Book Title

Un dispositif matériel et visuel constitutif de la construction du savoir naturaliste au XVIIIe siècle

La collection de livres de Jean Hermann

Dorothée RUSQUE

Doctorante, Université de Strasbourg

La spécificité de la bibliothèque de Jean Hermann (1738-1800) tient dans la mise en regard opérée avec sa collection de spécimens issus des trois règnes de la nature. Réunies au sein du cabinet d’histoire naturelle créé en 1762, les deux types de collections forment un espace et un instrument de travail pour le naturaliste et professeur strasbourgeois1. Le catalogue de la bibliothèque2, rédigé par son gendre Frédéric Louis Hammer à partir de 1813, permet d’estimer le nombre d’ouvrages à environ 12 000 du vivant de Hermann, pour atteindre plus de 16 000 au début de sa mise en vente en 1821. L’inventaire du fonds Hermann, conservé aujourd’hui à la BNU et à la bibliothèque Blaise-Pascal de l’Université de Strasbourg3, est encore inachevé mais environ 2 000 ouvrages ont déjà pu être identifiés grâce à ses ex libris4. L’échantillon de 354 ouvrages étudiés5 montre que le naturaliste se livre avec application à la pratique d’annotation, alors partagée par de nombreux lecteurs. Élaborées dans les pages liminaires, dans les marges ou dans des espaces gagnés sur les marges selon un « bricolage savant »6, les notes sont les supports d’une archéologie bibliographique donnant accès à ses pratiques de lecture, à ses manières de penser et à ses réseaux savants.

Les perspectives ouvertes par l’histoire sociale des sciences et l’anthropologie du savoir7 font apparaître la bibliothèque Hermann comme une clé de lecture pertinente, dans une perspective plus large de construction et d’organisation du savoir naturaliste. Dispositif de savoir dédié à l’histoire naturelle, la bibliothèque se transforme en terrain d’étude à travers le dialogue opéré entre les livres et les spécimens. Les notes inscrites dans les ouvrages en font aussi les réceptacles de la mise en forme et en texte du savoir naturaliste.

UN DISPOSITIF DE SAVOIR DÉDIÉ À L’HISTOIRE NATURELLE

La connaissance de la collection de livres de Jean Hermann repose d’abord sur le catalogue8 qui en fait l’inventaire et qui l’organise. En plus des écueils classiques dans l’étude de cette source9, il s’avère difficile à appréhender dans la mesure où il a été rédigé à titre posthume par Hammer et où il se rapporte à la bibliothèque des deux savants. Son contenu et sa classification doivent alors être confrontés à d’autres sources et aux pratiques de lecture de Jean Hermann. Le document se compose de deux volumes manuscrits : un index thématique des titres d’ouvrages d’environ 730 pages et un index des auteurs. Les notices du premier volume comportent systématiquement le titre, le lieu et l’année d’édition et le plus souvent, le nombre de pages et de volumes, le format, le type de reliure, le nombre de planches et le prix d’achat des livres. Les informations données conduisent à ne pas dissocier le lecteur savant du collectionneur. Bibliophile, Hammer rend compte de leur valeur à la fois scientifique et marchande. Environ 900 ouvrages sont considérés comme rares, la mention apparaissant à côté du prix d’achat. Les notices permettent également de faire un état des lieux du commerce du livre grâce à une double comptabilité qui distingue le tarif pratiqué auprès des libraires et celui du livre d’occasion. Près de 60 % des volumes de la bibliothèque Hermann ont ainsi été achetés en seconde main10.

