Charles Chardin (1749-1826), libraire à Paris
Livia CASTELLI
Diplôme postdoctoral en Sciences historiques et philologiques, EPHE
Dans son article récemment paru1, François Moureau analyse dans le détail le premier catalogue de vente connu du collectionneur et libraire Charles Chardin, catalogue dont le contenu avait déjà été présenté par Antoine Coron2. Grâce aux différents exemplaires conservés, il réussit à le compléter, notamment pour ce qui concerne les numéros « vides », qui excitent tout particulièrement la curiosité et la convoitise des amateurs et qui peuvent cacher les signes de la censure ou parfois des accroches commerciales3. En 2010, Jean-Marc Fontaine a établi un résumé de ce qu’on connaissait alors au sujet de Charles Chardin4. À cet ensemble de connaissances, nous ajoutons aujourd’hui ces quelques annotations, présentées d’abord sous la forme d’une conférence en 20115.
« Amateur libraire », comme lui-même se nomme dans l’un des procès qu’il a subis pendant la Révolution, Chardin prend rang parmi ces libraires qui, selon les mots de leur collègue Martin-Silvestre Boulard, font « l’ancienne librairie », celle des livres rares : autant dire qu’il a été fournisseur des grands collectionneurs, mais il a aussi collectionné lui-même. Dans ces années 1780 si appréciées de Talleyrand, la vie de Chardin a croisé celle de William Beckford (1760-1844), « England’s wealthiest son »6 à Paris, ville dont ce noble anglais allait faire sa ville de cœur7 : lui-même devint alors son libraire. C’est d’abord dans le milieu des amateurs, notamment anglo-saxons, qu’on a gardé le souvenir de ce personnage aussi insolite que réputé à son époque, qui traverse les Lumières et la Révolution pour achever sa vie en pleine Restauration. Le long portrait que Thomas-Frognall Dibdin consacre au vieux libraire dans la première édition de son Bibliographical, antiquarian and picturesque tour in France and Germany8 a peut-être en l’occurrence joué un rôle.
Mais Chardin est connu aussi en raison des catalogues de vente de ses collections de livres rares, collections dont il se défait en les mettant aux enchères plusieurs fois au fil de sa vie, soit par nécessité, soit pour en reconstituer d’autres. Comme il n’apposait pas d’ex-libris à ses exemplaires personnels, on pourrait supposer qu’il ne faisait pas vraiment de différence entre les livres qui faisaient partie de sa marchandise et ceux de sa bibliothèque. Parmi ces catalogues richissimes en ouvrages rares, le plus insolite demeure le premier, un volume à l’apparence soignée, paru sous le nom de M. de Filheul (nom de famille de la femme de Charles Chardin) en 1779 chez Dessain. Ce catalogue offre au lecteur, en plus d’une liste des notices bibliographiques des ouvrages, quelques notes et commentaires qui sont placés juste au début, commentaires dits « éclaircissements » sur les vedettes qu’il propose9. Antoine Coron a enquêté sur ces titres, parmi lesquels les philosophes côtoient les auteurs galants (dont vingt-trois dans des éditions inconnues aux répertoires) : une liste d’ouvrages suspects qui défie la censure préventive. Le catalogue présente en outre, à la place de centre trente lots pour lesquels la numérotation est seule donnée, les pointillés qui marquent les interventions des censeurs ayant travaillé sur les épreuves. Toute description bibliographique manque pour ces numéros.
Il est aujourd’hui possible d’ajouter au portrait ainsi esquissé un certain nombre d’autres informations, tirées, entre autres, des sources d’archives. Il ne s’agit cependant que de quelques éléments mis au jour au cours d’une recherche consacrée à cette figure insolite de « marchand mercier » dont la vie touche au commerce, au collectionnisme, à l’histoire des bibliothèques et à celle de la Révolution à Paris...
CHARDIN DEVANT LE TRIBUNAL RÉVOLUTIONNAIRE : UN PROCÈS, DEUX INTERROGATOIRES
Pour parler le plus possible les documents eux-mêmes, commençons par l’interrogatoire de Chardin au procès Chaumette. Les derniers partisans des « Exagérés » montent alors à l’échafaud (Germinal II, avril 1794), parmi lesquels Lucille Desmoulins et la veuve de Hébert. Gaspard Chaumette était considéré comme le porte-parole des sans culottes qui, selon l’accusateur public, avec vingt-quatre autres inculpés et grâce à « l’or de Pitt », aurait conspiré
pour dissoudre la représentation nationale, assassiner ses membres et les patriotes, détruire le gouvernement républicain, s’emparer de la souveraineté du peuple, et donner un tyran à l’état10.
