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Ce que le numérique fait à l’histoire des bibliothèques : réflexions exploratoires

Anne-Marie BERTRAND

Université de Lyon / Enssib

Le numérique est une « révolution épistémologique », nous dit Roger Chartier. Il bouleverse nos façons de chercher des informations, de consulter des documents, de produire et de rendre publics des textes, d’archiver, de commenter, de partager... Au-delà de ce que le numérique produit comme effets sur les historiens des bibliothèques, en termes de compétences et de pratiques, de sources et de méthodes, je souhaite ici interroger ce que le numérique produit sur la bibliothèque elle-même comme objet scientifique – car elle n’en sort pas indemne –, et donc sur l’histoire des bibliothèques. Je traiterai ici principalement de mon objet de recherche, les bibliothèques publiques au XXe siècle – sans m’interdire cependant quelques digressions.

LE NUMÉRIQUE ET L’OBJET BIBLIOTHÈQUE

Comme objet scientifique, la bibliothèque (contemporaine) est multiforme : elle est une institution, un outil qui s’inscrit dans les politiques publiques, un bâtiment, une équipe de professionnels, une offre culturelle, un patrimoine, un projet éducatif, une communauté d’usagers, des usages, une image, une identité fondée sur un héritage et un contexte, etc. Chacun de ces aspects représente un axe de recherche et nourrit l’histoire des bibliothèques contemporaines (les politiques culturelles ou éducatives, la place du patrimoine, les collections, l’architecture, les études de publics, les représentations, le corps professionnel,...).

Le numérique a une influence sur presque chacun de ces aspects. Il est « le principal outil cognitif de notre société », écrit ainsi Patrice Flichy1, un vecteur culturel majeur, un mode de relations et de transmission qui a ses propres codes. L’institution bibliothèque est ébranlée par les nouveaux usages informationnels et a perdu une grande part de son rôle d’approvisionnement, de transmission ou de prescription. L’idée même de collection est interrogée par l’usage des réservoirs de documents numériques ou des moteurs de recherche – l’accès prime sur l’acquisition. Dans ce monde concurrentiel, la communauté professionnelle cherche une nouvelle identité, qui transcende l’héritage de gardiens du trésor ou de passeurs, et qui permette de nouvelles formes d’engagement. Les bâtiments, désormais conçus comme élément majeur d’attractivité, déclinent une nouvelle symbolique (transparence, convivialité). La bibliothèque est (quelquefois) vue, y compris par les décideurs ou les intellectuels, comme un objet archaïque et inutile : Renaud Donnedieu de Vabres, alors ministre de la Culture : « Avec Internet ce n’est plus la peine d’aller à la bibliothèque »2 ; ou le philosophe Michel Serres : « Je ne mets plus les pieds à la bibliothèque »3.

Cette métamorphose radicale invite à considérer la bibliothèque publique du XXe siècle comme un artefact fragile et éphémère ou, du moins, comme un objet contextuel dont la lignée risque de s’incurver, voire de s’interrompre – la fin de la linéarité généalogique depuis la bibliothèque savante jusqu’à la médiathèque. Ce nouveau point de vue (au sens photographique) peut-il amener à revisiter les évolutions majeures du XXe siècle ? Explorons quelques-unes de ces pistes.

COLLECTIONS

L’histoire des bibliothèques a longtemps été une histoire des collections : collections manuscrites, imprimées, iconographiques, sonores, audio-visuelles..., mais collections physiques. La dématérialisation des documents et son corollaire, l’accès à distance, modifient radicalement l’idée même de collection. Construire une collection raisonnée, acquérir un ensemble fini de documents, donner une coloration particulière à un ensemble singulier, sont devenus des objectifs si ce n’est obsolètes, du moins décalés. Car il ne s’agit plus de constituer ni de rendre accessible un monde clos avec son périmètre, ses frontières et sa carte (son catalogue), il s’agit, pour les bibliothèques et les bibliothécaires, de donner accès non seulement aux ressources propres de la bibliothèque (d’une bibliothèque donnée), mais aussi aux ressources disponibles en ligne, innombrables, lointaines, non sélectionnées et non hiérarchisées. La notion même de collection s’en trouve interrogée, devant nécessairement prendre en compte ces modifications radicales.

