Le premier acte de « donation au public » de la bibliothèque de Mazarin (1650)
Yann SORDET
Directeur de la Bibliothèque Mazarine
Si Mazarin eut le goût et la volonté de faire collection, le projet de fondation d’une bibliothèque publique est incontestablement à mettre au crédit de Gabriel Naudé, entré à son service à la fin de l’année 1642, quelques mois avant que son maître ne fût désigné premier et principal ministre (mai 1643). Encore fallait-il, au-delà de l’action du politique et du mécène, donner à ce projet sinon un statut, du moins un cadre juridique ou institutionnel susceptible de garantir ses solidité et longévité. En la matière la Fronde servit de catalyseur à la réflexion des deux hommes, puisqu’elle les amena à chercher les moyens de sécuriser la collection. D’après leur correspondance, on sait que deux hypothèses préventives ont été avancées, au plus tard en mars 1649 : toutes deux consistaient en un transfert de propriété à une autorité souveraine, qui aurait ainsi actualisé et manifesté (aux yeux des frondeurs) la dimension publique de la bibliothèque. L’idée d’une donation à l’Université de Paris apparaît comme une proposition de Naudé ; la possibilité d’une dévolution au Roi est une rumeur, une suggestion dont on ignore l’auteur et qui parvient aux oreilles de Naudé entre le 24 et le 26 mars 1649. La découverte d’un document inconnu nous donne l’occasion de jeter une lumière nouvelle sur les modèles et les voies juridiques de ce projet de fondation d’une bibliothèque publique, un projet voué à l’échec à très court terme – puisque la première bibliothèque parisienne de Mazarin est dispersée au début de l’année 1652 –, mais dont l’établissement de la Bibliothèque Mazarine à partir de 1661 assura la réalisation.
1650, 6 juin. – Compiègne1
Aujourd’huy sixiesme du mois de juin M VIc cinquante, le Roy estant à Compiegne, ayant veu l’acte de donnation faicte au publicq par Monsieur le Cardinal Mazarini en datte de ce jourd’huy de sa bibliotecq composée de cinquante six mille volumes dont la pluspart sont rares et precieux soubz le bon plaisir de Sa Majesté et soubz sa protection en recongnoissance des biens qu’il a receuz du feu Roy et de Sa Majesté a present regnante, laquelle voudroit pouvoir les augmenter en son endroict, pour la parfaicte satisfaction qu’elle a des grandz, recommandables, fidelles et laborieux services qu’il luy rend et a son Estat, Sa Majesté, par l’advis de la Royne regente sa mere, a loué et approuvé, loue et approuve et a tres agreable la donnation de lad. bibliotecque au public, pour en estre uzé suivant l’intention dud. sr Cardinal portée par lad. donnation, laquelle Sa Majesté veult estre suivie et executée selon sa forme et teneur. En tesmoing de quoy Sa Majesté a signé le present acte de sa main, et l’a faict contresigner par moy son conseiller, secretaire d’Estat et de ses commandementz et finances.
Louis
[Sous le repli :] Le Tellier
Sur le plan diplomatique, ce document est très précisément un brevet royal, type d’acte en usage en France au moins depuis le règne de Charles VIII2. Conçu sous la forme d’un procès-verbal (« Aujourd’huy sixiesme du mois de juin MVIc cinquante, le Roy estant a Compiegne... »), établi sur vélin et non scellé, il porte la signature personnelle du roi et le contreseing du secrétaire d’État qui en a assuré la préparation et la rédaction. Singularité en diplomatique royale française, dans un brevet le secrétaire d’État s’exprime directement à la première personne du singulier (« Sa Majesté a signé le present acte de sa main, et l’a faict contresigner par moy son conseiller, secretaire d’Estat... »). Il s’agit ici de Michel Le Tellier, qui avait été nommé secrétaire d’État de la Guerre en 1643 à la demande de Mazarin, et faisait partie du premier cercle de collaborateurs de confiance réunis par le cardinal dès le début de la régence. La fonction d’un brevet est généralement d’instrumenter une grâce accordée par le roi (nomination à un bénéfice ecclésiastique, octroi d’un office avant sa vacance, permissions d’ordre divers). On retiendra que, dès l’origine, les brevets n’avaient pas valeur définitive et n’étaient pas d’une grande solidité juridique. Conçus comme provisoires, ils actualisaient une promesse ou une intention favorable, et devaient être suivis, pour être exécutés, d’un acte plus solennel et plus définitif.
Ce brevet du 6 juin 1650 apparaît bien en effet comme un document d’étape, à la fois mesure de précaution dictée par les circonstances, et disposition non excessivement contraignante, qui ne préjuge pas des formes et des conditions dans lesquelles la donation de la bibliothèque et la protection du roi pourraient par la suite être concrétisées. Il constitue en tout cas une réponse à un « acte de donation au public » pris par Mazarin, daté du jour même, que nous n’avons pas retrouvé et dont nous ne connaissons précisément ni le contenu ni la forme diplomatique (simple lettre adressée au roi ? donation sous seing privé ? acte passé devant notaire ?).
Nous avons découvert ce document au sein des archives du collège des Quatre-Nations (AN, S 6499 à S 6506), comme « égaré » dans une partie du fonds qui rassemble essentiellement des rapports de récolement et les archives comptables de la bibliothèque du collège pour le XVIIIe siècle. Initialement remis à Mazarin, a t-il après sa mort (1661) fait partie des papiers déposés entre les mains de ses exécuteurs testamentaires, qui constituent alors le conseil de fondation qui présidera à la construction et à l’organisation du collège et de la bibliothèque publique voulus par le cardinal ? Nous l’aurions, dans ce cas, plutôt retrouvé dans la série M, plus précisément dans le fonds des « titres » du collège Mazarin, constitué par ses administrateurs à partir de 16883. Sa présence isolée dans un carton de la série S, plutôt domaniale et comptable, suggère davantage une intégration intempestive au début du XIXe siècle, au moment de la constitution des séries dites d’Ancien Régime aux Archives nationales, ce qui laisse planer le mystère sur sa provenance exacte.
La connaissance de cet acte est importante à plusieurs titres. Il constitue aujourd’hui la plus ancienne manifestation juridico-administrative de l’intention de Mazarin de donner sa bibliothèque au public. Jusqu’ici nous n’avions connaissance que de témoignages indirects ou épistolaires de cette intention. Il représente également une étape importante dans la construction du projet mazarino-naudéen4. Le recrutement de Gabriel Naudé en a constitué en quelque sorte la première étape, suivie de l’accessibilité de fait de la bibliothèque au public, dès la fin de l’année 1643 ou au tout début de 1644. Transportée en octobre 1643 dans l’hôtel de Chevry-Tubeuf, noyau du futur palais Mazarin, elle avait en effet affiché très rapidement son ouverture aux savants et aux gens de lettres, par la voix notamment de la Gazette de France, qui annonça en janvier 1644 que Mazarin accueillait dans son hôtel une
Académie pour tous les doctes & curieux, qui y vont en foule tous les jeudis depuis le matin jusques au soir feuilleter sa belle bibliothèque, ornée d’environ neuf mille volumes, en toutes sciences, dont le nombre croist encor de jour en jour par les soins que prend Son Eminence de satisfaire aussi bien en ce point les gens de lettres comme il fait tous les autres5.
