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Mazarin face à la fronde des mazarinades, ou comment livrer la bataille de l’opinion en temps de révolte (1648-1653)

Stéphane HAFFEMAYER

Maître de conférences en histoire moderne, Normandie Université, France, UCBN, Centre de Recherches en Histoire Quantitative, UMR 6583 CNRS, F-14032 Caen, France

Dans le contexte des années 1640 qui connurent des effets de miroirs1 entre les « Six contemporaneous revolutions2 » et l’accélération de la circulation de l’information politique à l’intérieur du continent européen3, Mazarin partageait cette conviction avec Cromwell que la maîtrise de l’information constituait un élément clé de la décision politique. Pour autant, il n’était pas un homme de communication et l’image léguée par l’historiographie d’un Mazarin « Maître du jeu4 » ou orchestrateur d’une « propagande à grand spectacle5 » ne vaut guère pour la période de la Fronde pendant laquelle le cardinal accumula les fautes politiques6. À la différence de Richelieu qui faisait parfois publier des nouvelles déguisées sur le pont Neuf, Mazarin n’a pas bien mesuré avant la Fronde l’importance de ce phénomène bien identifié par Gabriel Naudé, qui est une forme d’autonomisation de l’information politique, et son appropriation par cette sphère publique plébéienne dont Habermas reconnut tardivement l’existence (notamment dans sa préface7 de la 17e édition allemande de Strukturwandel der Öffentlichkeit8, parue en 1990).

Presque dix ans avant la Fronde, dans ses Considérations politiques sur les coups d’Etat (1639), Naudé, qui avait déjà pris position en 1620 contre les libelles9, avait fait valoir que la publication quotidienne de « relations, mémoires, discours, instructions, libelles, manifestes, pasquins, et autres semblables pièces secrètes10 » avait rendu le secret de la chose politique impossible et que l’on pouvait désormais savoir tous les plus grands secrets des monarchies. Observant que ces publications pouvaient facilement « former, dégourdir, & déniaiser les esprits », il en déduisait qu’il était impossible de gouverner sans mettre la communication politique (la « manutention des esprits ») au cœur de la pratique du pouvoir. Naudé partageait cette conviction avec les autorités que les discours subversifs possédaient une valeur performative, qu’ils étaient suffisamment puissants pour générer l’obéissance ou la révolte :

Pour moy je tiens le discours si puissant, que je n’ay rien treuvé jusques à cette heure, qui soit exempt de son empire, c’est luy qui persuade, & qui fait croire les plus fabuleuses religions, qui suscite les guerres les plus iniques, qui donne voile & couleur aux actions les plus noires, qui calme & appaise les seditions les plus violentes, qui excite la rage & la fureur aux ames les plus paisibles ; bref c’est luy qui plante & abat les heresies, qui fait revolter l’Angleterre & convertir le Japon11.

Naudé, qui servit successivement Richelieu puis Mazarin en tant que bibliothécaire12, entendait bien élargir son rôle à celui de conseiller en communication. Dans sa correspondance avec le cardinal13, il répète inlassablement qu’en n’entrant pas dans la lutte pamphlétaire, le cardinal avait perdu la bataille de l’opinion et que cette faute politique lui avait valu l’exil. En étudiant les principales défenses de Mazarin – le Mascurat14 de Naudé, l’Esclaircissement de Silhon15, et Les Crimes du Cardinal (resté à l’état de manuscrit) – Madeleine Laurain-Portemer a montré que face aux mazarinades, le parti du cardinal était capable de délivrer une solide argumentation politique16. La question qui se pose est celle de l’inadaptation de cette forme de communication politique à l’irruption de la sphère publique plébéienne et de la marge de manœuvre dont disposait le cardinal pour y faire face. Face aux mazarinades, Mazarin dut mettre en place une contre-propagande fondée sur le contrôle et la manipulation de l’information suivant la perception d’un public socialement différencié.

D’après Carrier, sur 6 000 mazarinades, seules 550 environ prirent la défense de Mazarin, dont deux tiers de pièces officielles17, soit près de 150 pièces véritablement « mazarines ». La correspondance de Mazarin et ses papiers conservés aux archives du ministère des Affaires étrangères donnent de précieuses indications sur la stratégie qui guida leur élaboration. Certaines restèrent manuscrites et figurent dans les papiers de Mazarin. L’une des premières, sans titre mais datée d’août 164818, répond point par point aux « crimes » imputés au cardinal : étranger, tyran, promoteur d’une politique de guerre, coupable de violence politique, dissipateur des finances, inaccessible, etc. À mi-chemin entre le sermon et l’argumentaire juridique, le texte se livre à une apologie méthodique ; à la manière d’une plaidoirie, chaque accusation est reprise et réfutée une à une, justifiant la politique du cardinal par les nécessités de la guerre contre l’Espagne et mettant en avant les qualités et vertus de Mazarin, homme d’État. En déroulant une argumentation rationnelle, le système de défense du cardinal ne cherchait pas à toucher les cœurs mais bien à convaincre que Mazarin incarnait le modèle du serviteur de l’État.

Face au torrent des mazarinades, il fallut aussi tenter de justifier les silences du cardinal ; une mazarinade manuscrite datée d’août 1648, mais dont les événements évoqués laissent supposer qu’elle a été écrite au début de l’année 1652, peu après le premier retour d’exil, évoque l’impossibilité de raisonner des hommes en révolte, ainsi que l’élévation morale d’un homme qui préfère se concentrer sur la défense des armes de la France à l’extérieur plutôt que sur celle de sa réputation à l’intérieur :

Les discours de Paris ne l’ont non plus estonné que les armes de Bourdeaux, et il paroissoit tousjours aussi ferme contre la rébellion que contre la médisance. Il est tousjours armé pour ne laisser point prendre aventage aux forces estrangeres, et n’est pas moins atentif pour ne donner pas occasion aux desordres intestins, tandis que les Espagnols craignoient sa prudance sur les frontieres, les colporteurs decrioient sa vie sur le pont neuf, mais il se metoit plus en peine de ce qui se faisoit en Picardie que de ce qu’on disoit aux halles19.

Ainsi, comme le fit Naudé dans ses exhortations à Mazarin, les pièces mazarines elles-mêmes reprennent l’idée de l’indifférence du cardinal à l’égard des libelles, celle-ci faisant du reste écho à celle affichée par la reine à la fin de l’année 164820. Elle s’imposa dans l’historiographie et dans l’imaginaire politique national sous la forme de la célèbre maxime qu’on attribuait au cardinal : « Qu’ils chantent ! Pourvu qu’ils paient ». Inspirée de la référence classique, « Qu’ils me haïssent pourvu qu’ils me craignent » du tyran de Mycènes Atrée, la formule fait désormais partie du panthéon des citations les plus connues de l’histoire de France, incarnant le despotisme de la fiscalité et le mépris de l’expression populaire. Reprise sans référence par ses biographes, Georges Dethan21 et Pierre Goubert22, elle sert l’idée, retenue par l’histoire, du parti-pris d’en rire du cardinal, dont témoignerait cette autre boutade lancée à Condé : vous savez maintenant que « je n’ay point de niepces, mais que ce sont mes filles23 ». Faut-il y voir de la désinvolture ou bien l’expression de cet « autocontrôle minutieux et compliqué » qu’exigeait la société de cour, où la joute oratoire se substituait aux pulsions agressives, où la dissimulation était un moyen de survie24 ?

