Book Title

La Fronde, une guerre comique ?

Claudine NÉDELEC

Professeur des Universités, Univ. Artois, EA 4028, Textes & Cultures, F-62000 Arras, France

UNE GUERRE POUR DE RIRE ?

Voltaire écrit à propos de la Fronde, dans la huitième de ses Lettres philosophiques :

Pour la dernière guerre de Paris, elle ne mérite que des sifflets ; il me semble que je vois des écoliers qui se mutinent contre le préfet d’un collège, et qui finissent par être fouettés ; le cardinal de Retz, avec beaucoup d’esprit et de courage mal employés, rebelle sans aucun sujet, factieux sans dessein, chef de parti sans armée, cabalait pour cabaler, et semblait faire la guerre civile pour son plaisir. Le Parlement ne savait ce qu’il voulait, ni ce qu’il ne voulait pas ; il levait des troupes par arrêt, il les cassait ; il menaçait, il demandait pardon ; il mettait à prix la tête du cardinal Mazarin, et ensuite venait le complimenter en cérémonie. Nos guerres civiles sous Charles VI avaient été cruelles, celles de la Ligue furent abominables, celle de la Fronde fut ridicule1.

On s’y entretua tout de même quelque peu, et la crise ne fut pas si drôle que cela, mais c’est un fait que cette représentation de la Fronde en guerre comique, en guerre civile « pour de rire », se « fabrique » déjà chez les contemporains. Voltaire n’ignorait probablement pas la remarque rapportée par la duchesse de Nemours, Marie d’Orléans-Longueville, dans ses Mémoires : les événements firent « dire à M. le Prince2 que cette guerre ne pouvait être bien décrite qu’en vers burlesques, parce qu’on y passait les jours entiers à se moquer les uns des autres3 ». Et il n’ignorait évidemment pas les paroles que Retz prêtre à Bachaumont4, qui « s’avisa de dire un jour, en badinant, que le Parlement faisait comme les écoliers qui frondent dans les fossés de Paris, qui se séparent dès qu’ils voient le lieutenant civil et qui se rassemblent dès qu’il ne paraît plus5 ». Précisons qu’il y avait parfois des morts, dans ces querelles d’« écoliers ». On peut enfin rappeler l’opinion de Retz sur Mazarin :

L’on peut dire avec fondement que les ennemis de ce ministre avaient un avantage contre lui très rare, et que l’on n’a presque jamais contre les gens qui sont dans sa place. Leur pouvoir fait, pour l’ordinaire, qu’ils ne sont pas susceptibles de la teinture du ridicule ; elle prenait sur le Cardinal, parce qu’il disait des sottises, ce qui n’est pas ordinaire à ceux mêmes qui en font dans ces sortes de postes6.

Comme dans bien des pamphlets à son encontre, il le traite de « Trivelino Principe7 », valet sous la pourpre, impudent imitateur de Richelieu, bref, être bas et farcesque qui voudrait se travestir « héroïcomiquement8 » en grand de ce monde : burlesque en cela, si l’on veut bien se souvenir que le burlesque, tel qu’on le conçoit vers 1650, consiste autant à « grossir » (ce que Charles Perrault appelle le « burlesque retourné9 ») qu’à « moindrir les figures », c’est-à-dire parler de choses élevées en termes bas, selon l’auteur du Testament de Scarron10. Il faudrait d’ailleurs dire que la distinction des deux opérations est parfois malaisée…

Mais Mazarin n’est pas seul en cause : ainsi, selon Hubert Carrier, peut-être plus influencé par la lecture des mazarinades burlesques que par les faits historiques dans leur brutalité,

Tout, dans cette guerre, prêtait à rire : la Bastille qui se rend au bout de trois jours après un simulacre de résistance11, la martiale expédition des Parisiens vers Corbeil, le 24 janvier [1649], qui ne va pas plus loin que les tripots de Juvisy, leur sortie en masse le 10 février au secours de leur idole Beaufort, les chants de triomphe entonnés sur l’arrivée de charrettes de farine et de troupeaux de porcs12.

