Roderick Cave, Sara Ayad, The History of the Book in 100 Books, The Complete Story, from Egypt to e-book
New York, Firefly Books Ltd., 2014
István Monok
Académie des sciences, Budapest
Les entreprises qui se proposent de résumer une histoire cinq fois millénaire du livre ne sont pas nouvelles. Prenons l’exemple du Belge Hendrik D. L. Vervliet, qui au début des années 1970 a organisé un véritable groupe de travail auquel les experts de toutes les aires géographiques et de toutes les époques ont participé. Le résultat a été convaincant : Liber librorum, Cinq mille ans d’art du livre (éd. Hendrik D. L. Vervliet, Bruxelles, Arcade, 1973). L’étude de Helmut Presser, Marion Janzin et Joachim Günther a vu le jour au début des années 1970 : depuis, elle a fait l’objet de trois rééditions remaniées (Das Buch vom Buch, 5000 Jahre Buchgeschichte, Hannovre, Schlüter, 2007) : il s’agit d’une histoire chronologique du livre, sur la base d’une sélection certes centrée sur l’Europe, mais qui n’oublie pourtant pas les autres continents, signalant les innovations technologiques extra-européennes. Évoquons enfin l’équipe internationale dirigée par Frédéric Barbier et Alain Mercier – dont furent absents les chercheurs anglais ou anglo-saxons – qui a organisé une exposition sur l’histoire globale du livre. Ils ont regroupé leur matériau autour des trois grandes transformations techniques de l’industrie du livre, sous la forme d’un volumineux catalogue accompagné d’études historiques : Les trois révolutions du livre [Exposition, Paris, Conservatoire nationale des arts et métiers, 8 octobre 2002-5 janvier 2003], Paris, Imprimerie nationale, 2002.
Les auteurs du présent volume, consacré aux livres manuscrits, imprimés et électroniques, et paru simultanément en douze langues, ont été recrutés aux quatre coins du monde et manifestent une approche globale de la question. Ils témoignent également d’une conscience aiguë des problématiques liées à la conservation du patrimoine mondial, confortée à la faveur de diverses participations aux programmes pilotés par l’UNESCO. La concision des textes, l’identification perspicace des questions majeures de l’histoire du livre et enfin le didactisme qui le caractérisent, contribuent à faire de cet album illustré un véritable manuel, et une ressource pédagogique de valeur.
Mais en assumant la cohérence, on court le risque de la partialité : les auteurs, sensibles aux interprétations à la mode aux États-Unis et en Angleterre au début du XXIe siècle, manifestent une conception assez singulière de la culture européenne, et fondamentalement anhistorique.
Voyons donc quels sont les résultats de cette approche. La plus spectaculaire et la plus louable des vertus de l’ouvrage est son appréhension globale du sujet. Les premières manifestations de l’écriture sont repérées là ou elles ont émergé : les exemples proviennent du Swaziland, du Japon, de l’Indonésie ou des cultures indiennes méso- et sudaméricaines. Et dans la reconstruction de l’histoire des technologies de production de livres, les innovations sont naturellement associées aux pays qui les ont introduites. Ici une remarque s’impose : tandis que les français Henri-Jean Martin et Lucien Febvre, dans l’Apparition du livre, publiée en 1958 (soit avant la création de la Communauté européenne), évoquaient le « siècle de l’Allemagne » pour qualifier le premier siècle de la typographie, le volume que nous avons sous les yeux, s’ils n’ignore pas Gutenberg, sollicite des exemples presque exclusivement anglais pour illustrer la production livresque à caractères mobiles métalliques.
L’approche globale adoptée implique par ailleurs que, lorsqu’il s’agit de traiter de l’histoire de l’imprimerie au sein des anciennes colonies (aux États-Unis comme ailleurs), ses manifestations les plus remarquables soient interprétées dans leur contexte et conformément à leur importance véritable. Certes, les auteurs ne manquent pas de souligner qu’au Mexique les premiers imprimés ont vu le jour en 1539, précédant d’un siècle environ le recours à la typographie sur le territoire actuel des États-Unis, mais ces deux constats sont séparées comme hermétiquement, ce qui empêche toute comparaison entre les deux mondes, latin et anglo-saxon. On note également une ignorance volontaire des enjeux ecclésiastiques et religieux, qui ne manque pas de produire quelques déformations de la vérité historique : comment peut-on par exemple comprendre l’activité éditoriale des missionnaires sans évoquer ses précédents, organisés par la Propaganda Fide romaine ? On notera aussi avec surprise que les auteurs soutiennent que les premiers itinéraires à vocation touristique ont vu le jour dans l’Angleterre du XIXe siècle, ignorant parfaitement la production manuscrite en la matière, et l’existence des guides de Rome ou de Jérusalem à l’usage des pèlerins, publiés dès la période incunable.
Le marché du livre est appréhendé dans sa totalité. Aussi les auteurs n’ont-ils pas sélectionné ces cent livres les plus importants parmi les seuls textes religieux – les livres majeurs de toutes les grandes religions sont bien convoqués – ou scientifiques, mais ont pris le soin de citer des romans à quatre sous, des ouvrages de conseils ménagers, ou des traités sur la vie sexuelle destinés à la jeunesse.