La réponse se trouve dans les carnets et la correspondance de Mazarin ; dès août 1648, il sembla ressentir vivement les atteintes des libelles à sa réputation et à celle de la reine : « On a vendu publiquement des libelles diffamants contre moi25. » : dès le début de la Fronde, sa correspondance témoigne de son désir de répliquer aux mazarinades et de son engagement dans l’action imprimée.

Néanmoins, un certain nombre de facteurs limitaient les aptitudes personnelles de Mazarin en matière de communication politique26 : en premier lieu une culture politique formée à l’école romaine qui lui faisait privilégier la recherche d’alliances personnelles et éviter les affrontements directs ; une approche clientéliste, davantage qu’une séduction collective ; les italianismes de son écriture qui l’obligeaient à confier sa plume à des secrétaires ou écrivains ; sa graphie difficile à déchiffrer qui le forçait à dicter presque tout ce qu’il écrivait ; son attitude « raquedenaze » comme l’écrivit Scarron en mars 1651 dans sa Mazarinade, à savoir fort avare à l’égard des écrivains (d’après Claude Dulong, le testament de Mazarin n’accorda que 6 900 livres à 8 auteurs) 27 ; elle lui aurait fait refuser des propositions de réponse à des mazarinades sérieusement attentatoires à l’autorité royale comme celle de l’apologiste de Machiavel Louis Machon en mars 165228 ; enfin une conception rationnelle de la communication politique et une prédilection pour des circuits de diffusion officiels et hiérarchisés.

Ce dernier point mérite d’être précisé : liée au développement de l’information périodique, la rationalisation de l’information obéissait à des formes soigneusement codifiées (déroulement d’une information événementielle dans un ordre géochronologique), héritées des pratiques de normalisation administrative qui avaient donné naissance au modèle des avvisi29. Autrement dit, il n’entrait pas dans la vocation de la Gazette créée par Renaudot en mai 1631 de rivaliser avec les pamphlets et de prendre la défense d’un favori attaqué, surtout en période de régence. Certes, ce qui était vrai pour l’information « ordinaire » publiée avec la régularité qu’autorisait la circulation postale, l’était moins pour les Extraordinaires publiés dans la Gazette au gré des exigences de l’actualité. Ces longs récits qui pouvaient atteindre 12 à 16 pages s’autorisaient davantage de liberté littéraire. Pour Mazarin, ils constituaient le principal espace de justification de la politique royale, et donc de la sienne : comme il l’écrivit à Naudé, la défense du maître et celle de son serviteur étaient indissociables, mais il ne pouvait compter que sur une utilisation indirecte et partielle d’un périodique au service de la communication monarchique et d’une information événementielle.

La correspondance de Mazarin donne des renseignements précis sur son implication dans l’écriture des Extraordinaires. Il exhorta le roi à disposer en permanence d’une imprimerie lorsqu’il s’éloignait de sa capitale ; en janvier 1649, Mazarin fit venir Renaudot et ses presses dans l’Orangerie du château de Saint-Germain où une trentaine de pièces furent imprimées contre les frondeurs30. En septembre 1652, alors que la Cour était à Compiègne, Mazarin en exil exhortait Le Tellier à procurer au roi une bonne imprimerie, ce qui allait à « fort peu de chose », priant qu’à défaut, Colbert s’y employât avec son argent31. Jusqu’à la fin de la Fronde, la correspondance de Mazarin témoigne de la part active qu’il prit dans l’élaboration de certains Extraordinaires : il fut à l’origine de la Lettre sur la détention des princes qui justifiait l’arrestation de Condé avec des arguments forts qui devaient frapper l’opinion, comme la révélation de ses prétentions exorbitantes32 ; il fit réaliser le récit des événements qui pouvaient servir le roi, comme une entrée royale (celle de Rouen en 165033) ou bien une victoire militaire comme la prise de Bellegarde en avril 1650 :

Messieurs de Servien et Le Tellier pourront faire un memoire à Renaudot de ce qu’ils jugeront à propos qu’il publie, où il a beau champ de s’estendre sur les louanges du Roy, sur la resolution qu’il tesmoignée et sur le plaisir qu’il prend de travailler luy-mesme à ce qui peut regarder son service et le bien de ses affaires ; et, quand il mettra qu’il a fallu enfin que la Reyne cedast aux instantes prieres que le Roy luy faisoit pour luy permettre d’aller à l’armée, il dira encore une vérité34.

À plusieurs reprises, Mazarin envoya lettres et relations au secrétaire d’État à la guerre, Michel Le Tellier, afin que son commis Le Roy les transforme en Extraordinaires confiés ensuite à Renaudot35. Il participait également à leur diffusion : sa lettre à Navailles du 28 janvier 1649 indique qu’il serait bon qu’il montre aux habitants de Corbeil les deux déclarations du roi contre le Parlement et les princes de Conti et duc de Longueville qu’il joignit à sa lettre36.

En dépit de cette implication du cardinal, Renaudot n’était pas toujours docile et il arrivait que Mazarin dénonçât la fausseté des récits publiés et s’alarmât de la manière dont le gazetier parlait du comportement à la guerre des alliés allemands : en janvier 1653, il écrivit à Servien que la confusion avec laquelle la Gazette parlait des opérations militaires dirigées par Turenne et le maréchal de La Ferté dans le Barrois était susceptible d’introduire de la division dans le commandement, qu’il serait mieux qu’elle se taise plutôt que d’en parler d’une manière aussi fausse et désavantageuse37. C’est dire l’importance du périodique dans la célébration des valeurs militaires et la reconnaissance des réputations individuelles. Le cardinal reçut effectivement à plusieurs reprises en Allemagne les plaintes des officiers qui s’estimaient mal considérés par tel ou tel récit de la Gazette.