Nul doute que ce climat a été favorisé par et a favorisé, dans une interaction réciproque, la production de mazarinades relevant de l’esthétique du burlesque13, déjà « dans l’air du temps » (littéraire) depuis le tout début des années 40, et « lancée » par le Recueil de quelques vers burlesques14 de Scarron de 1643 – sans oublier peut-être le souvenir de la Satire ménippée, premier texte français où le mot apparaît, pour désigner en les ridiculisant les harangues (en prose) des partisans de la Ligue censément prononcées aux États généraux15. Selon Hubert Carrier, les trois quarts des libelles en vers en relèveraient16, mais il ne dit pas s’il s’est fié à leur « affichage », ou à leur contenu effectif, l’un pouvant aller sans l’autre dans un commerce de librairie où l’affiche fait vendre. Le « vrai » burlesque est un choix esthétique qui implique un mélange des lexiques et des genres (d’où sa dimension fréquemment parodique), donc une transgression, à vocation comique, voire satirique, des hiérarchies qui leur sont liées selon les arts poétiques classiques ; et c’est en quoi il se distingue du simple comique bas et de la bouffonnerie. Or cette transgression est dans son principe indépendante du choix de la prose ou des vers ; même si l’on trouve souvent, comme sous-titre des mazarinades en vers, l’expression « en vers burlesques » (mais cela peut signifier seulement en octosyllabes), ou simplement « Burlesque », il n’y a pas de raison d’exclure par principe les mazarinades en prose. Ainsi le Mascurat de Naudé17, qu’on peut considérer comme une (sorte de) mazarinade, relève bien du burlesque, mêlant trivialité des personnages, des lieux (la rue, la taverne), du parler (notamment celui de Saint-Ange) et critique littéraire et historique érudites. Le Manifeste de Monseigneur le duc de Beaufort, général des armées de son Altesse Royale18, parodie par Retz du style dudit datant de mai 1652, est aussi un bon exemple de burlesque en prose.

Si, comme dit plus haut, cet usage littéraire de la transgression des hiérarchies est antérieur à la Fronde, il est certain qu’il était adapté à une lecture elle-même transgressive, et à vocation comique, des événements sociopolitiques. En tout cas, ce lien entre des événements historiques et une certaine esthétique a conduit à une dévalorisation réciproque et circulaire. Cette guerre fut ridicule, puisqu’on a pu la décrire « en burlesque » (expression employée par Furetière19) ; le burlesque est esthétiquement et éthiquement condamnable, en partie parce qu’il a servi à décrire une guerre ridicule, et politiquement aussi vaine que néfaste. Cela est assez clair dans certaines appréciations du burlesque comme « maladie esthétique », expression symptomatique de la maladie du corps politique, représentation inaugurée par Paul Pellisson dès 165220, relayée par Boileau21, et reprise, au XIXe siècle, par Sainte-Beuve et Brunetière22… Un auteur du XIXe siècle, Eugène Hatin (qui a lu Voltaire sans doute), prétend ainsi qu’il y a « un abîme […] entre les profondes et terribles passions de la Ligue et le bouillonnement superficiel de la Fronde », et souligne le contraste entre les « pièces très-hardies, très-importantes » qui ont marqué la première et celles « très-amusantes, très-gaies23 » qu’on peut sauver de la seconde.

Ma lecture d’un certain nombre de mazarinades burlesques – qu’elles l’affichent dans leur titre ou sous-titre, ou par d’autres signes, telle la référence fréquente à la « muse camuse » de Scarron en incipit24, et/ou l’imitation, sur son modèle, d’un début parodique d’épopée25 – me conduit à dire qu’effectivement il s’agit surtout de décrire les à-côtés et bas-côtés des événements, et les petits côtés des hommes en lice. Significativement, les auteurs décrivent les troubles par « le petit bout de la lorgnette ». Comme le dit Jean-Paul Cavaillé, ceux-ci sont vus dans « une position d’extériorité, [et réduits] à un pur spectacle, tout à la fois divertissant, méprisable et dérisoire, plus voisin de la comédie, voire de la farce, que de la grande tragédie héroïque26 ». Les mazarinades racontant l’échauffourée au jardin de Renard27 en sont un bon exemple : « Je chante un combat de Lapithe, / Un renversement de Marmitte, / Autrement un charivaris28. »

Qui plus est, comme « bon nombre de libellistes se moquent à peu près impartialement de tout le monde29 », du moins selon E. Hatin, les enjeux politiques semblent bien s’effacer devant des enjeux de clientélisme (on vend sa plume au plus offrant), ou purement commerciaux, comme l’avouent impudemment des pièces comme L’adieu et le désespoir des autheurs et escrivains de libelles de la guerre civile. En vers burlesques30, ou Le burlesque remerciement des imprimeurs & colporteurs aux autheurs de ce temps. En vers burlesques :

Sans tous ces petits Rogatons,

Sans les Condez & les Gastons :

Sans les Pasquils & Vaudevilles ;

Sans les escrits des plus habiles,

Sans Riviere31, & sans Cardinal,

Nous allions souffrir bien du mal. […]

Je vous remercie Orateurs ;

Rares esprits, braves Autheurs,

Composeurs de rimes burlesques,

Inventeurs de titres grotesques32.