Le catalogue marque une séparation entre les champs de savoirs étudiés et professés par le naturaliste, qui représentent les trois quart de la bibliothèque, et d’autres domaines de connaissances, tels que l’histoire, la géographie, la littérature ou les arts. Cette première forme de classification est significative de la volonté de faire de la bibliothèque un outil de travail et de connaissance pour l’histoire naturelle. Donner une dimension chronologique aux acquisitions de livres peut s’avérer utile pour retracer l’évolution des collections et pour dater l’univers des références intellectuelles utilisées par Hermann. Le manque de sources oblige à s’en remettre aux dates d’édition des livres, qui révèlent que plus des trois quart d’entre eux ont été publiés après 1750. Les ouvrages se doivent d’être en phase avec la science en train de se faire et avec les derniers progrès accomplis dans le champ de savoir naturaliste. Hermann note par exemple

l’immense distance qu’il y a entre les articles d’histoire naturelle de l’ancienne et de la nouvelle Encyclopédie qui n’est due qu’à une intervalle d’une trentaine d’années11.

L’examen des lieux d’édition et des langues des livres l’inscrit en outre dans un parcours de lecture tourné vers l’espace germanique, ce qui a une incidence sur son socle de références. Près de 40 % de ses livres ont été publiés dans des pays germanophones contre 33 % en France. La bibliothèque se distingue par le poids des langues étrangères, notamment de l’allemand, et du latin qui reste pratiqué jusqu’à la fin du siècle en Allemagne alors qu’il connaît un recul sensible en France12. La correspondance cultivée avec un grand nombre de naturalistes allemands13 et ses relations avec des libraires comme Walther14 à Erlangen lui ont permis d’enrichir sa collection de livres issus de l’espace germanophone.

Tableaux 1 et 2 – Répartition des livres de la bibliothèque de Jean Hermann en fonction de la langue et du lieu d’édition.

LangueTitres%
latin16847,5 %
français9827,5 %
allemand6819 %
italien123,5 %
anglais61,7 %
suédois20,6 %
Lieux d’éditionTitres%
Pays germanophones14140 %
France11533 %
Suède154 %
Pays-Bas123 %
Angleterre113 %
Italie82 %
Pays baltes et Russie31 %
Danemark31 %
Non renseigné4513 %

Source : Livres du fonds Hermann conservés à la BNU et à la bibliothèque Blaise-Pascal de l’Université de Strasbourg ; BnuS, ms. 933-934, catalogue de la bibliothèque Hermann-Hammer.

Ses élèves de la faculté de médecine de Strasbourg, dont le recrutement est largement tourné en direction du Saint Empire et de la Suisse dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, y ont aussi contribué, comme il le précise dans une lettre adressée à Geoffroy Saint-Hilaire en 1796 :

Autrefois j’étais assez au courant de la litérature étrangère, surtout pour la partie zoologique. Mes liaisons avec les universités étrangères au moyen des élèves qui nous arrivaient continuellement de l’Allemagne & du Nord, la petite aisance que ces mêmes étrangers, sur lesquels je pouvais compter plus que sur les secours de la Nation, me procuraient [cette facilité] pour acheter des livres & lire des journaux15.

Les liens cultivés avec les libraires strasbourgeois Treuttel, Koenig ou Levrault16, chez lesquels il s’approvisionne, lui offrent par ailleurs la possibilité de consulter de nombreux livres. C’est pourquoi il est sollicité par ses correspondants pour son expertise dans la connaissance des publications allemandes relatives à leurs travaux en cours, et pour l’envoi de catalogues de vente17.

