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Un’istituzione dei Lumi : la biblioteca. Teoria, gestione e pratiche biblioteconomiche nell’Europa dei Lumi. Convegno Internazionale, Parma, 20-21 maggio 2011. A cura di Frédéric Barbier, Andrea De Pasquale

Parma, Museo Bodoniano, 2013, 243 p., ill. ISBN 9 788890 834707

Claire Madl

Prague

La bibliothèque en tant que maillon de la chaîne de transmission des savoirs est une institution paradigmatique de l’Europe des Lumières. C’est ainsi que la conçoivent les participants du colloque organisé à Parme en 2011 dont les contributions sont rassemblées dans ce volume. Il est commode de reprendre la notion de « publicité » ou d’espace public proposée en ouverture du recueil pour donner un aperçu de son contenu. Certes, le modèle habermassien annoncé est amplement élargi, et c’est plutôt la pluralité sémantique du « public », telle qu’elle se construit au XVIIIe siècle, qu’explorent les auteurs, historiens et bibliothécaires. En effet, dans cette époque charnière, plusieurs modes de publicité se juxtaposent et transforment radicalement les enjeux que représentent les bibliothèques et les pratiques bibliothéconomiques elles-mêmes.

L’ouverture des bibliothèques « au public » n’est pas une nouveauté du XVIIIe siècle car les fonds ecclésiastiques, princiers ou des grands mécènes étaient souvent officiellement « publics », c’est-à-dire accessibles à des lecteurs extérieurs aux ordres religieux ou aux cours de leurs propriétaires. Les princes comme les ordres y gagnaient en prestige intellectuel et politique. Certaines bibliothèques paraissent longtemps demeurer dans ce cadre d’action bien connu, comme celle de l’abbaye de Saint-Vincent du Mans étudiée par Didier Travier, celles des nobles protestants du canton des Grisons présentées par Jan-Andrea Bernhard, ou encore la bibliothèque princière de Bavière dont un des bibliothécaires se donna pour mission de glorifier le propriétaire par la description de sa dernière acquisition (la collection Vettori, dont le traitement est examiné par Raphaële Mouren).

Ainsi, la première tâche des intervenants est-elle de déterminer les critères précis à l’aune desquels l’ouverture des bibliothèques peut être évaluée afin de déceler les traits traditionnels et les innovations des Lumières. Frédéric Barbier rappelle, en s’appuyant sur des exemples français, que l’ouverture à un public élargi est conditionnée par l’existence d’un règlement fixe, lui-même rendu public, et d’un catalogue ménageant un accès direct aux fonds, c’est-à-dire sans l’intermédiaire du bibliothécaire désormais incapable de servir chacun individuellement. Le cœur du travail du bibliothécaire se déplace ainsi de la conservation vers le service au lecteur, dont il s’applique à anticiper les besoins. Maria Gioia Tavoni analyse cette transformation de façon exemplaire à partir de deux descriptions antinomiques de la bibliothèque palatine de Parme, tandis que Dorit Raines élucide les principes des nouveaux catalogues effectués pour des fonds particuliers ouverts au public en Vénétie.

L’ouverture au public peut en outre signifier l’implication directe de ce dernier dans l’économie de la bibliothèque, en particulier pour les achats. Cela peut se faire sous la forme chère à l’historiographie allemande des Lesenanstalt, ou bibliothèques de prêt, qui ont justement été pris en compte par Habermas pour mettre en place son paradigme de « l’espace public bourgeois » mais qui ne sont pas envisagés ici. Ce peut être grâce au système plus ponctuel de la souscription pour l’achat de livres, mentionné par Frédéric Barbier, ou du don de particuliers qui devient un acte civique de « patriotisme », tel que le décrit Dorit Raines pour Venise, où ces initiatives particulières pallient, dans une certaine mesure, l’absence d’une politique publique en matière de bibliothèques.

