Jeffrey Freedman, Books without borders in Enlightenment Europe. French cosmopolitanism and German literary markets
Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 2012, X-382 p.
Sabine JURATIC
Paris, Institut d’Histoire moderne et contemporaine
Soucieux de s’émanciper du cadre national dans lequel l’histoire du livre s’est développée depuis le milieu du XXe siècle, Jeffrey Freedman, spécialiste de l’histoire de l’édition et de la librairie dans les pays germaniques au XVIIIe siècle, se donne pour objectif dans cet ouvrage au titre évocateur de mettre l’accent sur la dimension transnationale de la circulation des livres et des textes à l’époque des Lumières.
Son étude porte plus précisément sur les formes de diffusion des livres français dans l’aire linguistique germanophone à une époque où s’affirme le caractère dominant de la langue française auprès des élites éclairées européennes. Son analyse est fondée pour une large part sur les riches archives de la Société typographique de Neuchâtel (1769-1794, désormais STN), auxquelles l’auteur avait déjà eu recours pour son doctorat2 dirigé à l’Université de Princeton par Robert Darnton, l’un des pionniers de l’utilisation de cette source incomparable pour l’étude du commerce du livre à la fin du XVIIIe siècle. Dans son ouvrage, J. Freedman renouvelle toutefois l’exploitation de ces archives en situant l’activité de la maison de Neuchâtel dans le contexte beaucoup plus large de la géographie économique de l’édition allemande à cette époque.
En sept chapitres, privilégiant chacun un angle d’approche différent, J. Freedman dresse un tableau précis et vivant des opportunités, mais aussi des contraintes et des difficultés auxquelles étaient confrontés les responsables de la maison de librairie neuchâteloise pour assurer, dans l’espace germanophone, la diffusion de leurs éditions ou des livres français qu’ils vendaient en gros et au détail, et pour tenter, inversement, d’introduire et de faire connaître les productions allemandes dans le monde francophone.
Les trois premiers chapitres s’attachent à préciser les conditions qui s’offraient à ces libraires pour pénétrer le marché germanique, des conditions très dépendantes de la disparité des régimes politiques et juridiques régnant dans les différents territoires de l’Allemagne, mais aussi tributaires de l’éloignement géographique ainsi que des modes d’organisation de la librairie. À cette époque, particulièrement dynamique pour la création littéraire dans les pays germaniques, le commerce du livre associe en effet une grande dispersion des activités du livre entre de nombreux centres urbains, et une forte centralisation du commerce autour de la foire de Leipzig, devenue le centre névralgique des échanges. Après le départ en 1772 de Samuel Fauche, seul membre de la STN formé au métier, l’accès au marché allemand est donc particulièrement difficile pour ces libraires francophones peu expérimentés, exerçant dans une position géographique marginale et, de surcroît, peu familiers des pratiques de leurs confrères allemands. Pour les trois associés, Ostervald, Bertrand et Bosset de Luze, il est donc essentiel de parvenir à construire un réseau d’intermédiaires solvables et dignes de confiance, et à limiter les expériences malheureuses qu’ils connaissent à leurs débuts avec plusieurs mauvais payeurs (chap. 2).
Les portraits de quelques-uns de leurs correspondants les plus réguliers, implantés surtout dans les régions du Sud et de l’Ouest de l’Allemagne, sont présentés dans le troisième chapitre de l’ouvrage. Les trajectoires personnelles de ces marchands, de même que leurs façons d’exercer la librairie, mettent en lumière des situations très diverses. Il existe en effet peu de points communs entre Louis François Mettra, né à Paris, franc maçon, chargé de missions diplomatiques officieuses, puis agent d’affaires de Frédéric II dans la capitale française, devenu, à la suite d’une faillite, libraire dans l’électorat de Cologne, et Charles Fontaine, Français lui aussi puisqu’il est fils d’un pêcheur de Normandie, établi comme libraire à Mannheim où il se marie à une native du lieu. L’écart n’est pas moins important entre Jean Frédéric Hemmerde, issu d’une famille huguenote, marchand de livres à Cassel et client épisodique de la STN, et Johann Conrad Deinet, ancien étudiant en théologie protestante, lequel, après avoir voyagé en Angleterre, en France, en Espagne et en Hollande, vient à Francfort comme précepteur des enfants de l’imprimeur Eichenberg auquel il succède après avoir épousé sa veuve.
