Diffusion du livre en français en Hongrie : bilan et perspectives des recherches sur les bibliothèques privées de l’aristocratie (1770-1810)
Olga GRANASZTÓI
Chercheur à l’Académie hongroise des sciences/Université de Debrecen, Groupe de recherche en textologie de la littérature classique hongroise
L’imprimé en français, introduit en nombre croissant dans la monarchie des Habsbourg à partir du derniers tiers du XVIIIe siècle, représente un objet de consommation qui pose toute une série de nouveaux problèmes et de défis aux acteurs du monde du livre (censeurs, libraires, traducteurs, lecteurs), et qui constitue un objet de recherche problématique s’inscrivant, non sans difficultés, dans l’histoire hongroise du livre.
Cette longue phrase d’introduction résume et positionne plus de dix années de recherches portant sur les pratiques d’importation, les usages et les formes d’appropriation du livre français en Hongrie entre 1770 et 18101. Cette problématique qui touche la période dite des Lumières hongroises s’inscrit de façon automatique dans le contexte traditionnel de rayonnement ou d’influence française qui marque depuis près de cent ans les recherches concernant « les relation culturelles franco-hongroises »2. S’en débarrasser nécessite une remise en question des résultats de la littérature spécialisée (dans le domaine du thème classique de la diffusion en Hongrie des idées, des œuvres et parfois des hommes des Lumières françaises et de la Révolution), une critique des sources (y compris le peu de sources publiées dans le domaine de l’histoire du livre de cette période : les catalogues commentés de bibliothèques privées, les actes de censure, et les catalogues et fonds d’archives de libraires hongrois) et finalement une exigence permanente de dépassement et de remise en question de ses propres résultats.
Il faut remonter largement dans le temps pour trouver dans l’historiographie hongroise les traces d’une histoire du livre adaptée à la période des Lumières hongroises et qui, faute de continuité, constitue un point de départ même pour les recherches d’aujourd’hui.
Je pense d’abord aux recherches de Sándor Eckhardt (1890-1969), dont la première publication date de 1917 et présente l’extraordinaire collection de livres français de la nouvelle bibliothèque publique d’Arad, elle-même issue de deux bibliothèques nobiliaires hongroises fondées dans le derniers tiers du XVIIIe siècle3. Eckhardt, jeune historien de la littérature, boursier de la Sorbonne et de l’École normale supérieure en 1914, est lui-même originaire d’Arad : de retour dans sa ville natale, il met en pratique ce qu’il avait appris à Paris. La collection de la bibliothèque de la ville comptait seulement quelques 3 000 volumes en 1895, mais plus de 40 000 en 1913, l’année de l’inauguration du Palais de culture où elle se trouve désormais abritée. Cet accroissement est dû en grande partie à l’achat de la bibliothèque d’un magnat de la région, le baron Péter Atzél (soit quelque 15 000 volumes)4 : Atzél avait lui-même repris les livres de deux collectionneurs du XVIIIe siècle, la comtesse Júlia Csáky et Ferenc Vörös de Farad, un homme de lettres appartenant à la moyenne noblesse. La découverte de 4 000 titres en français antérieurs à 1810 et reliés en chagrin ou demi-chagrin estampé à chaud, a fait grande impression sur Eckhardt, qui pose la question :
La présence d’une pareille collection de livres dans une ville de province hongroise a de quoi nous surprendre. Comment tous ces livres français sont-ils venus à Arad ?5
Eckhardt apporte une réponse exhaustive et très originale pour son temps : il s’appuie sur le catalogue manuscrit et sur les exemplaires conservés pour reconstruire l’histoire de la bibliothèque jusqu’au XVIIIe siècle, il brosse le portrait des propriétaires à partir du fonds d’archives de la famille Csáky, et il tente de repérer leurs réseaux d’approvisionnement en livres français (en principe interdits).