On ne peut donc pas affirmer que Mazarin délaissait l’opinion publique : le 10 janvier 1649, il demanda à Cohon, évêque de Dol resté à Paris, de faire imprimer sans perdre de temps « secretement à Paris quelque chose populaire pour desabuser les peuples des impressions qu’on leur donne38 ». Il fit également publier des pièces dirigées contre Condé, Gondi, le Parlement, qui avait « extorqué » à la Couronne la déclaration d’octobre 1648, qu’il jugeait « incompatible avec l’autorité royale39 ». Sur ce fond de crise profonde des fondements mêmes de la monarchie, sa correspondance témoigne des dommages qu’il imputait aux mazarinades. Le 21 août 1650, il croyait même que Broussel était à l’origine du déchaînement pamphlétaire :

Souvenez-vous de me mander si le lieutenant civil aura descouvert quel est le libelle que la veuve Camuzat imprimoit. Naudé, qui a grand commerce dans les imprimeries, m’a mandé de Paris que c’est M. de Bruxelles, le bonhomme40, qui a faict luy-mesme imprimer la pluspart de tant de libelles qui courent dans Paris. Je vous prie de le dire à S.A.R. et que l’on voye quel remede on pourroit apporter à cette licence, qui est d’un prejudice extreme. Car on a abreuvé les peuples de mille faussetez. On descrie le gouvernement et on excite leur compassion envers les prisonniers41.

En octobre 1650, il s’inquiéta du mal provoqué par les bruits répandus dans les provinces par certaines gazettes manuscrites envoyées de Paris :

Je ne sçaurois vous dire combien font de mal dans les provinces et combien de venin sement partout certaines gazettes escrites à la main, qui s’envoient de Paris, du faubourg St Germain et de trois ou quatre endroicts. Il n’y a point de diligence plus necessaire ny mieux employée que d’arrester le cours de ce mal dans sa source. Je vous prie d’en parler à S.A.R. et de voir, avec M. le garde des sceaux, quels ordres on pourroit donner pour cela. Il est indubitable que ces gazettes ne se font point que certaines gens qui veulent le trouble dans l’Estat n’y ayent beaucoup de part et ne soufflent ce qui doit s’y mettre pour faire impression dans l’esprit des peuples42.

Mazarin percevait le risque pour l’avenir de la monarchie d’une contestation déchaînée contre ce que l’emprisonnement des princes révélait de l’arbitraire du pouvoir ; à leur manière, les mazarinades exprimaient un refus populaire de la raison d’État et l’attachement à cette liberté individuelle que les Anglais avaient inscrite dans la loi en 1628. Il faut reconnaître que sur ce terrain, le cardinal était totalement en décalage avec l’opinion et son exigence de respect du droit : c’est en désespoir de cause qu’en décembre 1650, il proposa à Le Tellier de constituer une cour de justice spéciale composée des ducs et pairs pour juger les princes sur la base de leur seule « intention de tout brouiller43 ».

Pour Naudé, en cet instant, Mazarin avait perdu la bataille de l’opinion et seule la libération d’une parole publique impunie avait pu autoriser une telle audace politique contre lui, notamment de la part des parlementaires qui, au nom du droit, avaient rejoint le parti des princes.

En 1653, le sentiment des dégâts politiques provoqués par les libelles ressort de cette mazarinade manuscrite conservée dans les papiers de Mazarin ; dans un registre apocalyptique, elle compare les mazarinades à la vermine qui dévaste les campagnes :

[…] petits monstres plains de venin, vilaines chenilles qu’on ne pouvait toucher sans s’infecter et qui après avoir receu le poison des mains de l’imposture le portoit dans les oreilles de la crédulité ; ces petits insectes présageoient nos grandes guerres, le concours de ces pestes venimeuses dans toutes nos villes estoit un augure certain de cet abord furieux de tant de soldats étrangers, qui comme bestes carnassières, debvoient bien tost après s’espandre par nos provinces44.

Les plus néfastes – et les plus efficaces – seraient les chansons et les rondeaux, emplis de grossièreté et de déraison :

Ces libelles sont si mal faits, ces desseins si mal conceus, ces injures si mal exprimées, et toutes ces railleries ou extremement froides ou fort grossieres que bien loin de laisser de mauvaises impressions contre sa personne par leurs escrits, que nous sommes obligés d’avoir bonne opinion de son ministere, apres qu’on en a fait la lecture. Un homme à qui ses ennemis ne sauroient donner le moindre blasme qu’en tombant en un infinité de foiblesses, mérite que tous les sages entreprennent de luy rendre l’honneur lors que tous les fols pretendent luy ravir. Rondeaux et chansons ont esté les satires les plus vigoureuses que l’imposture a déploié pour noircir un ministere si sérieux et une vie si illustre. Sur le raport des chansons, fault il intenter des proces, et sur le confrontement des rondeaux, faut il juger des inocents, et faut il croire à l’extravagance […]45

Débordées par la libération de la parole populaire publique, les apologies mazarines adoptaient ce ton incantatoire et une argumentation répétitive construite sur une opposition dialectique entre l’atrocité, la haine véhiculée par les libelles et les vertus de Mazarin, les succès de sa politique extérieure. Le prédicateur d’Anne d’Autriche, François Faure, évêque de Glandèves (1612-1687), était l’auteur de la version imprimée du texte ci-dessus46.

Mais cette rhétorique tournait en boucle et buttait contre le succès populaire de textes où s’épanouissait un esprit drôle et satirique ; vainement, Mazarin et Naudé exhortaient les autorités parisiennes à réprimer la licence dont la rue était le théâtre. Celles-ci tentèrent bien d’interdire les chansons sur le Pont-Neuf, aux carrefours et places publiques de Paris, et ce fut au moins à quatre reprises, entre 1651 et 1655, que le crieur Charles Canto en proclama l’interdiction, sans résultat47. En octobre 1652, Mazarin, qui voyait dans les mazarinades un « vray levain de sédition », appelait à :

faire chastier rigoureusement les petits escrivains qui corompent les mœurs par leurs libelles et animent les peuples a la revolte. Marigny le pensionnaire du Prince de Conti est un de ceux dans toute cette canaille qui a fait le plus de mal. Il y en a trente qui ne vivent d’autre chose, dont lon sçayt fort bien la demeure et le commerce, & enfin ce point de pourvoir aux libelles est a mon advis un des principaux pour le repos de Paris48.

Un mois plus tard, il écrivait ne pas comprendre l’impuissance des autorités (le chevalier du Guet49, le Prevost de l’Isle50, le Lieutenant criminel de robe courte51) et « autres semblables officiers en estat de pouvoir faire régner la justice », à empêcher les libelles qui continuaient à se déchaîner contre lui52. Dans la Pierre de Touche aux Mazarins, le lieutenant civil était pourtant accusé de mener une féroce répression contre les imprimeurs de la Fronde :

Si l’on entend parler dans Paris que le Lieutenant Civil a fait quelque capture, qu’il a veillé pour ce sujet toute une nuict dans un carrefour de l’Université, l’on apprend en mesme temps, que ce n’est point celle d’un voleur, d’un filou, d’un meurtrier, d’un coupeur de bource ou d’autres sembles [sic] ; mais d’un miserable Imprimeur qui travailloit pour M. le Prince ou quelque autre autre Frondeur contre le Cardinal Mazarin. C’est à ceux-là que cet admirable chef de Police fait tousjours la guerre, ce sont ceux-là qui sont condamnez à de grosses amandes, bannis pour jamais, condamnez au foüet, à la torture, aux galeres perpetuelles, & enfin à tout ce que sa cruauté luy peut inventer de barbare & d’inhumain53.

