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Miriam Nicoli, Les Savants et les livres. Autour d’Albrecht von Haller (1708-1777) et Samuel-Auguste Tissot (1728-1797)

Genève, Slatkine, 2013, 365 p., ill. (« Travaux sur la Suisse des Lumières », Vol. XVI). ISBN 978-20-5102509-6

Greta Kaucher

Paris

Cet ouvrage, consacré à la production et à la communication des savoirs scientifiques, constitue une version remaniée de la thèse de doctorat de Miriam Nicoli soutenue à l’université de Lausanne en 2011. Celle-ci s’intéresse à deux courants de la science intimement liés, qui sont pourtant rarement étudiés conjointement, voire simplement mis en parallèle, tant le cloisonnement disciplinaire semble irréductible : l’histoire des sciences et l’histoire du livre. Par un regard critique croisé, et par l’étude de cas, Miriam Nicoli tente de dégager une vue de l’histoire culturelle de l’Ancien Régime au sens large, dans laquelle l’histoire socioéconomique du livre trouve une place capitale. C’est principalement à travers les figures de savants suisses illustres du XVIIIe siècle, le médecin et naturaliste von Haller et le médecin Tissot, que l’auteur parvient à définir leur rapport singulier au monde des livres, à l’objet livre, et à l’imprimé scientifique en particulier. Les savants sont étudiés en tant que bibliophiles, lecteurs et écrivains, et sont prises en compte leurs relations avec les différents acteurs du monde des livres de l’Europe entière (éditeurs, imprimeurs, libraires).

Pour étayer son propos, Miriam Nicoli s’est appuyée exclusivement sur des sources documentaires d’époque, et tout particulièrement sur la mise en perspective de la riche correspondance échangée entre les deux hommes – plusieurs milliers de lettres réparties entre 1754 et 1777 – et entre les savants suisses en général. Cette correspondance foisonnante lui permet de construire une connaissance très réelle du monde des savants et de leurs relations avec l’imprimé. Bien qu’une grande partie de ces documents ne soit pas inédite, l’auteur a su parfaitement les exploiter pour faire ressortir de la manière la plus juste les contours historico-littéraires et scientifiques de l’objet de sa minutieuse enquête.

Miriam Nicoli établit un ordonnancement rigoureux dans sa méthodologie : l’objet livre est étudié depuis son écriture, sa diffusion et sa réception dans le cas de von Haller et de Tissot, suivant les approches fondatrices de Roger Chartier et de Frédéric Barbier notamment. Miriam Nicoli souligne sa dette envers Michel de Certeau, qui a « particulièrement marqué notre manière de questionner l’objet de notre étude » (p. 21), elle place le livre et ses usages sous la lumière analytique de Michel Foucault et de Pierre Bourdieu, mais elle va encore plus loin, en faisant référence aux derniers acquis de l’histoire culturelle et du tournant historiographique le plus récent, prenant en compte le contexte, les pratiques et les approches micro-historiques, comme ceux de l’Alltagsgeschichte en Allemagne. Les écoles philosophiques et sociologiques nouvelles ont permis l’émergence de sources documentaires ignorées, constituées par des marginalia, notes infrapaginales, notes de lecture et correspondances, qui sont désormais questionnées autrement. Les recherches de Maria Teresa Monti, d’Ann Blair, d’Elizabeth L. Eisenstein et d’Adrian Johns, tout comme les controverses qui ont impliqué ces derniers, ont profondément contribué à enrichir la réflexion épistémologique de Miriam Nicoli.

