Remarques lexicographiques sur le mot « mazarinade »
Takeshi MATSUMURA
Université de Tokyo
Dans son ouvrage Les Muses guerrières. Les Mazarinades et la vie littéraire au milieu du XVIIe siècle, Hubert Carrier affirme en 1996 que les mazarinades « constituent une véritable mine pour les lexicographes1 ». Ma communication se propose de vérifier cette affirmation à la faveur d’une étude des différents dérivés du nom propre Mazarin.
À partir du nom du cardinal Mazarin, on a créé plusieurs dérivés. Ce fait est déjà bien connu. François Boddaert et Olivier Apert, dans Le portatif de la Provocation2, ont notamment cité comme dérivés les mots « mazarinade », « mazarine », « mazarinesque », « mazarinisme », « mazariniste » et « se mazariniser ». Mais ils n’ont hélas pas précisé les sources de leur relevé3, et de ce fait on ne peut savoir dans quels textes ou contextes sont attestées les premières occurrences de ces mots. La thèse de Francis Bar sur Le Genre burlesque en France au XVIIe siècle4 est plus sérieuse, qui identifie les sources d’où proviennent les mots analysés. Mais cette enquête est celle d’un littéraire et non d’un lexicographe. C’est-à-dire que l’auteur ne s’est pas soucié de repérer les témoignages les plus anciens des mots qu’il étudiait et qu’il n’a pas renvoyé aux dictionnaires historiques du français pour préciser quelle est la place qu’ils occupaient dans ces instruments de travail. La thèse de Francis Bar mérite donc d’être complétée sur ces deux points.
Tout en gardant à l’esprit ces imperfections, voyons ce qu’a découvert Francis Bar. En énumérant les « mots dérivés de noms propres » qu’il a trouvés dans les vers burlesques et la poésie badine, il a circonscrit un ensemble de six mots ayant comme point de départ le nom du cardinal Mazarin, les substantifs « mazarinade », « mazarinerie », « mazarinisme » et « mazariniste » ainsi que l’adjectif « mazarin » et le verbe pronominal « se mazariner ». Les mêmes mots sont cités également dans un article du même auteur sur « Les néologismes chez les burlesques du XVIIe siècle » paru en 19735. D’ores et déjà, sept autres mots peuvent être ajoutés, à savoir trois substantifs – « mazarinage », « mazarinaille », « mazarinette » –, deux adjectifs – « mazarien » et « mazarinique » –, et deux verbes – « emmazariner » et « mazariniser6 ». Ces mots ont été repérés au sein de la collection de mazarinade de la bibliothèque de l’Université de Tokyo, dont le texte est accessible en ligne, et ailleurs. Du reste ces pièces fournissent, pour bien des mots, des attestations antérieures à celles qu’on connaissait jusqu’ici, et offrent parfois des hapax ignorés par nos prédécesseurs. Ainsi, un examen attentif de plusieurs mots intéressants aurait permis d’enrichir notre connaissance du français en corrigeant et en complétant les grands dictionnaires comme le Trésor de la langue française de Paul Imbs7 (désormais TLF) ou le Französisches Etymologisches Wörterbuch de Walther von Wartburg (désormais FEW). Mais nous ne traiterons ici que d’un seul des dérivés du nom propre Mazarin, à savoir le substantif féminin « mazarinade ». Francis Bar n’a fait que l’évoquer, comme s’il s’agissait d’un mot bien connu. En fait, ce n’est pas aussi évident que cela. Pour démêler les emplois divers du terme, il faut consulter la thèse d’Hubert Carrier sur La Presse de la Fronde8, qui propose une étude précise du mot « mazarinade ». Rappelons comment il a organisé, chronologiquement, ses différents sens.
Le premier sens qu’Hubert Carrier a relevé est celui de « tour de farceur, facétie de bateleur, singerie de bouffon ». Ce sens est attesté dans deux textes. Le plus ancien9 est un Triolet composé en 1649 par Jacques Carpentier de Marigny (BnF, ms. fr. 10 879, f. 101) :
Devant la Reyne Mazarin
A fait une trivelinade ;
Il a sauté comme Arlequin,
Devant la Reyne Mazarin.
Mais devant Cambray le faquin
N’a fait qu’une mazarinade.
Devant la Reyne Mazarin
A fait une trivelinade10.