La réalité était bien moins cruelle et la répression totalement inefficace ; il fallait s’attaquer aux mazarinades sur leur terrain même ; depuis la fin de l’année 1650, Mazarin avait pris conscience qu’il devait s’adapter à une « sphère publique » composite et plurielle dont il découvrait l’efficacité politique et qu’il lui fallait cette fois s’employer résolument à reconquérir l’opinion populaire et défendre sa propre réputation. En décembre 1650, il l’écrivit à Le Tellier :

[…] il n’est nullement raisonnable que, servant comme je fais, je laisse attaquer ma reputation et ma personne sans me deffendre54.

Le 22 décembre, il envoya à Servien et Le Tellier un « blanc signé » leur laissant toute liberté d’écrire en son nom ; la perspective de l’union des deux Frondes lui fit écrire que la royauté était « perdue et par terre » ; il demanda à Le Tellier de s’employer à essayer de toucher le public populaire au moyen de « pièces volantes », de « petits billets à jeter la nuit », d’argent distribué pour faire crier contre les princes, etc. Informé par Naudé, il n’ignorait pourtant pas que Le Tellier était opposé à la moindre justification publique55, ainsi que Lionne, le collaborateur le mieux informé du cardinal, mais aussi le moins prêt à se lancer dans l’action imprimée.

En exil à partir de février 1651, Mazarin subit l’assaut violent des mazarinades tout au long de l’année, notamment de l’équipe de Condé, présent à Paris de février à septembre 1651. Seul le cardinal était en mesure de répondre à ces attaques, comme le lui rappela Naudé dans cette lettre du 19 août :

[…] V.E. ou le Sr Ondedei56 doivent estre les vrais autheurs de touttes les escritures que V. E. a besoing de publier et que c’est assez qu’elles ayent un homme pour les mettre en bon françois et sur l’asseurance duquel, si elle les veult publier en Allemagne ou ailleurs, elle le puisse faire, veu que si elle veult que ce soit à Paris il ne manquera pas icy qui les puisse revoir et corriger et ameliorer aussy s’il est de besoing57

En mai-juin 1651, alors que le conseiller Broussel avait été chargé par le Parlement d’examiner ses comptes pour la seconde fois58, Mazarin pensa que c’était l’occasion de prendre les devants et de révéler au public l’ampleur des dépenses qu’il avait consacrées à l’entretien des troupes contre l’Espagne. Il chargea Hugues de Lionne, Colbert et Le Tellier d’en fournir le « mémoire vrai » à l’une des meilleures plumes de Paris pour qu’elle exposât la vérité sans aucun déguisement (sic). Habilement, Mazarin proposa de donner à ce texte l’apparence d’une mazarinade violemment anti-mazarine ; il suggéra lui-même deux exemples de titres : « Voleries et transport d’argent faicts par le cardinal Mazarin » et « Richesses descouvertes du Cardinal ». Dans le prolongement du Mascurat de Naudé, il pensait que, dissimulée derrière une esthétique pamphlétaire, une argumentation raisonnée justifiant sa politique suffirait à détromper les peuples et retourner l’opinion en sa faveur.

Le texte fut préparé par Hugues de Lionne au cours de l’été 1651, retravaillé par Mazarin en 1652 qui le fit évoluer en justification plus ample : ce qui était devenu un portrait moral au titre choc de Crimes du Cardinal ne fut finalement jamais publié, demeurant sous sa forme manuscrite dans les Mélanges Colbert, avant d’être révélé par Madeleine Laurain-Portemer59. Les parlementaires ne furent pas dupes de l’Abrégé manuscrit60, dont ils durent se contenter : la présentation des comptes réalisée par Colbert et Cantarini, banquier de Mazarin de 1643 à 1648, affichait un compte débiteur61 qui occultait la plupart des recettes et dissimulait la réalité de la fortune de Mazarin.

Pour lutter efficacement contre les mazarinades, il fallait coller à l’actualité ; en juin 1651, Mazarin décida de suivre la proposition de Naudé62 de constituer un bureau de presse pour reconquérir l’opinion publique, que le cardinal pensait atteindre par différents leviers : celui des réseaux de fidélité personnels (Parlement, Cour, évêques) et celui d’une équipe d’écrivains63 qui publieraient quotidiennement des mazarinades adaptées à des publics différents : pièces imprimées en vers ou en prose, « bien étudiées et bien sérieuses » pour un lectorat cultivé ; « petites pièces volantes » pour le peuple64. Dans sa lettre à Hugues de Lionne du 14 juin 1651, Mazarin exposa un plan de reconquête de l’opinion qui prendrait en compte l’hétérogénéité d’un public qu’il s’agirait de séduire par la parole et par l’écrit. Dans l’ordre de la stratégie envisagée, le magistère du verbe venait en premier pour ramener les esprits des plus fâcheux, échauffer les partisans, répandre des bruits favorables ; venait ensuite la voix des évêques dont beaucoup étaient fidèles à Mazarin et à qui il demandait de travailler de la voix et de la plume, mais aussi d’user de leur autorité auprès des magistrats pour tenter de réprimer les imprimeurs et colporteurs :

On pourroit resoudre d’employer certaines personnes pour ramener les esprits de ceux qui sont plus fascheux dans le Parlement, ou dans la Cour : les uns pour eschauffer ceux qui ont desjà bonne intention, les autres, pour respandre des bruits parmy les peuples qui me fussent favorables ; les evesques, dont il y en a beaucoup à Paris attachez à moy, qu’ils travaillassent de vive voyx et escrivant un chacun à leurs confreres absens, qui sont de leurs amys, en ma faveur ; d’autres, qu’ils eussent soin d’empescher les libelles que j’apprends qu’on continue tousjours à publier contre moy, s’adressant, pour cet effect, aux magistrats et faisant quelque despense pour faire chastier les imprimeurs et colporteurs, d’autres de respondre et de faire imprimer quelque piece en ma faveur, suivant les occasions. Et pour cela je voudrois qu’on trouvast six ou huict personnes d’esprit et capables de bien escrire et qu’on les employast à cela, leur donnant un directeur et leur promettant une pension de mille jusques à deux mille livres, suivant leur merite, avec asseurance du payement de quartier en quartier de l’année ; et afin que cela ne puisse manquer, je consens qu’il soit pris sur ce que je tire de ma charge de chez la Reyne, ou sur le revenu que j’ay en Languedoc, qui ne peut manquer, et est payé ponctuellement tous les trois moys, ainsy que vous pourrez sçavoir de Jobart, qui pourroit avoir le soin luy-mesme de payer lesdictes pensions avec grand secret. Je croy cela facile et qu’il feroit un tres-bon effect de voir tous les jours quelques pieces imprimées en vers ou en prose, qui, destruisant tant de meschancetez ridicules qu’on dict contre moy, pussent imprimer ce qui est veritable de ma probité et de la fidelité de mes services. Ce seroit assez qu’il y en eust deux ou trois qui travaillassent à des pieces bien estudiées et bien serieuses, et d’autres en pourroient faire de petites volantes, propres pour le menu peuple. Naudé me tesmoigne grande chaleur pour mes interests, et ayant terminé sa querelle avec les Benedictins, il fera, et tres-bien, autant de livres qu’on luy dira, dans lesquels il pourroit mettre diverses choses qui sont dans son grand livre qu’on a supprimé65. Benserade a beaucoup d’affection pour moy ; et je croy qu’il seroit bien ayse de recevoir une pension et travailler à faire de jolies choses, à mon advantage, sur son style ; mais [pour] ce qui est d’employer une personne ou une autre, je m’en remets [à vous] 66.