À partir de 1646, avec la construction par les architectes Le Muet et Valperga d’une nouvelle aile pour la bibliothèque du cardinal, plusieurs dispositions et choix d’organisation matérielle ont confirmé cette vocation publique, en lui procurant les moyens d’une spectaculaire mise en œuvre.
Établis au mitan de la Fronde, la donation du 6 juin 1650, et le brevet du même jour qui l’approuve et lui promet exécution, s’expliquent d’abord par ce contexte. L’acte est daté de Compiègne, où s’est installée la cour depuis le début du mois de juin, et où Mazarin justement séjourne quelque temps avant d’entreprendre l’expédition de Guyenne qui occupera l’été. La période, bien que tendue sur le plan militaire, représente malgré tout un temps de répit pour le cardinal entre l’année 1649, qui fut marquée par son premier procès et une première dispersion de ses biens, et l’année 1651 qui fut celle de l’exil.
Rappelons que le 9 janvier 1649, quelques jours après la « nuit des Rois » qui avait vu la cour quitter précipitamment Paris et se réfugier à Saint-Germain, Mazarin avait été décrété par le Parlement « perturbateur du repos public », et s’était vu fixer vingt-quatre heures pour quitter la cour et huit jours pour quitter le royaume. Le 25 janvier, le Parlement ordonnait l’inventaire et la saisie de ses biens mobiliers ; la vente des collections et des meubles rassemblés dans l’hôtel de Chevry-Tubeuf – « les merveilles du monde » pour reprendre le titre d’une fameuse mazarinade6 – commença le 22 février. Mais à cette première dispersion échappèrent toutes les pièces que le cardinal et ses fidèles avaient prudemment mises à l’abri auprès d’agents de confiance (notamment l’argenterie, l’orfèvrerie, les pierres précieuses7), ainsi que l’ensemble de la bibliothèque, dont le Parlement avait décidé d’ajourner la vente en demandant à ce qu’un inventaire préalable en soit dressé.
Les événements de l’hiver 1649 suscitèrent naturellement une inquiétude croissante pour l’intégrité de la collection de livres. En témoignent les deux lettres de Gabriel Naudé à son maître des 24 et 26 mars. La première fut écrite le jour même où le Parlement de Paris arrêtait la décision d’inventorier la bibliothèque, et il est fort vraisemblable quece soit cettedisposition, immédiatement parvenue à la connaissance de Naudé, qui l’ait conduit à prendre la plume :
Il m’est venu en pensée que puisque Vostre Eminence n’a jamais fait sa bibliothecque à autre intention que pour la donner au publicque, elle pourroit antissiper le temps et la donner dès maintenant à l’Université, laquelle comme il est à presumer la pourroit sauver du naufrage et luy en demeureroit esternellement obligée. Pour ce qui est du moyen et des conditions, selon que Vostre Eminence se resoudra, l’on y pourra penser et les executer avec diligence8.
La suggestion de l’Université comme autorité destinataire du don, par le truchement de laquelle serait actualisé le projet de bibliothèque publique, était stratégiquement défendable, du fait de sa neutralité relative dans la Fronde, et de sa capacité, en tant que corps constitué, à sanctuariser la collection face aux parlementaires. Ce recours fut sans doute également inspiré à Naudé par les dispositions prises par Richelieu quelques années plus tôt. Le projet du premier cardinal ministre – inabouti comme on le sait – consistait selon les termes de son testament (23 mai 1642) à transmettre sa bibliothèque à ses héritiers tout en la rendant accessible au public (« y donner l’entrée, à certaines heures du jour, aux hommes de lettres et d’érudition ») et en la plaçant en quelque sorte sous la protection de l’Université. Toutes les garanties d’intégrité et de pérennité de la collection reposaient sur l’implication des docteurs de la Faculté de théologie : ils étaient appelés à vérifier qu’un inventaire de la collection serait bien dressé (dont ils conserveraient une copie en la Maison de Sorbonne), à en superviser le récolement annuel, à proposer les candidats au poste de bibliothécaire et à décider des accroissements.
Il était sans doute évident aux yeux de Naudé que Mazarin, non seulement n’accepterait pas de bonne grâce de se déposséder de sa bibliothèque, mais également que, par inclination personnelle et par culture politique, il n’avait pas pour l’Université de Paris la même considération que Richelieu. Aussi dans sa lettre suivante, dès le surlendemain, le conseiller-bibliothécaire précise-t-il ses arguments. Là encore, on peut supposer que deux événements nouveaux sont à l’origine du courrier : ce 26 mars les trois libraires désignés pour la rédaction de l’inventaire ont reçu l’ordre d’y travailler au plus tôt9 ; et par ailleurs Naudé a eu vent d’une hypothèse inédite, celle d’un don de la collection au Roi.
J’espere neantmoins de differer jusques à lundi [le début de l’inventaire], affin d’en pouvoir advertir Vostre Eminence et de luy doner le loisir de retarder par les moyens qu’elle jugera à propos ce commencement de desordre en la piece qui lui doit estre la plus chere de touttes les autres et qu’elle a le plus d’interest de conserver à la posterité pour marque des bonnes intentions qu’elle a tousjours eu pour le publicque. Il a couru ici je ne sçai quel bruict que Vostre Eminence l’avoit donnée au Roy. Mais jusques à present il n’en paroit rien du tout et quand bien cela seroit, il est quasi hors d’apparence que le Parlement en cas de rupture voulut avoir esgard à cette donnation. En tout cas il faudroit envoyer promptement quelque homme d’authorité de Saint Germain qui fit apparoir à messieurs du Parlement d’une telle donnation par instrument daté de deux ou trois jours apres la paix signée [paix de Rueil, 11 mars 1649], et qu’en suite il en prit possession et m’en donna la garde au nom de Sa Majesté. J’avois proposé à Vostre Eminence d’en disposer d’une autre façon, laquelle seroit peut estre plus aggreable et moins suspecte au publicque veu que plusieurs de ces messieurs ont quelquefois proposé entre eux en disposer de la sorte, c’est à dire de la donner à l’Université laquelle j’ay faict solliciter sous main pour sçavoir si elle la vouloit prendre par engagement10.
