Book Title

La politique au service de la langue

La valeur des mazarinades pour l’étude du français classique

Antonella AMATUZZI

Université de Turin

Au XIXe siècle, Jules Michelet mettait déjà en évidence la valeur linguistique des mazarinades lorsqu’il affirmait : « La Fronde a fait la nouvelle langue française. Cette langue a subi comme une transformation chimique. Elle était solide, et devient fluide. Peu propre à la circulation, elle marchait d’une allure rude et forte. Mais voici que liquéfiée, elle court, légère, rapide et chaude, admirablement lumineuse1. » Il faut toutefois constater que les études portant spécifiquement sur la langue des mazarinades demeurent rares2. C’est dans cette perspective résolument linguistique que nous nous situons pour réfléchir sur ce que ces documents peuvent apporter à la connaissance du français des années centrales du XVIIe siècle, période cruciale de sa formation et de sa fixation.

Grâce au site web développé depuis 2010 par l’équipe RIM (Recherches internationales sur les mazarinades) 3, l’interrogation en plein texte et l’exploitation statistique sont désormais possibles sur un corpus constitué des 2 709 pièces de la collection conservée à la bibliothèque de l’Université de Tokyo, ce qui ouvre la voie à des approches scientifiques nouvelles. Au stade actuel du projet, nous ne sommes pas en mesure de rendre compte des résultats d’investigations approfondies et à vaste échelle, qui nécessitent l’utilisation de logiciels de textométrie appropriés permettant une annotation linguistique adéquate (lemmatisation et étiquetage morphosyntaxique). Notre but est plutôt de suggérer des pistes méthodologiques en indiquant comment les recherches en linguistique diachronique pourront profiter de ce corpus sous-estimé, qui devrait compléter les bases de données numérisées actuellement existantes pour le français classique4. Nous concentrerons notre attention successivement sur le style, la morphosyntaxe et le lexique, et dans tous les cas nos réflexions se fondent principalement sur des enquêtes ponctuelles effectuées à partir de la base susdite. L’hétérogénéité du corpus veut que l’on traite chaque texte avec précaution et prudence, sans faire abstraction de son contexte sociolinguistique et historique.

STYLISTIQUE ET RHÉTORIQUE

C’est tout d’abord aux plans stylistique et rhétorique que les mazarinades révèlent tout leur potentiel. Leur intérêt réside dans le fait qu’elles empruntent une multiplicité de formes extraordinaire, s’appropriant une grande variété de genres littéraires et textuels. Tous les niveaux de langue sont présents, du registre relevé, soutenu et solennel de l’éloquence judiciaire et de l’oraison sacrée à celui, populaire et vulgaire, de certaines pièces burlesques ou satiriques.

La langue s’adapte à ces différentes modalités expressives. Les linguistes peuvent ainsi découvrir dans ces libelles des témoignages précieux et rares de variation diaphasique dans le français du XVIIe siècle. À titre d’exemple, considérons Le Courrier françois apportant toutes sortes de nouvelles veritables de ce qui s’est passé depuis l’enlevement du Roi tant à Paris qu’à S. Germain en Laye (Moreau 830) et le Premier courrier françois traduit fidellement en vers burlesques (Moreau 2848). Le premier texte est une chronique semi-officielle, rédigée dans un style sec, presque journalistique des événements allant du 5 janvier au 1er avril 1649. Le deuxième, attribué à Saint-Julien, est une transposition en vers burlesques des mêmes faits5. Leur comparaison montre que nous avons affaire à un exercice de réécriture soigneux où l’auteur intervient scrupuleusement pour altérer le ton froid et neutre du récit originaire, qui se rapproche, par moments, de la « langue de palais ».