Cette approche mettant en valeur les phénomènes de transferts et de réception, a été reprise dans le travail suivant consacré par Eckhardt aux Idées de la Révolution française en Hongrie6. Influencé par la pensée de Taine, Eckhardt cherche les origines de la Révolution dans les idées des Lumières françaises et décrit la réception des idées éclairées en Hongrie et leur impact sur le mouvement jacobin hongrois. Sa démarche a marqué plusieurs générations d’historiens :
Dans un style qui est plus proche bien sûr de Daniel Mornet que de Robert Darnton, Eckhardt aborde en fait la plupart des aspects de l’histoire de la circulation du livre et des idées qui retient beaucoup d’entre nous aujourd’hui7.
Si cette lecture de la réception de la Révolution française est aujourd’hui dépassée, les travaux de Eckhardt sur le XVIIIe siècle restent d’actualité, grâce à sa connaissance exceptionnelle des œuvres littéraires et philosophiques publiées en français, allemand, hongrois et latin, au cours de la longue période qu’il analysa – de la visite de Montesquieu en Hongrie en 1728 au début du XIXe siècle. La combinaison du savoir littéraire dans des langues variées et des recherches en archives, par exemple sur le procès des jacobins hongrois, a donné des résultats qui font toujours référence aujourd’hui.
Malheureusement, Eckhardt dut abandonner son travail très prometteur quand sa maison fut détruite sous les bombardements de Budapest en 1944, avec ses livres, notes et manuscrits de travaux en cours. Cet épisode, qui a failli mettre un terme à sa carrière de chercheur, a une valeur symbolique, mais il constitue aussi une réalité qui a marqué et qui marque toujours les possibilités de recherche sur le livre imprimé du XVIIIe siècle8. Les sources premières (exemplaires conservés et catalogues originaux), très riches et inédites, conservées du XVIIIe siècle à la Seconde Guerre mondiale et traditionnellement à la base de l’étude de l’imprimé en français dans le milieu hongrois d’Ancien Régime, se trouvèrent donc largement détruites en 1944-1945. Cette perte a longtemps fait obstacle aux travaux sur les bibliothèques de la noblesse hongroise, contrairement à ce qui s’est produit dans la République tchèque, où la même destruction n’a pas eu lieu et où c’est l’ampleur des collections qui constitue un frein pour leur exploitation9.
Par ailleurs la problématique qui s’est imposée dans le contexte idéologique de l’après-guerre était fondamentalement différente. S’agissant de livres, le XVIIIe siècle réserve en effet une place particulière – comme partout en Europe centrale et orientale – aux fonds de la noblesse10. Les membres des élites économiques sont les premiers à acquérir la production imprimée française, en y consacrant souvent des ressources importantes. La situation linguistique de la noblesse hongroise plurilingue (allemand, latin, français et hongrois) joue en faveur d’une ouverture au choix de titres de plus en plus abondant alors offert par les réseaux de librairie de la monarchie des Habsbourg. Par ailleurs, les fonds français des bibliothèques hongroises ont ceci de particulier qu’ils furent réunis dans un délai très bref : les achats se font surtout sous le règne de Joseph II, et ils concernent une gamme d’imprimés profondément renouvelée, témoignant par là du processus de rattrapage et d’intégration culturels rapide de certains représentants de la noblesse hongroise. Dès le début du XIXe siècle pourtant, le mouvement retombe, en partie par suite de la politique de censure mise en place par l’empereur François Ier. À partir des années 1790 en effet, le contrôle est de plus en plus sévère, qui vise en premier lieu l’importation de livres étrangers, et qui empêche le lectorat d’être au fait des publications les plus récentes, majoritairement critiques et satiriques, voire politiques ou pornographiques11 : outre le risque réel qu’il y a alors à se procurer ces titres par le biais de canaux de commerce illégaux, les coûts s’en trouvent accrus en proportion, de sorte que seuls les clients les plus aisés peuvent intervenir12. La conjoncture des confiscations confirme la chute du commerce.
