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François Jacob, Nicolas Morel, Nota Bene : de la musique avec Rousseau

Condeixa-a-Nova, La Ligne d’ombre, 2012, 53 p., ill. (« Mémoires et Documents sur Voltaire », n° 5) ISBN 979-10-9017702-4

Greta Kaucher

Paris

Le troisième centenaire de la naissance de Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) donna lieu à de nombreuses initiatives commémoratives, dont les plus significatives vinrent de sa ville natale, et plus particulièrement de la Bibliothèque de Genève, de la Fondation Martin Bodmer et de l’Institut et Musée Voltaire. Deux expositions ont été organisées en résonance au sein de la bibliothèque de Genève, la première « Vivant ou mort, il les inquiétera toujours »1. Amis et ennemis de Rousseau (20 avril-16 septembre 2012), et la seconde « Nota Bene : de la musique avec Rousseau » (16 octobre 2012-2 mars 2013) – objet de cette recension –, qui fut aussi la dernière exposition des célébrations du tricentenaire du philosophe.

Jean-Jacques Rousseau a marqué trop profondément la seconde moitié de son siècle ainsi que le siècle suivant pour pouvoir montrer en une seule manifestation toute l’étendue de l’œuvre et du rayonnement de cette figure majeure des Lumières. L’exposition organisée par François Jacob et Nicolas Morel s’est donc centrée sur Rousseau « musicien » et sur son influence sur la production musicale de la Suisse romande2, dont les derniers avatars au XIXe siècle sont Joseph Bovet, Gustave Doret, Joseph Lauber, Émile Jaques-Dalcroze, et au XXe siècle Jean Balissat et les fêtes populaires du pays, telle la Fête des Vignerons de Vevey.

Théoricien de la musique, le Citoyen de Genève donna un système de notation musicale chiffrée nouveau, dont l’objet premier était sa simplification – car lui-même était musicien autodidacte3 – afin de la rendre plus commode et compacte et d’en faciliter l’apprentissage. Son souci pédagogique était intimement lié à une certaine frustration, remontant aux lacunes de sa formation et qui ne l’a jamais abandonné. Le premier coup d’arrêt à ses prétentions réformatrices vint de l’Académie des sciences, où Rousseau lut le 22 août 1742 un Projet concernant de nouveaux signes pour la musique qui fut écarté, en raison de travaux antérieurs du père Souhaitti dans le même sens. Le coup de grâce est donné par Jean-Philippe Rameau, affirmant que ces chiffres ne permettent pas de déterminer au premier abord le mouvement de la musique.

Dépité et amer, Rousseau abandonne son système, arguant que ses contemporains au « génie étroit et borné » ne sont pas en mesure d’apprécier sa réforme. Il retrouve une certaine consolation en rédigeant les articles relatifs à la musique que Diderot lui demande fin 1748-début 1749 pour l’Encyclopédie, articles où l’on trouve la genèse de l’une des plus retentissantes querelles musicales du siècle à la faveur de pamphlets, brochures, libelles et pasquins : celle qui oppose les partisans de la musique italienne à ceux de la musique française, connue sous le nom de « Querelle des Bouffons », dont l’intermède de Pergolesi La Serva padrona (1733) – lors de sa représentation parisienne de 1752 – fut l’élément déclencheur.

Rousseau musicien compose aussi plusieurs pièces, dont un intermède, Les Muses galantes (1745), un opéra ou intermède, Le Devin du village (1752), une partie de la musique du mélodrame Pygmalion (1770), etc. Lexicographe de la musique et musicologue, il donne un célèbre Dictionnaire de musique (1767), qui constitue le prolongement naturel de la série d’articles parus dans l’Encyclopédie et dont le succès fut durable, rangeant son auteur dans la catégorie des précurseurs de la musicologie moderne. Il donna aussi plusieurs autres œuvres théoriques : une Lettre sur l’Opéra italien et français (1745 ?), la Lettre d’un symphoniste de l’Académie royale de musique à ses camarades de l’orchestre (1753), la Lettre sur la musique française (1753), L’Origine de la mélodie (1755), etc. Dans différents de ses ouvrages, on trouve encore des réflexions sur la musique, comme dans son Essai sur l’origine des langues, publié à titre posthume en 1781 mais dont la rédaction remonte à 1755 : il y montre le caractère mélodique de la parole, destinée à traduire avant tout une émotion, et ensuite un contenu. C’est cette conception de la musique qui l’opposera à Rameau, lequel privilégie l’harmonie qui d’après lui elle doit primer sur la mélodie, conférant à la musique une valeur éminemment intellectuelle ; tandis que Rousseau accorde une place capitale à la mélodie, en mettant ainsi l’accent sur le sentiment.

Quoique quelque peu éclaté pour le lecteur qui n’a pas eu le privilège de la visite, le catalogue se présente surtout comme un guide – un kaléidoscope documentaire, où chaque entrée des cinq volets de la première partie est dûment « chiffrée » –, et offre une vue de détails riche et variée de nombreux aspects de l’œuvre musicologique et musicale du grand philosophe des bords du Léman. Cependant, la deuxième partie du livret, inscrite dans le cadre des cinq « actes » qu’ont choisis les organisateurs pour diviser leur exposition, est consacrée au « Mur interactif », aux intitulés hétéroclites tels que Aquarium, Ciel, Confus, Extraterrestre, Lune, etc., qui nous semblent ne pas être des plus clairs pour le lecteur (à moins qu’il ne s’agisse d’une allusion discrète au Dictionnaire du héros de l’exposition ?). Il est fort envisageable néanmoins que ce catalogue demeure une référence sur le sujet ponctuel de la musique, bien loin de l’itinéraire éphémère de l’exposition.