Dans ce Triolet, le mot « mazarinade » rime avec « trivelinade » et ces deux mots ont le même sens : « tour de farceur, bouffonnerie ». L’attestation de « trivelinade » dans ce texte de 1649 est également digne d’attirer notre attention, car le mot est absent du TLF et de la Base historique du vocabulaire français11. Il est connu seulement depuis 1685 par le FEW (t. 13, 2, p. 312, s. v. « Trivellino »). Le témoignage de Marigny, qui date de 1649, est bien antérieur aux occurrences qu’on connaissait jusqu’ici.
Au sens de « bouffonnerie », le mot « mazarinade » semble avoir être créé dans des textes en vers pour satisfaire aux exigences de la rime en -ade. Mais il est ensuite passé dans des textes en prose, où il a commencé à prendre d’autres significations. Pour le sens de « mauvais tour, combine, fourberie, mensonge », on a un témoignage dans Le Reveille-matin de la Fronde royale sur la honteuse paix de Bourdeaux12. Dans ce texte en prose qui date du mois d’octobre 165013, l’auteur parle en effet des « autres mazarinades » de Mazarin, « dont les suittes sont si dangereuses, qu’ayant introduit les divisions en France, elle[s] pourront encore renverser le trosne si l’on n’y remedie promptement » (p. 6). Dans ce contexte, le mot ne signifie plus « bouffonnerie », mais « fourberie, mensonge » auxquels le cardinal recourt pour déstabiliser la royauté. Le même sens se retrouve dans une pièce de 1651 intitulée Les Quarante-cinq faicts criminels du C. Mazarin, que les peuples instruits addressent à ceux qui ne le sont point 14. Dans le 35e « fait criminel » attribué au cardinal, l’auteur parle du duc de Beaufort et du Coadjuteur de Paris et il se pose une question dans ces termes :
quelle seureté peuvent pretendre ces deux personne[s] [c’est-à-dire le duc de Beaufort et le Coadjuteur de Paris] d’une ame si noire & si perfide [à savoir Mazarin], qui ne cherche que de leur faire piece à son tour & une Mazarinade, quelque posture ou grimasse qu’il leur fasse (p. 14-15).
Ici aussi, le terme recouvre les méfaits entrepris par le cardinal pour éliminer deux de ses principaux adversaires. On retrouve le même sens dans une pièce de 1652 qui a pour titre Le Troisiesme combat donné devant Estampes a l’attaque de ses faux-bourgs15. Le cardinal est décrit comme un intriguant qui « pratique quelque intelligence secrette » pour s’emparer avec une armée peu nombreuse d’une ville bien défendue. L’auteur met en garde les lecteurs parce qu’à ses yeux Mazarin « est accoustumé à de semblables Mazarinades » (p. 6-7). Dans ce passage également, le sens de « mauvais tour, combine, fourberie, mensonge » s’impose comme l’a bien montré Hubert Carrier.
Le troisième sens que ce dernier attribue au mot « mazarinade » est « épopée de Mazarin ». C’est le titre même de la fameuse Mazarinade de Scarron, datée de 1651. Ici se pose une petite question. Si l’on considère que Scarron est l’inventeur de cette signification, est-ce qu’on doit dater cet emploi de 1651, date de publication de son texte ? Apparemment personne ne s’est posé cette question. Mais il me semble qu’on peut faire remonter ce sens jusqu’au 6 août 1650. En effet, la Mazarinade de Scarron a fait parler d’elle avant sa publication, et cet écho a laissé des traces dans une des dépêches qu’Abraham de Wicquefort envoyait chaque semaine au duc August de Wolfenbüttel. Dans sa dépêche du 6 août 165016, Wicquefort signalait ainsi que Scarron avait rédigé un « livre » intitulé Mazarinade, mais que plusieurs personnes s’opposaient à ce qu’il soit publié. Par conséquent, nous disposons d’une attestation du mot « mazarinade » dès 1650. Le nouveau sens créé par Scarron a été adopté dans le titre de plusieurs pièces qui ont suivi son texte. Ainsi, on a, d’une part, la pièce bordelaise de 1651 intitulée Archimazarinade burlesque17, et de l’autre, deux pièces de l’année suivante qui ont comme titre La Nouvelle Mazarinade18 et La Nouvelle Mazarinade ou le bruit qui court de Mazarin19.