On mesure dans cette lettre le rôle très particulier que reconnaissait Naudé à la bibliothèque dans la construction d’une renommée publique : c’est la
piece qui lui doit estre la plus chere de touttes les autres et qu’elle a le plus d’interest de conserver à la posterité pour marque des bonnes intentions qu’elle a tousjours eu pour le publicque.
À mots guère couverts, le bibliothécaire mettait en relief à la fois une vocation publique, une utilité politique et une capacité stratégique (dans la perspective d’un recours en grâce), que les « autres pièces », à savoir les collections d’antiques, de curiosités, de meubles ou de tableaux, n’avaient pas. Il suggère finalement que la collection de livres, outil et objet d’un projet évergète, est susceptible de contrebalancer et de racheter, aux yeux des frondeurs et du public, l’image désastreuse produite par la révélation des « merveilles » du palais, contemporaine de la première enquête sur les biens et l’enrichissement du cardinal ministre. Naudé le confirma, qui employa les deux éditions successives du Mascurat et le canal des mazarinades pour démontrer que le projet de bibliothèque publique était en marche en 1648, avant que la Fronde n’interrompe brutalement son processus et son chantier.
Des deux options en concurrence, le brevet de juin 1650 révèle que celle de placer la bibliothèque sous la protection du roi fut finalement préférée. L’idée ne provenait pas de Naudé. En termes à peine dissimulés le bibliothécaire, qui fut aussi conseiller politique, laissait entendre le peu de cas qu’il faisait d’une garantie de l’autorité monarchique dans les circonstances présentes, ce qui témoigne d’un diagnostic largement ouvert sur l’évolution possible de la situation institutionnelle. L’auteur des Considérations politiques sur les coups d’État (1637) ne pouvait manquer d’être attentif aux tout récents développements de la Deuxième Guerre civile anglaise, qui venaient de conduire, au début de l’année 1649, à l’exécution de Charles Ier et à l’abolition de la royauté. L’inspirateur de la proposition du don au roi qui circulait dès mars 1649 fut peut-être Michel Le Tellier, l’un des hommes de confiance du cardinal qui restèrent à leur poste pendant la tempête, ne quittant pas, notamment, leur siège au conseil d’En-Haut. C’est en tout cas Le Tellier qui prépare et contresigne le brevet de 1650. On peut se demander pourquoi la décision de donation tarda tant, de mars 1649 à juin 1650. Sans doute l’horizon politique parut-il momentanément s’éclaircir, à la faveur de la Paix de Rueil (mars 1649) et du retour à Paris de la reine et de ses enfants (août), rendant moins urgente une disposition que, dès l’année suivante, les difficultés militaires et la Fronde des Princes remirent d’actualité.
L’arrestation des princes (Condé, Conti et Longueville) le 18 janvier 1650 engendra les graves mouvements que l’on sait dans les provinces. L’acte de donation de juin fut en effet pris lors d’une courte pause dans les campagnes militaires qui occupèrent Mazarin, la régente et le jeune roi une bonne partie de l’année 1650, précisément entre celle de Bourgogne (avril) et celle de Guyenne à l’été, où la Fronde était la plus vive. En cette fin de printemps 1650 on pressent sans doute aussi l’union à venir des deux Frondes, qui vont demander conjointement la libération des princes et, de nouveau, le renvoi du ministre.
On notera que l’acte de donation, comme le brevet censé lui donner une première forme de protection juridique, ne furent dans l’immédiat d’aucune efficacité. Les inquiétudes sur le sort de la collection se renforcèrent assurément au cours de l’année 1651, marquée par le second procès, l’enquête financière et comptable de la commission Broussel, et le refuge à Brühl du cardinal. Alors que Mazarin remettait le pied en France le 24 décembre après un premier exil de près de dix mois, sa tête fut mise à prix par un arrêt du Parlement (29 décembre), qui promettait à qui le livrerait une prime de 100 000 livres à prendre sur le produit de la vente de sa bibliothèque. La donation de juin 1650, si elle était connue des parlementaires, ne prévint ni n’interrompit cette dispersion. Il n’y a pas même apparence que le brevet ait été convoqué à cette occasion. Naudé, qui assiste impuissant au démembrement de « l’œuvre de sa vie », l’écrit le 31 janvier 1652 à son maître, qui vient de rejoindre la reine à Poitiers :
ainsy toutte cette bibliothecque aura esté vendue un mois durant et pacquet a pacquet, sans que l’on ayt envoyé le moindre ordre de la cour pour l’empecher, et comme ils se vantent maintenant de vendre les tablettes, les plafonds et statues, je croy qu’ils en viendront a bout si l’on n’y veut apporter quelque remede11.
Rentré définitivement en France le 3 février 1653 après son second exil, Mazarin reprit possession de ses biens, et notamment d’une partie des membra disjecta de sa bibliothèque. La seconde bibliothèque parisienne de Mazarin, noyau de la Bibliothèque Mazarine, avec les 29 200 volumes que nous lui connaissons d’après l’inventaire après décès de 1661-166212, n’égalera pas la taille de la première. Et c’est un des intérêts par ailleurs du brevet de juin 1650 que de fournir une évaluation inédite – et la plus haute à ce jour – de la première bibliothèque parisienne de Mazarin, dont nous ne connaissons pas d’inventaire exhaustif. Le dernier chiffre avancé par Naudé, en février 1651, est de 40 000 volumes13. Mazarin lui-même, en janvier 1652, s’offusquant de ce qu’aucune intervention n’empêche la vente, évoque une collection de « cinquante-quatre mille volumes », « qu’on ne sauroit pas rassembler en cinquante ans avec un million d’or » (sic) et qu’il entendait « donner à la France »14. La réalité se trouve-t-elle plus proche de l’évaluation de Naudé que des 56 000 livres allégués par le brevet de juin 1650 ? On suppose que ce dernier chiffre fut volontairement majoré : par un effet de retournement rhétorique il s’agissait d’amener les contemporains à considérer que les dimensions exceptionnelles de la collection ne devaient plus être considérées comme un objet de scandale et de suspicion, mais plutôt comme un facteur de renforcement de la légitimité du geste de donation et de son bénéfice public. La taille de la bibliothèque devenait un argument de protection. Cette conception toute naudéenne permettait de contourner les poncifs de la littérature anti-bibliophilique qui, depuis l’Antiquité, reprenant les formules de Pétrone ou de Sénèque, jetaient la suspicion sur les collections de livres développées au-delà d’une savante et raisonnable mediocritas15. Dès l’Advis (1627), Naudé avait fait valoir les bénéfices de « la nompareille & prodigieuse quantité » de livres, défendue à celui qui « ne veut satisfaire qu’à soy mesme » et réservée à « celuy qui ne cherche qu’a contenter & obliger le public »16. Facteur d’universalité et d’utilité, de lustre et de crédit, la masse de la collection aurait presque servi de mesure à sa vocation publique.
