines malheureuses par l’insolence de leur favori37, dont le titre laisse supposer la présence de dates historiques, n’en mentionne aucune. Dater des événements historiques nécessite, soit d’avoir accès à l’information par le biais de livres d’histoire, d’annales ou de chroniques, soit de disposer d’un moyen mnémotechnique. On peut envisager que la rapidité de rédaction et de publication des imprimés frondeurs ne permettait pas un travail en profondeur du contenu. Mais il faut remarquer que l’ordre chronologique, lui, semble généralement respecté, en classant les événements dans de larges groupes temporels38 ou en respectant la succession des événements. Ainsi, la reine mérovingienne Brunehaut est avant Blanche, épouse de saint Louis, qui précède forcément Catherine de Médicis. En outre, la liste royale est généralement étoffée, et les durées des règnes sont parfois précisées.
Pourquoi dès lors faire fi des dates ? Soit l’auteur postule que les événements décrits sont suffisamment connus pour être référentiels, soit il débarrasse le récit du passé de fioritures. Ainsi, à de nombreuses reprises durant la Fronde, Brunehaut, reine mérovingienne d’origine wisigoth, réputée responsable de la mort de « dix testes couronnées », et qui finit exécutée, devient une mère et grand-mère tyrannique dans une complexe histoire d’amour, de sang et de vengeance, déshabillée de son contexte médiéval, mais aussi lotharingien. Mais à combien de lecteurs l’Austrasie, la Neustrie, ou trois chiffres côte à côte rappellent-ils quelque chose ? Préciser les dates a un intérêt dans la mesure où elles donnent du sens, une fois projetées sur une ligne du temps. Ce qui semble intéresser les auteurs dans l’utilisation de l’histoire est d’aménager un récit préexistant de manière à focaliser son message. Omettre les laps de temps et montrer les événements en superpositions a comme avantage de créer une impression de familiarité, de contemporanéité, en écrasant tout ce que les distances sous-entendent comme altérité. Les dates éclairent le caractère passé, ancien et surtout fini des faits. Sans elles, l’attention se focalise sur les acteurs, le dénouement de leurs actions, et leurs responsabilités, plaçant de la sorte les événements en schèmes explicatifs. « Autrefois », c’est quand la régence est accomplie par une reine, c’est quand elle est wisigoth comme Brunehaut, donc espagnole, ou italienne comme les reines Médicis ; c’est quand le ministre est d’extraction basse ; c’est quand le roi est souffrant, mal entouré, etc. Ces textes créent ainsi une temporalisation historique propre à la Fronde, dans laquelle les personnages incarnent une situation et dévoilent les liens de causalité.
Durant la Fronde, la production « historique » pamphlétaire n’est pas à la recherche d’une vérité des faits, mais se concentre plutôt sur une vérité d’essence et de nature. Les détails sont éclipsés au profit de la lecture causale, transformée en savoir pragmatique.
Les plumes de la Fronde investissent le passé historique et créent une tradition propre à la Fronde. Non qu’ils modifient la lecture habituelle de l’histoire mais ils ressuscitent et survalorisent les reines Brunehaut, Frédégonde, Isabeau de Bavière, Catherine de Médicis, et d’obscurs favoris de l’histoire antique ou française, qui se retrouvent liés ensemble39. La Fronde transforme ainsi les régences anciennes et les relations difficiles entre un prince et ses ministres en événements capitaux du devenir de la société. On retrouve dans ces stratégies le « rôle bâtisseur40 » de la ressemblance dans la culture occidentale.
Les rapports de vérité sont des rapports de force, une fois de plus. En utilisant le bagage historique dans leur argumentation, les pamphlétaires se posent en détenteurs d’un savoir prestigieux, qui les rend supérieurs et pertinents. Par la connaissance de ce savoir, ils disposent d’un pouvoir visionnaire. Les libelles de la Fronde justifient les actions des partis comme la réitération d’actes valables par le passé et les instituent en lois répétitives face aux catastrophes imminentes. L’histoire est guide des actions politiques, sur laquelle Anne d’Autriche, Louis XIV et Mazarin auraient dû régler leur conduite et que le public doit désormais connaître pour mieux comprendre l’actualité et, qui sait ? agir.
Aujourd’hui, l’intérêt de creuser les usages des savoirs historiques durant la Fronde vient de ce qu’ils nous aident à répondre, par le biais de leurs propres interprétations, à la question si complexe que nous continuons à nous poser : qu’étaient-ils en train de vivre ?
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1 Hubert Carrier, « Le pamphlet et la vulgarisation de la culture au xviie siècle : l’exemple des mazarinades », Le xviie siècle, 49-2, 1997, p. 297-303.
2 Moreau 3591.
3 L’Antisatyre, ou la Justification des auteurs, 1649 (Moreau 96).
4 Hubert Carrier, « Le pamphlet… », art. cit. ; Christian Jouhaud, « De l’écriture à la lecture : mises en texte et réceptions », Mazarinades : la Fronde des mots, Paris, Aubier, 2009 (1985), p. 6594.
5 Moreau 613.
6 Hélène Duccini, Faire voir, faire croire : l’opinion publique sous Louis XIII, Paris, Champ Vallon, 2003, p. 66.
7 François Hartog, « Historicité/régimes d’historicité », dans Historiographies. Concepts et débats, éd. Christian Delacroix, François Dosse, Patrick Garcia et Nicolas Offenstadt, Paris, Gallimard, 2010, vol. 2, p. 766.