Soit les deux extraits suivants :

A) Le Courrier françois apportant toutes sortes de nouvelles veritablesB) Premier courrier françois traduit fidellement en vers burlesques
Et le vendredy huictiesme, la Cour, sur le recit qu’ils firent de ce que dessus, ordonna que tres humbles remonstrances par escrit seroient faites au Roy et à la Reyne et attendu que le Cardinal Mazarin estoit notoirement l’autheur des desordres de l’estat et du mal present, l’auroit declaré perturbateur du repos public, ennemy du Roy et de son estat à luy enjoint de se retirer de la Cour dans ce jour et dans huictaine hors du Royaume et ledit temps passé enjoint à tous les sujets du Roy de luy courre sus et defenses à toutes personnes de le recevoir et outre auroit ordonné qu’il seroit fait levée pour la seureté de la ville et escorter ceux qui y emmeneroient des vivres. Le Vendredy, jour qu’on fait maigre, Messieurs, sur le traittement aigre qu’on auoit fait aux Gens du Roy, voulurent que selon la loy, dans le plus beau papier de France la Reine receut remonstrance et que, veu que le Cardinal est seul autheur de tout le mal et de la misère presente dont on a preuve suffisante, il est jugé mal à propos avoir troublé nostre repos : ennemy de nostre bon Sire, et de son estat qu’il deschire : enjoint à luy que dans un jour il se retire de la Cour ; Dans huict de France il face gilles A faute de ce faire, aux villes de luy courir sus comme au loup à qui chacun donne son coup, de le poursuivre à son de cloches, Qu’il luy soit donner [sic] des taloches, Par tous ceux qui le trouveront : Cependant trouppes se feront pour la seureté des entrées Et pour l’escorte des denrées.

Nous remarquons que le verbe « se retirer » est remplacé par la locution « faire gilles », signifiant « s’enfuir » et jugée « basse » par le Dictionnaire de l’Académie6. « Luy courre sus » devient « luy courir sus comme au loup / à qui chacun donne son coup », où la modernisation de la forme ancienne du verbe rend moins figée la formule. De surcroît, l’ajout de la comparaison introduit une notation irrévérente, renforcée par le substantif « taloche » (coup de poing, également considéré comme un terme « bas » selon le Dictionnaire de l’Académie) qui apparaît dans le développement final.

Face à l’étonnante hétérogénéité textuelle des mazarinades il est légitime de se demander si des traits stylistiques récurrents peuvent être reconnus comme distinctifs de cette production. Or, il faut bien situer les mazarinades dans le contexte de la littérature polémique et de combat, dont l’objectif principal est de persuader le lecteur et de porter des coups à l’adversaire. Il n’est pas surprenant de noter que cette forme de communication persuasive met en œuvre une rhétorique qui abonde en figures de style de l’emphase et de l’amplification telles qu’anaphores, hyperboles, accumulation, interrogations oratoires, permettant aux auteurs d’affirmer leur propre thèse avec ferveur en exhortant à l’action.

Suite à ce premier aperçu, nous observons que ces stratégies rhétoriques héritées de la tradition classique, qui contribuent à une politisation des formes scripturaires, se retrouvent non seulement dans celles que Hubert Carrier classifie de « pièces soutenues et raisonnées » remontant à la « tradition littéraire du discours politique et de la dissertation morale, écrits dans un style soutenu et empreints d’une éloquence grave7 », mais aussi dans des pamphlets plus ouvertement cocasses, adoptant des typologies textuelles moins élaborées comme Le Court-bouillon de Mazarin assaisonné par toutes les bonnes villes de France (Moreau 837) où l’écho des « Quo usque tandem » de la première des Catilinaires de Cicéron8 résonne distinctement dans la première partie. Il est toutefois atténué et détourné par le fait d’être suivi, de manière insolite et insolente, d’une liste des différents mets que les diverses villes de France offrent au Cardinal :