En effet, première expression juridique connue de la volonté de Mazarin de fonder une bibliothèque publique, le brevet de juin 1650, si l’on ignore quelle part put prendre le bibliothécaire à son élaboration (et peut-être même y est-il entièrement étranger)17, est également, en un sens, le premier acte de mise en œuvre directe du projet formulé dans l’Advis. Celui-ci est clair : l’ouverture de la bibliothèque au public doit être à la fois pérenne et en principe sans réserve. Mais les formes juridico-administratives de l’institution bibliothécaire idéale, d’origine privée et de vocation publique, n’ont pas intéressé le premier théoricien de la bibliothéconomie. Ses modèles historiques sont en revanche évidents. À ce titre la formule tant citée depuis 1627, issue des premières pages du traité – «...il n’y avoit aucun moyen plus honneste & asseuré pour s’acquérir une grande renommée parmy les peuples que de dresser de belles & magnifiques bibliothèques, pour puis après les voüer & consacrer à l’usage du public » (p. 12) – doit être éclairée par les dernières pages, qui révèlent quelle est la référence historique de Naudé (p. 152) :
Aussi estoit-ce une des principales maximes des plus somptueux d’entre les Romains, ou de ceux qui affectionnoient plus le bien du public, que de faire dresser beaucoup de ces librairies, pour puis après les voüer & destiner à l’usage de tous les hommes de lettres.
Les pratiques antiques de l’évergésie et de la liturgie, qui formalisaient la participation de riches particuliers à des constructions ou des actions d’utilité publique, ont constitué le modèle institutionnel de Naudé. Un modèle illustré par plusieurs exemples de fondations et d’entretiens de bibliothèques publiques à travers l’Empire, que Naudé citait d’après Pietro Vettori mais que les sources épigraphiques ont depuis documentés18.
Faire bibliothèque n’étant pas fonder bibliothèque, la mise en œuvre du projet reposait sur un certain nombre de dispositifs et de choix d’organisation qui furent effectivement réalisés, ou esquissés, avant que la Fronde n’interrompe le processus. Bien évidemment, à partir de 1648 Mazarin aussi bien que Naudé invoquèrent ces éléments pour la défense de la collection, dans leur correspondance, dans les contre-mazarinades ou dans le Mascurat.
UNE OUVERTURE SANS RÉSERVE
La bibliothèque était destinée en principe à une ouverture élargie, qui aurait réalisé l’impératif de l’Advis de ne jamais dénier la communication d’un livre « au moindre des hommes qui en pourra avoir besoin »19. Mais si la collection, installée dans l’hôtel de Chevry-Tubeuf en 1643, fut rendue accessible dès la fin de l’année ou début 1644, les témoignages conservés de son ouverture, et notamment le plus ancien d’entre eux (la Gazette du 30 janvier 1644), ne laissent pas penser à une fréquentation étendue au-delà des lettrés et savants accrédités. L’ouverture élargie devait être réalisée par l’achèvement de la nouvelle bibliothèque, conçue dans l’aile ad hoc édifiée le long de la rue de Richelieu par les architectes Maurizio Valperga et Pierre Le Muet à partir de 1646. Et comme nous l’avons récemment montré, ce grand projet n’était pas entièrement réalisé à la veille de la Fronde. Le déménagement des livres avait seulement été engagé, et il est vraisemblable que la bibliothèque, du fait du transfert en cours, n’était plus accessible20. En 1649 Naudé présente en effet cette ouverture comme en devenir :
sans luy Paris ne seroit pas à la veille d’avoir une bibliothèque publique la plus belle qui soit au monde (...). Elle sera ouverte pour tout le monde sans excepter âme vivante21.
UNE ARCHITECTURE ORIENTÉE PAR LA PUBLICITÉ
Le parti architectonique et décoratif de cette nouvelle bibliothèque était dicté par sa vocation publique. Il s’agissait d’abord d’une bibliothèque-galerie, et la première de cette envergure en France : le choix de la galerie n’était pas anodin, ce volume ayant pris une importance significative dans l’évolution de la distribution palatiale en France depuis le début du XVIIe siècle, en étant investi de fonctions de déambulation, de représentation et d’apparat. De surcroît la galerie Le Muet-Valperga était en quelque sorte émancipée de la structure palatiale, puisqu’elle constituait l’étage d’une aile indépendante, le long d’une voie publique qui lui donnait et visibilité dans l’espace urbain, et accessibilité. Cette disposition, qui aurait pu être inaugurée par la bibliothèque de Richelieu si elle avait été achevée, était entièrement nouvelle en France. Elle rompait même avec le schéma des bibliothèques dont l’organisation interne et le décor avaient sans doute le plus influencé la Mazarine, à savoir la Barberiniana, et à travers elle l’Escurial, qui se trouvaient enclavées dans une structure palatiale. On notera du reste que le palais Mazarin dans son ensemble fut davantage affecté à des fonctions publiques (montrer, communiquer, recevoir) que résidentielles et privées, le cardinal logeant plus volontiers au Palais Royal ou dans son appartement du Louvre.
De même, au sein de la bibliothèque l’exceptionnel décor de boiserie mis en place en 1648, avec sa colonnade monumentale qui frappa à juste titre les contemporains, renvoie davantage à une scénographie propre aux espaces publics (la façade basilicale, le forum), qu’à la plastique de la décoration intérieure du temps. Ce choix accompagnait naturellement l’inversion du paradigme bibliothécaire entreprise par Naudé, qui transformait la bibliothèque de lieu fermé en espace ouvert.
UNE PORTE DEPUIS LA VILLE
La question pratique de l’accessibilité était d’importance pour Naudé, qui dans le Mascurat insista sur le fait qu’une porte avait été conçue pour procurer un accès direct à la bibliothèque depuis la rue. Ce principe devait remplir, au service de la publicité du lieu, une double fonction. Il induisait d’abord une circulation indépendante de la logistique immobilière palatiale. Naudé se souvenait peut-être de vexations ou de difficultés rencontrées de la part d’huissiers, de valets ou de frères touriers dans sa pratique des bibliothèques princières ou monastiques d’Europe. Il fit en effet dire au Saint-Ange du Mascurat :
La plupart des hommes doctes & judicieux aimeront mieux se passer comme ils ont fait jusques à présent de cette bibliothèque, que de s’exposer aux caprices d’un Suisse, & aux insolences de tant de pages, & de laquais pour y entrer.
À quoi répondit Mascurat :
L’on a pourveu a toutes ces difficultez par une entrée particulière, qui sera dans la rue de la porte de Richelieu, et la chose estoit desja si advancée, que lors de la sortie du Roy [6 janvier 1649], on gravoit en marbre noir et lettres d’or, l’inscription qui devoit estre sur ladite porte, pour advertir tous les passans d’y entrer22.