DU BURLESQUE À L’HÉROÏ-COMIQUE, ET AU GROTESQUE

S’en tenir là, ce serait juste conforter les représentations traditionnelles concernant le burlesque dans les mazarinades. Mais le frondeur David ne va pas sans le monstrueux et terrifiant Goliath33, malgré tout assez ridicule de s’être laissé terrasser par un jeune berger.

Plusieurs textes soulignent que le lien entre la farce et la tragédie était également ressenti par les contemporains ; bref, que cette guerre tenait de l’héroï-comique34 au sens italien, importé en France par Saint-Amant dans Le passage de Gibraltar (1640), au sens d’un mélange entre l’héroïque et le comique, sur le modèle de La secchia rapita de Tassoni35. Ainsi, selon Retz, Guillaume et Nicolas Bautru bouffonnent sur la nourrice du vieux Broussel, « qui animait le peuple à la sédition, quoiqu’ils connussent très bien l’un et l’autre que la tragédie ne serait peut-être pas fort éloignée de la farce36 ». Une mazarinade, Le hasard de la blanque renversé (Moreau 1619), souligne particulièrement ce thème : « ne sommes-nous pas veritablement à Caresmeprenant, puisque nous ne voyons que fourbes & deguisemens, que visages empruntés & que masques colorés ? », s’interroge-t-elle ; mais « ce qui est le plus à craindre, c’est que cette comedie ne se tourne enfin en une sanglante Tragedie ou catastrophe funeste, où le sang sera respandu & où les spectateurs ne verront que des objets d’horreur, de larmes & de pitié37 ». Citons aussi la Lettre du chevalier Georges de Paris, à Monseigneur le prince de Condé :

Depuis que sa Majesté l’a appellé au Ministere, a-on veu autre chose que jeux, que balets, que comedies, que farceurs, que bouffons, & que traitres dans la maison du Roy ? & ne peut-on pas dire que tout l’Estat a esté mordu de la Tarantule. C’est une beste de son pays [celui de Mazarin], dont la morsure & le chant excitent diverses passions : quelques-uns rient & dancent sans sujet, & les autres pleurent amerement, & tous quelques fois jusques à la mort ; si elle n’est prevenuë de celle de cet animal immonde38.

Un certain nombre de mazarinades, parfois très connues, confortent l’idée qu’il est possible de les lire, d’un point de vue esthétique (donc aussi idéologique), non tant comme un travestissement de l’élevé en bas, et/ou inversement du bas en élevé – comme une Iliade ridicule, et/ou comme La deiliade évoquée par Aristote39 –, mais comme l’alliance violemment drôle, et drôlement violente, du tragique et du comique, de l’effrayant et du ludique, du terrible et du risible, du sanglant et du dérisoire, de l’abomination et du ridicule, dont Retz dit qu’ils forment « le plus dangereux et le plus irrémédiable de tous les composés40 ». Il existe aussi parmi les mazarinades des pièces « très hardies », qui expriment de « terribles passions ».

De Cyrano à Scarron

De part et d’autre de la période, l’on connaît bien les deux mazarinades (ce sont peut-être les plus célèbres) attribuées pour l’une à Cyrano de Bergerac, Le ministre d’estat flambé. Burlesque, datant de 164941, et pour l’autre à Scarron, La mazarinade, publiée en 165142, mais peut-être commencée dès 1649.

Cyrano

Quatre strophes de Cyrano, d’abord, sur les 56 que compte le poème, placé sous l’égide du satiriste Horace, dont il reprend en épigraphe la devise « Ridendo dicere verum / Quid vetat 43 ? »

Page viste, oste moy mon pot,

Il me servira d’escritoire

Mais pour bien barbouiller ce sot,

Non pas en style de Marot44,

Mais en style bouffi de gloire45,

Et pour le peindre en Astarot,

Cherche de l’ancre la plus noire. (p. 3) […]

Levez les yeux regardez moy,

Et n’usez d’aucun artifice.