Jusques à quand ô perfide & impie monopoleur ta rage effrenée allumera-t-elle le feu de discord dans ce royaume ? Jusques à quand abuseras-tu nostre Roy, la Royne & tout l’Estat ? Ne verrons-nous jamais la fin de ta fureur ? Ne verrons-nous point ta rebellion bor[n]ée d’un epilogue sanglant de malheurs, où tu puisse estre ensevelis avec tes adherans miserables ? […] Avec combien de regret voyez-vous nos François abbattre vostre audace. Avec quelle douleur voyez-vous tant de lauriers et de jeunes Mars couronnez de palmes, se joindre pour stipuler l’interest de la couronne, & luy faire une guillande [sic] qui fera eternellement fleurir son courage. Il faut prendre patience, la France ne sera pas tousjours affligée, la populace ne sera pas tousjours en misere, le troupeau esleu ne sera pas tousjours tourmentée des loups, les Français ont trop de courage, qui ne perde rien de leur premiere vigueur. Preparez-vous donc, lavez-vous la main, armez-vous du signe de la croix, si vous estes chrestien, & recevez ce court bouillon que je vous apporte pour vous restablir vostre pristine santé, & vous reintegrer de la cervelle pour remplir le vuide de vostre crasne[…] Le lieux où je vous veux apprester & faire cuire ce court-Bouillon est dans Paris, qu’avez mis en alarme, lequel fournira d’ingrediens pour avancer & finir vostre carriere. Chartre me fournira de vinaigre au souvenir de la retraitte qu’avez demandé à y faire. Lyon fournira de poivre, Grenoble de cloux de girofle, Aix d’espices douces […].

Recensement systématique, quantification et analyse qualitative de ces stratégies rhétoriques pourront nous éclairer sur leur réelle présence et leur caractérisation distributionnelle dans les différentes typologies textuelles des libelles. Il sera également possible de confronter le style des mazarinades avec celui d’autres textes de l’époque de la Fronde (mémoires, gazettes, correspondances, etc.) et d’en estimer les particularités. On pourra alors mieux évaluer les distances entre les textes selon le genre, l’auteur, le contexte historique.

MORPHOSYNTAXE

Des études portant sur la morphosyntaxe des mazarinades permettront d’élucider comment la langue française s’est dirigée vers les idéaux classiques de rationalité. Cette vaste production pamphlétaire a en effet contribué de façon déterminante à donner un nouveau souffle à la prose9 française en l’affranchissant des affectations et des lourdeurs héritées du moyen français. L’irruption de la politique dans l’écriture a inévitablement conditionné cette évolution. Pour des raisons d’intelligibilité et afin que le matraquage contre les ennemis soit efficace, il devient impératif pour les libellistes d’exhiber une limpidité formelle absolue. Le message doit être précis et correct, et bannir toute ambiguïté morphologique ou syntaxique. Or, la plupart des mazarinades affichent une organisation textuelle impeccable, avec une articulation logique cohérente souvent appuyée, d’ailleurs, par la disposition en paragraphes ou en chapitres distincts avec titre explicatif10. Un soin extrême est porté à la clarté des transitions. Les aspérités de la langue sont abrasées. La simplicité et la linéarité dominent. Contentons-nous de signaler deux cas saillants.

Le premier est La vérité prononçant ses oracles sans flatterie (Moreau 3998) de Claude Du Bosc de Montandré, un texte qui contient une galerie de portraits littéraires (genre assez en vogue à l’époque11) des personnages les plus en vue de la Fronde. Le passage où l’auteur décrit, en les comparant, le coadjuteur et Mazarin, se distingue par un esprit de suite formidable qu’exprime une syntaxe très équilibrée. La prédominance de la parataxe avec des phrases courtes, directes qui se suivent sur un rythme rapide et entraînant dans une sorte de crescendo martelant, donne vitalité et dynamisme à la prose qui n’a rien d’artificiel ni de redondant :