Un document comptable récemment mis au jour confirme l’existence de cette porte. Il s’agit du mémoire des travaux effectués dans le palais Mazarin par Thomas Boudan, peintre en bâtiment, lequel fait état d’« une grande porte brisée qui est sur la rue pour entrer dans la bibliotecque avec la grille de fer dessus faicte de gris à deux couches »23.
L’évidence de la topographie et l’aisance du cheminement depuis l’espace public ont nécessairement compté dans la conception mazarino-naudéenne. À titre de comparaison, on évoquera la bibliothèque de Saint-Victor de Paris, déjà accessible aux savants, qui se voit bientôt explicitement consacrée à « l’usage du public » en recevant le legs Du Bouchet de Bournonville (1652). Mais elle se trouve enclavée dans les bâtiments claustraux : l’itinéraire imposé à ses usagers, pour n’être pas rédhibitoire, n’en est pas moins complexe. On en retrouve le témoignage lors d’un débat né à propos de la nouvelle Bibliothèque Mazarine, rouverte depuis Pâques 1689 dans le collège Mazarin, et dont on évoque alors les deux entrées possibles (l’une directement accessible depuis la première cour, l’autre imposant un passage par les bâtiments du collège) :
La biblioteque de Saint Victor est fréquentée autant et mesme plus que celle du college Mazarin, et cependant ceux qui y vont ont bien plus de chemin a faire pour y arriver, il faut qu’ils passent par des cours, des cloistres, des allées et des portes de fer, il leur faut descendre en plusieurs lieux et puis monter et toutes ces difficultés ne les rebutent pas et n’empeschent pas que cette biblioteque ne soit fort frequentée24.
UNE INSCRIPTION DANS L’ESPACE PUBLIC
Cette entrée « particulière » – c’est-à-dire publique (sic) – devait avoir également une fonction d’affichage dans l’espace public, renforcée par une inscription de marbre. Celle-ci, si tant est qu’elle ait été achevée, n’a pas été conservée mais nous en connaissons le texte. Naudé dit l’avoir fait imprimer « de la façon qu’elle devoit estre gravée », sans doute moins pour servir de modèle au graveur que pour être diffusée en étendant la notoriété de la « fondation ». Au moins deux exemplaires de l’impression figurée ont été conservés (ill. 1)25. Il s’agit d’un petit placard (dimensions de la justification 286 × 275 mm) de dix-neuf lignes, toutes imprimées en lettres capitales, et d’une certaine complexité typographique puisque pas moins de cinq caractères différents ont été convoqués pour figurer les différents modules demandés au graveur sur pierre. Nous pensons devoir attribuer cette impression à Sébastien Cramoisy (vers 1584-1669), imprimeur du roi depuis 1633 (puis de la régente), directeur de l’Imprimerie royale et qui eut, de par ses fonctions municipales, un rôle important pendant la Fronde. Ami de Naudé – qui réussira à le faire désigner parmi les libraires en charge de l’inventaire de la bibliothèque en janvier 1649 – il fut aussi l’imprimeur des deux éditions du Mascurat (1649), ce dont témoigne non seulement le matériel typographique, mais aussi un document comptable provenant des papiers de Naudé que nous venons de retrouver26. Le type des première et troisième lignes de l’inscription, notamment, se retrouve au titre et au départ de la dédicace des œuvres de Léon le Sage imprimées par Cramoisy en 1647, et le type de la sixième ligne se retrouvera bientôt utilisé au titre du Mascurat (deuxième édition, première ligne du titre). Nous ne savons pas si ce projet d’inscription, apparemment bien avancé au début de l’année 1649, fut finalement mis en œuvre après la Fronde.
Elle avait été composée avec une double fonction pratique et commémorative. L’exposition de la plaque, puis à son défaut la diffusion de la transcription typographique, devaient contribuer dans le même temps à la notoriété de publicité, ainsi qu’à la solidité de l’institution. Voilà pourquoi nous retrouvons cette inscription transcrite par Naudé en 1652 dans son Advis a nosseigneurs de Parlement, justement considéré comme une mazarinade apologétique27. Distribuée en Angleterre, sans doute avec consigne de diffusion de la part du bibliothécaire qui y avait conservé des relations, elle donna même lieu à traduction et publication en anglais28.
Naudé en la matière avait évidemment à l’esprit le modèle de l’Angelica. Angelo Rocca, son fondateur, avait rédigé les inscriptions à placer à l’entrée de la bibliothèque, et en avait publié le texte dans ses œuvres en 1605. Naudé avait lui même contribué, dans l’Advis, à établir une chronologie des modèles immédiats de fondations de bibliothèques publiques :
Il n’y a maintenant, au moins suivant ce que j’en ay peu sçavoir, que celles du Chevalier Bodlevi à Oxfort, du cardinal Borromée à Milan, et de la maison des augustins à Rome, où l’on puisse entrer librement et sans difficulté.
Cette filiation, dans laquelle la Mazarine est venue occuper la quatrième position, s’est imposée durablement. Or la chronologie – fondation de la Bodleian en 1602 et de l’Ambrosiana en 1607, donation de la bibliothèque personnelle d’Angelo Rocca aux Augustins de Rome en 1614 – peut aujourd’hui être révisée, comme l’a montré Alfredo Serrai, sur la base de l’expression des intentions des fondateurs : 1595 pour Rocca, 1597 pour Bodley, 1601 pour Borromeo29. Le dispositif qui encadrait la fondation de l’Angelica était du reste le plus imposant ; il fit l’objet d’une formulation juridico-administrative volontairement contraignante, dont la sophistication et la précision restèrent toujours étrangères au projet de Mazarin :en cas de soustraction, même partielle, la collection serait retirée du couvent destinataire et confiée à la Vaticane. Renouvelé par un bref de Paul V (4 novembre 1609), ce principe d’inaliénabilité se trouva alors complété par une contrainte d’usage : la même clause de substitution serait mise en œuvre si les destinataires immédiats empêchaient l’accès à qui que ce soit, clerc comme laïc. Dans ce modèle, on voit bien que l’autonomie de l’institution reposait sur l’intégrité de la collection et une amplitude inédite d’accessibilité.
La Fronde aurait pu annihiler définitivement les intentions de Mazarin. Il n’en fut rien, et non seulement les efforts de reconstitution de la collection après 1653, mais surtout le maintien du projet de fondation, par-delà la solution de continuité, doivent être considérés parmi les moyens de son rétablissement politique et de sa reprise d’autorité. Là encore Naudé, bibliothécaireet conseiller, s’est efforcé, pendant et après la dispersion, de préserver ce qui pouvait l’être des livres et du projet. Il le dit dans une lettre du 8 avril 1652, dans laquelle il évoque les acquisitions de sauvegarde effectuées pendant la vente :
Et la raison de cet achapt est parce que lesdits livres ne se trouveront point absolument dans telle bibliothecque que Vostre Eminence pourra achepter, soit pour continuer dans le dessein qu’elle avoit d’en donner une au publique, ou de remplir pour sa satisfaction particuliere la galerie du nouveau bastiment, comme j’ay tousjours cru que ce seroit son dessein au cas que Dieu luy fasse surmonter la malice de tous ses ennemis, en establissant le Roy dans son authoricté et le faisant revenir triomphant à Paris30.