Vous avez faussé vostre foy,

Vous avez enlevé le Roy,

Vous avez trahy la justice,

Et vous avez fait sans sa loy

Encherir jusque au pain d’espice (p. 5) […]

C’est où vous estes trop sçavant

Cardinal à courte priere,

Priape est chez vous à tout vent,

Vous tranchez des deux bien souvent

Comme un franc cousteau de tripiere46,

Et ne laissez point le devant

Sans escarmotter le derriere. (p. 5) […]

L’on voit bien comment la simple gravité de la deuxième strophe citée fait contraste avec le détail prosaïque de sa clausule, comme avec les railleries de la première, et les doubles sens fort triviaux de la troisième. Mais il reste l’encre noire ; voilà Mazarin à la Grève, sous les coups du bourreau :

Encore trois ou quatre coups

Mon pauvre Maistre Jean Guillaume47,

Pese plus fort48, contente nous,

Fais si bien avec tes genoux,

Que les carabins de sainct Cosme49

Escorchent viste au gré de tous,

L’escorcheur de ce grand Royaume. (p. 15-16)

Hubert Carrier qualifie ce texte de « pamphlet très gai50 »… d’une gaîté qui n’exclut en tout cas pas la violence !

Scarron

Quant à La mazarinade de Scarron, que lui aussi place sous le signe de la satire dans son incipit51, ce fut selon H. Carrier « l’un des libelles les plus virulents qui aient paru jusque-là, l’un des plus acharnés, des plus orduriers aussi52 », excepté au moins celui de Cyrano, et quelques autres… Un extrait, pour… le plaisir ?

Et lors, Ministre detestable,

Bougre53, des Bougres le majeur,

Des Politiques le mineur ;

Par qui la France est décriée,

De ses amis dés-alliée,

Par qui le commerce est perdu,

Enfin tout l’Estat confondu :

Alors, dis je, le plus sot homme

Qui soit jamais sorti de Rome,

Rejetton de feu Conchini54,

Pour tout dire Mazarini55,

Ta carcasse des-entraillée,

Par la canaille tiraillee,

Ensanglantera le pavé,

Ton Priape haut eslevé

A la perche sur une gaule,

Dans la capitale de Gaule,

Sera le joüet des laquais,

L’objet de mille sobriquets,

De mille peintures grotesques,

Et mille Epitaphes burlesques56.

Tout un ensemble de mazarinades mêlent ainsi « raillerie hargneuse » et « allègre férocité57 » : on pourrait citer Les veritez mazariniques sur chasque lettre du nom de Mazarin. Avec les nargues pour Messire Jule, de 1651 (Moreau 4013), ou La bouteille cassee, attachee avec une fronde au cul de Mazarin […]. Satyre divertissante, de 1652 (Moreau 604), ou encore La berne mazarine, suitte de la mazarinade :

Hé bien ! ô Cardinal Berné,

Et de la berne mal mené :

N’est-il pas plus que raisonnable,

Puis que tu te rends si bernable,

De sentir le bransle Eternel,

D’un bernement continuel.

Tu l’as merité pour tes crimes,

Tu le feras donc par ces rimes,

Tu le feras pareillement,

Et d’effet & reellement,

J’entends en ta propre personne,

Comme, si Dieu ne te pardonne,

Tu le pourras estre la bas,

Par les suppots de Satanas,

Dans les enfers, ou te conduise,

Ton imposture, ou ta bestise58.

Comme on le voit par Scarron (qui l’évoque encore dans Le passe-port et l’adieu de Mazarin en vers burlesques59), il y a là un souvenir conscient des violences pamphlétaires non tant de la Ligue que des libelles contre Concini60. En effet, selon Marie-Madeleine Fragonard, la mort de Concini « détermine dans l’espace des textes d’actualité une sorte de séisme », parce qu’elle est « l’objet d’un traitement stylistique anormal, mais qui, à partir de lui, impose une norme : à côté des versions hautement dramatisées, surgissent des versions burlesques […]61 ». L’invective satirique (au sens de Juvénal) – et les actes monstrueux dont il a été victime, lui qui « a esté carrabiné, enterré, desterré, pendu, décoyonné, démembré, trainé & bruslé à Paris, ayant esté trouvé atteint et convaincu de crime de lèze Majesté 62 » selon le titre d’un libelle de 1617 – sont désormais intimement liés non seulement à la dérision morale, mais aussi à la profanation verbale autant que physique du corps de l’ennemi.