Le Coadjuteur est un ambitieux, cela est constant. C’est un intrigueur, cela ne se contredit point ; c’est un hardy ; tout le monde en tombe d’accord : c’est un violent, personne n’en juge autrement : voilà bien des qualités qui sont incompatibles avec la superiorité. Mais, où dit-on qu’il aspire ? au Ministère d’Estat : que fera t’il pour y arriver ? tout : que faut-il faire pour y arriver ? il faut détruire tous ceux qui s’y peuvent opposer : qui sont ceux qui s’y peuvent opposer ? ceux qui ont déjà ressenty les effets de la puissance des favoris ; et qui doivent être au dessus par le mérite de leurs vertus et de leur naissance : c’est le Duc d’Orléans, c’est le Prince de Condé : Mazarin n’est ni cruel, ni sanguinaire, ni violent, tout ce qu’on peut dire de lui, c’est que c’est un fourbe, un avare, un ingrat, et un sot Politique : Le Coadjuteur a toutes les mauvaises qualités du Mazarin, mais il n’a pas les bonnes : Il est cruel et violent, témoin, quand il fut d’avis qu’il fallait souslever le peuple pour arracher les Sceaux au premier President : Il est superbe et arrogant, témoin, lors qu’il voulut l’an passé à la porte de la grand’Chambre du Palais entrer du pair avec le Prince de Condé, si ce dernier justement jaloux de son rang ne l’eût rudement repoussé : Il est hardy et entreprenant : Comme il fit paraître l’année passée dans toutes les assemblées du Parlement, où il ne venait jamais qu’avec une escorte de Général d’armée ? »

Le deuxième texte, Réflexions sérieuses et importantes sur les affaires présentes (Moreau 3064), est aussi habilement élaboré. Le discours procède suivant une symétrie obtenue par le biais de la correspondance entre certains débuts de phrases (« Il n’est pas auiourd’huy permis » / « Il ne luy est pas permis » ; « On trouve mauvais que » / « On ne trouve pas mauvais que »). Les subordonnées s’enchaînent naturellement, l’expression est fluide :

Il n’est pas auiourd’huy permis à Monsieur le Duc d’Orleans de dire son sentiment sur l’établissement qu’on fait d’vn Conseil composé de personnes entierement desvouées à ce Ministre estranger. Il ne luy est pas permis de dire qu’il s’estonne de trouuer des personnes dans le Palais Royal qu’on avoit chassé pour leur mauvaise versation et que l’on y fait rentrer sans qu’il en ait eu connoissance, ny comme Oncle du Roy, ny comme Lieutenant General de la Couronne. On trouve mauvais que S.A.R. se plaigne que Chasteauneuf soit assez effronté, malgré son sentiment, de se trouver aupres de la personne du Roy, sçachant bien qu’il n’y est souffert que parce qu’il s’est attaché nouvellement aux interests du Cardinal Mazarin. On ne trouve pas mauuais que ce nouvel amy de ce Ministre soit depuis cette reconciliation, en despit des Princes du Sang, dans le Conseil et l’on approuve qu’vn tel outrage soit fait au Sang Royal en la personne de Messieurs les Princes, parce que c’est la satisfaction d’vn Sicilien banny, d’vn Espagnol de naissance et d’vn ennemy declaré de l’Estat.

Dans la perspective de l’étude du changement linguistique, de l’évolution et de la standardisation du français, des analyses plus poussées devront être menées. La notion opératoire à laquelle il sera opportun de recourir est celle de cohésion que Philippe Caron désigne comme la « tendance croissante de la langue à marquer de façon plus univoque par la morphologie ou par la syntaxe la hiérarchisation, la fonction et la limite des syntagmes12 ». Celle du français préclassique et classique est une période de transition, « une phase d’ajustement dans laquelle des zones de variation mineure encore largement présentes dans le système tendent à se réduire dans le sociolecte dominant (sous sa forme écrite) à l’avantage du terme le plus cohésif de l’alternative ». Il s’agirait donc de mesurer la « pulsion cohésive » des mazarinades, c’est-à-dire leur tendance à choisir les « formes plus contraignantes ou mieux, celles qui déchargent le plus le lecteur de la coopération à la juste discrimination du sens13 ».

Cela implique l’identification et le recensement systématique des traits linguistiques non encore stabilisés à l’époque (le système des démonstratifs, l’ordre des pronoms, l’emploi des connecteurs, etc.) et surtout des variables en compétition (les différentes formes de négation, la répétition ou non répétition des déterminants, la flexion ou la non flexion). Ensuite, des comparaisons avec d’autres corpus pourront confirmer ou démentir l’impression que la syntaxe des mazarinades est particulièrement cohésive.