Le système de distribution élaboré dans le catalogue rend compte d’un dispositif de savoir centré sur la pratique de l’histoire naturelle. Il se démarque par son exhaustivité, avec près de 116 rubriques différentes, dont 87 consacrées à l’histoire naturelle et 8 à d’autres domaines d’enseignement comme la chimie et la matière médicale. Éloigné des standards de classification des libraires limités à cinq catégories principales18, il est avant tout scientifique et repose sur une organisation des champs de savoirs. La classification reprend la division entre les trois règnes de la nature avec la zoologie, la minéralogie et la botanique, qui représentent respectivement 12 %, 13 % et 10 % de l’ensemble des titres en 1821. La hiérarchie des savoirs élaborée par Hammer présente le risque de ne pas être en phase avec les pratiques de son prédécesseur et avec le processus d’autonomisation et de spécialisation de l’histoire naturelle amorcé à la fin du XVIIIe siècle, mais qui ne sera vraiment réalisé qu’au cours du XIXe siècle19. L’exemple de la classification de la zoologie révèle cependant qu’elle ne renvoie pas à un projet épistémologique très novateur par rapport à la nomenclature de Cuvier utilisée par Hermann dans ses leçons à partir de 179820. L’architecture proposée répond davantage à un enjeu pratique de repérage des informations relatives à un groupe zoologique. Elle offre également un panorama des genres littéraires et des sources mobilisés. La bibliothèque comporte des outils techniques comme les dictionnaires, les livres traitant de lexicographie, de terminologie ou de l’observation au microscope. Afin de disposer des connaissances les plus récentes, une place de choix est donnée aux récits de voyage, aux catalogues de vente de cabinets, de bibliothèques et aux actes des académies. La bibliothèque constitue donc un lieu d’archives adapté et organisé en fonction des besoins et des activités savantes de Jean Hermann. Elle contribue à cartographier ses affiliations intellectuelles, les 118 ouvrages de Linné inscrits dans le catalogue confirmant aisément son linnéisme fervent21. Si les sources ne permettent pas de cerner la mise en ordre matérielle des livres, celle-ci est en tous cas conditionnée par la contrainte du manque d’espace qui l’oblige à accumuler les échantillons et les livres jusque dans le corridor et les escaliers de son domicile22.

Tableau n° 1 – Classification synthétique réalisée à partir de celle exposée dans le catalogue de la bibliothèque Hermann-Hammer, qui comporte 116 rubriques.

Elle n’est pas exhaustive et donne un aperçu du contenu et de l’organisation de la bibliothèque en 1821. Dans son inventaire, Hammer reporte également 5 646 dissertations.

Principales catégoriesNombre de titres%
Histoire naturelle générale et outils8807 %
Botanique1 18810 %
Minéralogie et géologie1 53913 %
Zoologie1 39912 %
Récits de voyage1 0329 %
Économie1 0929 %
Physique2982,5 %
Chimie et alchimie7066 %
Matière médicale, pharmacologie, diététique1 18910 %
Magie1861,5 %
Autres domaines de savoir (hist., géogr., litt., arts)2 40420 %
Planches227 557

Source : BnuS, ms. 933-934, catalogue de la bibliothèque Hermann-Hammer.

Les annotations placées sur les pages liminaires des ouvrages associent la figure du lecteur savant à celle du collectionneur, car il s’y montre attentif à la rareté, à l’état, à l’édition du volume ou encore à la qualité du papier qui déterminent le prix de vente du livre. Elles peuvent aider l’historien à retracer les réseaux de la collecte et du commerce d’objets de savoir qui s’appuient, à l’échelle européenne, sur plus de 5 500 personnes réparties entre ses correspondants, les visiteurs de son cabinet et ses étudiants23. Sur les 354 ouvrages, 47 portent ainsi des mentions d’ex dono. Échanger les doubles, donner un exemplaire de son travail publié comme marque d’amitié sont des pratiques constituantes du système du don et du contre-don mis en œuvre par les collectionneurs et les acteurs de la République des sciences. S’il est difficile de mesurer son poids réel, la correspondance montre que Jean Hermann y a largement recours, avec des stratégies dans le choix des correspondants et dans les échanges. Le don d’un livre peut à ce titre servir de levier à la genèse d’une relation épistolaire24 et à un commerce d’objets fructueux. L’achat des ouvrages est lui aussi rationalisé, ce qui est visible dans sa demande formulée auprès de Joseph Banks en 1791 de troquer à Londres un livre rare de planches de Ehret dont le double est à sa disposition à la bibliothèque publique, contre des livres d’histoire naturelle plus utiles25. Instrument de travail, la bibliothèque est également un terrain d’étude dédié à la pratique de l’observation.