Mais s’agit-il toujours de burlesque, et même d’héroï-comique, dans ce combat de chiens et de chats qui s’entredéchirent, dont la vision prémonitoire terrifia Catherine de Médicis ?

Elle vit dans le Mirouër des chiens & des chats qui se dechiroient les uns les autres, Ce qui l’effraya tellement qu’elle dit au Magicien qu’il retirast son Mirouër & qu’elle n’en vouloit pas sçavoir davantage. […] Ces chiens & ces chats sont l’embleme funeste du gouvernement d’aujourd’hui63.

La qualification la plus appropriée pour ces textes pourrait être celle de « grotesque », que l’on trouve chez Scarron, et aussi dans le Caprice sur l’estat present de Paris. Stances, qui se décrit comme un texte « Demi Frondeur, demi Burlesque / […] Qu’on ne peut nommer que crotesque64 ». Certes, crotesque/grotesque forme une rime commode à burlesque ; mais un relevé pourrait peut-être prouver que le terme parfois « fait sens ». Ne peut-on pas, comme chez Victor Hugo65, l’entendre au sens d’un mélange « obscène » alliant monstruosité, violence, sang, dépeçage (etc.) et comique bas, vulgaire, scatologique, pornographique ? Faudrait-il le comprendre comme un doublet de « satyrique », au sens du théâtre grec, dont les critiques des années 1640 explorent les apories : Le cyclope d’Euripide n’est-il pas, selon François Ogier, une « Tragi-comédie pleine de raillerie et de vin, de Satyres et de Silènes d’un côté ; de sang et de rage de Polyphème éborgné, de l’autre66 » ? La face « noire » du carnavalesque…

DE L’ACTE AUX MOTS

Malgré tout, la propension à se rire de tous des frondeurs et de leurs contemporains aurait justement « empêché » qu’on en vînt aux extrémités subies par le cadavre de Concini. Voltaire y insiste beaucoup, notamment par comparaison avec la révolution anglaise ; ainsi, à propos de la proscription de Mazarin en 1651 :

Chez une autre nation, et dans un autre temps, un tel arrêt eût trouvé des exécuteurs ; mais il ne servit qu’à faire de nouvelles plaisanteries. Les Blot et les Marigny, beaux esprits qui portaient la gaieté dans les tumultes de ces troubles, firent afficher dans Paris [le 19 décembre 1651] une répartition de cent cinquante mille livres : tant pour qui couperait le nez au cardinal, tant pour une oreille, tant pour un œil, tant pour le faire eunuque. Ce ridicule fut tout l’effet de la proscription67.

Ainsi que le souligne Christian Jouhaud,

Spectacle de la politique et politique du spectacle, c’est dans cette interpénétration de l’écriture et de l’action qu’il faut chercher les raisons de la fréquente substitution des mots aux gestes. Si la parole est un geste, l’insulte vaut un coup : inutile de tuer Mazarin si on l’assassine journellement sur le papier68.

Cette violence verbale aurait-elle donc servi de catharsis, voire d’antidote, car si ces textes visent à émouvoir les passions des lecteurs, et convoquent la violence, en même temps ils « la déplacent, et, peut-être, la diffèrent69 » ? C’est peut-être trop prêter à la littérature, car en d’autres temps la violence verbale a bel et bien été accompagnée du passage à l’acte : après tout, la « littérature d’action » tend à persuader d’agir70… Ainsi que le dit Aude Volpilhac, le libelle, en tant que « méchant livre – tel qu’il est défini par les arrêts royaux – décrit l’espace intermédiaire entre un discours et sa réalisation effective, l’espace incertain de la portée du livre, c’est-à-dire de son efficace politique71 ».

Ce « traitement blasphématoire de la politique », ce « grand carnaval du désastre72 », est peut-être une réponse à l’égal de la montée en puissance de la sacralisation de l’État, mais c’est une réponse ambiguë, car on retrouve dans les accusations lancées contre Mazarin justement celle de « démolir » les valeurs héroïques par ses bassesses73. Ou encore signifierait-elle une sorte de dé-valorisation radicale du politique, par le biais de sa littérarisation ? Dévalorisation bien ponctuelle et vouée elle-même à être dévalorisée par celle de l’esthétique qui y servit.