Radicales ? Oui, écrit François Stasse, conseiller d’État :

La révolution numérique bouleverse l’accès à l’information, au savoir, à la culture. L’utilisateur du réseau Internet le constate quotidiennement. Mais cette révolution ne touche pas seulement à l’accès à l’information ; elle concerne aussi sa production et sa conservation. On pressentait depuis vingt ans que sa portée économique et culturelle serait comparable à celle de l’invention de l’imprimerie. C’est aujourd’hui une certitude4.

Dans sa présentation de la dernière enquête sur les pratiques culturelles des Français, le sociologue Olivier Donnat insiste, lui, sur la prégnance de ce qu’il nomme la

culture de l’écran (...). Avec le numérique et la polyvalence des terminaux aujourd’hui disponibles, la plupart des pratiques culturelles convergent désormais vers les écrans : visionnage d’images et écoute de musique bien entendu, mais aussi lecture de textes ou pratiques en amateur, sans parler de la présence désormais banale des écrans dans les bibliothèques, les lieux d’exposition et même parfois dans certains lieux de spectacle vivant. Tout est désormais potentiellement visualisable sur un écran et accessible par l’intermédiaire de l’internet5.

Ainsi, non seulement les établissements culturels, notamment les musées et les bibliothèques, voient leurs propres collections concurrencées par une offre en ligne protéiforme et toujours accessible, mais ils doivent mettre en scène la présence de leurs collections sur le net – construire une bibliothèque numérique, numériser des « trésors », proposer des dossiers documentaires ou des parcours dans les collections (comme NUMELYO, la bibliothèque numérique de la Bibliothèque municipale de Lyon). Dans ce registre, les musées sont confrontés aux mêmes interrogations, aux mêmes glissements d’activité que les bibliothèques : reproductions en ligne, avec une qualité de l’image encore inégalée, accompagnement pédagogique par dossiers en ligne, expositions virtuelles. La dématérialisation des œuvres engendre un nouveau rapport au musée et à ses collections – le projet Rijksstudio, riche de 140 000 images, permet ainsi aux internautes de créer leur propre collection, de chats, de ciels nuageux, de marines ou de porcelaines :

En zoomant du bout des doigts sur l’objet désiré, on l’obtient littéralement dans ses mains. La durée moyenne d’une visite sur tablette est de plus de onze minutes. Ceci signifie qu’il y a des internautes qui passent leurs soirées sur leur canapé, la tablette posée sur les genoux, surfant sur la collection du Rijksmuseum. C’est d’ailleurs une manière très agréable de passer une soirée. Certains pourraient ainsi dire que le Rijksstudio est hautement addictif ! Qui aurait pu penser que la consultation en ligne de l’art pourrait être tellement amusante ? La tablette apporte la collection au plus près de l’usager comme cela n’a jamais été possible auparavant6.

L’historien des bibliothèques contemporaines est/sera amené à traiter ces objets ou pratiques émergent(e)s. La création de bibliothèques numériques dans trois bibliothèques nationales (autrichienne, britannique et française) a ainsi fait l’objet d’une thèse récente7, dans une approche de facto transdisciplinaire (sciences de l’information, sociologie des organisations, histoire contemporaine). À n’en pas douter, la révolution conceptuelle qui touche les collections des bibliothèques appelle un décentrement des problématiques : davantage les usages de la collection que sa constitution, davantage sa diffusion que sa conservation, davantage son organisation que sa description ; des travaux nouveaux et variés sont susceptibles d’intéresser les chercheurs, par exemple la question de la validation (qui remplacerait l’idée de sélection), la question de la pérennité ou de l’obsolescence (qui dépasse celle de l’archivage), la question de la complétude, de la singularité ou de l’évolution des supports. Et, bien sûr, la question de la médiation et des médiateurs.