LE CABINET COMME ESPACE D’OBSERVATION

Le cabinet réunit trois formes d’objets de savoir fonctionnant en interaction : les échantillons naturalistes, les planches et les livres d’histoire naturelle, les deux derniers étant intégrés à la bibliothèque. Selon Hermann, « les livres doivent se trouver sous la main, pour pouvoir y montrer ce qu’on peut en faire connaître en nature »26, de même que les livres de chimie doivent être à côté du laboratoire. Les échantillons et les livres sont constitutifs du dispositif matériel et visuel nécessaires à l’observation, qui incarne, au XVIIIe siècle, « à la fois l’acte et la méthode scientifique par excellence »27. Mis à disposition des étudiants, ils font partie de l’outillage de la démonstration pédagogique. Dans son discours scientifique, Hermann donne la primauté aux spécimens sur ses substituts28. Alors que « les meilleures figures restent bien en-dessous de la nature »29, les spécimens sont les plus à même de révéler les caractères anatomiques.

La collection de planches montre pourtant que le recours à l’image est permanent. Copiées à partir d’autres ouvrages ou réalisées d’après les spécimens du cabinet30 et du jardin botanique, elles ont pour objectif de les retrouver plus facilement sans avoir à les rechercher dans les livres. Il faut dire que la bibliothèque comporte en 1821 plus de 200 000 planches dont 25 000 enluminées. Le dessin supplée le spécimen absent du cabinet et sert à appréhender son organisation interne31. Il participe pleinement à l’opération d’enregistrement de l’observation et de comparaison nécessaire pour identifier et classer les échantillons. Les livres, lieux de savoir et de savoir-faire, offrent des supports méthodologiques et techniques pour la formation de l’œil. Les descriptions qui y sont portées ont les mêmes fonctions que l’image tout en ayant une valeur d’autorité qui valide l’observation et évite de multiplier les espèces qui auraient déjà pu être définies par d’autres. Pour Hermann, les botanistes peuvent se voir

entourés en peu de temps d’une vingtaine de livres qu’ils ont à consulter successivement. Un auteur allègue un autre : un point s’éclaircit mais il s’élève un nouveau doute. Nouvelles comparaisons de descriptions et de figures à faire32.

L’anatomie comparée ne se pratique pas uniquement à travers la comparaison des caractères des spécimens, elle met en jeu un dialogue complexe, à différentes échelles, entre les objets de savoir. La description proposée par un auteur sur une espèce donnée sert d’échelle de valeur pour sa propre observation, ce qui implique l’utilisation et la combinaison de plusieurs livres pour identifier et analyser le spécimen. Le processus est matérialisé par la circulation permanente entre les échantillons, les dessins et les livres au sein d’un terrain d’étude ouvert qui abolit les frontières entre le cabinet et la bibliothèque. Le parcours de lecture d’un livre à l’autre est même archivé dans les livres annotés.

UN SAVOIR MIS EN FORME DANS LES MARGES DES LIVRES

Le système de notes élaboré par Hermann est original par sa forme et par sa topographie, ce qui conduit à envisager une acception élargie de la notion de marges. Presque tous les livres étudiés sont annotés dans les espaces liminaires alors qu’un quart comporte des notes marginales. Ces dernières sont les plus abondantes et les plus intéressantes par leur mise en communication avec des passages déterminés du texte. Éclairant « les emboîtements successifs et les jeux de lecture »33 à l’œuvre dans la bibliothèque, ces traces se placent en amont de la fabrique de nouveaux textes tout en s’autonomisant comme des productions littéraires à part entière.