La diversité des parcours de ces hommes s’accompagne d’une grande variété de leurs pratiques du métier. Tandis que l’activité de Mettra repose pour une part significative sur la vente, et parfois même sur la production de ce que ses contemporains ont coutume de désigner par l’expression livres philosophiques, regroupant sous cette dénomination les diverses catégories de l’illicite, de la pornographie aux pamphlets politiques ou à l’irréligion, Charles Fontaine et son fils Matthias développent leur commerce de livres français surtout grâce à la présence à Mannheim de la cour francophile, voltairienne et férue de politique de l’Électeur palatin. À Cassel, les affaires d’Hemmerde, plus réduites, s’appuient surtout sur le commerce de livres français dans la ville d’eau où le Landgrave de Hesse-Cassel établit sa résidence d’été. Enfin, Deinet à Francfort, l’un des correspondants les plus assidus de la maison de Neuchâtel, n’est pas seulement éditeur et marchand de livres, mais aussi lettré et homme de grande culture. Dans sa ville, ancienne capitale de la librairie et siège des foires avant leur transfert à Leipzig, la bonne marche de ses activités commerciales se heurte cependant à plusieurs obstacles, l’hostilité de ses confrères d’abord, la concurrence régnant entre vendeurs de livres français ensuite, le contrôle sur le livre exercé par les autorités impériales enfin, sans oublier ses propres pratiques d’autocensure.
Après cette approche des acteurs, l’éclairage se déplace vers les éditions et les textes mis en circulation, une circulation que la fragmentation de l’espace politique germanophone rend finalement assez libre. L’auteur dresse d’abord un tableau d’ensemble de la demande de livres français de 1774 à 1785 à partir des commandes enregistrées dans les livres de commissions de la Société typographique par ses principaux correspondants établis en Allemagne (chap. 4). Les titres de belles-lettres, de politique et d’histoire dominent nettement, tandis que l’un des fleurons des éditeurs de Neuchâtel, la Description des arts et métiers, peine à trouver un public outre-Rhin. Parmi les auteurs les plus représentés, Mercier – dont la Société typographique a publié le Tableau de Paris – Rousseau et Voltaire occupent les premières places. À leurs côtés figurent des auteurs prolifiques comme Mme Riccoboni, Dorat et Mme de Genlis, et d’autres, comme Laclos, dont le succès repose sur un seul titre.
Le chapitre suivant examine de façon plus approfondie deux segments particuliers du marché, celui du livre religieux en français destiné aux huguenots, et celui de l’Encyclopédie (chap. 5). Dans l’un et l’autre cas, la maison neuchâteloise éprouve des difficultés à placer ses éditions de grand format (in-folio et in-quarto) qui sont concurrencées par des éditions de format réduit plus en faveur auprès du public.
Dans le chapitre 6, l’auteur explore un autre type de circulation des textes, de l’allemand vers le français cette fois, à travers l’étude d’une autre initiative des éditeurs de Neuchâtel, celle de donner accès par la traduction à une sélection du riche répertoire allemand de l’Aufklärung, très mal connu des lecteurs francophones. Cette entreprise, favorisée par la présence au sein de la STN d’un fin connaisseur des deux langues en la personne de Jean Élie Bertrand, est mise en échec par son décès prématuré et par la difficulté de trouver d’autres traducteurs capables de rendre la légèreté de style attendue des ouvrages français. Annoncée en fanfare par les libraires, la collection projetée ne comptera donc finalement que sept titres, dont une traduction du roman à succès de Friedrich Nicolaï, Das Leben und die Meinungen des Herrn Magister Sebaldus Nothanker. Traduit par Bertrand sous le titre La Vie et les opinions de maître Sebaltus Nothanker, l’ouvrage ne rencontre qu’un succès mitigé, ce qui conduit, quelques années plus tard, les éditeurs à écouler leur édition sous un nouveau titre plus adapté au climat du temps L’Intolérance ecclésiastique ou Les Malheurs d’un hétérodoxe.