C’est par extension du sens d’« épopée de Mazarin » qu’on arrive enfin au sens, aujourd’hui bien connu, de « libelle satirique contre Mazarin ». Hubert Carrier y ajouta aussi le sens de « chanson à boire », attesté dans une pièce de 1651, intitulée La Mort funeste du cardinal Mazarin avec son epitaphe dediée à Monseigneur le Duc de Beaufort, Duc & Pair de France, & Protecteur du Peuple20. Cette pièce cite (p. 16) un titre, La Mazarinade composee à quatre parties, dans lequel le mot semble désigner assez clairement une chanson, d’autant que l’auteur a précisé (p. 7) : « C’est un air Bachique plus propre dans le Cabaret que dans le Palais. » Dans la pièce intitulée Le Grand dialogue de la Paille et du Papier, vraisemblablement imprimée en 165221, le contexte est plus limpide. On lit en effet (p. 10) la proposition temporelle suivante : « depuis qu’on chante ces trudaines22 de Mazarinades. »
Voilà, bref, l’évolution des différents sens du mot « mazarinade » telle qu’Hubert Carrier l’a retracée dans sa thèse. Si l’on consulte ensuite les grands dictionnaires du français, on constate qu’ils sont très pauvres par rapport à ce tableau. Le Trésor de la langue française de Paul Imbs dispose d’un article « mazarin1 » (substantif et adjectif), dans lequel on trouve le dérivé « mazarinade ». Mais le TLF ne lui donne que le sens de « satire contre Mazarin » et comme première attestation, il donne la date de 1651 et indique que cette année-là a paru l’ouvrage intitulé La Mazarinade qu’on attribue à Scarron. Si on consulte la Base historique du vocabulaire français, on n’y trouve malheureusement pas l’article « mazarinade ». Dans son article « Mazarin », le FEW enregistre le mot « mazarinade » avec la définition de « pamphlet, satire, libelle en prose et en vers publiés contre le cardinal Mazarin du temps de la Fronde23 ». La première date que Wartburg lui donne est pourtant antérieure à celle du TLF. Selon le FEW, le mot aurait vu le jour non pas en 1651 mais vers 1648. Toutefois, l’information est de seconde main, car le FEW s’appuie sur le Grand Robert 24. Or cette date de 1648, qui est encore répétée dans Le Grand Robert de la langue française de 200125, ne semble pas avoir de fondement. Les rédacteurs ont sans doute voulu dire qu’à partir de 1648 on a imprimé des textes que les historiens ont rétrospectivement appelés « mazarinades ». Ils n’étaient pas conscients que même si la chose existait, cela ne pouvait nullement signifier que le mot la désignait dès cette époque. C’est sans doute pour cette raison que le TLF n’a pas adopté l’hypothèse du Grand Robert et qu’il s’en est tenu à la date de publication de la pièce de Scarron.
L’information des dictionnaires doit donc être complétée par la recherche menée par Hubert Carrier. Comme on l’a vu, il faut y ajouter d’abord le sens de « tour de farceur, facétie de bateleur, singerie de bouffon », ensuite le sens de « mauvais tour, combine, fourberie, mensonge », et enfin le sens d’« épopée de Mazarin », avec à l’appui références aux textes sources.
Est-il possible d’affiner encore ces données lexicographiques ? Bien qu’Hubert Carrier ne l’ait pas signalé, à côté du sens de « chanson à boire », on doit retenir celui de « sorte de danse ». Cette signification ne me semble pas être dégagée explicitement dans sa thèse ni dans les définitions des dictionnaires. Pourtant, on en trouvera une occurrence dans une pièce de 1652, L’Apostume de toute la Cour mazarinistes, crevée contre les Parisiens, avec la Response des Frondeurs aux Mazarinistes26 : « c’est Orphéé vostre cher amy, c’est luy qui l’un de ses jours, nous fist a tous danser la mazarinade » (p. 13).
Une autre signification, négligée jusqu’ici, est celle de « communauté des partisans de Mazarin ». Ce sens se trouve dans la Réponse du Curé à la lettre du Marguillier sur la conduite de Monseigneur le coadjuteur (1651), que Myriam Tsimbidy a publiée dans son édition des Pamphlets du cardinal de Retz27. Le contexte est le suivant : « lorsque Monsieur le Duc d’Orléans proposa son éloignement dans le Parlement, celui du sieur le Tellier et de Servien, et de tout le reste de la Mazarinade. » Le mot « mazarinade » semble désigner dans ce contexte des « personnes qui appartiennent au parti de Mazarin ».