Au cours de ce procès spectaculaire, Chardin fut conduit à la Conciergerie le 1er Germinal, par arrêt du Comité de Sûreté générale11, sous l’accusation de s’être emparé de la bibliothèque de Beckford. Ce dernier avait dû quitter Paris après la déclaration de la guerre avec l’Angleterre (1er février 1793), et ses biens avaient été confisqués. Chardin aurait donc été l’« agent de l’anglais Beufort [sic], recélant sa bibliothèque »12. Son interrogatoire lors d’une audience du tribunal a été publié dans les pages du Journal des Assemblées Nationales qui retracent l’histoire du procès Chaumette13. Mais les Archives Nationales conservent un autre interrogatoire, le premier, en date du 4 Germinal an II, alors que Chardin était interné à Sainte-Pélagie. Il y est encore question de ses activités de libraire :
Nous, Jean Ardouin, juge du Tribunal révolutionnaire (...) en l’une des salles de l’auditoire au Palais, en présence de l’Accusateur-public, avons fait amener de la maison de Ste-Pélagie le nommé Chardin, auquel avons demandé ses noms, âge, profession, pays. À répondu se nommer Charles Chardin, âgé de cinquante et un ans, natif de Montjoye ci-devant Basse Normandie, libraire, et ci-devant m[archan]d mercier à Paris, demeurant rue St.-Roch n° 9, nommé chef de la quatrième légion de la force armée de Paris.
Chardin est donc l’un de ces Normands qui ont fait leur fortune à Paris dans le commerce pendant la deuxième moitié du XVIIIe siècle. Dans une situation pourtant très délicate, il n’hésite pas à se définir comme « libraire » : il n’a jamais été reçu par la corporation et, après la loi du 1er avril 1790, le monopole des corporations avait été aboli. Reçu mercier à Paris le 17 février 176914, il faisait alors partie de la corporation marchande la plus riche, et dont les membres pouvaient faire commerce de toute marchandise pourvu qu’ils ne les fabriquent pas eux-mêmes. Certains d’entre eux, tel Edmé Gersaint15 dans la première moitié du siècle, font d’ailleurs commerce d’objets d’art et de luxe, et touchent ainsi occasionnellement à la librairie, surtout dans le domaine de l’« ancienne librairie » et des ventes aux enchères. Toute la vie de Chardin à Paris se déroule d’ailleurs non pas dans le quartier traditionnel des libraires, mais entre le Palais Royal et le quartier Saint-Eustache – où se trouvent les différents maisons et magasins qu’il va habiter au fil des années, et où est localisée sa section révolutionnaire. De fait, il n’est pas resté à l’écart des événements révolutionnaires et, au printemps 1794, le voici chef de légion, réunissant sous sa férule la force armée de huit sections, soit quelques centaines d’hommes armés.
Mais le juge entame la partie la plus délicate de l’affaire :
Q : S’il n a pas connu le nommé Beckford milord anglais ?
R : Que oui, qu’il étoit membre du Parlement d’Angleterre.
Q : Comme il l’a connu et jusqu’à quelle époque ?
R : Qu’il le connoît depuis environ 1783 lors de la vente des meubles et livres du ci-devant La Vallière et plus particulièr[e]ment depuis 1789.
Beckford était en effet parmi les Anglais les plus connus à Paris, et il aurait donc rencontré Chardin à l’occasion de la vente aux enchères peut-être la plus célèbre et l’une des plus longues du siècle, celle de la bibliothèque de Louis-César de La Baume Le Blanc, duc de La Vallière. Tous deux y ont fait des achats au cours des mêmes vacations16, puis ils se sont à nouveau rencontrés lors des séjours successifs de Beckford à Paris. Les relations de Chardin avec ce dernier auraient été uniquement professionnelles :
pour lui vendre des livres et autres objets précieux, dont il faisoit des acquisitions tant pour lui que pour cet homme17.