Leur dimension matérielle est tout aussi significative que leur contenu. Le choix de faire interfolier une quinzaine d’ouvrages pour s’affranchir des contraintes de la marge est ainsi révélateur de leur usage intensif, à l’image du Systema naturae de Linné34. Dans ces livres, la mise en page s’apparente à un « bricolage savant » qui peut cumuler tout une gamme d’annotations placées dans les marges, sur des feuilles semi-mobiles collées, sur des feuilles intercalées et sur les pages interfoliées. Le montage opéré forme une pratique d’écriture à part entière sur le mode de la juxtaposition. Marqué par « une spatialisation qui crée des relations hiérarchiques »35 entre le texte premier et les notes marginales, le livre est conçu ici comme un territoire ouvert dont la géographie est revisitée. L’agencement de la page en fonction de ses propres besoins permet au naturaliste de se réapproprier un espace d’expression personnelle et de travail qui s’émancipe du texte imprimé pour le prolonger, ce qui est facilité par le placement des notes au même niveau que le passage qu’elles explicitent. L’annotateur se fait même censeur de l’auteur dont l’autorité savante peut être renforcée ou discutée. Les pages liminaires des livres sont plus spécifiquement dédiées à cet exercice. Hermann les transforme en préfaces érudites par l’ajout de références bibliographiques qui servent d’outils de repérage et d’aide-mémoire. La convocation d’autres autorités remet en perspective la lecture pour se faire une idée juste du livre entier. L’hypothèse développée dans le livre de Pallas36 relatif à la formation des montagnes se voit par exemple confrontée aux objections de Delaméthérie dans sa Théorie de la terre. Hermann exprime son esprit critique et évalue la légitimité du travail selon différents critères, qui reposent sur la forme et sur le contenu scientifique. Il s’appuie également sur les recensions parues dans les périodiques dont il tire des extraits, notamment les Göttingische Anzeigen von gelehrten Sachen37, publication de l’Académie de Göttingen. Si l’annotateur peut se poser en rival de l’auteur, les notes marginales visent le plus souvent à dialoguer avec le texte pour l’expliciter ou le perfectionner.

À côté de ses recueils de notes de lecture, Hermann fait des livres le réceptacle privilégié de sa collection d’extraits. Héritier de la tradition humaniste qui fait de l’art de l’extrait une technique de lecture38 et tourné vers un espace culturel germanique où se maintient fortement cette pratique érudite au XVIIIe siècle39, il se situe à mi-chemin entre conservation et recomposition des paradigmes anciens. Les écrits originaux, souvent recopiés avec une grande exactitude, peuvent être aussi reconstruits pour en proposer un résumé, parfois accompagné d’observations personnelles, de dessins et des produits de sa pensée. Les livres les plus annotés sont transformés en bibliothèques manuscrites et fonctionnent alors comme un lieu d’archivage de données stockées pour un usage ultérieur. L’extrait se veut performatif, il vise à apporter une description la plus complète possible des spécimens afin d’accompagner les travaux de recherche et l’enseignement. Le crabe évoqué dans la première édition du Systema naturae40 de Linné alimente ainsi une série d’extraits qui passent en revue son anatomie, sa localisation, sa génération, ses couleurs et sa respiration. Le choix du livre comme support des notes de lecture offre l’avantage d’embrasser les informations d’un seul coup d’œil et de les retrouver facilement grâce aux index. Les livres sont composés comme des cabinets savants dans lesquels l’écriture est associée à une activité compilatoire créatrice.

Plutôt que de recourir à des carnets de terrain, Hermann se sert également des exemplaires pour faire le récit de ses propres observations. Effectuées au jardin botanique et lors des herborisations sur le terrain, elles inventorient les ressources locales et les échantillons du cabinet auxquels elles se rapportent. Concentrées dans les ouvrages interfoliés, certaines ont pu acquérir le statut d’œuvres à titre posthume. Hammer a notamment publié en 1804 une partie de ses observations zoologiques intégrées aux exemplaires du Systema naturae de Linné41. Les pratiques d’écriture portées dans les marges s’appuient sur la démarche scientifique de compilation et de comparaison propre au naturaliste. L’exemplaire annoté de l’Historia plantarum alsaticarum42 (1742) de Mappus en fait la démonstration. Accueillant les observations botaniques de Jean Hermann, il a servi de matière première à la rédaction d’une nouvelle flore d’Alsace qui n’a jamais été publiée. L’auteur est ici défini comme celui qui se réapproprie et augmente le travail d’un autre, selon une pratique de recomposition des notes avec le texte original. Les écrits du savant s’intègrent de cette manière à une chaîne de contributions. Dans les pages liminaires de son exemplaire de Mappus, il fait de ses notes un legs à diffuser et à compléter par ses héritiers, ce qu’a fait son élève C. G. Nestler qui a repris les notes du professeur dans son volume de Mappus tout en y rajoutant les siennes. C’est finalement Kirschleger qui, dans sa Flore d’Alsace et des contrées limitrophes (1857)43, contribue à la publicisation du travail de Hermann en utilisant une partie des observations tirées du Mappus annoté. Les livres de la bibliothèque sont donc à la fois des objets d’échanges et des lieux d’échanges qui alimentent la dimension collaborative de l’écriture scientifique.