MÉDIATION

À l’heure d’Internet, de Google et du web 2.0, la question de la médiation et des médiateurs se pose de façon aiguë. Elle s’adresse aux bibliothécaires, comme aux libraires, aux critiques littéraires, aux enseignants, bref, à tous ceux qui sont susceptibles de porter une parole, de transmettre un savoir, d’exercer une médiation entre des individus et des documents, des informations, des données, des connaissances. Internet, avec son immense réservoir de données, sa rapidité d’accès, son ubiquité, son accessibilité a accéléré les modifications et les interrogations sur la question de la médiation.

Les journalistes ont d’abondance souligné l’évolution majeure de leur profession,

l’idée qu’il n’y aurait plus besoin de la médiation d’une profession, de son savoir-faire et de sa déontologie pour accéder aux faits, censément disponibles sur la toile mondiale8.

De la même façon, les bibliothécaires, ici Xavier Galaup, revisitent le périmètre dans lequel les bibliothèques s’inscrivent aujourd’hui :

La disponibilité, fantasmée comme totale, des contenus culturels sur Internet fait passer la bibliothèque comme un lieu ringard et inutile. Pourquoi se déplacer pour ne pas être sûr de trouver ce que l’on cherche (pas dans le fonds ou déjà emprunté) ? Pourquoi se déplacer pour ne pas être sûr de trouver ce que l’on ne cherche pas (déception en flânant dans les rayons, absence de conseils) ? En effet, sur Internet tout est accessible facilement, en permanence, et nous pouvons y glaner simplement, parfois par hasard, des contenus intéressants. Le web participatif a porté le coup de grâce en permettant à chacun de devenir non seulement producteur de contenus culturels mais aussi critique et conseil sur ces contenus. Ces deux faits marquent la fin de l’aura des lieux concentrateurs et des intermédiaires privilégiés que sont les bibliothécaires, les journalistes et autres professions intellectuelles prescriptrices9.

Ainsi, non seulement prospère la croyance d’une universelle disponibilité informationnelle et documentaire, mais encore cette disponibilité disqualifie-t-elle l’idée même d’une nécessaire médiation. Puisque tout est accessible, dit-on, la médiation serait devenue une approbation (j’aime/je like), une recommandation, une opinion, une communauté de goûts. La prescription, l’offre verticale, la « pastorale » (Jean-Claude Pompougnac) ont perdu leur place au profit d’une relation horizontale, de partage.

Le métier de bibliothécaire en est nécessairement touché. L’activité descriptive, bibliographique, se transforme en production de métadonnées et en référencement sur le web. La légitimité professionnelle ne peut plus guère s’appuyer sur la richesse des contenus, pour une grande part désormais extérieurs à la bibliothèque. La relation, aujourd’hui magnifiée, avec les usagers est fragilisée par la défiance vis-à-vis des médiateurs. Pour autant, le bibliothécaire n’est pas devenu un professionnel de l’information parmi d’autres, communiquant par écran interposé : il continue à accueillir des usagers dans un bâtiment public, à accompagner ses publics, à valoriser des contenus. Le métier s’est déplacé, se déplace, sans qu’on devine encore bien vers quoi : un soutien à l’activité documentaire des usagers (production, diffusion, archivage) ? Une validation de l’information ? L’éditorialisation de contenus ? La collecte de documents peu concernés par la révolution informationnelle (la création contemporaine, les données de la recherche...) ? L’animation d’un espace public de rencontres et débats ?

LA FIN DES MÉDIATHÈQUES ?