Deux conclusions. D’une part, le burlesque de la Fronde présente bien des nuances et des variations, non sans liens à la fois avec les événements et avec la personnalité des écrivains de libelles ; il offre un large éventail de modes du registre du comique, depuis le badinage jusqu’au rire profanateur et monstrueux, en passant par la dérision et la satire. D’autre part, il me semble que ces textes, jusque dans le rejet, voire le dégoût, qu’on peut éprouver à en lire certains, d’où leur minoration comme littérature aussi vulgaire que médiocre, peuvent à la fois faire écho à une pulsion anthropologique archaïque et nous aider à réfléchir à certains phénomènes très contemporains…

____________

1 Voltaire, Lettres philosophiques [1734], éd. René Pomeau, Paris, GF-Flammarion, 1964, p. 56 (« Huitième lettre. Sur le Parlement »).

2 Louis II de Bourbon-Condé, dit le Grand Condé.

3 Mémoires du Cardinal de Retz, de Guy Joli et de la Duchesse de Nemours [1709], Paris, Furne, 1828, t. V, p. 178.

4 François Bachaumont, conseiller-clerc au Parlement de Paris.

5 Cardinal de Retz, Mémoires, dans Œuvres, éd. Marie-Thérèse Hipp et Michel Pernot, Paris, Gallimard, 1984 (La Pléiade), p. 428 (et notes 4 et 5, p. 1410-1411, sur l’origine de l’appellation « Fronde »).

6 Cardinal de Retz, Mémoires…, op. cit., p. 266-267.

7 Ibid., p. 197.

8 Au sens, établi à partir du XVIIIe siècle, de choses basses dites en termes élevés.

9 Charles Perrault, Parallèle des anciens et des modernes en ce qui regarde les arts et les sciences. Dialogues avec le poème du siècle de Louis le Grand et une épître en vers sur le génie [2e éd. en 4 tomes, 1692-1697], Genève, Slatkine, 1979, t. 3, 4e dialogue [« en ce qui regarde la poésie »], p. 295 (pagination originale).

10 Le testament de Scarron, son épitaphe et son portrait en vers burlesques, [s. l.], 1660 (dans Œuvres, Genève, Slatkine, 1970 [1786], 7 t., t. 1, p. 137). Il y est attribué à Scarron, mais cette attribution est contestable.

11 Voir La Bastille conquise, poëme héroï-satyrocomique, divisé en X chants, où se voit l’histoire entiere de tout ce qui a précédé, accompagné et suivi le blocus de Paris, entrepris par le cardinal Mazarin contre le Parlement, en l’année 1649, Bibliothèque Mazarine, ms. 2957.

12 Hubert Carrier, Les muses guerrières : les mazarinades et la vie littéraire au milieu du xviie siècle, Paris, Klincksieck, 1996, p. 85.

13 Ainsi Retz dit-il avoir « attaché » au Cardinal l’écrivain Marigny, pour le tourner en ridicule par la parodie (Cardinal de Retz, Mémoires…, op. cit., p. 267).

14 Poésies de circonstance quelque peu irrévérencieuses envers leurs nobles destinataires, mêlant prosaïsmes et formes raffinées, très différentes du travestissement de la poésie épique qui fut son succès suivant (Le Virgile travesti, à partir de 1648).

15 Sur cet historique, voir Claudine Nédelec, Les États et Empires du burlesque, Paris, H. Champion, 2004 (Lumière classique).

16 Hubert Carrier, Les muses guerrières…, op. cit., p. 93.

17 Gabriel Naudé, [Mascurat :] Jugement de tout ce qui a esté imprimé contre le cardinal Mazarin depuis le sixiesme Janvier jusques à la déclaration du premier Avril 1649, [s. l. n. d.], [1650]. Une édition critique de la seconde édition est à paraître chez Garnier.

18 Moreau 2368.

19 Voir Claudine Nédelec, « Le burlesque dans le Furetière », Littératures classiques, « Le Dictionnaire universel de Furetière », dir. Hélène Merlin, no 47, hiver 2003, p. 278-286.

20 Dans son Histoire de l’Académie française [1652], éd. Charles-Louis Livet, Paris, Didier, 1858, 2 t., t. 1, p. 80 : « cette fureur du burlesque, dont à la fin nous commençons à nous guérir. »

21 « Cette contagion infecta les Provinces, / Du Clerc et du Bourgeois passa jusques aux Princes » (L’Art poétique [1674], dans Œuvres complètes. Épîtres, Art poétique, Lutrin, éd. Charles-Henri Boudhors, Paris, Les Belles Lettres, 1967 [1932], p. 84).