L’anglocentrisme général de l’ouvrage est spectaculaire : pratiquement toutes les innovations sont présentées en rapport avec des initiatives anglaises ; quant aux inventions issues d’autres pays, elles sont présentées par des exemples de réalisations puisées dans l’histoire anglaise. Ainsi du phénomène du « livre pour tous », qui aurait été mis en œuvre au XIXe siècle dans l’Angleterre victorienne. On ne peut qu’être surpris par cette ignorance affichée de phénomènes éditoriaux continentaux comme la « bibliothèque bleue » en France, les « libri per tutti » et « libri da risma » en Italie, ou l’émergence d’une édition populaire dans les territoires germaniques et en Europe centrale, parallèlement aux mouvements nationaux au tournant des XVIIIe et XIXe siècles. S’il est méritoire que les auteurs évoquent la littérature destinée aux groupes sociaux défavorisés, on leur reprochera une appréhension anachronique, qui leur fait ignorer la production éditoriale destinée aux femmes, aux esclaves ou aux aveugles – ces derniers ayant nécessité pourtant d’ambitieuses innovations techniques.
Les chapitres les plus réussis sont ceux qui détaillent les transformations des supports de données, de l’os au papier, de la feuille de palme à la clé USB. On soulignera une présentation équilibrée impartiale du thème du « livre à l’âge numérique », même si l’on doit rappeler que la première bibliothèque conçue sans livres imprimés sur papier n’est pas celle de San Antonio au Texas (2013), mais bien plutôt celle de Kuala Lumpur, ouverte quelques années plus tôt (et il est même possible qu’il y en eût d’autres antérieurement, dont j’ignorerais l’existence).
En résumé, trois problèmes majeurs d’interprétation historiographiques sont difficiles à accepter dans un ouvrage susceptible de servir à l’enseignement. D’abord, une incompréhension complète des phénomènes médiévaux et du rôle de l’Église ; ensuite, un anglocentrisme générateur d’anachronismes et de courte-vues ; enfin, une présentation de l’histoire du livre qui met spectaculairement en valeur le point de vue des puissances victorieuses de la Seconde Guerre mondiale. Depuis les années 1970 l’idée d’un « dark middle age » n’est plus de saison, de grands auteurs – Umberto Eco, pour ne citer que lui – ayant souligné la mobilité particulière des temps médiévaux, et la rapidité des transformations qui s’y sont déroulées. Certes, après l’effondrement de l’Empire romain, l’Église et son allié séculier ont supprimé plus de connaissances accumulées par l’Antiquité, qu’ils n’en ont créé jusqu’au Xe siècle. Or, dans le volume que nous présentons ici, les agents de la modernisation sont les colonisateurs européens de l’âge moderne, et la question n’est même pas posée de savoir si leur intervention a pu engendrer des phénomènes collatéraux de destruction culturelle. On ne peut nullement considérer le programme philologique de Niccolò Perotti comme un prétexte pour établir la censure : rien n’était plus éloigné de ses intentions, qui étaient de contribuer à la formation d’une langue littéraire espagnole plus homogène. Quant à L’Histoire de la folie d’Érasme, elle n’est pas « une critique acerbe de l’Église catholique », mais une lecture critique globale de la société de son temps.
Pour un spectateur située en Angleterre, l’Europe centrale est pratiquement invisible, mais l’on ne doit pas oublier que les ateliers typographiques de Bohême, de Hongrie et de Pologne ont imprimé des livres, bien avant que Londres ne découvre l’imprimerie. Même pour la période où la librairie anglaise sortit de sa marginalité et acquit une certaine importance, les innovations techniques ou éditoriales sont venues le plus souvent d’Italie, de France et de Hollande. Or le nom de Baskerville figure cinq fois dans un chapitre qui ne mentionne Didot qu’une seule fois et ignore tout de Giambattista Bodoni. Cette façon de reconstruire l’histoire européenne du livre est bien étrange.
Mais la plus grande injustice historiograhique est commise envers le monde germanique : le lecteur désorienté pourrait penser que la Réforme protestante est un phénomène suédois ; le nom de l’autrichien Adolf Hitler revient plus souvent dans l’ouvrage que celui de Johann Gutenberg. L’histoire éditoriale de Mein Kampf n’est pas dépourvue d’intérêt, mais quelle est l’importance relative de cette publication par rapport à celle des grandes œuvres du classicisme allemand ? L’imprimerie de la résistance militaire polonaise au cours de la Seconde Guerre mondiale mérite bien notre attention, mais son importance doit être mesurée à l’échelle européenne. Quant à l’Union soviétique, les publications clandestines (samizdat) et l’avant-garde d’après la Première Guerre mondiale sont certes importantes du point de vue de l’histoire du livre, mais d’un point de vue proprement technique, l’édition des ouvrages orthodoxes au milieu des forêts est autrement plus fondamentale pour une histoire culturelle considérée sur le temps long. De même les Pays-Bas et les Provinces-Unis du XVIIe siècle ont joué un rôle beaucoup plus important dans l’édition de leur temps que le Journal d’Anna Frank après la Seconde Guerre mondiale.
Les auteurs ont accepté un défi d’une difficulté extrême, l’ouvrage est d’une grande richesse, mais se fier à lui sans explication supplémentaire ni regard critique est le meilleur moyen d’acquérir une image partielle et partiale de l’histoire du livre et de l’écrit.