On connaît le modèle de bibliothèque diffusé sous l’appellation médiathèque : un bâtiment accueillant, proposant des collections diversifiées grâce à la médiation d’un personnel qualifié. Les mots d’ordre, modernité et ouverture, disaient bien le caractère démocratique d’un projet à la fois immobilier, documentaire et culturel. Aujourd’hui, écartelées entre leur origine savante et la concurrence d’un univers documentaire reconfiguré par le numérique, les médiathèques s’adaptent progressivement, par ajustements successifs de leur espace intérieur, de leur mobilier, de leurs collections, des usages encouragés ou tolérés. À la recherche d’un nouveau modèle, inspiré des évolutions sociales et culturelles contemporaines, elles semblent hésiter entre plusieurs voies, en particulier entre la bibliothèque de loisirs, la bibliothèque éducative ou la bibliothèque « sociale », espace public attrape-tout.

La fin de ce modèle (français) de bibliothèque, élaboré tout au long du XXe siècle et mis en œuvre à partir des années 1960, doit-elle nous amener à reprendre l’analyse de son histoire ? Le « moment médiathèque » (Michel Melot) n’était-il qu’une transition vers une autre époque, un passage vers ce qui va venir et que nous ne connaissons pas encore ? Cette interrogation doit, évidemment, éclairer nos futurs travaux :

L’histoire, parce que opération intellectuelle et laïcisante, appelle analyse et discours critique. La mémoire installe le souvenir dans le sacré, l’histoire l’en débusque, elle prosaïse toujours10.

Au-delà de cette entreprise de dévoilement, l’épaisseur du temps diffère entre mémoire et histoire. La mémoire ne considère que le temps court, l’histoire doit élargir le champ d’investigation et, sans doute, nous amener à reprendre la périodisation du XXe siècle, la médiathèque n’étant plus qu’un avatar de la bibliothèque publique, un stade transitoire (et éphémère), et non l’aboutissement de l’évolution des bibliothèques contemporaines. Sur ces quelques points, les collections, la médiation, la formalisation d’un modèle, comme sur d’autres, les bibliothèques publiques sont touchées de plein fouet par la « révolution numérique ». L’écriture de leur histoire est, elle aussi, concernée.

HISTOIRE DES BIBLIOTHÈQUES (CONTEMPORAINES) ET NUMÉRIQUE

L’utilisation des sources est, bien sûr, un impératif de l’histoire des bibliothèques (contemporaines) : pour mon secteur de recherche (l’histoire politique des bibliothèques au XXe siècle), je peux citer comme sources les rapports ministériels, les projets de loi, les rapports de l’inspection générale, les statistiques nationales et locales, les délibérations des collectivités territoriales, les objectifs et projets explicités dans divers supports (discours d’inauguration, articles de presse, archives orales, littérature professionnelle...).

Beaucoup de ces sources perdurent à l’ère numérique. Cependant, tout un pan de cette production tend à disparaître, en particulier celui qui concerne les prises de position, argumentaires ou débats. Car le mode d’expression le plus fréquent est devenu le web (les blogs, les sites des associations professionnelles, la presse en ligne et les publications en ligne...). Ainsi, les documents de l’assemblée générale de l’Association des bibliothécaires de France ne sont plus imprimés, mais disponibles en ligne. Ainsi, la Bibliothèque publique d’information a organisé un colloque virtuel11. Ainsi, la revue Livres-Hebdo héberge des blogs d’acteurs du monde des bibliothèques. Par ailleurs, certaines sources aujourd’hui disponibles uniquement sous forme numérique sont appelées à disparaître (fichiers des lecteurs, emprunts, pages des sites web des bibliothèques...), notamment en raison de la législation sur le respect de la vie privée. Ces nouvelles pratiques présentent pour l’historien des questions en terme d’accès et en terme de stabilité des matériaux de sa recherche.