À travers son catalogue, ses livres et leurs extensions sous forme de marginalia, la bibliothèque de Jean Hermann donne à voir ce que recouvre une bibliothèque savante et l’intérêt que peut avoir l’historien à passer par cette « archive générale de la recherche »44 pour cerner la construction et l’organisation des savoirs. Elle renseigne sur les manières de lire, de penser, d’écrire, et témoigne donc des pratiques savantes ordinaires. Elle interroge les modalités de l’inscription spatiale des savoirs dans un espace organisé comme un terrain d’étude. Elle permet à ce titre de faire varier l’échelle d’observation, depuis l’annotation au cœur des livres jusqu’à la cartographie de leurs lieux d’édition et de leurs réseaux de collecte. La bibliothèque constitue la porte d’entrée pour une approche matérielle des pratiques savantes. Faisant écho aux spécimens du cabinet, les livres y sont des objets de savoir manipulés, transformés en outils de travail grâce au geste de l’annotation.

Illustration n° 1Ex-libris « Bibliotheca Hermanniana Argentorati » porté par Hermann dans les livres de sa bibliothèque. Source : Jean-Baptiste Louis de Romé de l’Isle, Des caractères extérieurs des minéraux, Paris, Didot jeune, 1784. Université de Strasbourg, Service Commun de la Documentation, Bibliothèque Blaise-Pascal, H 137.040 (dépôt BnuS).

Illustration n° 2 – Catalogue de la bibliothèque Hermann-Hammer (1813) : index rerum. BnuS, ms. 0933-934.

Illustration n° 3 – Planche d’un oiseau, issue de la collection de planches de Jean Hermann, réalisée à partir d’un spécimen du cabinet d’histoire naturelle (« Musei Hermanniani Argentorati »). BnuS, ms. 442.

Illustration n° 4 – Carl von Linne, Systema naturæ..., Wien, Trattner, 1767-1770, tome 1, pp. 132-133 : le bricolage savant opéré par la juxtaposition d’annotations inscrites sur différents supports (marges, page interfoliée, languettes de papier et feuille volante). BnuS, ms. 3423.

Illustration n° 5 – Ouvrage annoté de Marc Mappus, Historia plantarum alsaticarum (1742), p. 200 : Hermann y a reporté de nombreuses observations sur les plantes indigènes locales qui devaient servir de matière première à la rédaction d’une flore d’Alsace. BnuS, ms. 3453.

____________

1 Jean Hermann donne des cours privés d’histoire naturelle à partir de son cabinet dès 1764 avant d’obtenir en 1784 la chaire de chimie, matière médicale et botanique à l’université de Strasbourg, chaire à laquelle est associée la fonction de directeur du jardin botanique. Sous la Révolution, il est à la fois professeur à l’École de Santé et à l’École centrale du Bas-Rhin.

2 BnuS, ms. 0933-0934, catalogue de la bibliothèque Hermann-Hammer (1813).

3 Les livres de la bibliothèque Blaise-Pascal sont un dépôt de la BNU. Environ 215 livres ont été numérisés et sont accessibles en ligne : http://docnum.u-strasbg.fr/.

4 Les deux ex libris utilisés sont « CC » et « Bibliotheca Hermanniana Argentorati ».

5 La bibliothèque fait l’objet d’une base de données qui ne prétend pas en reconstituer le catalogue. Elle rassemble uniquement les auteurs qui sont membres de ses réseaux savants (correspondants, visiteurs de son cabinet, auditeurs). La base et les livres numérisés par la bibliothèque Blaise-Pascal ont permis d’analyser cet échantillon de 354 ouvrages.