Contrairement à ce que l’on pensait, la révélation de cette donation de juin 1650 prouve que, poussé par les circonstances et en dépit sans doute de réticences de collectionneur, Mazarin s’était résolu à acter son intention31. Bien qu’il se fût agi d’un expédient imposé par la situation, et d’un acte de nature provisoire, il attendait du brevet royal quelque efficacité. Il n’en fut rien, et cet échec a pu compter dans la mise en forme définitive de ses dispositions.
Le testament du 6 mars 1661 réserve à la bibliothèque un sort exceptionnel, ce qui confirme sa capacité, plus que tout autre bien ou collection, à servir de fondement à un projet évergète. Les dispositions prises pour sa pérennisation et la préservation de son unité tranchent en effet avec les mesures qui programment la dispersion des collections d’art, de mobilier et d’antiques, et la division successorale du palais32. Deux dispositifs s’offraient principalement à Mazarin pour organiser juridiquement la fondation : un transfert de propriété (legs), ou une succession encadrée. Du Bouchet (1652) avait fait le premier choix, en transmettant ses livres à une communauté établie disposant déjà d’une bibliothèque, et en l’investissant de missions publiques nouvelles et explicites33.
Richelieu avait pour sa part maintenu la bibliothèque dans son héritage (1642) ; elle revenait à son petit-neveu et devait être transmise, par voie de succession, aux héritiers du titre de duc de Richelieu. L’Université de Paris était par ailleurs convoquée pour l’établissement de l’inventaire, le récolement annuel, la nomination du bibliothécaire et la conduite des acquisitions, toutes clauses aptes à garantir les deux intentions qui résumaient le projet : la bibliothèque devait « servir à [s]a famille, mais encore au public » et être « conservée en son entier ». Sur le papier l’impératif d’inaliénabilité dans le temps reposait donc sur un dispositif successoral qui n’était pas très éloigné du fideicommis34.
Mazarin ne se plia exactement ni à un modèle ni à l’autre, et se détermina pour l’attribution à une institution nouvelle qui, en perpétuant en quelque sorte sa personne sous la forme d’un établissement, le dispensait de concevoir un transfert de propriété. L’acte de « fondation » – tel que défini par le droit canonique, affectation d’une masse de biens ou de valeurs à un service perpétuel – consista à créer de toutes pièces le corps qui devait la recueillir et la mettre en œuvre. Ayant initialement écarté la proposition de Naudé de confier sa bibliothèque à l’Université (1649), il avait préféré la protection du Roi (1650). Mais ses ultimes dispositions remirent en quelque sorte la première dans la boucle, car la bibliothèque étant affectée à un collège, c’est naturellement l’Université qui en assurerait la tutelle35. Le 22 octobre 1674 les exécuteurs testamentaires de Mazarin requéraient officiellement l’agrégation du collège à l’Université de Paris, ce qui fut acté le 12 décembre suivant36.
Le choix de Mazarin eut le succès que l’on sait. Mais pour lui comme pour Naudé la question juridique – sans doute aujourd’hui surévaluée par l’historiographie du droit du patrimoine – ne semble pas avoir été déterminante. Pour le collectionneur, le mécène et le politique qui cherchait à asseoir les conditions de l’inaliénabilité dans le temps de la bibliothèque, les principes d’accessibilité et d’« ornement » de la nation, en somme les finalités d’usage et la publicité, paraissaient constituer des garanties supérieures à la forme juridico-administrative idéale de leur mise en forme, qui n’existait pas.
Dans le discours apologétique du Mascurat, le projet de bibliothèque publique occupa une place décisive, qui ne doit pas surprendre. Comme l’a suggéré Hubert Carrier, il est possible que la « politique culturelle » de Mazarin n’ait pas paru à ses contemporains assez généreuse, assez vigoureuse et assez éclairée pour mériter le nom de mécénat. Son soutien aux lettres ne fut pas exempt de mesquinerie ; le parallèle avec Richelieu, topos du répertoire des mazarinades, s’exerçait en sa défaveur ; sa protection de l’opéra, divertissement dispendieux, et, en matière de Beaux-Arts, une prédilection pour des artistes venus d’Italie, ne profitèrent pas à son image37. C’est bien la taille, la richesse et la vocation publique de la bibliothèque qui, par-delà la Fronde et la disparition de Naudé, garantirent et la pérennité de la collection et la fama de son initiateur.
Nous avons découvert une preuve paradoxale de la force de cet argument de publicité, sept ans après la mort de Mazarin, dans les débats qui précédèrent l’échange léonin de 1668 avec la bibliothèque du roi. Les registres de délibération du conseil de la fondation ont conservé le verbatim des échanges des exécuteurs testamentaires avec la plupart des interlocuteurs et des prestataires intervenus dans la construction du collège des Quatre-Nations. Le 20 décembre 1667 au plus tard, Pierre de Carcavy, bibliothécaire du roi (et de Colbert !), avait fait part à l’avocat Gomont, rapporteur du conseil de fondation, du désir du roi de prendre à la Mazarine « tous les manuscrits ensemble, beaucoup de livres hebreux, arabes et autres ». À Gomont qui résistait en rappelant que la bibliothèque était tout entière destinée au public, Colbert opposa un argument aussi inédit que malicieux : « d’autres livres seront donnés, non seulement de plus grand usage mais aussy de plus grande valeur » et « plus advantageux ». La brutalité de l’opération – « il estoit une necessité de satisfaire à la volonté du roi » – était désormais dissimulée derrière un prétexte de politique documentaire, au nom même de la publicité de la bibliothèque. La Mazarine étant vouée au public, il devenait inutile de lui conserver les manuscrits convoités pour le roi, puisqu’ils
ne peuvent servir que d’ornement, la plupart ayant esté imprimé (...) et que d’ailleurs il manque dans la mesme bibliotecque quantité de bons livres d’autant plus necessaires qu’ils sont d’un usage ordinaire en toutes sciences, et qui vraysemblablement ont esté perdus dans les desordres des derniers temps38.