L’ACCÈS AUX SOURCES

Sortant d’une ère de la rareté, où le problème était d’identifier et de localiser des sources peu nombreuses, nous sommes aujourd’hui confrontés à une information surabondante dont les émetteurs, l’accès et la fiabilité posent question à l’historien.

La multiplicité des émetteurs rend le paysage confus : un individu peut s’exprimer désormais sans les dispositifs antérieurs de légitimation (institutionnelle, associative, militante), la carte des positions ou des rapports de force est floue (un blogueur très suivi peut avoir plus d’influence que la position d’une association), les codes d’expression ont changé (la rumeur plus que l’argument), etc. Le monde des bibliothèques, partie prenante du monde de l’information, a facilement adopté ces nouveaux usages et engendré un dispositif d’accompagnement, la « biblioblogosphère », qui compte des dizaines d’émetteurs individuels, plus ou moins spécialisés, plus ou moins professionnels ou personnels, plus ou moins actifs, plus ou moins anciens.

L’accès aux sources appelle, pour l’historien, de nouvelles compétences en termes de suivi (veille) et de critique – existe-t-il une diplomatique des textes numériques ? Dans mon secteur de recherche, la grande nouveauté est sans doute la multiplication des producteurs de discours. Au-delà des traditionnels acteurs (pouvoirs publics, associations professionnelles, revues), sont apparus des dizaines d’analystes, commentateurs, critiques, prédicteurs, mus par l’envie de communiquer immédiatement sur des sujets d’actualité. Leur rapport au temps est lacunaire – ni le passé ni, même, l’avenir ne semblent les concerner. Pour autant, leur importance comme source n’est pas nulle, car ils peuvent influencer des pans entiers du monde des bibliothécaires – mais dans quelle mesure, pour combien de temps ?

La fiabilité est établie, évidemment, pour les sources officielles : les sites des associations ou des bibliothèques fournissent prises de position ou rapports d’activité ; les sites gouvernementaux permettent d’accéder aux discours, communiqués de presse, circulaires ou statistiques nationales ; les programmes d’action (les bibliothèques municipales à vocation régionale, les Ruches, le Plan d’action pour le patrimoine écrit, etc.) sont décrits en ligne. Mais la floraison des sites ou blogs personnels s’est accompagnée d’un recours fréquent à l’anonymat ou aux pseudonymes, qui permettent à des fonctionnaires (ce que sont très majoritairement les bibliothécaires) de s’exprimer librement, mais qui privent l’historien d’une confiance même modérée, même critique, dans ces sources.

STABILITÉ DES MATÉRIAUX

J’emploie ici le terme « stabilité » plutôt que celui de pérennité, car les questions d’archivage sont évidemment autres. On le sait, les textes en ligne ne sont pas stabilisés, ont des auteurs multiples, évoluent : dans le web 2.0

tout le monde est potentiellement producteur et diffuseur de contenu (...). Chaque récepteur est appelé à devenir aussi émetteur (...). L’article n’est plus une forme close sur lui-même, il devient un processus12

– de son côté, Roger Chartier évoque, dans une métaphore livresque, « le texte électronique, ce texte palimpseste et polyphonique13 ».

Dans son rapport « Bibliothèques universitaires et nouvelles technologies » (1999), Bruno Van Dooren était déjà explicite :

Il convient de rappeler que l’édition numérique, à la différence de l’édition imprimée, ne produit pas de document figé ; elle suppose un suivi et une actualisation permanente des publications et une maintenance des accès.

Patrick Bazin renchérit :

Mettre à jour : voilà bien le rite quotidien de toute activité numérique. Fini les ratures et les paperolles que l’écrivain laissait à la postérité14.

La production de textes en ligne diffère ainsi sensiblement de celle de textes imprimés : ici, pas d’ambition de finitude, de complétude, d’achèvement. Un texte en ligne peut être repris, ré-écrit, modifié, amendé par son auteur ou ses lecteurs. C’est une source instable (et, donc, peu fiable).