Ce plan fut mis en sommeil par la déclaration royale du 6 septembre 1651 qui confirmait son exil et le rendait responsable d’avoir excité la haine des peuples par sa mauvaise conduite. Mazarin confia à Colbert la honte qu’il en éprouvait vis-à-vis de ses propres domestiques67. Surtout, il lui devint difficile de se justifier publiquement sans remettre en question le jugement royal. C’est pourquoi de septembre à décembre 1651, le cardinal se mura dans le silence, empêchant le cabinet de presse mis en place par Naudé de fonctionner : Sainctot lui en fit le reproche dans sa lettre du 23 octobre 1651 :

Nous vous ferons tous ce reproche d’estre trop steril sur le faict des nouvelles qu’il est besoing que nous sachions pour dêbiter68.

Naudé exhortait pourtant le cardinal à réagir, à justifier point par point la politique suivie depuis qu’il était aux affaires, sur le mode de l’argumentation juridique appuyée sur des preuves. C’est sans doute ce qui fit évoluer le projet de justification des dépenses en plaidoyer plus général de l’homme et de sa politique sous le titre de Crimes du Cardinal…

Ce qui redonna la parole à Mazarin fut le passage de Condé au service de l’Espagne en novembre 1651 et la déclaration royale contre les princes en décembre 1651, déclarés « criminels de lèse-majesté ». Il prépara son retour par une lettre au roi69, à la reine70, à Gaston d’Orléans, au Prévôt des Marchands qu’il demanda à Naudé de faire imprimer. D’après une note de Dubuisson d’Aubenay, ces lettres furent aussi « données entre amis non publiées à Paris, le 13e janvier 165271 ». Dans sa lettre au roi, Mazarin tentait, d’une manière assez peu convaincante, de justifier son silence face aux mazarinades, admettant implicitement que le silence était une faute en politique, et annonça la publication prochaine de sa justification prouvant qu’il n’avait pas été le fauteur de guerre décrit dans les libelles.

En ce début d’année 1652 qui voyait la fin de son premier exil, le bureau de presse animé par l’avocat Guillaume Bluet72, Sainctot et l’abbé Fouquet, disposait d’une somme de 12 000 livres et commençait à devenir opérationnel ; mais les conditions étaient rendues difficiles par le climat violemment anti-Mazarin à Paris, le parlement ayant mis sa tête à prix par l’arrêt du 29 décembre 1651.

La lutte s’intensifia sur le terrain de l’information, de son contrôle et de sa manipulation. La grande difficulté de trouver des imprimeurs et des colporteurs obligea le bureau de presse à recourir à des placards et billets jetés de nuit, des distributions d’argent pour faire crier à la paix et dénoncer la responsabilité des princes dans la guerre civile ; dans sa lettre à Mazarin du 18 novembre 1651, l’abbé Gaudin évoque son rôle de destructeur des fausses nouvelles du parti frondeur73 ; il s’agissait aussi d’en répandre en inventant des défaites condéennes : fin novembre 1651, Nicolas Sainctot exagéra les chiffres des pertes militaires du parti frondeur pour impressionner les parlementaires74 ; une mazarinade de février 1652 décrivit la manière dont les « petits Mazarins » fabriquèrent des « lettres supposées venant de Bordeaux, de Perigueux & d’Agen, escrites par les Capitaines » de Condé, annonçant la nouvelle de l’échec du prince devant Miradoux face au comte d’Harcourt « pour semer l’espouvante de leur nouvelle dans Paris » et « en intimider les Mrs du Parlements » ; les lettres furent lues autour du Palais, dans les rues, devant les boutiques, au point que tout Paris fut « alarmé de cette deffaite » et que le Parlement remit son assemblée au lendemain75. Une mazarinade du 12 mars 1652 accusa Bautru et Sainctot de distribuer des fausses nouvelles sous la forme de « relations manuscrites à de certains cabarettiers gagez pour les monstrer à ceux qui vont boire ou manger dans leur maison76 ».

Mazarin prenait une part active en envoyant à Paris des directives très précises sur le contenu des pièces à publier. Il manquait pourtant de relais pour toucher le public parisien, au point qu’en février 1652, il envisagea de confier à son pire ennemi, le coadjuteur Gondi – qui n’était pas encore cardinal de Retz et qu’il croyait sincèrement retourné en faveur de la Cour – la direction d’une offensive de libelles en sa faveur qui passerait par les couvents et curés de Paris. Dans son histoire de la Fronde, Priorato évoque ce rôle politique des curés dont certains « montoient en chere pour parler publiquement sans aucune consideration des affaires presentes afin de persuader milles choses au peuple77 ». Aussi les campagnes de libelles en faisaient-elles des destinataires privilégiés : dans sa lettre à Mazarin du 22 septembre 1652, La Poterie indiqua que les pièces gouvernementales imprimées à Compiègne avaient été envoyées aux bourgeois, aux Supérieurs des Religions ainsi qu’aux curés de Paris78. Dans ce même ouvrage, Bruno Blasselle confirme l’importance des collections de mazarinades issues des confiscations révolutionnaires opérées dans les établissements religieux de la capitale.

D’avril à octobre 1652, la situation s’aggrava avec la terreur que Condé faisait régner sur le monde de l’imprimerie parisienne. Il devint dangereux d’imprimer pour le parti gouvernemental ; en mai 1652, Mazarin écrivit qu’il n’y avait aucun fondement dans toutes les nouvelles que l’on publiait alors à Paris79 ; dans son Journal des guerres civiles de l’année 1652, Dubuisson note que les colporteurs vendant la Lettre du roi envoyée à Nosseigneurs du Parlement de Rouen sur le sujet des présents mouvements avaient été emprisonnés le 25 juillet80 ; le fait est confirmé par Lambardemont qui, dans sa lettre à Mazarin du 28 juillet 1652, ajoute que l’imprimeur avait été obligé de quitter Paris pendant huit jours81.