Pour autant, les relations se font bientôt plus confiantes, et Chardin devient de fait l’un des intendants chargés par Beckford de la gestion de ses biens en France. Une lettre du libraire, à la date de 1791, détaille les dégâts survenus à la propriété de son client à la suite des intempéries :
Je cherche, en me conforment à vos ordres d’y faire tenir la dépendance d’une manière digne de vous (...). J’ai fait détruire beaucoup de taupes, & tout est bien tenu et en bon état. Mais les nuits des lundi et mardi de la pentecôte ont été si terribles et il a gélé si prodigieusament pour la saison que les glassons étoient considérables. Les mélons et les aricots ont été fricassés, et il faut faire replanter des aricots. Le surplus a suporté la glace. Je n’ai jamais vu de fétes si froides...
Mais revenons au procès lui-même. Pour ce qui est de la bibliothèque, à la question du juge « s’il n’a pas dans sa maison une bibliothèque conséquente et à qui elle appartient », Chardin répond qu’elle est bien à lui,
sauf le crédit [que] lui ont fait les huissiers-priseurs dans les ventes et quelques sommes dues à des relieurs, libraires et autres particuliers,
parmi lesquels Didot, Belin, De Bure et Renouard. La différence entre les deux dépositions est sensible : si le juge cherche d’abord à connaître le personnage qu’il a en face de lui, pendant la seconde séance, en plein procès, l’Accusateur public s’inquiète surtout des questions d’argent, donc de l’origine de la bibliothèque : comment Chardin a-t-il pu accumuler une fortune en livres rares, lui qui a connu bien des revers au fil des années ? L’accusé se défend avec habileté, en protestant que d’abord sa bibliothèque n’a absolument pas la valeur qu’on prétend, et que, de toute façon, elle est le fruit de son travail et constitue son patrimoine : « Si je perds la tête – dit-il, en homme désespéré –, elle doit revenir à mon fils »18.
Arrêté à l’occasion d’un procès politique qui ne le concerne pas vraiment, Chardin reste très prudent : son interrogatoire effectué en prison est aussi laconique que circonspect, et on n’y trouvera pas un seul mot de trop. Il en dit le moins possible, laissant l’initiative au juge : ainsi, quand on lui demande s’il connaît Beckford, répond-il de façon générale, sans préciser s’ils se connaissent directement, ou seulement par réputation, ce qui n’est pas sans provoquer une deuxième, puis une troisième question du juge. Soit par chance, soit parce qu’il était totalement étranger à l’affaire, Chardin sera pour finir acquitté par Antoine Fouquier-Tinville et libéré, avec six autres inculpés, le 24 Germinal19, mais le procès aura des conséquences sur l’action politique de sa section révolutionnaire, celle de Brutus. Dès le 27 Germinal, la Société populaire de sa section, qui avait pris sa défense quand il s’était retrouvé en prison, se présente à la Convention. Après avoir passionnément rappelé son orthodoxie politique, sa condamnation de la faction des Cordeliers et sa soumission à la « représentation nationale », elle annonce la décision toute récente d’interrompre le cours de ses séances
et que chaque membre rentrant dans ses foyers et ne réparoissent désormais que dans les assemblées générales ne s’en occupera moins individuellement de tout ce qui peut tendre au bonheur de ses frères (...), acte éclatant de son amour pour l’intérêt public20.
La dissolution des Sociétés populaires accentuait le recul des espaces politiques de participation populaire dont elles avaient toujours été les porte-paroles. Même si la vie du chef de la quatrième légion fut épargnée, sa mise en cause au procès Chaumette constituait une pression sur sa section21, et la Société de Brutus fut la première à se dissoudre.
Pour autant, si Chardin était parmi les membres les plus influents de sa section, ses choix politiques ne lui faisaient pas que des amis et plusieurs dénonciations à son encontre ou contre ses proches avaient été envoyés aux autorités, par Jean Leymerie, médecin et ancien commissaire révolutionnaire épuré par la Commune22, et très probablement par des partisans de Couthon. Certaines de ces dénonciations semblent pittoresques, qui mêlent politique, patriotisme et dépenses prétendument somptuaires : on
donne des diners, on va au café où l’on fait des grandes dépenses, c’est Duperou qui mène la chose, qui paye, et Chardin ne parait que par hasard soi-disant. (...) Distribution de fruits au peuple : Chardin, dans plusieurs diners sans culotiques apportait des superbes melons que j’ai entendu dire de plusieurs convives provenir de son jardin.