On pourra aussi se demander comment les auteurs de mazarinades se situent par rapport aux préceptes des grammairiens de l’époque, en dénombrant les formes qui relèvent du niveau standard ou non standard de la langue relativement à la norme en train de s’imposer. L’auteur de La ruine du mal-nommé (Moreau 3567) livre de nombreuses remarques pointilleuses à ce sujet. Il s’en prend à l’auteur d’un libelle qui ne respecte pas les règles de grammaire : « N’est-ce pas une folie extraordinaire de s’amuser à faire imprimer des ouvrages si noirs, et si ambigus, où les règles de la Grammaire ne sont pas seulement observées ? » Et d’énumérer des fautes, qui concernent justement certains des phénomènes linguistiques problématiques :

Qu’il n’entend pas les règles de la Grammaire, cela se voit assez au frontispice de son malheureux Donjon, lorsqu’il dit, « du Droit naturel Divin », il me semble, sauf meilleur avis, qu’il devait dire, « du Droit naturel et Divin », s’il ne voulait pas repeter, « du Droit naturel, et du droit Divin », qui est une excellente figure, de laquelle on se sert ordinairement pour donner une plus noble expression à la pensée, […]

Arguer, est desja un vilain mot, au sentiment de tous ceux qui se connoissent en la delicatesse de la langue Françoise. On ne dit pas aussi ce semble, il faut dire s’il me semble, et non me prevaloir, pourdire et non men [sic] prevaloir, ainsi que vous même reconnoissez, ce même, est la une diction superfluë, et confesserez, pour dire, et vous confesserez ; s’il était en classe, on lui demanderoit où est le pronom, comme il lui faut demander quelque fois où est le verbe, et confesserez Dieu aydant que Samuel ne fut le premier homme de Dieu depuis Moyse, pour conduire Israël, voila encore le même pronom oublié.

LEXIQUE

Les mazarinades représentent une source exceptionnelle pour les lexicologues. Les archaïsmes, néologismes, dialectismes, locutions et expressions familières et proverbiales qu’on y recense de plus en plus aisément à l’aide de l’informatique, fournissent du matériau précieux pour une mise à jour et un enrichissement des dictionnaires du français du XVIIe siècle, permettant entre autres d’antidater certaines occurrences ou d’enregistrer des hapax14.

Nous voulons montrer ici, à travers quelques exemples choisis, comment les auteurs de mazarinades jouent avec les mots, qui doivent déployer toute leur force de frappe15. Cette manipulation de la langue consiste d’une part dans la récupération de toute la charge sémantique des mots et de l’autre dans leur désarticulation formelle ; elle doit conférer énergie et agilité à la langue.

Le néologisme « faquinance » (Virelay sur les vertus de sa faquinance, Moreau 4030) nous semble bien illustrer ce procédé de re-création lexicale. Il s’agit d’un mot-valise forgé à partir du mot « éminence » titre avec lequel on s’adresse à un cardinal, et du mot « faquin » qui, selon les dictionnaires de l’époque, désignait un homme méprisable (évidemment en référence à Mazarin) mais aussi « la figure d’un homme de bois, contre laquelle on court avec une lance pour s’exercer16 ». Même si les dictionnaires n’enregistrent pas d’usage métaphorique pour cette deuxième acception, on imagine que le libelliste a voulu identifier le premier ministre avec l’homme de bois en incitant les lecteurs à lui asséner toute sorte de coups. L’invective verbale contre le cardinal italien est consolidée par le fait que « faquin » était ressenti à l’époque comme un italianisme, venant de « facchino » (dérivé à son tour du latin « fasciculus » dans son acception de portefaix, mannequin, indiquant un « personnage méprisable, vaniteux, malhonnête et sot17 ») et par l’assonance du mot-valise avec le terme « finance », évoquant un domaine de la vie politique où l’influence de Mazarin était contestée.