D’autre part, l’immédiateté de l’écriture (l’urgence à publier) engendre un rapport au temps particulier, comme l’analyse encore Patrick Bazin :

L’activité numérique peut sembler produire de l’oubli aussi rapidement qu’elle fait proliférer quantité de textes ou d’objets culturels et en sature les réseaux. Sa capacité mémorielle, pourtant en croissance exponentielle, se mettrait, en réalité, au service d’un éternel présent, sans épaisseur. Ce qu’elle gagnerait en extension, en diversité et en vitesse, élargissant rapidement son empire à toutes les sphères de l’activité humaine, elle le perdrait en profondeur rétrospective et, surtout, en authenticité, faute de garder racine dans une généalogie matérielle. Elle serait contradictoire avec toute idée de patrimoine culturel – lequel supposerait monumentalité ou, au moins, trace de cette monumentalité15.

« Patrimoine culturel » ou, ici, sources historiques. Les spécialistes des sciences de l’information parlent du « cycle de vie » du document, concept qui interpelle évidemment l’historien puisque, selon l’adage des archivistes, « les historiens travaillent sur ce qui est resté ».

Ici, peut-être faudrait-il réintroduire la notion de travail éditorial – ce travail qui apporte autorité et fiabilité à un texte. Je suis ici les réflexions de Roger Chartier sur

la reconstitution, dans la textualité électronique, d’un ordre des discours permettant, tout ensemble, de différencier les textes spontanément mis en circulation sur le réseau et ceux qui ont été soumis aux exigences de l’évaluation scientifique et du travail éditorial, de rendre perceptibles le statut et la provenance des discours et, ainsi, de leur attribuer une plus ou moins forte autorité selon la modalité de leur « publication »16.

En somme, les sources en ligne constitueraient un corpus particulièrement sensible et à évaluer soigneusement.

Il faut, évidemment, ajouter qu’un autre corpus est concerné par cette instabilité, par son côté éphémère. En effet, les activités techniques qui produisaient des traces papier (les registres, les catalogues, les fiches, les bulletins de communication, les guides du lecteur, le règlement de la bibliothèque, les programmes d’animation, etc.) sont aujourd’hui surtout gérées par l’outil informatique et publiées en ligne. De traces, il n’y a plus guère, puisque les fichiers informatiques nominatifs ne peuvent être conservés et qu’il est rare que les établissements archivent les versions successives de leur site web.

POUR UNE HISTOIRE NUMÉRIQUE DES BIBLIOTHÈQUES

Le numérique ne provoque pas seulement le doute méthodique, il propose aussi de nouveaux objets de recherche.

À la fin des années 1990, Gallica, la bibliothèque numérique de la BnF, était enrichie d’environ 10 000 documents par an ; on est aujourd’hui sur un rythme décuplé – environ 100 000 documents par an. La collection est riche de plus d’un million de documents. Les usages sont en hausse constante, avec un pic de 23 000 visites en une seule journée. Voilà un bel objet de recherche : constitution d’un corpus, diffusion, fréquentation...

Les traces de communication des ouvrages des magasins sont une source utile pour connaître les sujets d’intérêt ou le profil des chercheurs. Ils se trouvent aujourd’hui sous forme de bulletins ou inscrits dans des « agendas de banque de salle ». Les bibliothécaires s’interrogent sur la durée de conservation de ces sources (3 ans, 10 ans, davantage ?) et sur les contraintes juridiques qui s’y attachent (notamment si des données personnelles y figurent). L’informatique pourrait traiter ces corpus anonymisés et éclairer les praticiens sur les documents consultés et, donc, sur les centres d’intérêt d’une époque.