Justifiée par un surprenant retournement de l’argument de publicité, cette intervention ne mit certes pas en péril la fondation, mais elle n’en représenta pas moins une précoce atteinte à l’inaliénabilité de la collection. Il y a une autre manière de l’interpréter : la supercherie rhétorique servait l’intention de Colbert de manifester la prééminence, sur le modèle évergète, d’une puissance publique désormais concentrée dans la personne du monarque absolu. Ce faisant il reprenait, en le détournant pour le compte de la bibliothèque du roi, un projet mazarino-naudéen finalement couronné de succès.
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1 Archives nationales (désormais AN), S 6505.
2 Le premier brevet royal signalé date de 1497 ; le plus ancien original conservé date de 1524, cf. Bernard Barbiche, Les Institutions de la monarchie française à l’époque moderne, Paris, PUF, 2001, pp. 190-191. Je tiens à remercier Olivier Poncet pour ses précieuses indications diplomatiques.
3 Les lettres patentes portant règlement pour le collège sont promulguées en mars 1688, le contrat par lequel la Société de Sorbonne accepte sa direction est passé devant notaire le 14 avril, et le collège entre en fonctionnement régulier à partir de l’automne, AN, M 174.
4 Pour reprendre une expression de Mersenne jusqu’ici restée inaperçue : « Bibliotheca Mazarino Naudaea jam 30 000 voluminibus constat, quorum sunt 10 000 in folio », Lettre à Samuel Sorbière du 21 mars 1647, Bnf, n.a.f. 6204, f. 294, éd. dans Correspondance du P. Marin Mersenne, éd. Cornélis de Waard et al., XV, 1647, Paris, CNRS, 1983, p. 140.
5 Livraison du 30 janvier 1644 (n° 13, p. 80).
6 Inventaire des merveilles du monde rencontrées dans le palais du cardinal Mazarin, Paris, Rolin de La Haye, 1649 (Célestin Moreau, Bibliographie des mazarinades, Paris, Renouard, 1851, n° 1729).
7 Sur les dissimulations de biens de Mazarin sous la Fronde, voir Claude Dulong, La Fortune de Mazarin, Paris, Perrin, 1990, pp. 91-98.
8 MAE, Mémoires et documents, France 864, f. 301r, éd. par Kathryn Willis Wolfe et Philip J. Wolfe, Considérations politiques sur la Fronde : la correspondance entre Gabriel Naudé et le cardinal Mazarin, Paris ; Seattle ; Tübingen, 1991, pp. 1-2.
9 Naudé avait réussi à faire nommer deux fidèles, l’imprimeur-libraire Sébastien Cramoisy (1584-1669), dont il était fort proche, et Laurent Saulnier (1594-166 ?), relieur ordinaire du cardinal. Le troisième était le libraire-relieur André Soubron (159 ?-1684).
10 MAE, Mémoires et documents, France 864, f. 303r, éd. dans Considérations politiques sur la Fronde..., ouvr. cité, pp. 3-4.
11 Éd. dans Considérations politiques sur la Fronde..., ouvr. cité, p. 117. Un arrêt du Conseil d’État du 18 janvier, puis une lettre de cachet du 1er février, interdirent pourtant la poursuite de la vente, mais ils furent connus trop tardivement, cf. Gabriel Naudé, Lettre à Mazarin 1652, éd. H. Carrier, PAris, 1988, n. 16.
12 Bibliothèque Mazarine, ms. 4109-4111 : 26 800 imprimés, à quoi il faut ajouter 2 400 manuscrits.
13 « À mon advis elle passoit les 40 000 vol. dont il y en avoit plus de 12 000. in fol. », Aujourd’huy 14. fevrier 1651 [« Mazarinade » consacrée au procès-verbal de visite de la bibliothèque à la requête du président Tubeuf, rédigé par Naudé], [S. l. : s. n., s. d.], p. 4 (Célestin Moreau, Bibliographie des mazarinades, ouvr. cité, n° 3289).
14 Lettre à Guillaume Millet de Jeure, 17 janvier 1652, MAE, Mémoires et documents, France 268, f. 474, cf. Lettres du cardinal Mazarin pendant son ministère, éd. Adolphe Cheruel et Georges d’Avenel, Paris, Imprimerie nationale, 1872-1906, t. V, pp. 16-17.
15 Y. Sordet, article « Bibliophilie », dans Dictionnaire encyclopédique du livre, Paris, Électre-Cercle de la Librairie, t. 1, 2002, p. 282.
16 Gabriel Naudé, Advis pour dresser une bibliothèque, Paris, Targa, 1627, pp. 26-33 (chap. III : « La quantité de livres qu’il faut y mettre »).
17 On suppose Naudé à Paris en juin 1650 ; il s’y trouve en tout cas à la date du 23, d’après une lettre adressée à Pierre-Daniel Huet, à Caen, dont Fabienne Queyroux nous a obligeamment signalé l’existence, Bibl. Mazarine, ms. 1857, f. 85, éd. par Eugène Griselle, « Une lettre autographe de Naudé à P. D. Huet », dans Bulletin du bibliophile, 1902, pp. 81-85. Il est surprenant de noter qu’un an plus tard, invitant à nouveau Mazarin à une formulation juridique, Naudé semble ignorer l’acte de juin 1650 : « Si elle [V. E.] pouvoit rentrer en possession de sa bibliotheque il la faudroit donner au public par un acte de generosité extraordinaire et en publier la donation... », lettre du 17 juin 1651, MAE, Mémoires et documents, France 875, f. 210r, éd. dans Considérations politiques sur la Fronde..., ouvr. cité, p. 23.
18 Fabrizio Pesando, Libri e biblioteche, Rome, Qasar ; Museo della civiltà romana, 1994, pp. 53 et 66.
19 « En vain celuy-là s’efforce il de pratiquer aucun des moyens susdits, ou de faire quelque despense notable apres les livres, qui n’a dessein d’en vouer & consacrer l’usage au public, & de n’en desnier jamais la communication au moindre des hommes qui en pourra avoir besoin », chapitre IX : « Quel doit estre le but principal de cette Bibliotheque », p. 151.
20 Yann Sordet, « D’un palais (1643) l’autre (1668) : les bibliothèques Mazarine(s) et leur décor », dans Ikonographie und Dekoration der Bibliotheken in der Zeit der Barock und Klassizismus, Actes du colloque de Eger, 2013, sous presse. En ligne : http://hal.archives-ouvertes.fr/hal-00936528. Orest Ranum a considéré qu’il y a eu, à partir de 1649, « fermeture au public » de la bibliothèque de Mazarin du fait de la Fronde (« Qui étaient les Goths et qui étaient les Vandales : la part des responsabilités dans la vente de la bibliothèque de Mazarin », dans L’Histoire grande ouverte, hommages à Emmanuel Le Roy Ladurie, Paris, Fayard, 1997, p. 543). Nous ne le croyons pas : la bibliothèque, en cours de transfert et de réaménagement, n’avait tout simplement pas pu retrouver, avant la Fronde, l’accessibilité qui était la sienne dans ses locaux de l’hôtel de Chevry-Tubeuf (1643-1648).