Tandis que les bibliothèques étaient traditionnellement les centres de réseaux savants, de nouvelles possibilités de « publicité » apparaissent avec l’augmentation du nombre de lecteurs potentiels et la différenciation des professions du livre. Ainsi, les bibliothèques passent de plus en plus par des libraires pour leurs acquisitions, profitant de l’internationalisation avant la lettre des réseaux commerciaux, comme le montre Sabine Juratic, qui a retrouvé les bibliothécaires clients du libraire Desaint pour les années 1765 à 1787, et qui analyse la correspondance entre le libraire parisien Tilliar et le bibliothécaire de la Bibliothèque Palatine de Parme entre 1768 et 1784. Emmanuelle Chapron suit quant à elle la pratique de l’impression des catalogues de bibliothèque tout au long du siècle, distinguant dans leur tirage et dans les canaux de leur circulation, leur régime de publicité. Elle montre à travers l’exemple de la Bibliothèque royale de France et de la Laurentienne de Florence que contacts individuels et réseaux érudits et mondains restent fondamentaux pour ces disséminations qui ne sont que partiellement laissées aux mains des libraires.

Un autre défi pour les pratiques bibliothéconomiques est l’augmentation exponentielle de la production. Celle-ci met à mal l’ambition d’encyclopédisme de certaines brillantes bibliothèques, comme celle de Saint-Vincent du Mans, et complique le travail classificatoire. Au vu des nouvelles exigences de l’accessibilité et des transformations des disciplines, les catégories classificatoires mises en place à la Renaissance se révèlent inopérantes au point que, bientôt, seules les considérations pragmatiques guident la bibliothéconomie, qui devient un ensemble de techniques de gestion des livres (Alfredo Serrai). Dans un mouvement de renoncement à l’effort classificatoire, le catalogue alphabétique sur carte remplace progressivement le catalogue systématique relié.

Une autre catégorie de « publicité » est induite par l’intérêt manifesté par les autorités étatiques pour la mise en place de bibliothèques performantes dans le cadre de leur effort en faveur de l’instruction publique. La prise en mains de bibliothèques « publiques » par la France post-révolutionnaire s’inscrit dans la rupture, comme le montre l’analyse des trajectoires de bibliothécaires proposée par Dominique Varry pour le terrain français. L’exemple italien, en revanche, est plus caractéristique des transformations des bibliothèques à l’échelle européenne. Par les cas de Milan, de Parme et de Turin, Andrea de Pasquale montre comment le modèle des bibliothèques princières en tant qu’instruments de représentation, et le souci d’ouverture, d’instruction et d’efficacité de l’appareil étatique, se combinent dans la continuité pour donner de nouvelles bibliothèques dans les États dirigés par des souverains et des ministres « éclairés ». Le dépôt légal vient couronner ces prises en main en déterminant l’échelle politique assignée aux bibliothèques.

En l’absence de politique systématique de la part des autorités, les fonds religieux jouent un rôle de relais fondamental, à la fois réservoir d’érudition et institutions ouvertes aux utilisations innovantes. Les petites bibliothèques des pasteurs piétistes des Grisons sont un lieu indispensable d’enseignement (Jan-Andrea Bernhard), tandis que les bibliothèques des ordres religieux de la Vénétie forment un réseau très dense qui devient le socle des collections publiques mises en place au niveau des communes (Antonella Barzazi).

Les cas qui pourraient sembler a priori plus « exotiques » des bibliothèques hongroises soulignent un autre enjeu des bibliothèques de la fin des Lumières : celui de représenter et de contribuer à construire des communautés sociales particulières. C’est ce que montre l’exemple complexe des bibliothèques ecclésiastiques hongroises présenté par István Monok. Rassemblées dans le cadre de communautés religieuses et linguistiques particulières dans un contexte de pluralité, elles finirent par représenter ces dernières et par être l’objet de réinvestissements identitaires inédits à la fin du XVIIIe et au XIXe siècle, dans le cadre d’une construction identitaire nationale en devenir. La bibliothèque du baron de Brukenthal, instituée au début du XIXe siècle comme bibliothèque « publique » des « Saxons de Transylvanie » à Hermannstadt (aujourd’hui Sibiu, en hongrois Nagyszeben) est un autre exemple de ces assignations identitaires a posteriori.

C’est d’ailleurs un des sujets peu envisagés que celui de l’engagement des sociétés devenues « sociétés civiles » et leur appropriation de bibliothèques nées dans un autre cadre. Les érudits, les bourgeois ou les nobles se rallient-ils aux objectifs des bibliothèques étatiques pour y contribuer de leurs dons « patriotiques » comme leurs prédécesseurs le faisaient dans les bibliothèques ecclésiastiques ? Ce modèle en devenir est bien celui des bibliothèques « nationales », propre au siècle suivant mais dont les prémisses se situent dès l’époque des Lumières.