Un Succès de librairie européen l’Imitatio Christi, 1470-1850. Exposition organisée par la Bibliothèque Mazarine, en collaboration avec la Bibliothèque Saint-Geneviève et la Bibliothèque nationale de France (...), 4 avril-6 juillet 2012. Commissariat et catalogue de Martine Delaveau, Yann Sordet
Paris, Bibliothèque Mazarine, Éditions des Cendres, 2012, 197 p., ill.
Istvàn Monok
Budapest/ Szeged
Le célébrissime responsable de la Bibliothèque Mazarine, Gabriel Naudé (1600-1653) lui-même, avait participé au débat multinational qui s’est déroulé dans la première moitié du XVIIe siècle pour identifier l’auteur de l’Imitatio Christi, cet ensemble regroupant quatre textes dans une unité organique. Du coup, ce n’est peut-être pas par hasard si cette bibliothèque conserve un nombre remaruable d’éditions de l’Imitatio. Le directeur actuel, Yann Sordet, est l’un des protagonistes de l’entreprise qui nous intéresse ici. L’exposition a été organisée à l’occasion de la parution de : Édition et diffusion de l’« Imitation de Jésus-Christ » (1470-1800). Études et catalogue collectif des fonds conservés à la bibliothèque Sainte-Geneviève, à la Bibliothèque nationale de France, à la bibliothèque Mazarine, et à la bibliothèque de la Sorbonne7.
Le catalogue présente dans le détail les trente-cinq manuscrits et éditions exposés. Certes, les sélectionner n’était pas chose facile : le millier de manuscrits médiévaux mis à part, les organisateurs ont identifié 2 300 éditions imprimées (soit quelque 2,3 M. d’exemplaires) : 74 incunables, 329 éditions du XVIe, 810 du XVIIe et 1 084 du XVIIIe siècle. Afin de pouvoir intégrer quelques éditions somptueusement illustrées, les organisateurs de l’exposition ont légèrement modifié les limites chronologiques : mais si l’on prend aussi en compte la première moitié du XIXe siècle, le choix devient vraiment embarrassant.
L’Imitatio est le livre le plus fréquemment publié après la Bible : plus que la Legenda Aurea, le Donat, les Bucoliques de Virgile ou même le célèbre Manipulus curatorum de Guy de Mont-Rocher (Guido de Monte Rochen). 48 % des éditions sont en langue latine, le reste en vernaculaire, les premières occurrences étant le catalan (1482), l’allemand (1486), l’italien (1488), le français (1488) et le flamand (1498). La première édition hongroise a paru en 1624, mais le XVIIe siècle a vu la parution du texte dans toutes les langues européennes, y compris le breton (1684) et le basque (1684). N’oublions pas non plus les éditions arabe (1663) et arménienne (1674), préparées à l’instigation de la Propaganda Fide romaine.
Quel est le secret de cette popularité ? C’est le sujet de l’étude de Yann Sordet – intitulée « Le livre des records », et introduisant le volume. Le titre du premier chapitre (« L’Œuvre phare de la devotio moderna ») fait déjà allusion à son constat principal : le texte et le livre en question doivent leur succès à ce que les hommes – croyants et même incroyants – cherchent toujours un point d’appui plus ou moins stable dans la vie. Or, la devotio moderna des XIVe-XVe siècles, reliée par une multitude de voies aux traditions culturelles européennes, proposait ce point d’appui, tout en soulignant que les fondements de la morale humaine sont partout les mêmes et que les Églises, censées représenter, propager et servir la foi, font en réalité partie de la sphère politique et agissent selon des intérêts institutionnels et personnels : elles sont, du moins dans un certain sens, des organismes dont l’esprit est contraire à la vraie piété. Ces vérités sont éternelles, mais l’Imitatio Christi était susceptible de résoudre les contradictions en indiquant aux fidèles chrétiens le chemin qui mène au monde rassurant de la piété subjective et personnelle.