Mais ses ennemis crurent avoir enfin trouvé la façon de se débarrasser du libraire, en l’associant, à la faveur du procès Chaumette, à la prétendue conspiration et à « l’or de Pitt » à cause de ses liens avec Beckford :
On soupçonne que mylord Beckford est à Paris ou aux environs sous un déguisement quelquonque. Chardin, qui est connu pour son homme d’affaires, mène la Section et la Société populaire de Brutus (...) a organisé et créé la Société populaire.
Malgré leurs efforts, les accusations de complicité avec la prétendue conspiration de Chaumette n’étaient pour le tribunal que des « faibles indices », tandis que les témoins avaient varié dans leurs dépositions. Son accusateur principal, Leymerie, lui jura toutefois de ne pas baisser les armes et de continuer à le poursuivre « par la voie de l’impression ». Il tiendra parole.
ARMOIRIES, RELIURES ET BIBLIOTHÈQUES
Toujours en l’an II, Chardin cherchait à protéger les exemplaires confisqués, et les Observations de quelques patriotes sur la nécessité de conserver les monuments de la littérature et des arts23 le montrent engagé, à coté d’Antoine-Auguste Renouard et de Jean Philippe Victor Charlemagne fils24, en faveur de la protection du patrimoine livresque. On connaît le projet de loi auquel répondent les Observations, et qui se proposait de détruire toute trace de féodalité qui subsisterait dans les livres, s’agissait du texte comme des particularités d’exemplaire (reliures aux armes, etc.). Le 2e jour du 2e mois, Renouard s’adresse à nouveau au Comité d’instruction publique, en particulier à Gilbert Romme, chargé du rapport à la Convention et, le 4 brumaire, un décret de l’Assemblée interdit toute altération de livres ou de manuscrits. Si, en 1819, Renouard revendiquera pour lui seul le mémoire pour la sauvegarde des livres (qui en effet utilise le « je » dans sa rédaction25), il faut souligner le fait que nous y trouvons, au premier rang, la signature du chef de la quatrième légion, à coté de celles de deux hommes de la Commune robespierriste.
Même au cours des phases les plus tumultueuses de la Révolution, Chardin ne cessa d’être libraire, et libraire d’un riche amateur. Envers Beckford, le chef de légion garde l’attitude toujours la plus respectueuse. Le 28 septembre 1789, il lui écrit pour lui signaler des bonnes occasions et l’informer de ses affaires :
Mylord
Obligé de marcher à la téte d’un détachement de 150 hommes pour les aprovisionements de la capitale, on a reçu L’honneur de votre première Lettre du 15 présent mois en mon absence (...). La première de vos lettres m’a sensiblement affecté. Les détails des fautes dans lesquels le relieur est tombé sont considérables. Je m’en étais aperçu mais ny trouvant point de remède je vous les ai envoyé ne pouvant faire autrement. Je voudrais pour tout au monde que cela ne fut tombé que sur mes volumes ; ce n’est pas que je sois aménagé, j’en ai beaucoup qu’il ma estropié et que je suis obligé de faire recommencer, deux ou trois des votres sont de ce nombre, mais en récompense ceux que j’ai présentement à vous expédier vous dédommageront des autres. J’ose l’espérer.
Puis, il ajoute des détails, assez froides du reste, sur la situation politique, sans oublier les renseignements les plus utiles pour son client :
Le calme est bien rétabli présentément dans notre cité chacun s’empresse de porter à l’Assemblée Nationale le superflu, l’utile et meme le nécessaire, c’est au délire patriotique. Chaque citoyen offre le quart de sa fortune en argent. (...) La libre circulation laisse aux voyageurs et aux étrangers la facilité de parcourir le royaume, il n’en est pas de meme lorsqu’il est question des frontières, il a été arreté plusieurs envois qui passaient en Angleterre et Espagne cela ma déterminé à retarder l’envoy que je devais faire de vos livres à Londres jusqu’à nouvel ordre de votre part.