Dans le cas de l’adjectif « falotissime », contenu dans La Berne mazarine (Moreau 581), pièce où la fantaisie verbale se déchaîne librement, l’attaque contre Mazarin est livrée par le biais du suffixe à valeur superlative -issime emprunté, sans doute d’un clin d’œil moqueur, à l’italien. Le qualificatif de « falot », que le libelliste emploie comme épithète du substantif « cardinal18 » avait jusqu’au XVIe siècle le sens positif de compagnon joyeux19. Comme les premières attestations avec le sens enregistré dans les dictionnaires du XVIIe siècle de « terme bas et populaire dont on se sert pour signifier impertinent, ridicule, plaisant, drôle20 », remontent exactement aux années de la Fronde21, peut-on hasarder l’hypothèse que ce seraient les événements politiques et l’emploi de ce mot dans les mazarinades qui lui auraient donné une connotation péjorative ? Le corpus du Projet Mazarinades contient trois autres occurrences de ce mot employé avec cette acception, deux fois avec une connotation négative22 et une fois avec l’ancien sens23, ce qui ne démentit pas notre conjecture.

La verve et la flexibilité lexicales dont font preuve les mazarinades ne se manifestent pas seulement dans la fabrication de néologismes. Certains libelles sont entièrement construits autour d’associations sémantiques et phoniques hardies. Le maréchal de logis logeant le roi et toute sa Cour par les rues et principaux quartiers de Paris en conséquence de la prétendue amnistie (Moreau 2415), par exemple, relève du logement satirique, forme littéraire remontant au Moyen Âge mais encore répandue au Grand Siècle qui consiste dans le rapprochement du nom, du titre ou du caractère d’une personne avec le nom de l’hôtellerie ou de la rue où l’on suppose qu’elle est logée. On y lit entre autres que Madame Chevreuse devrait loger rue Putigneuse24. Le jeu repose sur l’assonance entre le patronyme et l’adjectif « putigneux », signifiant putassier25, et sur sa quasi-homophonie avec le syntagme « pute teigneuse », atteinte par la teigne. De surcroît l’adjectif « teigneux » pouvait signifier, au sens figuré, agressif, hargneux, méchant, et l’on disait encore « par mespris, d’une assemblée de peu de personnes, et peu considerables, qu’Il n’y a que trois teigneux et un pelé26 ». Un tel jeu se multiplie tout au long du libelle27.

CONCLUSION

Pourquoi vaut-il la peine d’entreprendre des analyses systématiques de la langue des mazarinades, en profitant des approches méthodologiques permises par l’apport informatique ? Essentiellement en raison de la place capitale que ces documents tiennent dans le cadre de la formation du français. Ces textes disparates, tous occasionnés par les événements politiques de la Fronde et donc à priori éphémères, destinés à produire des effets dans des circonstances historiques circonscrites, ont pourtant laissé des traces durables au plan de la langue. Ils ont accéléré l’acheminement du français vers la rigueur classique en agissant par deux mouvements apparemment opposés. D’une part, un trajet linéaire en direction de la précision et de la cohérence, donc de l’ordre, qui, passant par l’abandon de la grandiloquence et des enflures de l’ancienne langue, a « liquéfié » le français (pour reprendre le mot de Michelet) et a fixé des emplois destinés à entrer définitivement dans l’usage. D’autre part, un parcours plus impétueux d’affermissement et de consolidation de la vigueur expressive, qui a entraîné la manipulation de la langue et la création de nouvelles formes lexicales, et qui lui a transmis force et mordant.

Les excès de ce débridement seront vite muselés et une bonne partie des inventions lexicales, surtout celles plus strictement en liaison avec la situation politique, comme les mots franchement obscènes, ne survivront pas. Ils intéressent néanmoins les linguistes puisqu’ils révèlent que c’est paradoxalement à travers cette vague de fantaisie et cet esprit de liberté désinvolte que le français a atteint l’ordre et la régularité. Sa « classicisation » ne s’est pas réalisée seulement en procédant à une épuration stricte ou à une sévère « tyrannisation des mots et des syllabes28 ». C’est le grand service que la Fronde a rendu à la langue française et c’est sans doute le plus important enseignement qu’un linguiste peut tirer de l’étude des mazarinades.

