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Eleonora Barria-Poncet, L’Italie de Montesquieu. Entre lectures et voyage

Paris, Classiques Garnier, 2013 (« L’Europe des Lumières », 25), 683 p.

Emmanuelle Chapron

Aix-Marseille Université

La question des relations intellectuelles entre Montesquieu et les lettrés italiens a suscité une abondante bibliographie. Dans cet ouvrage issu de sa thèse, E. Barria-Poncet propose de revenir à la matrice de ces influences, dans ce que l’on pourrait appeler le « laboratoire italien » de Montesquieu, au creuset de ses expériences de lecture et de voyage. Les sources de la culture italienne du baron de La Brède sont présentées en quatre temps : la bibliothèque, le voyage, la prise de notes et la fréquentation des livres.

Dans la première partie, l’auteur décrit la « bibliothèque italienne » de Montesquieu (entendue comme l’ensemble des ouvrages latins, italiens et français dont l’auteur est italien, mais également des ouvrages français portant sur l’Italie), en la comparant à d’autres bibliothèques bordelaises de son temps et à celle de l’Académie de la ville, mais également à l’offre des grands libraires bordelais, de La Court et Labottière. Des caractéristiques communes s’en dégagent, comme l’intérêt pour l’histoire (Baronio, Machiavel, Guichardin, Sigonio ou Davila), la présence discrète des textes de science (Galilée) et le goût pour les « classiques » italiens des XIIIe-XIVe siècles, parfois lus en italien. Les catalogues des libraires traduisent également le goût des lecteurs pour le théâtre italien, parfois utilisé comme support d’apprentissage de la langue.

Commune est enfin la faible représentation de la production contemporaine, que le recul des réseaux commerciaux empêche souvent de passer les Alpes. La bibliothèque de La Brède se signale malgré tout par une richesse singulière en libri italici, éditions rares ou publications récentes, résultant des acquisitions réalisées pendant le voyage en Italie. E. Barria n’ignore rien des précautions à prendre dans l’analyse d’un catalogue de bibliothèque. Puisqu’un livre possédé n’est pas toujours un livre lu, la succession des graphies des secrétaires lui permet de reconstituer, autant que possible, la chronologie d’entrée des livres dans la bibliothèque. Puisqu’on lit autre chose que les livres possédés, l’étude de la bibliothèque de La Brède est heureusement doublée par celle de la « bibliothèque invisible » de Montesquieu, celle des livres qu’il a pu voir ailleurs ou dont il a une connaissance médiate.

Le voyage d’Italie constitue le cœur de la seconde partie. Sans reprendre l’ensemble d’une expérience très travaillée par l’historiographie, E. Barria apporte des éclairages neufs sur la manière dont le rapport au livre et à l’écrit médiatise l’expérience du voyage. On y retrouve l’influence de la littérature apodémique, dont Montesquieu sait manipuler les codes (dans le choix de l’itinéraire à travers la péninsule ou la grille des vedenda). Il la connaît suffisamment pour pratiquer une « intertextualité substitutive, par délégation », en renvoyant de ses notes de voyage aux guides qu’il utilise, sans les recopier comme le font souvent les voyageurs (p. 258). Les outils dont le voyageur s’arme pour aborder, livre en main, les réalités italiennes, sont également restitués avec précision, des cartes géographiques et des guides locaux aux traités de beaux-arts. L’étude des achats que Montesquieu effectue tout au long de son trajet est enfin éclairée par les mutations de la librairie péninsulaire, notamment la forte émergence de Naples comme centre éditorial, ou la production de répertoires de livres rares comme la Biblioteca italiana o Notizia de’libri rari nella lingua italiana de Haym (1728), dont le Bordelais se sert pour acheter des livres.

Médiatisée par l’écrit, l’expérience italienne l’est aussi dans le travail de la prise de notes, qui s’exerce sur les différents supports que sont le Spicilège, les Pensées et le Voyage d’Italie. Montesquieu y rapporte des fragments de lecture, des bribes de conversation, couche des observations, élabore des éléments de réflexion. Une partie de la richesse de la vie sociale du voyageur est passée au filtre de la plume, sans gommer les traces d’oralité, qui se manifestent en particulier par l’usage de l’italien.

Enfin, le dernier chapitre est constitué d’une série de notices consacrées aux ouvrages les plus significatifs de la bibliothèque italienne de La Brède. Regroupées en grands thèmes (de la théologie à l’histoire), elles permettent de préciser les modalités matérielles de la manipulation intellectuelle, par Montesquieu, des travaux d’un certain nombre d’auteurs italiens. On y voit fonctionner le réseau graphique dont E. Barria a mis en place les éléments dans les précédents chapitres. Ainsi, les travaux du savant modénois Bernardino Ramazzini ont fait l’objet d’un achat en Italie (1729), de notes de lecture, de différentes strates d’annotations dans le Spicilège et probablement de conversations avec Muratori à Modène (p. 321).

À la lecture de cette thèse d’une érudition minutieuse, on regrettera l’absence de conclusions partielles, qui permettraient de poser le propos, ainsi que le petit nombre des citations originales, que ne remplacent pas la précision de l’analyse grammaticale de la chercheuse. Des analyses transversales plus nombreuses auraient permis de mieux mettre en évidence le fonctionnement de ce système graphique complexe, un peu désarticulé par le plan choisi. La question de l’apprentissage de l’italien par Montesquieu (pp. 83-96), de sa maîtrise de la langue pendant le voyage (pp. 149-157) et de l’usage qu’il en fait à l’écrit (pp. 279-290) est absolument passionnante. À côté de cette stimulante contribution à l’histoire des systèmes graphiques, reste une riche moisson de données dont l’historien du voyage et des mondes intellectuels au XVIIIe siècle pourra tirer un grand parti.