La confiscation des biens des émigrés ne pouvait pas laisser indifférents Chardin et son client :
Il n’a rien été décidé sur l’immense bibliothèque du comte d’Artois26, il ne se présente jusqu’à ce moment aucun amateur assez riche pour acheter un amas informe de 80 ou 100 milles volumes, de la valeur de 5 ou 600 milles livres. Plusieurs choses précieuses y sont sans doute, mais ensevelies. Il serait facile de faire un beau choix, mais cela ne conviendrait qu’un prince infiniment riche. & jusqu’à ce jour il n’a pas été question d’imprimer le catalogue. (...) J’espère augmenter votre superbe collection dans le courant de cet hiver de beaucoup de choses rares et précieuses. Rien n’échappera à ma vigilance, ni à mon éternel dévouement. Je laisserai passer les mauvais chevaux de fiacre. Les voitures qui ressemblent à des gaillotes. La vaisselle très plate, les gros jaunes & lourds diamants, je laisserai vendre les fayances porcelaines, burgots, magots et autres ustenciles (...), mais en récompense je ne laisserai rien passer de ce qui peut accroitre vos jouissances & les beaux & les bons livres ne seront pas négligés27...
Chardin fait ici son métier de libraire : il s’excuse, il sait exciter la convoitise, il fait même un peu la gazette et promet de ne pas ménager ses efforts dans le but de satisfaire son client. Les ventes aux enchères étaient essentielles pour son commerce :
J’ai suivi & continuerai avec exactitude la vente (...) où vraiment on trouve des raretés, en beauté & pureté d’exemplaire, ma petite récolte est déja piquante, et je vous ferai partir a moins de contre ordre une charmante caisse dans les premiers jours du mois prochain28.
Jusqu’à la fin de sa vie, Chardin restera le libraire de Beckford : lors des longs séjours de celui-ci à Paris, l’ancien chef de légion s’inquiétait de lui pourvoir un bon logement où lui rendait régulièrement visite dans la matinée. Mais il avait vieilli trop vite. En 1814, bien qu’il soit au courant de son état, Beckford espère revivre grace à lui ses années parisiennes toujours regrettées et ne cache pas son impatience à l’idée de le revoir, voire de l’inviter en Angleterre. Mais lors de son séjour en France, la déception de Beckford devant l’état de faiblesse dans lequel il trouve son libraire, quoiqu’il affirme qu’il restera toujours un ami pour lui, est douloureuse29. Les rapports avec son libraire londonien William Clarke éclairent sur ce que le collectionneur pouvait apprécier le plus dans un fournisseur et serviteur qualifié comme un marchand de livres rares : outre la vente des livres et le service d’une adresse postale, Clarke arrange ses bibliothèques dans des galeries et des pièces qui regorgent de tableaux et d’objets précieux. On peut aussi lui demander un travail de rédaction pour ses ouvrages, et il tient compagnie à Beckford lors de la promenade en ville ou dans sa loge solitaire à une soirée à l’opéra pour écouter Don Giovanni30. Chardin ne cesse pas de lui rendre service, en lui envoyant en Angleterre les chroniques du marché et des ventes, les listes d’ouvrages parmi lesquels choisir ses achats, sans oublier des nouvelles plus personnelles, sur sa santé, etc. Au fil des années, les rapports s’étendent à la famille de Beckford : sa fille Susan demandera à Chardin de venir la voir pendant son séjour à Paris en 1816, et le libraire vieillissant fera un compte-rendu détaillé et ému de cette visite31.
Chardin est enregistré comme libraire dans l’Almanach du commerce de Paris entre 1798 et 1807. Le Traité élémentaire de bibliographie de Martin-Silvestre Boulard (1804) avait partagé les libraires en quatre classes :
La quatrième enfin, et c’est celle dont je vais traiter spécialement, fait, pour ainsi dire, exclusivement le commerce de l’ancienne librairie, surtout des livres rares et précieux ; ce sont encore les Libraires de cette classe, qui s’occupent des ventes publiques, de la confection des catalogues, enfin de la librairie, dans toutes les parties les plus difficiles32...
C’est bien dans cette spécialité qu’il convient de classer Charles Chardin33. À l’époque de son procès, la spécialisation dans le domaine des livres rares avait paru suspecte au plus haut degré à ses adversaires, qui l’avaient dénoncé au Comité de la Convention et avaient failli l’abattre :
Chardin ne pourroit pas plus se supposer libraire, puisque il n’achette que des livres rares, qu’il ne cite personne à qui il en ait vendus, que sa déclaration est d’autant plus contraire à cette supposition qu’il prétend être possesseur de ses chefs d’œuvre de la typographie bien avant la Révolution. Tout le monde sçait que lors qu’on fait le commerce de livres on en possède de toutes espèces indistinctement et sans choix34...