La piste la plus intéressante aujourd’hui semble bien être celle de la reconstitution, sous forme de bases de données, de bibliothèques dispersées. À partir notamment d’inventaires, de catalogues de vente ou de fichiers de provenance, des chercheurs s’emploient à la reconstitution virtuelle de bibliothèques privées. Le projet de reconstitution de la bibliothèque de Gabriel Naudé est bien avancé. Le programme BiPram (bibliothèques privées à l’époque moderne) prévoit de procéder ensuite à la reconstitution de la bibliothèque d’Alde Manuce. D’autres chercheurs, notamment au sein du Centre Gabriel Naudé, travaillent sur la bibliothèque de Peiresc ou sur celle des Turretini. Le projet Biblissima, lui, comporte un programme de recherche sur les bibliothèques virtuelles humanistes et s’intéresse à la reconstitution de la bibliothèque de Rabelais. Objets et outils pleins de promesses...

Dans un autre registre, est en ligne la liste de nombreuses bibliothèques confisquées sous l’Occupation17. Cette source, appelée à être complétée par leurs inventaires, permettra d’analyser le contenu de bibliothèques privées de personnages d’importance (Léon Blum, Vladimir Jankelevitch, Julien Benda, Victor Basch...) et d’esquisser des intérêts, des paysages intellectuels, des influences, des réseaux. En élargissant le champ, on pourrait aussi identifier d’autres objets de recherche : les pratiques (concurrentes ou complémentaires) de lecture papier ou numérique des usagers, les représentations nouvelles des bibliothèques et de leurs collections, l’organisation du travail et les compétences des professionnels des bibliothèques... Le numérique appelle ainsi à revisiter (aussi) l’histoire de la lecture, l’histoire culturelle des bibliothèques ou l’histoire sociale des bibliothécaires.

On le voit, le numérique engendre doutes et inquiétudes. Il propose aussi de nouveaux objets ou de nouveaux outils. Il appelle des historiens – nouveaux ou pas !

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1 Patrice Flichy, Le Sacre de l’amateur, Paris, Seuil, 2010.

2 Sur la chaîne France 2, 3 mars 2006.

3 Libération, 3 septembre 2011.

4 En préambule de son Rapport au ministre de la culture et de la communication sur l’accès aux œuvres numériques conservées par les bibliothèques publique, 2005.

5 Olivier Donnat, Les Pratiques culturelles des Français à l’ère numérique, Paris, La Découverte, 2009.

6 Martijn Pronk, « Le Rijksstudio », dans Bulletin des bibliothèques de France [ci-après BBF], 2013, n° 5.

7 Gaëlle Bequet. « Innovation et patrimoine numérique dans trois bibliothèques nationales européennes (Bibliothèque nationale de France, British Library, Österreichische Nationalbibliothek) ». Thèse Paris III, 2011.

8 Marc-Olivier Padis, « Les médias : déficit d’autorité, excès de pouvoir ? », dans Esprit, mars-avril 2005.

9 Xavier Galaup, « Usagers et bibliothécaires : concurrence ou co-création ? », dans BBF, 2012, n° 4.

10 Pierre Nora, « Entre mémoire et histoire », dans Les Lieux de mémoire, vol. 1, Paris, Gallimard, 1997 (Quarto).

11 Colloque « Text-e, le texte à l’heure de l’internet », 2001-2002.

12 Laurent Mauriac, Pascal Riché, « Le journalisme en ligne : transposition ou réinvention ? », dans Esprit, mars-avril 2009, à propos de la création du site Rue 89.

13 « Le livre, son passé, son avenir », dans La Vie des idées, 29 septembre 2008.

14 Patrick Bazin, « La mémoire reconfigurée », dans Les Cahiers de médiologie, n° 11, 2001.

15 Ibid.

16 Roger Chartier, « Lecteurs et lectures à l’âge de la textualité électronique », dans Text-e : le texte à l’heure de l’Internet, Paris, BPI, 2003.

17 Sur le site du Mémorial de la Shoah. En janvier 2014, 2 800 possesseurs de bibliothèques spoliées, individuels ou institutionnels, étaient identifiés.