Yann Sordet présente à ses lecteurs le processus de la fusion des divers textes (« Quatres livres ») en un seul corpus, puis l’histoire de sa propagation européenne (« Une diffusion massive et continue »). À cette dernière question, la description des livres-objets figurant dans le catalogue fournit une réponse satisfaisante ; quant à la première problématique, la question de la paternité du texte, elle a conservé tout son intérêt. Soulignons que les causes – et les textes – populaires exercent un attrait irrésistible sur les hommes politiques, qui font feu de tout bois lorsqu’il s’agit des questions d’intérêt. Or, les dirigeants de l’Église, eux aussi, sont des hommes politiques. On ne doit donc s’étonner en rien de voir les tentatives d’appropriation dont l’Imitatio Christi a été l’objet. Parmi les auteurs de cet ensemble de textes, réunis et homogénéisés entre 1427 et 1441, on voit apparaître presque naturellement les « anciens », alias les saints de l’Église catholique – l’homme n’a-t-il pas toujours besoin de l’auctoritas ? Jean Scott Erigène (810 ?-877 ?), saint Bernard (1090 ?-1153), saint Bonaventure (1221-1274) sont des personnages historiques que même les protestants tiennent dans la plus haut estime et qui figurent parmi les sources majeures de la littérature de dévotion dans les milieux réformés aussi. Il va de soi que les moines mendiants – eux qui ambitionnaient le renouvellement moral de la foi et de l’église – sont évoqués à propos de l’Imitatio : ne citons que le franciscain Ubertino de Casale (1259-1329 ?), ou le dominicain Johannes Nider (1380-1438).
N’oublions pas que la devotio moderna naquit au sein de semblables fraternités, qui ont dénoncé l’organisation en États comme des étapes d’un processus de politisation ou d’institutionnalisation. Par suite, les discussions qui se déroulaient dans les époques les plus diverses au sujet de la paternité du texte ont surtout évoqué les auteurs les plus directement liés au mouvement lui-même : Geert Grote (1340-1384), Jean Charlier de Gerson (Johannes Gerson : 1363-1429) et enfin Thomas Hemerken a Kempis (1380 ?-1471). Les dernières années du XVIe siècle ont vu l’émergence d’un autre candidat : il s’agit de Johannes Gesen (Geschen, Gersen, Gessen, Jessen), qui avait vécu au XIIIe siècle. L’évocation de son nom par Constantino Caietano (1560-1650), ex-bénédictin promu cardinal, a provoqué une intéressante discussion sur l’identification de l’auteur. Or, en 1598-1599, l’atelier Plantin d’Anvers a donné une édition (1599, Jan I Moretus) fondée sur le soi-disant Codex Kempensis : un manuscrit daté de 1441, écrit de la main de Thomas a Kempis. Le manuscrit était conservé à l’époque par les jésuites d’Anvers, et son éditeur fut Henricus Sommalius (1534-1619). Les jésuites, à commencer par le bollandiste (lequel disposait par conséquent d’une culture philologique exceptionnelle) Héribert Rosweyde (1569-1629), argumentent, dans l’édition anversoise de l’Imitatio (Balthasar I Moretus, Jan II Moretus, 1617) en faveur de l’attribution du texte à Thomas a Kempis : « Vindicitae Kempensis adversus Constantinum Caietanum ». L’enjeu politique de ce débat philologique s’illustre par le fait qu’en 1640 l’Imprimerie Royale de Paris a publié les textes sans indication de nom d’auteur. Dans le catalogue que nous avons sous la main, toutes les éditions se retrouvent, munies de descriptions détaillées.
Parmi les trente-cinq exemplaires présentés à l’exposition, voici d’abord deux manuscrits. Le premier, le Codex Afflighementis, copié en 1472, fournit des renseignements importants sur la genèse du texte : le fait qu’il était conservé dans une maison conventuelle bénédictine située en pays brabançon n’est pas dépourvu d’intérêt du point de vue des débats sur la paternité. Le second manuscrit renferme les ouvrages des deux auteurs majeurs relativement aux racines néerlandaises de la devotio moderna : Thomas a Kempis et Gerard Zerbolt de Zutphen (1367-1398). Ce dernier est l’auteur du Tractatulus de spiritualibus ascensionibus, tandis que les deux premiers textes de l’Imitatio – De Imitatione Christi et Tractatus de modis temptationibus – sont les produits intellectuels de Thomas a Kempis. J’ai évoqué les titres, parce que pratiquement toutes les expressions centrales de la devotio moderna s’y rencontrent.
La sélection des incunables passe par une esquisse de l’histoire des éditions, au sens le plus général du terme. La série commence par l’editio princeps latine et allemande (Augsburg, ca 1470, Günther Zainer ; Ein ware Nachfolgung Christi, Ausburg, 1486, Anton Sorg). Deux ans plus tard, la première édition française renferme déjà des illustrations (Toulouse, 1488, Heinrich Mayer). L’on peut donc clairement voir à l’œuvre la conjoncture qu’Henri-Jean Martin a décrite comme « le siècle de l’Allemagne » : les maîtres allemands répandent l’art de l’imprimerie puis, grâce aux efforts des entrepreneurs visant l’élargissement du marché, on observe l’émergence d’éditions en vernaculaire et la publication d’ouvrages illustrés.