____________

1 Jules Michelet, Histoire de la France au dix-septième siècle, dans Œuvres complètes, éd. Paul Viallaneix, Paris, Flammarion, 1982, tome 9, p. 436.

2 Mis à part l’incontournable travail de Hubert Carrier (Les Muses guerrières, Paris, Klincksieck, 1996) qui a analysé les relations multiples et de nature très diverse qu’entretiennent les mazarinades avec la vie littéraire du temps, sont à signaler des travaux récents de Takeshi Matsumura concernant le lexique : « Sur quelques mazarinades attribuées à Paul Scarron : remarques lexicographiques », FRACAS, Groupe de recherche sur la langue et la littérature françaises du centre et d’ailleurs, 2014, p. 1-16 <halshs-01083060> ; et dans ce volume : « Les mazarinades sont-elles une véritable mine pour les lexicographes ? »

3 Voir à l’adresse : http://www.mazarinades.org/

4 Nous nous référons notamment à la base textuelle Frantext [http://www.frantext.fr/] qui exclut ces textes.

5 L’auteur affirme d’ailleurs dans l’introduction : « Ami Lecteur, ayant reconnu depuis quelque temps la curiosité que vous avez d’apprendre des nouvelles, et l’accueil favorable dont vous avez honoré le Courrier François, j’ay cru que pour vous divertir (…) je le pourrois tourner en vers agréables, afin que, mis entre certaines mesures et cadences, il fut plus facile à retenir. Je l’ai traduit mot à mot, et n’ai changé que les termes, en ayant gardé soigneusement la pensée, la suite et la liaison telle qu’elle est. »

6 Nous faisons référence à la première édition, de 1694.

7 H. Carrier, op. cit., p. 199. La définition, reprise par H. Carrier, a été employée par Gabriel Naudé dans le Mascurat (p. 11). Un examen de certaines de ces pièces nous a permis de repérer des exhortations et des anaphores (« quelle apparence », « Il est, Sire, de votre devoir », « vous le devez ») dans La Véritable harangue faite au roy par Monseigneur le Cardinal de Retz, pour lui demander la Paix et son retour à Paris, au nom du Clergé, et accompagné de tous ses Députés (Moreau 3937), des anaphores (« On appelle rébellion », « On s’est laissé », « On les a vus ») dans Décision de la question du temps (Moreau 871), des interrogations oratoires et des anaphores (« Faut-il ») dans l’Entretien secret de Messieurs de la Cour de S. Germain avec Messieurs de la Cour de Parlement de Paris (Moreau 1244), des anaphores (« quel contretemps ») dans Les contretemps du sieur de Chavigny (Moreau 787).

8 Cicéron, Discours, tome 10, Catilinaires, Texte établi par Henri Bornecque et traduit par Édouard Bailly, Paris, Les Belles Lettres, 1969, p. 5.

9 La morphosyntaxe des pièces en vers devant se soumettre aux exigences de la versification, elles seront traitées avec prudence dans le cadre de cet axe de recherche.

10 Par exemple les Maximes morales et chretiennes pour le repos des consciences dans les affaires présentes (Moreau 2427) sont divisées en 12 paragraphes, l’Histoire de Magdelaine Bavent, religieuse du Monastere de Saint Louis de Louviers (Moreau 1640) en 18 chapitres.

11 Sur le genre du portrait littéraire, voir Jacqueline PLANTIÉ, La mode du portrait littéraire en France (1641-1681), Paris, Champion, 1994, qui cite d’ailleurs la mazarinade de Montandré aux p. 40-41.

12 Problèmes de cohésion syntaxique de 1550 à 1720, textes édités par Janine Baudry et Philippe CARON, Limoges, Presses universitaires de Limoges, 1998, p. 19.