8 Le concept de régimes d’historicité fait débat. Il a néanmoins comme intérêt, nous semble-t-il, de commencer à répondre à un enjeu de l’historiographie française actuelle. Certains spécialistes de l’histoire et du rapport au passé en France au XVIIe siècle prônent l’extension du champ des sources de l’historiographe à des productions sociales diverses témoignant de la diffusion des savoirs historiques en dehors des formes traditionnelles de l’histoire-science (Steve UOMINI, Cultures historiques dans la France du xviie siècle, Paris, L’Harmattan, 1998) ou une approche non-disciplinaire du rapport au passé, en meilleure adéquation avec les usages des savoirs historiques de l’époque moderne (Annie Bruter, L’Histoire enseignée au Grand Siècle. Naissance d’une pédagogie, Paris, Belin, 1997). Ce plaidoyer est notamment motivé par la volonté de comprendre le « goût de l’histoire » du XVIIe siècle et une omniprésence culturelle. Or l’historiographie, en tant que branche de l’histoire, n’avait ni pour vocation ni pour ambition d’embrasser l’ensemble des usages du passé, d’où des tensions entre ceux qui souhaitent élargir les recherches historiographiques pour une époque qui fonctionne autrement que par stricte répartition disciplinaire des savoirs, et ceux qui rappellent que la nette spécificité de l’histoire et de la démarche historiographique empêche de la confondre avec d’autres manifestations de la transmission du passé. Dans ce cadre, le concept de régimes d’historicité, aussi perfectible soit-il, nous semble une réflexion enrichissante pour mieux appréhender et théoriser la complexité des usages de l’histoire et du passé dans les époques anciennes.
9 Marc Fumaroli, L’âge de l’éloquence. Rhétorique et « res litteraria » de la Renaissance au seuil de l’époque classique, Genève, Librairie Droz, 2002.
10 Le seul usage, très fréquent, de l’histoire par la rhétorique rend potentiellement tout libelle de la Fronde susceptible de convenir.
11 Hubert Carrier, « Le pamphlet et l’événement pendant la Fronde : un courant à double sens », La Fronde en questions. Actes du dixhuitième colloque du centre méridional de rencontres sur le xviie siècle (Marseille 28-29, Cassis 30-31 janvier 1988), éd. Roger Duchêne et Pierre Ronzeaud, Aix-en-Provence, Publications de l’Université de Provence, 1989, p. 262. Pour une approche plus complète, voir Hubert Carrier, La presse de la Fronde (1648-1653) : les Mazarinades, 2 t., Genève, Droz, 1989-1991.
12 Christian Jouhaud, Mazarinades : la Fronde des mots, Paris, Aubier, 2009 (1985), p. IV.
13 Pierre Bonin, « Régences et lois fondamentales », Annuaire-Bulletin de la Société de l’histoire de France, 2003 [2005], p. 85.
14 Michèle Fogel, Roi de France. De Charles VIII à Louis XVI, Paris, Gallimard, 2014, p. 2425.
15 Pierre Bonin, « Régences et lois fondamentales », art. cité, p. 77135.
16 Moreau 617, 631, 802, 1113, 1125, 1128, 1289, 1441, 1513, etc.
17 Pierre Bonin, « Régences et lois fondamentales », art. cité,, p. 112.
18 Michèle Fogel, Roi de France…, op. cit., p. 28.
19 Moreau 1289, p. 7.
20 Moreau 1684.
21 Moreau 1656, p. 3.
22 Reinhart Koselleck, « Time and history », The practical of conceptual history. Timing history, spacing concepts, Stanford, Stanford University Press, 2002, p. 112.
23 Bruno Tribout, « Révolutions temporelles et conspirations politiques : la figuration du temps historique dans quelques récits de conjuration sous Louis XIV », XVIIe siècle, 229-4, 2005, p. 693.
24 Moreau 1798, p. 6.
25 Bruno Tribout, « Révolutions temporelles et conspirations politiques », art. cité, p. 703.
26 Favori de la reine mérovingienne d’origine wisigoth, Brunehaut (VIe siècle).
27 Il s’agit ici de Pierre de Gondi, évêque de Paris et protégé de Catherine de Médicis.
28 Moreau 98, p. 11.
29 YvesMarie Bercé, « L’histoire comme un théâtre », dans Écritures de l’histoire (xive-xvie siècles). Actes du colloque du Centre Montaigne Bordeaux, 19-21 septembre 2002, éd. Danièle Bohler et Catherine Magnien, Genève, Droz, 2005, p. 354.
30 Moreau 2311.
31 Moreau 1429.
32 Catherine de Médicis porte presque seule la responsabilité des guerres civiles du siècle passé. Il ne faut pas oublier que les Guerres de Religion ont laissé des traces lourdes dans les réseaux communautaires, où des familles et des liens d’amitié ont été violemment brisés.
33 Moreau 2311.
34 Moreau 1798, p. 6-7.
35 Moreau 98, p. 29.
36 Par exemple, Moreau 1113 et 1686.
37 Moreau 698.
38 Antiquité, Moyen Âge, première race des rois, deuxième race, etc.
39 Certaines de ces références ont déjà été employées pour vilipender les reines Médicis.
40 Michel Foucault, Les mots et les choses. Une archéologie du savoir en sciences humaines, Paris, Gallimard, 1966, p. 32.