6 Une partie des ouvrages est concernée par la juxtaposition de toute une gamme d’annotations : sur des pages interfoliées, des feuillets semi-mobiles collés, des feuilles intercalées dans le livre et dans les marges.

7 Voir notamment : Christian Jacob (dir.), Lieux de savoir. Espaces et communautés, Paris, Albin Michel, 2008 ; Id., (dir.), Les lieux de savoir 2. Les mains de l’intellect, Albin Michel, Paris, 2011 ; Jean-François Betr, L’Atelier de Marcel Mauss. Un anthropologue paradoxal, Paris, CNRS, 2012.

8 BnuS, ms. 933-934, catalogue de la bibliothèque Hermann-Hammer (1813).

9 Michel Marion, Collections et collectionneurs de livres au XVIIIe siècle, Paris, Honoré Champion, 1999, pp. 59-91. Claude Jolly, « Introduction », dans Histoire des bibliothèques française, tome 2, Les bibliothèques sous l’Ancien Régime, 1530-1789, Paris, Promodis, 1988, pp. 3-4.

10 BnuS, ms. 933, f. 450, résumé de la bibliothèque Hermann-Hammer (1820-1821).

11 BnuS, ms. 1887, exposé méthodique des méthodes d’enseignement de Hermann (26 pluviôse an III).

12 Daniel Mornet, Les Sciences de la vie dans la pensée française au XVIIIe siècle, Paris, Albin Michel, 1993, p. 176.

13 Sur les 113 correspondants de Jean Herman identifiés par des échanges de lettres, près de 35 % sont issus d’Allemagne, d’Autriche et de Suisse.

14 BBP, H 1039 : Philippe-Isidore Picot de Lapeyrouse, Description de plusieurs nouvelles espèces d’orthocératites et d’ostracites, Erlangen, Walther, 1781. Dans cet exemplaire annoté, Hermann précise qu’il a retouché le texte latin et soigné l’impression négociée auprès de Walther.

15 Bibliothèque de l’Institut de France, ms. 3219, Correspondance scientifique de Cuvier, lettre de Jean Hermann à Geoffroy Saint-Hilaire datée du 24 novembre 1796 (folio 6).

16 Ibidem.

17 MNHN, Ms CRY 490, lettre de Jean Hermann à Picot de Lapeyrouse datée du 9 juillet 1776 (folios 173-174) ; Institut de France, ms. 3219, lettre de Jean Hermann à Geoffroy Saint-Hilaire datée du 24 novembre 1796 (folio 6).

18 Michel Marion, ouvr. cité, p. 73. Le système compte les cinq catégories suivantes : Théologie, Jurisprudence, Sciences et Arts, Belles-Lettres, Histoire.

19 Roselyne Rey, « La classification des sciences (1750-1850) », dans Revue de synthèse, vol. 115, nos 1-2, janv.-juin 1994, pp. 5-12. Nicole Hulin (dir.), Études sur l’histoire de l’enseignement des sciences physiques et naturelles, Paris, ENS, 2001.

20 BnuS, ms. 3163, cours de zoologie de Hermann donné à l’École centrale du Bas-Rhin commencé en 1798. La classification de Hammer reprend largement les classes zoologiques de Cuvier évoquée dans son Tableau élémentaire de l’histoire naturelle des animaux (1798).

21 Seuls 25 ouvrages de Linné ont pour l’instant été identifiés comme provenant du fonds Hermann sur l’ensemble des titres inventoriés dans le catalogue.

22 Archives de la Ville de Strasbourg (AmS), 88Z 16-17, lettre de Jean Hermann au ministre de l’Intérieur François de Neufchâteau (non datée, f. 21-22).

23 Le réseau personnel de Jean Hermann a été identifié à travers sa correspondance, l’inventaire de ses auditeurs et des visiteurs de son cabinet. Il fait l’objet d’une base de données.