Enfin, l’horizon d’attente du lectorat hongrois francophone tend à se déplacer par rapport à la production française. Jusqu’à la fin des années 1780, l’intérêt porte d’abord sur la littérature française (ouvrages de fiction, roman, contes et autres genres de textes courts), tandis c’est l’actualité politique européenne qui représente la nouveauté absolue à partir des années 1790. Dans le même temps, la littérature allemande monte peu à peu en puissance, et le français commence à servir de langue intermédiaire pour assurer la diffusion de textes anglais, essentiellement du roman. La diminution de l’intérêt pour la production imprimée française va aussi de pair avec le développement lent, mais prometteur, de la littérature en hongrois.
L’HISTOIRE DES BIBLIOTHÈQUES ARISTOCRATIQUES HONGROISES AU XXe SIÈCLE : UNE HISTOIRE DE COLLECTIONS DISPARUES ?
Le sort des collections est donc loin de simplifier les recherches actuelles. Celles fondées au XVIIIe siècle ont généralement été déposées dans une collection publique à la fin du XIXe siècle ou au début du XXe siècle (cas de Csàky à Arad), ou sont restées aux mains de propriétaires privées dans la bibliothèque de tel ou tel château. Après la Première Guerre mondiale, la plupart des principales collections s’est trouvée à l’extérieur des frontières de la Hongrie historique, tandis que la Seconde Guerre mondiale a entraîné des destructions massives, lorsque les lignes de front passaient par exemple dans le nord-est de la Slovaquie actuelle, ou que beaucoup de châteaux importants, notamment ceux qui étaient dotés d’une riche bibliothèque, étaient réquisitionnés par les armées allemandes ou russes. Mainte bibliothèque en fit les frais, en général par abandon, voire par utilisation du papier comme combustible ou comme matériau d’emballage. Les destructions se sont poursuivies après 1945, dans un temps de troubles et de pillages particulièrement difficile en Hongrie. Une part notable des collections privées des magnats hongrois dont traite l’histoire des bibliothèques rentre désormais dans la catégorie bien connue des « bibliothèques disparues ». Les conséquences de ces destructions, et de l’incurie qui leur a souvent succédé sont encore visibles de nos jours.
Même si tel ou tel fonds a pu être plus ou moins conservé, les cinquante dernières années n’ont vu pratiquement aucune mise en valeur ni étude systématique des collections anciennes. Contrairement à la République tchèque, où les bibliothèques aristocratiques confisquées ont été traitées globalement dans le cadre d’un département nouveau créé pour cet objet au sein de la Bibliothèque du Musée national13, en Hongrie les bibliothèques confisquées à partir de 1949 ont été d’abord prises en charge par un Centre national des bibliothèques, puis redistribuées de façon anonyme dans le nouveau réseau des bibliothèques publiques14. Même si quelques rares bibliothèques ont vu la situation s’améliorer, l’historiographie spécialisée ne s’est pas intéressée aux fragments de collections anciennes ni à leur identification. Pourtant, les recherches sur les bibliothèques détruites pendant et après la Seconde Guerre mondiale ne sont pas impossibles, mais elles requièrent de mettre en œuvre de nouvelles méthodes et de développer de nouvelles approches15.
Conséquences de tout cela ? Déterminer la localisation actuelle des fonds subsistant des collections anciennes, ou au moins de celles attestées par un catalogue ou d’autres sources afférentes, suppose rarement de recourir à la bibliographie de l’histoire des bibliothèques au sens strict16. La mémoire du XXe siècle est l’aide la plus précieuse, qu’il s’agisse de mémoire familiale, de récits de descendants d’un ancien collectionneur, de mémoire de bibliothécaire, d’archiviste ou de quiconque peut rendre compte de la situation des collections (intactes ou fragmentaires) nationalisées dans les années 1950. Tout aussi précieux est le moindre document d’histoire contemporaine, la moindre publication d’histoire locale, qui relate le sort de tel ou tel château et des collections qu’il abritait, peu importe par quelle approche. Le processus de reconstitution part donc de nos jours, pour remonter dans le temps jusqu’à 1945.