L’auteur place son intérêt « sur les opérations communes du quotidien des savants » (p. 21) : leur milieu et les acteurs au sens large, leur impact sur les idées et sur les messages, l’interdépendance entre acteurs secondaires et acteurs de premier plan dans l’histoire culturelle. Elle conduit sa recherche dans le cabinet du savant, puis elle le suit au travail et en tant que « lecteur professionnel ». Elle cherche à éclairer les pratiques de consommation savantes, la quête du savoir et sa mise en forme, les modes et les usages dans la publication de la science, la figure du savant-auteur et le travail sur le texte (augmentations, abréviations, contrefaçons), le langage et ce qui en découle : la traduction, le vocabulaire, le style. Elle s’intéresse enfin à la composante matérielle des textes, dans le sillage des travaux de Donald F. McKenzie, puis de Roger Chartier, de Henri-Jean Martin et de Jean Vezin.

Les savants-bibliophiles sont étudiés en profondeur, cernés dans leurs pratiques de l’imprimé, dans le commerce érudit et scientifique et dans la sociabilité académique plus large. La bibliothèque de von Haller était constituée de 23 000 titres, tandis que celle de Tissot en comptait 14 000. L’auteur rend compte des modes de collection, des stratégies d’achats, de rangement et de conservation : économie et gestion des bibliothèques, rôle comme acheteurs, pratiques de lecture et d’écriture, notamment à travers la prise de notes ou encore les marques de possession (ex-libris, etc.). Miriam Nicoli aborde aussi la question des bibliothèques publiques, des lieux de lecture et de la façon d’accéder au savoir imprimé : difficulté d’acquérir des ouvrages épuisés, ventes aux enchères, problèmes de transport et de circulation des colis, sans oublier le coût des livres. Elle nous fait partager les préoccupations des savants face à l’explosion exponentielle d’informations propre à la seconde moitié du siècle, et les moyens qu’ils déploient pour rester informés des nouveautés et pour maîtriser l’effervescence de la librairie. Le cas de von Haller est très instructif dans ce sens ; il est en effet l’auteur de plus de neuf mille comptes rendus parus dans les Göttingische Anzeigen von gelehrten Sachen et dans ses quatre Bibliothecae (botanica, chirurgica, anatomica, medicinae praticae) publiées entre 1771 et 1788.

Miriam Nicoli développe par ailleurs une critique sur la production scientifique dans la Suisse de la seconde moitié du XVIIIe siècle, si intimement liée à l’Europe des Lumières et qui s’intègre pleinement aux grands réseaux savants du temps, oscillant entre vulgarisation, compilation, traduction et véritable innovation, mais aussi rééditions, abrégés et contrefaçons. On entre ensuite au cœur de l’intime, en découvrant comment les hommes de science écrivent, depuis la genèse de l’idée scientifique jusqu’à la pratique professionnelle. Miriam Nicoli passe en revue les usages des auteurs, du savant au praticien, à travers les manuscrits et leur circulation, le rôle du copiste, mais aussi la diffusion des idées, le lectorat savant et la réception en général. Les mécanismes de publication sont analysés en détail : le choix de l’éditeur et les relations parfois conflictuelles avec lui, le choix d’un périodique, mais aussi la mise en livre, l’illustration, la censure et la publicité.

Les illustrations du présent ouvrage, bien choisies, éclairent le lecteur avec une grande pertinence. Miriam Nicoli offre aussi un court chapitre particulièrement intéressant, relatif au corps et aux pathologies liées aux modes de vie du savant et à l’hygiène de l’homme de lettres, à l’instar du traité de Tissot De la santé des gens de lettres. On regrette toutefois quelques anachronismes, avec notamment l’emploi répété du terme de « stress », de même que quelques abus de langage (avec l’utilisation de formules comme « gagne-pain » ou « parcours du combattant »), voire une certaine dérive angliciste (avec des expressions comme « le timing » ou « success story »). Il nous semble également que son étude recèle quelques erreurs : non seulement le chapitre « Devenir bouquinistes ! » (p. 239) dévie entièrement du sujet, mais il témoigne d’une certaine méconnaissance du statut du bibliophile et de ses pratiques. Ces quelques remarques ne retirent rien aux qualités du travail considérable réalisé par Miriam Nicoli, dont l’ouvrage, muni d’une bonne bibliographie, restera assurément une référence.