L’editio princeps française n’a pas vu le jour à l’imprimerie de la Sorbonne, mais dans une toute petite officine. Son histoire est une belle étude de cas du processus de transition « du manuscript à l’imprimé », puisque le manuscrit somptueusement illustré qui lui a servi de base avait appartenu à Charles d’Orléans (1459-1497), père de Francois Ier. Il est naturel que l’Imitatio ne constitue pas le seul texte que renferme le volume : l’autre titre y figurant s’intitule L’Echelle de Paradis. Il est évident que l’emploi du vernaculaire et le recours à l’image comme deux éléments susceptibles d’accroître la valeur marchande du volume s’observent dès avant l’apparition de l’imprimerie. Les propriétaires des ateliers typographiques, par ailleurs de plus en plus nombreux, pouvaient donc assez facilement mobiliser ces deux facteurs de rentabilisation. Dans d’autres éditions, l’Imitatio a été associée à d’autres textes, d’inspiration proche : son édition lyonnaise (1489, Jehan Trechsel) renvoie par exemple aux racines néerlandaises de la devotio moderna, puisqu’elle renferme le De Mediatione cordis de Jean Charlier de Gerson. Les notes marginales de l’exemplaire exposé attestent de la diversité des usages dont le livre était l’objet.
L’Imitatio Christi n’a pas été le seul texte majeur qui visait au renforcement de la piété individuelle. L’ouvrage avait un concurrent d’importance, à savoir l’Internelle consolacion, en langue française (editio princeps : Lyon, ca 1489, Jean Dupré), lui aussi contemporain puisque réuni à partir de divers éléments autour de 1447. Jusqu’au milieu du XVIe siècle, ce texte français est resté plus populaire que celui de l’Imitatio Christi française (23 éditions avant 1560, contre seulement 10 pour l’IC). Cette histoire illustre à merveille la stratégie anti-protestante des prélats français : il s’agissait pour eux de favoriser la culture humaniste, de renforcer la piété individuelle des fidèles et enfin d’aiguiser la sensibilité par rapport aux exigences morales et intellectuelles des fidèles – chose difficile s’il en fût, que les dirigeants actuels de l’Église devraient imiter dans la mesure du possible.
Chaque exemplaire exposé a sa propre histoire. Les organisateurs ont présenté non seulement les diverses variantes de textes, mais aussi les ouvrages qui accompagnaient le plus fréquemment l’Imitation, et les illustrations qui devenaient progressivement topiques et typiques (cf. ci-après p. 475). Ils ont donné une attention particulière aux transformations qu’a subies la mise en page et aux spécificités des éditions dans les diverses langues. La première édition anglaise (London, 1502, Wynkyn de Worde) illustre par exemple le fait que la Renaissance anglaise est quelque chose de bien français (« Margaret Beaufort, première femme de la renaissance anglaise à livrer son œuvre au public »). La princesse Tudor (mère de Henri II) a travaillé elle-même à établir le texte, sur la base de l’édition lyonnaise, et on peut considérer sa version comme une paraphrase du texte de Thomas a Kempis. La traduction danoise (Kobenhavn, 1632, Salamon Sartor) illustre la popularité supra-confessionnelle de l’Imitatio. Les mouvements de spiritualité à l’intérieur des églises protestantes – tel le piétisme – connaissent une histoire de la réception parallèle à celle de notre famille de textes. Soulignons enfin le fait que les tenants des doctrines catholiques novatrices des XVIIe et XVIIIe siècles – le jansénisme ou le néologisme théologique – se sont aussi intéressés à la tradition que véhiculait l’Imitatio.
Les visiteurs de l’exposition ont pu se familiariser avec l’auteur de la première adaptation en vers du texte (Pierre Corneille, Paris, 1656, Robert II Ballard) et avec les concepteurs de quelques élaborations typographiques très particulières (Paris, 1643, Pierre Moreau : typo-calligraphique ; Anvers, 1656, Balthasar II Moretus : avec de nouvelles lettres et avec une nouvelle mise en page créées pour l’édition espagnole). Les organisateurs ont cherché surtout à montrer comment, d’une lecture de cour à l’origine, l’Imitatio Christi s’est transformée en ouvrage régulièrement consulté par une véritable foule de lecteurs.
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7 Sous la direction de Martine Delaveau et Yann Sorbet, avec la collaboration de Frédéric Barbier, Hélène Delépine, Pierre Antoine Fabre, Martine Lefèvre, Philippe Martin, Jean-Dominique Mellot, Véronique Meyer, Mario Ogliaro, Fabienne Queyroux, Nathalie Rollet-Bricklin. Paris, Bibliothèque nationale de France, Bibliothèque Mazarine, Bibliothèque Sainte-Geneviève, 2011. Cf. Histoire et civilisation du livre. Revue internationale, VIII, 2012, pp. 394-399.