1914, La mort des poètes [exposition, Strasbourg, Bibliothèque nationale et universitaire, du 22 novembre 2014 au 1er février 2015]
Catalogue sous la direction de Julien Collonges, Jérôme Schweitzer et Tatiana Victoroff
Jean-Marie Mouthon
Strasbourg, BNUS, 1914, 288 p., ill
L’exposition et son catalogue sont le résultat d’une étroite collaboration entre les Archives littéraires allemandes de Marbach, la Bibliothèque Bodléienne d’Oxford et la Bibliothèque nationale et universitaire de Strasbourg, ville européenne privilégiée, à l’occasion du Centenaire de la Première Guerre mondiale.
La date choisie pour cette présentation et la riche iconographie, provenant d’Allemagne, d’Angleterre et de France, sont autant d’attraits pour ceux qui n’ont pas eu la chance de se rendre dans la capitale alsacienne. Cette collaboration européenne est venue à temps pour servir le devoir de mémoire. Feuilleter ce catalogue procure un plaisir intellectuel incontestable, même si La Mort des poètes, ses images et ses commentaires laissent un sentiment de tristesse. Toutefois leur très petit nombre ne peut faire oublier les centaines de milliers de tués et disparus, qu’a entraînés ce conflit mondial, premier du genre.
Comme on pouvait s’y attendre, Charles Péguy (1873-1914) tient la place prépondérante, tant par la date de sa disparition, le 5 septembre 1914 à Villeroy en Seine-et-Marne, que par l’abondance et la qualité de ses écrits.
Vient ensuite Ernst Stadler (1883-1914), décédé dans les Flandres le 30 octobre 1914 : peu connu, voire ignoré des « Français de l’intérieur », cet alsacien, né à Colmar dans une famille originaire de Bavière et installée en Alsace après 1871, fit ses études littéraires à Strasbourg et à Oxford, avant de devenir professeur de langue et littérature allemandes à l’Université libre de Bruxelles. Parallèlement, il publia plusieurs recueils de poèmes. Nommé à l’Université de Toronto début 1914 pour y occuper la chaire de germanistique, il ne s’y rendra pas en raison de la mobilisation. Sa mort, fin octobre, est survenue peu de temps après celle de son ami Péguy, dont il fut aussi le traducteur.
Le dernier poète de ce trio, relativement ignoré des français, fut Wilfrid Owen (1893-1918), né en Angleterre, élevé dans la religion anglicane : il songea à devenir pasteur et finalement y renonça. Auteur de poèmes, Owen vint en 1913 à Bordeaux, où il enseigna l’anglais. En 1917, il a rejoint son régiment dans la Somme : une raison médicale entraîna son renvoi à Édimbourg. Il y écrivit la majorité de ses poèmes. Mais le 10 août 1918, il fut renvoyé au front. Il sera tué le 4 novembre 1918 dans le Nord de la France, une semaine avant l’armistice. Chacun de ces trois poètes fait l’objet de « traces » ou repères biographiques en début d’ouvrage.
Plusieurs thèmes sont évoqués dans ce catalogue, précédés à chaque fois de commentaires dans les trois langues, français, allemand et anglais, suivis d’illustrations réparties entre portraits, publications, journaux, livres, manuscrits et revues. Les Cahiers de la Quinzaine y sont présentés en grand nombre, provenant le plus souvent du Centre Charles-Péguy à Orléans. On aborde ainsi les thèmes intitulés Préludes, Pays, Frontières, Villes, Vie, Guerres, Barbares, Chairs, Mystères, Cathédrales, Verbe, Crépuscules. La qualité typographique excellente aide à progresser dans le parcours de l’exposition : les commentaires, au bas de chaque illustration, rappellent au visiteur et lecteur quelques passages écrits par des poètes disparus, autres que les trois principaux, Péguy, Stadler et Owen.
Dans une lettre à Charlotte Péguy du 1er avril 1915, Romain Rolland « souligne surtout le rôle actif et symbolique de Stadler, tombé sous les balles françaises, presque au même moment où Charles Péguy tomba sous les balles allemandes ». Romain Rolland joint le portrait de Péguy par Egon Schiele, réalisé en octobre 1914, « à l’occasion de l’hommage rendu au poète français par la revue Die Aktion ».
Henri Barbusse n’est pas oublié : Le feu : journal d’une escouade, paru chez Flammarion en 1916, prix Goncourt la même année, rappelle à notre mémoire que « la description naturaliste du quotidien des soldats (...) marqua profondément Wilfrid Owen, qui en fit la lecture à l’hiver 1917 avant de repartir pour le front, et qui s’en inspira directement dans plusieurs de ses poèmes ».
Pour assurer la transmission aux générations suivantes dès l’année 1915, le catalogue offre au lecteur la faculté de lire une page de Trois couleurs, Épisodes, contes et récits de la Grande Guerre, page intitulée « un admirable exemple : la mort du poète ». Dans cette sorte de bande dessinée de l’époque, destinée aux jeunes garçons, on peut observer « Péguy debout dans la mitraille, refusant de s’abriter malgré les injonctions de ses hommes, et qui crie jusqu’au dernier instant : Tirez ! Tirez ! Nom de nom ! »
Au total les multiples participants à la conception de cette rétrospective littéraire ont réussi agréablement à tenir en haleine le lecteur et certainement le visiteur de l’exposition sur ces poètes disparus, qui rejoignent les écrivains Dorgelès et Genevoix, mais aussi le poète Apollinaire, pour que cette guerre de 1914-1918 reste exemplaire dans la mémoire collective européenne, heureusement symbolisée par Strasbourg. On peut vivement remercier Albert Poirot, Ulrich Raulff et Richard Owenden, à l’initiative de ce projet original qui aborde un aspect généralement peu souligné dans les publications multiples de ce centenaire.