21 Jugement de tout ce qui a esté imprimé contre le cardinal Mazarin depuis le sixième janvier jusques à la declaration du premier avril mil six cens quarante neuf [Mascurat, 1re éd.], [Paris, 1649], pp. 188-189.
22 Ibid., pp. 189-190.
23 « Mémoire des ouvrages de peinture faictes par Thomas Boudan (...) par commandement de Monsieur de Valpergue, commencées en mai 1648 », visé par Le Muet le 20 novembre 1649, AN, MC, XII, 61, cf. notre art. cité supra note 20.
24 « Les raisons de la maison de Sorbonne pour confirmer la décision faite par les inspecteurs du college Mazarin avec le grand maître pour changer l’entrée de la bibliothèque », s.d. [1694 ?], Archives de la Mazarine, 1(2). Débat inhérent à toute bibliothèque de vocation publique qui se trouve rattachée à une communauté ou institution ayant par ailleurs sa propre logistique immobilière. Dès les années 1660, la question avait été posée au sein du conseil de fondation du collège Mazarin. La Sorbonne souhaitait qu’on n’entrât pas dans le collège pour aller à la bibliothèque, « par ce qu’estant une bibliotecque publique cela feroit du desordre dans la cour des escoliers », et Le Vau avait dès l’origine prévu « deux montées pour monter a la bibliotecque l’une dans le college et l’autre dans la 1re cour qui n’est point dans le college », AN, MM 462, f. 293v (20 mai 1668).
25 BnF, ms. fr. 22 592 et Bibl. Mazarine, 2°-10924 Rés, le second acquis en décembre 2013, sans doute anciennement « détaché » d’un recueil de mazarinades.
26 BNF, Ms. Italien 478, pièce 2 (Diverses observations tirées de quatre livres ou registres (...) trouvés dans les papiers de feu Mr. Naudé), f. 25.
27 Advis a nosseigneurs de Parlement, sur la vente de la bibliotheque de Mr. le Card. Mazarin, [1652], p. 3 (Célestin Moreau, Bibliographie des mazarinades, ouvr. cité, no 476).
28 News from France. Or, a description of the library of Cardinal Mazarini: before it was utterly ruined. Sent in a letter from Monsieur G. Naudaeus, keeper of the publick library, Londres, pour Timothy Gartwait, 1652.
29 Un bref de Clément VIII du 6 février 1595 attribua à Rocca la faculté de donner sa bibliothèque, en insistant sur son inaliénabilité, Alfredo Serrai, Angelo Rocca fondatore della prima biblioteca pubblica europea, Milan, Edizioni Silvestre Bonnard, 2004, p. 8, 62-63.
30 MAE, Mémoires et documents, France, 882, f. 177-180, éd. dans Considérations politiques sur la Fronde…, ouvr. cité, pp. 126-127.
31 « Malgré les dangers que courait sa bibliothèque, et bien qu’il prétendit ne l’avoir constituée que pour la donner à la France, Mazarin n’avait pu se résoudre à s’en séparer, même sur le papier, quand il en était encore temps », Claude Dulong, Mazarin, Paris, Perrin, 1999, pp. 198-199.
32 Bâtiments et bustes étaient partagés entre les deux héritiers. Par ailleurs plusieurs legs particuliers comprenaient des œuvres d’art, et une somme de 300 000 livres, destinée à divers legs, était à prendre sur les « meubles meublant, pierreries, bagues et joyaux », ce qui impliquait une vente préalable. Voir Patrick Michel, Mazarin, prince des collectionneurs : les collections et l’ameublement du cardinal Mazarin (1602-1661) : histoire et analyse, Paris, Réunion des musées nationaux, 1999, pp. 310 et suiv.
33 Sur la question de la « consécration » de bibliothèques particulières au public par le truchement d’institutions légataires, et sur les sources juridiques de ces actes (« fondations pieuses »), nous nous permettons de renvoyer à notre contribution « La dévolution au public d’une bibliothèque particulière au XVIIIe siècle : l’exemple de Pierre Adamoli et de quelques-uns de ses contemporains », dans Voyages de bibliothèques, actes du colloque de Roanne, 25-26 avril 1998, éd. Marie-France Viallon, Saint-Étienne, Publications de l’Université, 1999, pp. 162-164.
34 Institué par le code Justinien (novelle 159), le fideicommis consiste à transmettre, en général par voie testamentaire, un bien à une chaîne de bénéficiaires successifs, ainsi privés du droit de division et de vente. Initialement simple recommandation de confiance, la disposition est devenue contrainte d’inaliénabilité perpétuelle. Jean-Michel Leniaud a repéré les premières applications significatives du fideicommis au champ des collections dans les États pontificaux du XVIIe siècle, Les Archipels du passé : le Patrimoine et son histoire, Paris, Fayard, 2002, p. 76, et « L’inaliénabilité : histoire d’un concept du point de vue de l’histoire du patrimoine », dans L’Inaliénabilité des collections, performances et limites ?, Actes du colloque de Paris, dir. Marie Cornu et al., 2-3 mars 2010, Paris, L’Harmattan, 2012, pp. 34-35. Voir aussi Dorit Raines, « Sotto tutela. Biblioteche vincolate o oggetto di fedecommesso a Venezia, XV-XVIII secoli », dans Fidéicommis. Procédés juridiques et pratiques sociales (Italie-Europe, Bas Moyen Âge-XVIIIe siècle), MEFR, 124-2, 2012.
35 Le testament du 6mars 1661confieladirection générale du Collège Mazarinet de sa bibliothèque aux docteurs de Sorbonne, qui fourniront également ses quatre inspecteurs ; par ailleurs l’inventaire des livres donnera lieu à trois copies, « l’une entre les mains de Messieurs les gens du Roy de Parlement : une autre qui sera mise en la Bibliotheque de la Maison & Société de Sorbonne, & une autre entre les mains du Grand Maistre du College ».
36 Les lettres patentes portant règlement pour le Collège Mazarin seront enregistrées au Parlement le 23 mars 1688 (article 24 : « la bibliotheque sera ouverte au public deux jours la semaine, le lundy & le jeudy, depuis huit heures du matin, jusques à dix heures & demie, & depuis deux heures après-midy jusques à quatre en hyver, & jusques à cinq en été »).
37 Hubert Carrier, « Mécénat et politique : l’action de Mazarin jugée par les pamphlétaires de la Fronde », dans L’Âge d’or du mécénat (1598-1661), actes du colloque de mars 1983, Paris, CNRS, 1985, p. 247.
38 AN, MM 462, délibérations du 20 décembre 1667 et du 17 janvier 1668. L’échange est acté par un arrêt du 12 janvier 1668.