22 « Et le burlesque, autre fléau, le burlesque, cette lèpre des années de la Fronde et qui y survivait, Boileau en fit son affaire comme personnelle et n’en voulut rien laisser subsister. […] Il avait été témoin de cette sotte mode, il l’avait vue envahir et infester par accès jusqu’aux meilleurs esprits » (Port-Royal [1840-1859], éd. Maxime Leroy, Paris, Gallimard, 1954 (La Pléiade), t. 3, p. 436). Voir également Ferdinand Brunetière, « La maladie du burlesque », Revue des Deux-Mondes, 1er août 1906 (5e période, LXXVIe année, vol. 34), p. 667-691.

23 Eugène Hatin, Histoire politique et littéraire de la presse en France, Paris, Poulet-Malassis et de Broise, 1859-1861, p. 201.

24 « Filles du Ciel, gentilles Muses, / Qui n’estes laides, ny camuses, / Obligez tant vos Imprimeurs / Qu’ils puissent devenir Rimeurs : / Faites qu’ils ayent pour une heure / […] Non les bequilles, ny le nom / Du Petit Poëte Scaron, / Mais l’esprit, & l’humeur crotesque / Avecques sa veine burlesque / Pour dresser ce Remerciement. » (Le remerciement des imprimeurs et colporteurs aux auteurs de ce temps. Avec Le quendira-t’on de Mazarin, et la lettre de l’Inconnu, Paris, A. Quenet, 1649, p. 5).

25 « Je ne viens point chanter, comme Ovide a chanté, / Des horribles géans le combat si vanté, / Ni comme Jupiter laissa cheoir son tonnerre / Sur les chefs menaçants de ces fils de la terre. / Je me sens animé d’un grotesque dessein […] » (La satyre du temps, ou la guerre declaree aux Partisans en vers burlesques, Paris, N. de la Vigne, 1649, p. 1 ; cf. Moreau 3591).

26 Jean-Pierre Cavaillé, Dis/simulations […]. Religion, morale et politique au xviie siècle, Paris, H. Champion, 2002 (Lumière classique), p. 178.

27 Voir une bibliographie dans Hubert Carrier, « “Les derniers des héros” : réflexions sur la permanence de l’idéal héroïque dans la génération de la Fronde », Travaux de Littérature, vol. 5, 1992, p. 129-150, p. 138.

28 La soupe frondée, Paris, 1649, p. 1 (Moreau 3704).

29 Eugène Hatin, Histoire politique et littéraire de la presse…, op. cit., p. 202.

30 Paris, C. Morlot, 1649 (Moreau 45).

31 Louis Barbier de La Rivière. Voir Pierre Gatulle, Gaston d’Orléans : entre impatience du pouvoir et mécénat, Seyssel, Champ vallon, 2012, p. 334 et 336.

32 Le burlesque remerciement des imprimeurs et colporteurs aux auteurs de ce temps…, op. cit., p. 5 et p. 7.

33 Ancien Testament, Samuel I, 17.

34 J’emploie cette orthographe pour souligner la différence avec l’héroïcomique évoqué plus haut.

35 Voir Claudine Nédelec, « Saint-Amant, entre héroï-comique, burlesque et satire », dans L’Eroicomico dall’Italia all’Europa, dir. Gabriele Bucchi, Pise, Edizioni ETS, 2013 (Quaderni), p. 221-233.

36 Cardinal de Retz, Mémoires…, op. cit., p. 217-218.

37 Citée par Hubert Carrier, Les muses guerrières…, op. cit., p. 89-90 [février 1649].

38 Paris, N. Boisset, 1649, p. 8 (Moreau 2099).

39 La poétique, II.

40 Cardinal de Retz, Mémoires…, op. cit., p. 267.

41 Paris, J. Brunet, 1649 (Moreau 2470).

42 Sur la copie imprimée à Bruxelles, 1651 (Moreau 2436).

43 Horace, Satires, livre I, 1, v. 24.

44 Le « badinage marotique » a été mis à la mode par la littérature galante ; il correspond à un burlesque modéré, évitant la bassesse.

45 C’est-à-dire héroïcomique au sens moderne.

46 Couteau dont la lame est coupante des deux côtés.

47 Bourreau de Paris en exercice. Mais son nom évoque aussi un farceur célèbre.

48 Sur les épaules du pendu ? Ou bien le condamné est-il roué ?

49 Saint Cosme est le patron des chirurgiens ; ses « carabins », ce sont ses soldats (le terme désignait un soldat armé d’une carabine, chargé de harceler l’ennemi).