Le septième et dernier chapitre est entièrement consacré à la carrière aussi tumultueuse que fascinante de Jean-Guillaume Virchaux (né en 1739), le plus important partenaire commercial de la STN en Allemagne et l’un de ses correspondants les plus réguliers et les plus prolixes. Originaire de la principauté de Neuchâtel, calviniste, Virchaux, après un séjour à Kiel, s’établit en 1777 à Hambourg, ville libre d’Empire, luthérienne, mais où réside une importante communauté huguenote. Il y est d’abord professeur de français, puis libraire et imprimeur. Marié à une native de la ville, il tient une boutique qui devient le rendez-vous de l’élite cultivée et dans laquelle il offre à sa clientèle un vaste choix de livres français ainsi que d’autres objets variés, de la partition musicale au jeu pédagogique à l’usage des enfants et même jusqu’aux fromages suisses. L’arrivée de deux autres marchands de livres français dans la ville fragilise ses affaires et le conduit à la faillite en 1785, puis à quitter Hambourg en 1786 en abandonnant sa famille. Débute alors pour lui un long périple à travers l’Europe du Nord qui le mène successivement à Saint-Pétersbourg, Königsberg, Berlin et Londres, et le conduit finalement à Paris au début de l’année 1791. Là, il entre en politique, fréquente le Club des Jacobins, échappe à la fusillade du Champ de Mars, mais est arrêté quelques jours après et emprisonné dans les prisons de l’Abbaye. Libéré, il se range derrière Brissot et adopte le parti de la guerre. Sa trace se perd le 12 décembre 1791, lorsque, par un geste spectaculaire devant le Club des Jacobins, il manifeste son soutien aux généraux prêts à combattre pour défendre la Révolution. Selon J. Freedman, le circuit de Virchaux à travers l’Europe, comme ses choix commerciaux de libraire ou ses prises de position politiques, pourraient se comprendre, comme un effet des aléas du temps, mais aussi comme autant de manifestations d’une aspiration à une forme d’universalité.
Dans la conclusion de son ouvrage « What Were French Books Good For ? », l’auteur aborde pour finir – sans les résoudre – les deux questions des usages et des modes d’appropriation de ces livres français par le public allemand, et du rôle joué par le cosmopolitisme francophone dont ces ouvrages sont censés porteurs. Sans écarter l’effet de contre-modèle qu’a pu jouer le français dans l’élaboration d’une conscience nationale allemande, ni son rôle de langue relais pour la transmission de textes traduits de l’anglais ou d’autres langues, J. Freedman plaide surtout pour une prise en compte des publics et des configurations de lecture dans toute leur diversité. Ainsi, dans l’espace germanophone, certains lecteurs, comme Goethe, sont capables de lire directement en français, alors que d’autres, les plus nombreux, prennent connaissance des textes seulement une fois qu’ils sont traduits. Et si quelques aristocrates acquièrent des collections de livres comme la Description des arts et métiers pour rehausser le prestige de leurs bibliothèques, une majorité de lecteurs, pour lesquels l’usage prime, lui préfèrent une version allemande mixte, en partie traduite de l’édition parisienne et en partie originale intitulée Schauplatz des Künste und Handwerke.
L’étude de J. Freedman met donc bien en valeur le fait que, observées de Neuchâtel, les circulations transnationales des textes dans l’aire germanophone sont loin de s’identifier avec le seul commerce des livres français ou de se réduire aux activités de traduction. Pour mener à bien son analyse l’auteur combine efficacement une observation très fine des opérations de librairie, fondée sur l’ensemble de la documentation commerciale de la maison neuchâteloise (correspondance active et passive, mais aussi livres de commission et livres comptables), et une mise en perspective de ces opérations dans le cadre plus général des circulations littéraires et culturelles. Cet aller et retour permanent du particulier au général, du local au global, comme le rythme alerte de la rédaction, donnent à chaque chapitre un intérêt intrinsèque et à l’ouvrage dans son ensemble un caractère particulièrement stimulant. La présence d’un index et la publication en annexe d’une série d’appendices et de données chiffrées relatives au commerce de la STN complètent très utilement un ouvrage exemplaire dans sa démarche.
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2 The Process of cultural Exchange : Publishing between France and Germany (1769-89), Princeton, 1991.