Installée à Pontoise en juillet 1652 puis à Compiègne en août, la Cour fut contrainte de recourir aux services d’imprimeurs de province tandis que Mazarin était reparti pour son second exil, du 18 août 1652 au 3 février 1653. La cour s’attacha les services d’un imprimeur rouennais, Julien Courant (1625-1691), qui y réimprimait la Gazette82 ; de juillet à octobre 1652, ce « chétif » imprimeur-libraire mit ses vieilles fontes83 au service du parlement loyaliste à Pontoise et de la cour à Compiègne84. En septembre 1652, les « libelles de Pontoise » dénonçaient les manœuvres de Condé et du cardinal de Retz ; dans sa lettre à Naudé du 31 octobre 1652, Mazarin joignit quatre libelles imprimés à Pontoise85 écrits par un des amis de Naudé86. En réponse, dans sa lettre du 7 décembre 1652, parmi douze conseils de gouvernement, Naudé recommanda à Mazarin de les réimprimer ensemble et d’en envoyer dans toute la France, mais aussi de faire réimprimer le Mascurat afin de le « rendre aussy commun que les almanachs87 ».

Parmi ces publications de Pontoise, l’Histoire journalière lancée par l’abbé Jacques Gaudin ambitionnait de concurrencer la Gazette par un hebdomadaire tout entier dévoué à la cour. Mais les faiblesses de l’imprimerie de Julien Courant88 et le manque d’information en provenance de l’étranger marquèrent aussitôt les limites de cette contre-propagande officielle. Le premier numéro du 7 septembre 1652 dénonçait le désordre qui régnait à Paris, privée de son souverain et en proie à la violence ; rappelant celles survenues au Parlement et à l’hôtel de ville en juin et juillet, il visait tout particulièrement Condé, dénonçant ses tractations avec l’Espagne, l’Angleterre de Cromwell, son soutien à l’Ormée, etc. Il s’agissait aussi d’asseoir la légitimité du parlement de Pontoise en décrivant son exercice quotidien de la justice89 (les parlementaires s’étaient vus promettre une somme de cinq cents livres par mois pour servir à Pontoise) 90.

Hubert Carrier a montré à quel point l’entreprise fut décriée, y compris à la Cour où Renaudot ne manquait pas de soutiens91 ; la publication fut éphémère et ne connut que trois numéros92 parus irrégulièrement entre le 7 septembre et le 11 octobre 165293. Comme toutes les pièces imprimées à Pontoise ou Compiègne, la diffusion fut très ciblée : Guénégaud en donna cent exemplaires au procureur général à Pontoise, autant au lieutenant civil ; il en fit distribuer également aux « principaux de la Cour », aux secrétaires d’État, à Paris et autres lieux, etc. 94 Dans sa lettre à Servien du 14 septembre, Mazarin souhaitait que la Gazette de Gaudin fût encouragée95 ; mais le retour du roi dans sa capitale le 21 octobre 1652 rendit la poursuite de l’entreprise inutile et la Gazette retrouva sa vocation de périodique occasionnellement voué à la célébration de la cause monarchique.

Dernier acte de la restauration mazarine, le cardinal, de son exil, prépara la justification de l’arrestation du cardinal de Retz ; il en exposa les arguments dans une lettre à Le Tellier du 3 décembre 1652, deux semaines avant l’emprisonnement de son adversaire à Vincennes :

[…]. Je croirois aussy absolument necessaire que l’on tinst toute preste la lettre bien raisonnée pour envoyer aux gouverneurs et aux parlemens, à l’accoustumée, par laquelle on leur fist cognoistre l’obstination du dict cardinal à mal faire sans que l’excez des bontez, dont Leurs Majestez ont usé en son endroit, ayt pu ramener son esprit tout-à-faict porté à la faction et à la revolte. Et je jugerois qu’il seroit bon d’y specifier en detail tant les graces qui luy ont esté desparties dans la Regence, commençant par la coadjutorerie de l’archevesché de Paris, par les maux qu’il a faicts en desbauchant M. le prince de Conty, quantité de conseillers du Parlement et quantité d’autres personnes pour porter le Roy et la ville de Paris aux extremitez où on fut reduict en l’année 1648, et il ne faut pas oublier qu’il prit cette resolution apres avoir dict publiquement qu’il se vengeroit de ce qu’on luy avoit refusé le gouvernement de Paris. On ne doibt pas y obmettre aussy les sermons portez à la sedition, sa vye scandaleuse, ses advis dans le temps de la guerre de Paris tousjours tendant au meurtre […]96

On y retrouve le même procédé que dans la lettre justifiant l’arrestation des princes en janvier 1650, consistant à opposer les grâces reçues du roi à l’ingratitude d’un esprit séditieux. Ce réquisitoire qui attribue à Retz l’entière responsabilité de la plus grande partie des maux survenus pendant la Fronde était destiné à être envoyé aux gouverneurs et parlements de province.

Pour conclure, l’image d’un Mazarin indifférent aux mazarinades et par conséquent coupable d’une grave faute politique est à corriger. Dès août 1648, il a tenté de réagir aux attaques contre sa politique et de convaincre par la rationalité de ses arguments en matière de finances et de politique extérieure. Mais à Paris et face au succès populaire des mazarinades, cette rhétorique a échoué à produire le consensus recherché ; sa redondance s’est avérée peu efficace face à la verve inventive des mazarinades. Il y avait chez Mazarin une forme d’illusion de la transparence et de la valeur performative de l’argumentation rationnelle, qui s’est heurtée à l’imprévisibilité de l’espace public. Cette notion rejoint les observations du sociologue de Bielefeld Niklas Luhmann, dont la théorie s’offre en alternative à la vulgate habermassienne : la publicité ne garantit pas un savoir validé, une sélection par la raison ; démythifié, l’espace public serait davantage un symbole d’opacité engendrée par la transparence97. De fait, la rhétorique rationnelle de la communication monarchique s’est heurtée à ceux que Laurie Catteeuw dans son ouvrage sur la modernité politique a qualifiés de « nouveaux censeurs », pourfendeurs de la raison d’État98. C’est sans doute ce qui rendit inutile la publication d’un ouvrage de justification tel que Les Crimes du Cardinal ; en revanche, pour Mazarin, la leçon de la Fronde fut double, ce fut la nécessité d’un contrôle étroit de l’imprimerie – programme légué à Colbert – et le rassemblement de toute la production encomiastique en sa faveur (conseil que Naudé lui donna avant la fin de la Fronde) ; c’est à ce moment que démarra la véritable « propagande » de Mazarin et le travail de condamnation historiographique de la Fronde.

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1 Francesco Benigno, Mirrors of revolution : conflict and political identity in early modern Europe, Turnhout, Brepols, 2010.