50 Hubert Carrier, Les muses guerrières…, op. cit., p. 125.

51 « Muse qui pinces et fais rire, / Viens à moi, de grâce, et m’inspire / L’esprit qui Catulle inspira / Quand il entreprit Mamurra : / J’en veux, aussi bien que Catulle, / Au Tyran qui s’appelle Jule ; / Mais mon Jule n’est pas César : / C’est un caprice du hasard, / Qui naquit garçon et fut garce, / Qui n’était né que pour la farce, / Pour les cartes et pour les dés, / Pour tous les plaisirs débordés, / Et pour la perte du Royaume / Si quelque Maître Jean Guillaume / Ne nous en délivre à la fin » (La mazarinade…, op. cit., p. 1).

52 Hubert Carrier, Les muses guerrières…, op. cit., p. 115.

53 Sodomite, homosexuel.

54 Pour Concini : transcription de la prononciation italienne – à valeur évocatrice !

55 Mazarin a toujours signé Mazarini.

56 La mazarinade…, op. cit., p. 20.

57 Hubert Carrier, Les muses guerrières…, op. cit., p. 117.

58 Sur la copie imprimée à Bruxelles, 1651, p. 8 (Moreau 581).

59 Paris, 1649 (Moreau 2730). Hubert Carrier juge son attribution à Scarron probable (Hubert Carrier, « Un vent de fronde s’est levé ce matin ». Poésies diverses attribuées à Paul Scarron (1610-1660), Paris, H. Champion, 2012).

60 Plus d’une centaine de libelles satyriques/satiriques entre 1614 et 1618. Voir Alain Mercier, Le tombeau de la mélancolie. Littérature et facétie sous Louis XIII, Paris, H. Champion, 2005 (Lumière classique), 2 t., t. 1, p. 318-331.

61 Marie-Madeleine Fragonard, « La mort de Concini : imprécation et dérision », dans L’actualité et sa mise en écriture aux XVe, XVIe et XVIIe siècles, dir. Pierre Civil et Danielle Boillet, Paris, Presses Sorbonne nouvelle, 2005, p. 121-137, p. 121-122.

62 Pierre Beaunis de Chanterain, Le définement de la guerre apaisée par la mort de Concino Concini, marquis d’Ancre […], De l’imprimerie de la voix publicque qui chante Vive le Roy, Devant le Palais, au Chapeau royal, [1617].

63 Le caractère de la royauté et de la tyrannie […], Paris, 1652, p. 24 (Moreau 631).

64 Caprice sur l’estat present de Paris. Stances, 1652, p. 3 (Moreau 626).

65 « D’une part, il crée le difforme et l’horrible ; de l’autre, le comique et le bouffon. […] C’est lui […] qui, colorant tour à tour le même drame de l’imagination du midi et de l’imagination du nord, fait gambader Sganarelle autour de don Juan et ramper Méphistophélès autour de Faust » (« Préface », Cromwell [1827], dans Œuvres dramatiques et critiques complètes, Paris, Jean-Jacques Pauvert, 1963, p. 142).

66 François Ogier, « Préface » de Tyr et Sidon. Tragi-comédie de Jean de Schélandre [1628], dans Temps de préfaces. Le débat théâtral en France de Hardy à la Querelle du Cid, éd. Giovanni Dotoli, Paris, Klincksieck, 1996, p. 181-191, p. 190.

67 Voltaire, Le siècle de Louis XIV, Paris, Le Livre de poche, 2005 (Bibliothèque classique), p. 187. Il mentionne Claude de Blot et Jacques Carpentier, abbé de Marigny, qui furent de violents pamphlétaires et « chansonniers ».

68 Christian Jouhaud, Mazarinades. La Fronde des mots, Paris, Aubier, 1985, p. 242.

69 Christian Jouhaud, « Les libelles en France dans le premier XVIIe siècle : lecteurs, auteurs, commanditaires, historiens », XVIIe siècle, no 195, avril-juin 1997, p. 203-217, p. 207.

70 Christian Jouhaud, Mazarinades…, op. cit., p. 93.

71 Aude Volpilhac, « Le secret de bien lire ». Lecture et herméneutique de soi en France au xviie siècle, Paris, H. Champion, 2015 (Lumière classique), p. 85.

72 Marie-Madeleine Fragonard, « La mort de Concini… », art. cité, p. 122 et p. 129.

73 Voir Hubert Carrier, « “Les derniers des héros”… », art. cité.