À la Restauration pourtant, le voici devenu une icône, des voyageurs comme Dibdin lui rendent visite et lui demandent de poser pour des portraits ; Dibdin encore nous dit qu’on écrit des vers à son sujet... Chardin mourra le 30 novembre 1826 à 10 heures du matin, dans sa maison du 19 rue Helvétius, près du Palais Royal35. Son épouse, Antoinette Filheul, lui survivra jusqu’au 27 janvier 1838. Mais pour conclure, laissons-lui une dernière fois la parole :
D’ailleurs, il me serait bien impossible de rien entreprendre autre chose que les livres qui me sont aussi essentiels pour ma santé que toutes les autres affaires sont pernicieuses36...
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1 François Moureau, « Un collectionneur “clandestin” d’ouvrages interdits : les numéros vides du “Cabinet de M. Filheul” (1779) », dans La Lettre clandestine, n° 20, 2012, pp. 345-362.
2 Antoine Coron, « La censure des ventes publiques de livres au XVIIIe siècle : à propos de l’Enfer de “M. Filheul” », dans Revue de la BNF, 7, 2001, dossier « Érotisme et pornographie », pp. 34-38 ; François Moureau, « Censurer les ventes publiques et les amateurs », dans La Plume et le plomb : espaces de l’imprimé et du manuscrit au siècle des Lumières, Paris, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2006, pp. 305-338. Dans deux des cinq exemplaires conservés à la BNF, Δ 9782 et Δ 11697, les lots « en pointillés » du catalogue ont été soigneusement complétés à la main, entre la fin du XVIIIe et le début du XIXe siècle.
3 François Moureau, Censurer, chapitre cité, p. 310 et réf. 21.
4 Jean-Marc Fontaine, « Destins croisés de Beckford et Chardin », dans Le Magazine du bibliophile, n° 94, mai 2011, pp. 27-30.
5 Cet article est le fruit d’un séminaire présenté lors de la séance des doctorants à la Conférence d’Histoire et civilisation du livre de l’EPHE (mai 2011). Toute ma reconnaissance va à Monsieur Frédéric Barbier pour cette opportunité, pour sa confiance en ma recherche ainsi que pour ses conseils. Je remercie aussi Madame Sabine Juratic qui a été mon Virgile dans les archives parisiennes. La vie et l’activité de Charles Chardin font depuis 2012 le sujet de mon diplôme postdoctoral à l’EPHE.
6 George G. Byron, Childe Harold’s Pilgrimage, I, XXII.
7 Anne Eschapasse, « William Beckford in Paris, 1788-1814 : “Le faste solitaire” », dans William Beckford, 1760-1844 : an eye for the magnificent, éd. Derek E. Ostergard, New Haven, Yale Univ. Press, 2001, pp. 99-115 ; Jon Millington, William Beckford, a bibliography, Warminster, Beckford Sty, 2008.
8 Thomas-Frognall Dibdin, A Bibliographical, antiquarian and picturesque tour in France and Germany, [s. l.], printed for the author, Shakespeare Press, 1811, 2 vol., ici vol. 2, pp. 400-404.
9 Catalogue des livres rares et singuliers du cabinet de M. Filheul précédé de quelques Eclaircissements sur les Articles importants ou peu connus & suivi d’une Table alphabétique des Auteurs, À Paris, chez Dessain junior Libraire, Quai des Augustins, MDCCLXXIX. Exemplaire consulté : BNF, Δ 11697.
10 Philippe-Joseph-Benjamin Buchez, Pierre-Célestin Roux-Lavergne, Histoire parlementaire de la Révolution française, ou Journal des Assemblées Nationales, depuis 1789 jusqu’en 1815, t. 32, Paris, Paulin, 1837, pp. 249-250.
11 AN, W 345 676.
12 Ibid., p. 251.
13 Ibid., pp. 196-198.
14 « Marchand mercier grossier joailler » (AN, Y 9332-9333).