2 Roger Bigelow Merriman, Six contemporaneous revolutions, Oxford, Clarendon press, 1938.

3 Stéphane Haffemayer, L’information dans la France du XVIIe siècle : « La Gazette » de Renaudot, de 1647 à 1663, Paris, H. Champion, 2002 ; Id., « Transferts culturels dans la presse européenne au XVIIe siècle », Le Temps des médias, vol. 11, 2, 2008, p. 25-43.

4 Simone Bertière, Mazarin : le maître du jeu, Paris, de Fallois, 2007.

5 Yvan Loskoutoff, Rome des Césars, Rome des papes : la propagande du cardinal Mazarin, Paris, H. Champion, 2007.

6 Hubert Carrier, « La politique et le politique selon le cardinal de Retz et ses contemporains », Littératures classiques, vol. 2, 57, 2005, p. 23-39.

7 Jürgen Habermas, « “L’espace public”, 30 ans après », Quaderni, 18, 1992, p. 161-191.

8 Id., Strukturwandel der Öffentlichkeit. Untersuchungen zu einer Kategorie der bürgerlichen Gesellschaft, Neuwied am Rhein, Berlin, Luchterhand, 1962.

9 Gabriel Naudé, Le Marfore, ou Discours contre les libelles… “Qua tanta insania, cives ?”, Paris, L. Boulenger, 1620.

10 Gabriel Naudé, Considérations politiques sur les coups d’estat, Paris, 1639, p. 25-26.

11 Ibid., p. 174.

12 James V. Rice, Gabriel Naudé, 1600-1653 : A dissertation…, Baltimore, The Johns Hopkins press, 1939, p. 24.

13 Considérations politiques sur la Fronde : la correspondance entre Gabriel Naudé et le cardinal Mazarin, éd. Kathryn Willis Wolfe et Phillip J. Wolfe, Paris ; Seattle ; Tübingen, Romanisches Seminar, 1991.

14 Publié le 1er septembre 1649, réédité en février 1650.

15 Jean de Silhon, Esclaircissement de quelques difficultez touchant l’administration du cardinal Mazarin, 1re partie, par le sieur de Silhon, Paris, Imprimerie royale, 1650.

16 Madeleine Laurain-Portemer, Études mazarines, 2 : Une tête à gouverner quatre empires, Paris ; Nogent-le-Roi, Librairie des arts et métiers, 1997, p. 761-943.

17 Hubert Carrier, La Fronde : contestation démocratique et misère paysanne 52 mazarinades, Reprod. en fac-sim, Paris, ÉDHIS, 1982, t. 1, p. VI.

18 Archives du ministère des Affaires étrangères (désormais MAE), Mémoires et Documents (désormais MD), France 861, f. 288.

19 MAE, MD, France 861, f. 306vo.

20 Françoise de Motteville, Chronique de la Fronde, Paris, Mercure de France, 2003, p. 135.

21 Georges Dethan, Mazarin : un homme de paix à l’âge baroque : 1602-1661, Paris, Imprimerie nationale, 1981, p. 290.

22 Pierre Goubert, Mazarin, Paris, Fayard, 1990, p. 260.

23 Lettre à Condé du 4 juin 1649, MAE, MD, France 123, fol. 165. Cité par Adolphe Chéruel, Lettres du cardinal Mazarin pendant son Ministère, Paris, Imprimerie nationale, 1872-1906, t. III, 346.

24 Norbert Elias, La Société de cour, Paris, Calmann-Lévy, 1974, p. 271-272.

25 Adolphe Chéruel, « Les carnets de Mazarin pendant la Fronde », Revue Historique, 4, 1877, p. 108.

26 Stéphane Haffemayer, « Mazarin, Information and Communication during the Fronde (1648-1653) », dans Managing the News in Early Modern Europe, dir. Helmer Helmers, numéro spécial de la revue Media History, à paraître en 2016.

27 Claude Dulong, Mazarin, Paris, Perrin, 1999, p. 133.

28 Louis Machon, Remonstrances tres humbles au Roy, sur la lettre de cachet de Sa Majesté, du 10 juillet 1652, envoyée à son parlement de Roüen, contre les princes et principaux magistrats de sa bonne ville de Paris, par Sovil de Cinq-Cieux, au nom de tous les véritables royalistes, Paris, J. Chevalier, 1652 (Moreau 3344).

29 Johann Petitjean, L’intelligence des choses : une histoire de l’information entre Italie et Méditerrannée, xvie-xviie siècles, Rome [Paris], École française de Rome [diff. de Boccard], 2013.

30 Gilles Feyel, L’annonce et la nouvelle : la presse d’information en France sous l’Ancien Régime (1630-1788), Oxford, Voltaire foundation, 2000, p. 212.

31 Lettre à Le Tellier, de Bouillon, le 19 septembre 1652, Bibliothèque Mazarine (désormais BM), ms. 2216, f. 49v.

32 Extraordinaire du 25 janvier 1650.

33 Extraordinaires du 25 janvier et du 3 février 1650.

34 Lettre à MM. Servien et Le Tellier du 13 avril 1650, MAE, MD, France 131, f. 105 bis. Cité par A. CHÉRUEL, Lettres du cardinal…, op. cit., t. III, p. 535.

35 Lettre à Le Tellier du 18 juin 1650, BnF, ms. fr. 4208, f. 44 (Chéruel III-563).

36 Lettres à Navailles du 28 janvier 1649, MAE, MD, France 25, f. 211 (Chéruel III-280).

37 Lettre à Le Tellier, Vaux-sous-Laon, le 21 janvier 1653, BnF, ms. fr. 6892, f. 46 (Chéruel V-553).

38 10 janvier 1649. MAE, MD, France 25, f. 207 (Chéruel III-255).

39 Lettre à Le Tellier, de Sedan, le 23 octobre 1652, BM, ms. 2216, f. 173.

40 C’est sous ce nom que Mazarin désigne le conseiller Broussel.

41 Lettre à Le Tellier, de Libourne, le 21 août 1650, BnF, ms. fr. 4208, f. 252 (Chéruel III-729).

42 Lettre à Le Tellier, d’Amboise, le 28 octobre 1650, BnF, ms. fr. 4208, f. 419 (Chéruel III-907).

43 Lettre à Le Tellier, de Damery, le 4 décembre 1650, BnF, ms. fr. 4208, f. 444 (Chéruel III-921-922).

44 MAE, MD, France 861, f. 303-304.

45 Ibid., f. 304.

46 Le ministère victorieux de l’envie, par M. Du Faur, prédicateur du roi, Paris, Sébastien Cramoisy, 1653.

47 Registres d’affiches et publications des jurés-crieurs de la ville de Paris, BnF, Réserve des livres rares, G-F-15, vol. 1, f.o 51, 202, 304, 417 (20 octobre 1651, 4 mars 1653, 4 mars 1654, 4 mars 1655).