Le mot « mazarinade » a un autre emploi qui a échappé aux lexicographes. Il est en effet employé comme adjectif dans une pièce de 1651, avec le sens de : « qui se rapporte à Mazarin, conduit par le cardinal Mazarin ». Dans Le Mazarin artizané, ov L’Artizan mazariné 28, l’auteur, Mathurin Questier dit Fort Lys, parle d’une troupe de Mazarin dans ces termes : « Et je croy que la troupe mazarinade eust gousté d’une aspre salade » (p. 5). Même si cet emploi est dû aux exigences de la rime en -ade avec « salade », l’occurrence ne doit pas être négligée.
Ainsi le mot « mazarinade », qu’on croit bien connaître, a-t-il eu des emplois aussi divers qu’inattendus, que les lexicographes auraient dû recueillir avec un peu plus d’attention. Nous nous réservons par ailleurs de revenir aux autres dérivés du nom « Mazarin », tout aussi dignes de figurer dans nos instruments de travail lexicographiques.
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1 Paris, Klincksieck, 1996, p. 563.
2 François Boddaert et Olivier Apert, Le portatif de la Provocation de Villon à Verdun en 333 entrées, Saint-Denis, Presses universitaires de Vincennes, 2000, p. 157-158.
3 Elle provient sans doute du Französisches Etymologisches Wörterbuch de Walther von Wartburg, Bâle, Zbinden, 1922-2002, t. 6, p. 564b (s. v. « Mazarin »).
4 Paris, D’Artrey, 1960.
5 Cahiers de l’Association internationale des études française, 25, 1973, p. 45-58, spéc. p. 50 et 51.
6 Au cour du colloque de juin 2015 Patrick Rebollar a proposé d’ajouter encore à cette liste d’addenda le terme « mazarineau ».
7 Paris, CNRS et Gallimard, 1971-1994, 16 vol.
8 Voir Hubert Carrier, La Presse de la Fronde (1648-1653) : Les mazarinades, t. 1, La conquête de l’opinion, Genève, Droz, 1989, p. 60-64.
9 L’autre attestation se trouve dans Le Cardinal errant, 1651 (Moreau 634), p. 5 : « C’estoit là sa pantalonnade, Sa dernière Mazarinade. »
10 Citation d’après H. Carrier, La Presse de la Fronde…, op. cit., t. 1, p. 60.
11 En ligne [http://www.cnrtl.fr/definition/bhvf].
12 Moreau 3537. En ligne dans la base des Recherches internationales sur les Mazarinades [http://www.mazarinades.org/] (désormais RIM), sous la référence B_19_23.
13 Pour la datation, H. Carrier, La presse de la Fronde…, op. cit., t. 1, p. 60, note 33.
14 Moreau 2931. Cf. RIM : C_11_17.
15 Moreau 3891. Cf. RIM : B_19_44.
16 Voir Les Gazettes parisiennes d’Abraham de Wicquefort pendant la Fronde (1648-1652), éd. par Claude Boutin, Paris, Champion, 2010, t. 2, p. 851 : « quand ils furent trouver l’abbé Scaron, cogneu par ses poesies burlesques, pour le prier de ne pas mettre en lumiere son livre, intitulé “Mazarinade.” » Le passage est cité aussi par H. Carrier dans son édition de Paul Scarron, « Un vent de Fronde s’est levé ce matin ». Poésies diverses attribuées à Paul Scarron (1610-1660), Paris, Champion, 2012, p. 26.
17 Moreau 145*. Voir Ernest Labadie, Nouveau Supplément à la Bibliographie des Mazarinades, Paris, 1904, n° 13.
18 Moreau 2551.
19 Moreau, « Supplément à la bibliographie des mazarinades », Bulletin du bibliophile, 1862, p. 818, n° 147.
20 Moreau 2497. RIM : C_11_11.
21 Moreau 1508. RIM : B_8_10.
22 Sur ce mot archaïque, voir le FEW, t. 22, 1, p. 162b.
23 FEW, t. 6, 1, p. 564b.
24 Dans sa première édition de 1951-1964, Paris, Société du nouveau Littré.
25 Sa définition du mot « mazarinade » est « Chanson ou pamphlet publié contre Mazarin, pendant la Fronde ».
26 Moreau 133. RIM : B_12_33.
27 Paris, Éd. du Sandre, 2010, p. 100.
28 Moreau 2429. RIM : C_11_9.