13 Ibid., p. 23.

14 Nous renvoyons à ce propos aux travaux de T. Matsumura cités à la note 2.

15 Carrier (op. cit., p. 319) a par exemple signalé qu’en définissant Mazarin comme une « éponge à toute injure », l’auteur de La Catastrophe mazarine (Moreau 649) utilise une « expression géniale en ce qu’elle traduit d’un seul mot à la fois le torrent d’invectives que produit son retour en 1652 et son imperturbable indifférence devant ce déferlement inutile d’une rage impuissante ». C’est le travail remarquable de revigoration et d’intensification du sens du mot, l’audace de son rapprochement avec le substantif « injure », appartenant à un domaine lexical très différent et l’impact que cet exercice peut produire sur l’usage du français dans son processus d’évolution qu’apprécie la linguistique diachronique.

16 « s. m. Terme de mespris et d’injure qui se dit d’un homme de neant, d’un homme qui fait des actions indignes d’un honneste homme. C’est un faquin, ce n’est qu’un faquin, c’est un mestier de faquin. Ce mot vient de l’italien facchino qui signifie porte-faix qui a esté formé de fasciculo, diminutif de fasciculus. Faquin, se dit aussi de La figure d’un homme de bois, contre laquelle on court avec une lance pour s’exercer. Courre le faquin. Rompre contre le faquin » (Dictionnaire de l’Académie, 1694, t. 1, p. 437). Dans le Dictionnaire de Furetière (La Haye, Rotterdam, 1690) : « subst. masc. Crocheteur, homme de la lie du peuple, vil et méprisable. Faquin est aussi fantosme ou homme de bois qui sert à faire les exercices de manège contre lequel on court pour passer la lance dans un trou qui est fait exprès. »

17 D’après le Trésor de la Langue française [http://atilf.atilf.fr/], qui réfute cette étymologie, et évoque une probable origine néerlandaise du mot.

18 « Peut-être, qu’en lisant ma rime, / Ô Cardinal falotissime, / Tu pourras marmonner tout bas, / Couyon, tu ne me tiens pas. »

19 Dictionnaire du Moyen Français, [http://www.atilf.fr/dmf].

20 Dictionnaire de l’Académie. Selon le Dictionnaire de Furetière c’est un « Homme ridicule et qui sert de jouet aux autres, mauvais plaisant. On dit par injure plaisant falot à celuy qui est fort meprisable ».

21 Le Französisches Etymologisches Wörterbuch, s. v. « felow » [https://apps.atilf.fr/lecteurFEW/lire/ 152/120], cite les Mémoires de Retz (Œuvres du Cardinal de Retz, éd. Adolphe Regnier, Paris, Hachette, 1870-1920, t. 3, p. 169) et L’Étourdi de Molière (1655, v. 869-870). Le Trésor de la Langue française ne cite que Molière.

22 Dialogue de Jodelet et de Lorviatan sur les affaires de ce temps (Moreau 1080) : « Il a fallu que ce falot Sicilien ait dissipé les tenebres de la France » ; Touche aux plumes venales et ingrates de ce temps (RIM [M4_85]) : « Cet insensé falot que Balsac on appelle. »

23 La Miliade ou l’eloge burlesque de Mazarin pour servir de piece de Carnaval (Moreau 2467) : « Comme vn bon falot, / N’ayant pas apris que ce mot / Signifie en françois vn âge / Me pourroit faire quelque outrage. »

24 Il existait bien à l’époque à Paris une impasse Putigneux. Cf. Alfred FRANKLIN, Étude historique et topographique sur le plan de Paris de 1540, dit plan de tapisserie, Paris, A. Aubry, 1869, p. 144.

25 Dictionnaire de l’Académie, s. v. putassier : celui qui aime fréquenter les prostituées.

26 Ibid.

27 Qui fait notamment loger le coadjuteur rue Trousse-Nonain.

28 L’allusion est évidemment à François de Malherbe, défini par Jean-Louis Guez de Balzac, « tyran des mots et des syllabes » (Jean-Louis Guez de Balzac, Socrate chrétien, dans Œuvres, publiées par Valentin Conrart, Paris, Billaine, 1665, t. 2, p. 263).