48 Lettre à M. Le Tellier, de Sedan, le 20 octobre 1652, BnF, ms. fr. 6891, f. 229 ; BM, ms. 2216, f. 158v.

49 Le chevalier du Guet était le commandant de la garde chargée de veiller à la sûreté de Paris.

50 Le Prévôt de l’Île de France.

51 Le lieutenant criminel de robe courte était lieutenant du Prévôt de Paris, chargé de faire arrêter les meurtriers, vagabonds et gens suspects. Il avait à ses ordres une troupe d’archers. On le disait « de robe courte » parce qu’on le considérait comme un chef militaire.

52 Lettre à Le Tellier, de Sedan, le 13 novembre 1652, BnF, ms. fr. 6891, f. 301 ; BM, ms. 2216, f. 191.

53 La Pierre de Touche aux Mazarins, Paris, 1652, (Moreau 2765), BM, M 13573, p. 12-13.

54 Lettre à Le Tellier, de Reims, le 22 décembre 1650, BnF, ms. fr. 4208, f. 483-485 (Chéruel III-957).

55 Considérations politiques sur la Fronde…, op. cit., p. 64.

56 Zongo Ondedeï, fidèle ami romain de Mazarin, servait d’agent de liaison entre le cardinal et la reine.

57 Considérations politiques sur la Fronde…, op. cit., p. 63.

58 Un premier examen des comptes de Mazarin, démarré en janvier 1649, fut interrompu par la paix de Rueil en mars 1649. Un second procès contre le cardinal en personne est ordonné par le parlement en mars 1651, qui s’achève avec son retour en France fin décembre 1651.

59 Madeleine Laurain-Portemer, Études mazarines…, op. cit., p. 819-1020.

60 BnF, ms. Dupuy 775, f. 89-92.

61 Claude Dulong, « Les “comptes bleus” du cardinal Mazarin », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 36-4, 1989, p. 541.

62 Lettre de Naudé à Mazarin, 17 juin 1651, MAE, MD, France 875, f. 210.

63 Mazarin pense même pouvoir convaincre Gilles Ménage – alors au service du coadjuteur – de mettre sa plume à son service.

64 Lettre à Naudé, de Brühl, le 25 juillet 1651, AAE, MD, France 268, fol. 162, cité par Chéruel, Lettres du cardinal, tome IV, p. 742.

65 Le Mascurat, qui avait été saisi.

66 Lettre à M. de Lionne du 14 juin 1651, MAE, MD, France 267, f. 451 (Chéruel IV-281-282).

67 Lettre à Colbert, de Brühl, le 30 septembre 1651, MAE, MD, France 268, f. 241 (Chéruel IV-453).

68 MAE, MD, France 880, f. 249v.

69 Lettre de Monsieur le Cardinal Mazarin au Roy, écrite de Bouillon, le 23 décembre 1651, 16 p. (Moreau 1986).

70 Lettre de Monsieur le Cardinal Mazarin à la Reyne, écrite de Bouillon, le 23 décembre 1651, 8 p. (Moreau 1986).

71 Journal de Mr Dubuisson Aubenay de l’année 1652, BM, ms. 4414, p. 313.

72 Sur Guillaume Bluet, voir Loïc Damiani, « Les avocats parisiens et la Fronde », dans Hommes de loi et politique (xvie-xviiie siècles), éd. Hugues Daussy et Frédérique Pitou, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2015, p. 203-227.

73 MAE, MD, France 877, f. 273.

74 Lettre de Gaudin à Mazarin du 23 novembre 1651, MAE, MD, France 877, f. 302.

75 L’Amvse-Badavd Mazarin ou l’intrigue des créatures du Mazarin qui sont dans Paris pratiquée Ieudy dernier pour empescher l’effect de l’assemblée du Parlement qui se deuoit faire ce iour-là, (Moreau 78), BM, M 12446, p. 5-7.

76 La Pierre de Touche aux Mazarins, Paris, 1652, 40 p., BM, M 13573 (Moreau n° 2765), p. 29.

77 Galeazzo Gualdo Priorato, Histoire du ministère du cardinal Jules Mazarin,… descrite par le Cte Galeazzo Gualdo Priorato, dans laquelle on voit les succès et les principaux événemens qui luy sont arrivés, depuis le commencement de son gouvernement jusques à sa mort, Amsterdam, H. et T. Boom, 1671, p. 140.

78 MAE, MD, France 884, f. 396.

79 Lettre à l’abbé Fouquet, de Corbeil, le 1er juin 1652, MAE, MD, France 269, f. 113 (tome 30 du recueil des Lettres de Mazarin), cité par Chéruel V-117.

80 Dubuisson Aubenay, Journal des guerres civiles, (2e partie), BM, ms. 4415, p. 1087.

81 MAE, MD, France 883, f. 224.

82 D’après la notice fournie dans data.bnf.fr

83 Hubert Carrier, Les Mazarinades : la presse de la Fronde, 1648-1653, Genève, Droz, 1989, t. II, p. 190.

84 Jean-Dominique Mellot, L’édition rouennaise et ses marchés (vers 1600-vers 1730). Dynamisme provincial et centralisme parisien, Paris, École des Chartes, 1998, p. 68.

85 Au sujet des libelles de Pontoise, voir Moreau, nos 372, 374-377, 928, 942.

86 Considérations politiques sur la Fronde…, op. cit., p. 156.

87 Ibid., p. 158.

88 Hubert Carrier, Les Mazarinades…, op. cit., t. II, p. 190.

89 BnF, Lb37 3050 (Moreau 1645).

90 Lettre à Le Tellier, de Sedan, du 20 octobre 1652, BM, ms. 2216, f. 172.

91 Hubert Carrier, Les Mazarinades…, op. cit., t. II, p. 283.

92 D’après Hubert Carrier, il y en eut cinq, le dernier étant paru le 29 octobre, ce qui paraît tardif, le roi étant alors revenu à Paris.

93 Jean Sgard (dir.), Dictionnaire des journaux : 1600-1789, Paris, Universitas ; Oxford, Voltaire foundation, 1991, p. 547.

94 Lettre du 9 septembre 1652 à Mazarin, MAE, MD, France 884, f. 277.

95 Lettre à Servien, le 14 septembre 1652, de Bouillon, MAE, MD, France 146, f. 92 (Chéruel V-681).

96 Lettre à Le Tellier, de Rumigny-aux-Vaches, le 3 décembre 1652, BnF, ms. fr. 6891, f. 342 (Chéruel V-483-486).

97 Niklas Luhmann, « L’opinion publique », Politix, vol. 14, 55, 2001, p. 25-59.

98 Laurie Catteeuw, Censures et raisons d’État : une histoire de la modernité politique, xvie-xviie siècle, Paris, France, A. Michel, 2012.