24 BnuS, ms. 3757, folio 6, lettre de Jean Hermann à Cuvier (25 janvier 1797). Hermann évoque l’échec de sa stratégie de don d’un livre rare à un savant qui mourut peu de temps après, ce qui lui a fait perdre son livre et une amitié nouvelle.

25 BL, Add. ms. 8098, folios 139-143, lettre de Jean Hermann à Joseph Banks (1er septembre 1791).

26 AmS, 88Z 16, mémoire de Hermann sur le jardin botanique, point 24.

27 Nathalie Vuillemin, Les beautés de la nature à l’épreuve de l’analyse, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2009.

28 Martin Rudwick, « Recherches sur les ossements fossiles : Georges Cuvier et la collecte d’alliés internationaux », dans Claude Blanckaert, Jean-Louis Fischer (dir.), Le Muséum au premier siècle de son histoire, Paris, 1997, pp. 591-606. Il y évoque les « spécimens de substitution » comme les descriptions et les dessins.

29 BnuS, ms. 1887, Mémoire sur l’enseignement de l’histoire naturelle dans les écoles centrales (non daté).

30 Les planches réalisées d’après les objets du cabinet portent la mention « Musei Hermanniani ».

31 BnuS, ms. 1887, Mémoire sur l’enseignement de l’histoire naturelle dans les écoles centrales (non daté).

32 AmS, 88Z 16, Mémoire de Hermann sur le jardin botanique, point 24.

33 Reine Burki, « De Mauss à Lévi-Strauss. Les bibliothèques de chercheurs et la construction des savoirs », dans Bulletin des bibliothèques de France, n° 3, 2013, p. 1. La citation est empruntée à Jean-François Bert qui a étudié la bibliothèque de Marcel Mauss.

34 BnuS, ms. 3413-3417, Carl von Linne, Systema naturæ..., Halæ Magd., typ. J. J. Curt., 1760, 5 tomes ; BnuS, ms. 3423-3427, Carl von Linne, Systema naturæ..., Wien, Trattner, 1767-1770, 5 t. Hermann a enseigné l’histoire naturelle pendant trente ans à partir de ces ouvrages.

35 Jacques Derrida, « Ceci n’est pas une note infrapaginale orale », dans Jacques Durrenmatt, A. Pfersmann, L’espace de la note, Presses universitaires de Rennes, 2004, p. 8.

36 BBPS, H 135.197, Peter Simon Pallas, Observations sur la formation des montagnes et les changemens arrivés au globe..., Saint-Pétersbourg, Imprimerie de l’Académie impériale des Sciences, 1777.

37 Anne Saada, « Les relations entre Albrecht von Haller et la France observées à travers le Journal savant de Göttingen », dans Michèle Crogiez, Les Intellectuels de Suisse alémanique et la culture francophone du XVIIIe siècle : tropismes et identité, Genève, Slatkine, 2008, pp. 175-191.

38 Jean-Marc Chatelain, « Humanisme et culture de la note », dans Le Livre annoté, Revue de la Bibliothèque nationale de France, 2, juin 1999, pp. 26-37. Hermann a été élève au Gymnase protestant de Strasbourg, dans lequel le rhétoricien et professeur Jean Sturm a théorisé l’art de l’extrait comme pratique scolaire au XVIe siècle.

39 Élisabeth Décultot (éd.), Lire, copier, écrire : les bibliothèques manuscrites et leurs usages au XVIIIe siècle, Paris, 2003, p. 10.

40 BnuS, ms. 3415, Carl von Linne, ouvr. cité, 1760, p. 631.

41 Jean Hermann, Observationes zoologicae..., Strasbourg, Koenig, 1804.

42 BnuS, Ms. 3453. Marc Mappus, Historia plantarum alsaticarum..., Strasbourg, 1742.

43 Frédéric Kirschleger, Flore d’Alsace et des contrées limitrophes, Paris, Victor Masson, 1852-1857, 2 vol.

44 Reine Burki, ouvr. cité, p. 1. La citation est empruntée à Jean-François Bert.