La seconde partie se termine par des notules fort spirituelles et vives de Luc Jorand, qui agrémentent très pertinemment le livret. Elles sont suivies d’un chapitre consacré aux textes qui accompagnent l’iconographie des personnages clés du temps et de l’exposition, de d’Alembert à Rameau, de Berlioz aux Fêtes du Bicentenaire de 1912 et des Vignerons de 1999, dont les reproductions sont données en couleurs ou en noir et blanc. Enfin, le socle théorique de cette publication est constitué par deux articles de fond, dont on regrette qu’ils ne portent pas la signature de leurs auteurs pour l’identité desquels il faut se reporter à la table des matières où on trouve leurs initiales : « Des chiffres ou des notes ? » (N. Morel) et « Jean-Jacques à l’opéra » (F. Jacob). Le catalogue est clos par des « Documents », un choix de quatre textes présentés sur le « mur interactif » de l’exposition : un de Berlioz, paru dans le Journal des débats du 19 février 1861, sur la méthode de notation chiffrée d’Émile Chevé, et un autre tiré des Mémoires du grand musicien (ch. XV), une pièce en vers anonyme sur La Femme de Jean-Jacques, et la fracassante causerie radiale de Gustave Doret de 1942. Cette anthologie a été réalisée de manière très démocratique, car ces textes sélectionnés étaient ceux que les visiteurs ont le plus sollicités lors de l’exposition.

Le visiteur de l’exposition suit un parcours ponctué par des documents originaux et des œuvres dont les auteurs ont eu une influence sur le rédacteur du Dictionnaire de musique, ou des personnalités qui lui furent hostiles, ainsi que des manuscrits et éditions originales du grand homme – placés sous vitrines –, et des documents sonores permettant l’écoute de fragments ou extraits d’œuvres musicales originales du philosophe-musicien ou d’autres compositeurs liés de quelque manière que ce fût à l’activité musicographique de Rousseau. L’exposition combine présentation de documents patrimoniaux, interventions multimédia et réalité augmentée [sic] (notion plus ou moins expliquée p. 10 de l’ouvrage). La diversité des intervenants, ou une légère mégarde dans la rédaction du texte, n’ont pas permis de relever la contradiction entre ce qui est avancé concernant l’adhésion de l’école Galin-Paris-Chevé à la méthode de Rousseau p. 30 et ce qui est bien plus nuancé et quasiment réfuté p. 108.

L’ouvrage est alerte et bien documenté, nuançant très subtilement le titre lui-même, quoique répondant parfois de manière sinueuse et pas suffisamment développée à divers propos, et évoquant sommairement des aspects aussi intéressants que les répercussions linguistiques, ethnologiques, folkloriques et esthétiques de la pensée musicologique de Rousseau. Le sujet central de la manifestation, bien servi par la réelle maîtrise dont font preuve les auteurs, est largement développé à travers l’analyse des jalons majeurs : l’influence du musicologue de Genève, de son œuvre musicale et de ses théories ; ses paradoxes ; la survivance de sa méthode à travers l’école de Pierre Galin et d’autres institutions vouées à l’enseignement musical ; le temps des ruptures avec ses contemporains, dont le plus éminent fut Rameau ; enfin le temps du discrédit avec les figures de Berlioz ou de Doret. Avec un courage et une lucidité digne d’être soulignés, les rédacteurs se demandent même si la musique de Rousseau est bonne, ajoutant avec force : « il n’est pas à proprement parler un bon musicien » (p. 9). Les auteurs de cet opuscule s’interrogent aussi sur le sens des célébrations du bicentenaire mises en parallèle avec celles du tricentenaire, et sur ce qui se dégage de la survivance de l’héritage rousseauiste. L’illustration de la couverture – d’un goût discutable – est-elle une manière provocatrice d’affirmer la verdeur et la modernité du legs de Rousseau ? Faut-il trouver la réponse à l’anachronisme de cette illustration dans la réflexion qui introduit le contenu de la vitrine n° 29 ? Cet intéressant opuscule, plutôt à « écouter », nous invite – sans parti pris – à battre la mesure avec Rousseau.

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1 Ce sont les mots de Rousseau en parlant de lui-même à la fin de son troisième Dialogue, Œuvres complètes de J.-J. Rousseau, IV, Paris, Furne, 1836, p. 139.

2 Mais aussi plus en amont avec l’influence de Rousseau sur le célèbre Ranz des vaches, très prisé des armaillis helvétiques.

3 D’après Gustave Doret, chez Rousseau « l’insuffisance de métier égale parfois l’audace et la prétention », opinion très largement partagée par Hector Berlioz (Nota Bene, p. 152). Le philosophe ne rencontra jamais la reconnaissance espérée dans la société en tant que musicien. Il n’a été qu’un « professeur de musique médiocre auprès des jeunes filles aisées, exerçant le métier de simple copiste [de partitions] » ; moyen de subsistance qu’il exerça dès 1731 et jusqu’à la fin de sa vie (ibid. p. 107, voir aussi, p. 23).