15 Guillaume Glorieux, À l’enseigne de Gersaint : Edmé-François Gersaint, marchand d’art sur le pont Notre-Dame, 1694-1750, Seyssel, Champ Vallon, 2002.
16 Chardin affirme pourtant lors du procès avoir rencontré Beckford chez le fils du lord maire d’Angleterre. Il se rend presque tous les jours à la vente La Vallière, alors même que Beckford y fait ses achats (par exemple le lundi 9 février 1784). Il faut toutefois remarquer que ce dernier aurait chargé le libraire Née de La Rochelle de le représenter à la vente, ce qui n’exclut pourtant pas sa présence dans la salle des enchères. Voir Catalogue des livres de la bibliothèque de feu M. le duc de La Vallière..., Paris, G. de Bure fils aîné, 1783, 3 vol. (BNF, Rés. Q-911-917 ; Bodleian Library, Ms. Beckford, c. 18, f. 51-52).
17 AN, W 345 676. Pour ce qui est des objets précieux, voir la lettre de Beckford à Nicholas William du 23 août 1797 : « Give Chardin commission to look out for fine tapestry and look about yourself for some... » (Lewis Melville, The Life and letters of William Beckford of Fonthill, London, Heinemann, 1910, p. 249).
18 Buchez, Histoire parlementaire, ouvr. cité, p. 297.
19 Buchez, ouvr. cité, pp. 301-302.
20 Section de Brutus, Adresse présenté à la Convention Nationale, Paris, De l’imprimerie de la Section, [s. d.], pp. 2-3.
21 Albert Soboul, Les Sans-culottes parisiens en l’an II, Paris, Clavreuil, 1958, pp. 833-837 et passim, Id., « Robespierre et les Sociétés populaires », dans Annales historiques de la Révolution française, 3, 1958, pp. 50-64.
22 Albert Soboul, Raymonde Monnier, Répertoire du personnel sectionnaire parisien en l’an II, Paris, Sorbonne, 1985, pp. 163-164.
23 Observations de quelques patriotes sur la nécessité de conserver les monuments de la littérature et des arts, À Paris, [s. n.], l’an deuxième de la République. Exemplaire consulté : BNF, Rés., Lb 41 853. Datées 25e du 1er mois de l’an II et signées, dans l’ordre, Antoine-Auguste Renouard, Chardin, Charlemagne fils (p. 23). Quelques exemplaires furent imprimés sur vélin : BNF, Vélins 2828. (les pages de cet exemplaire n’ont jamais été coupées).
24 Charlemagne fils siégeait parmi les présidents du Conseil de la Commune. Partisan de Robespierre, il sera guillotiné le 11 thermidor, à l’âge de 27 ans. Soboul, Monnier, Répertoire, p. 166.
25 Observations de quelques patriotes, ouvr. cité, p. 5.
26 Peggy Manard, La Bibliothèque du comte d’Artois, (1757-1789), thèse de doctorat, Paris, EPHE, 2011, dactyl.
27 Bodleian Library, Ms. Beckford c. 27, Lettre du 28 septembre 1789.
28 Ibid., Lettre du 17 juin 1791.
29 Ms. Beckford c. 3, passim, c. 12, Lettre du 14 juillet 1814.
30 Ms. Beckford c. 9, Lettres des 2 et 23 novembre 1823, c. 10, Lettre du 12 mai 1825, c. 11, Lettre du 24 mars 1828 et du 3 mai 1829. Pour d’autres références à Charles Chardin, Life at Fonthill 1807-1822, from the correspondance of William Beckford translated and edited by Boyd Alexander, London, Hart Davis, 1957. Ian Maxted, The London book trades, 1775-1800, Folkestone, 1977, p. 46.
31 Ms. Beckford c. 27, Lettre du 10 septembre 1816 (date ajoutée postérieurement au crayon).
32 Martin-Silvestre Boulard, Traité élémentaire de bibliographie, Paris, Boulard, an XIII (1804), pp. 86-87.
33 Paul Delalain, L’Imprimerie et la librairie à Paris de 1789 à 1813, Paris, Delalain, 1899, p. 33.
34 AN, W 345 676.
35 Archives de Paris. Reconstitutions des actes de l’État civil. Acte reconstitué rendu le 10 septembre 1872.
36 Ms. Beckford c. 27, Lettre à Beckford du 17 juin 1791.