Le cas de la bibliothèque de la famille Sztáray illustre bien cette méthode de reconstruction. Les comtes Sztáray avaient leur résidence à Nagymihály (aujourd’hui Mihalovce en Slovaquie, près de la frontière de l’Ukraine). Leur collection de livres français fut estimé à 5 000 volumes à la fin du XIXe siècle, chiffre qui s’explique parce qu’il s’agit d’une famille représentative de l’aristocratie francophone et francophile de la deuxième moitié du XVIIIe siècle : Thérèse Desfaigny de la Tournelle, mère de Mihály Sztáray, le principal collectionneur de la bibliothèque familiale, était elle-même d’origine française. Elle devait elle aussi aimer les livres, comme en attestent quelques sources retrouvées dans les archives familiales17, et les six volumes des Fables choisies mises en vers par J. de la Fontaine (1765-1775)18 vendus aux enchères en 2005 : ce n’est pas l’ex-libris armorié de Thérèse Desfaigny de la Tournelle qui en a fait le prix, mais plutôt les armes de Marie-Adélaïde de France (1732-1800), quatrième fille de Louis XV19.
La bibliothèque comptait plus de 30 000 volumes en 1945, dont seule une petite partie put être sauvé par la famille. Les volumes les plus précieux, sélectionnés à la hâte, ont été transférés dans une bibliothèque bénédictine, également sécularisée après 1949 : on osera espère que cet ensemble de titres, dont j’ai pu acquérir en 1999 l’inventaire manuscrit grâce au dernier témoin des événements, la comtesse Magdolna Sztáray, subsiste toujours aujourd’hui dans une bibliothèque publique de Hongrie ou de Slovaquie. Le témoignage de Magdolna Sztáray était d’autant plus précieux qu’elle-même a encore été utilisatrice de cette collection, et qu’elle a appris à connaître la littérature française à travers les ouvrages réunis par ses ancêtres20. Les traces progressivement redécouvertes ces dernières années des épaves de la bibliothèque des Sztáray montrent l‘ampleur de son éparpillement : quelques centaines de volumes ont par exemple été identifiés au Musée du château de Humenné, mais on n’a jamais prêté attention à leur provenance et ils ne servent toujours que de décoration à quelques salles historiques.
DE LA MÉTHODE QUANTITATIVE ET DE SES LIMITES
Mais les bibliothèques privées de l’aristocratie hongroise nous sont connues dans leur état d’avant les deux Guerres mondiales, autrement dit à la fin du XIXe siècle, grâce à un remarquable inventaire des fonds. En effet, Aladár György publie, dans son livre Magyarország közés magánkönyvtárai [Les Bibliothèques privées et publiques de Hongrie], les résultats d’une collecte de données effectuée en 1885, à la demande du Bureau hongrois de la statistique21. Un échantillon de 964 personnes répond à une série de dix-huit questions, parmi lesquelles le nombre de livres en leur possession, la composition thématique et linguistique de cette collection, l’usage qui en est fait et la façon dont elle est inventoriée, ainsi que la date de sa création. Même si certains collectionneurs faisant partie des familles les plus éminentes n’ont pas voulu répondre, l’ampleur de l’enquête et sa méthode, caractéristique de cette époque, donnent des résultats fiables. La richesse et la diversité des données ouvrent de nombreuses pistes de recherche en histoire des bibliothèques. Ce recensement permet de savoir qui possède des livres français en quantité particulièrement grande (plus de 500 titres), où il les conserve, comment cette collection a été fondée au XVIIIe siècle, etc.
L’état des sources concernant les bibliothèques privées fondées après 1750 explique l’impossibilité de proposer une approche quantifiée de ces fonds : combien de bibliothèques aristocratiques existaient, et en quelles proportions elles contenaient des imprimés en français pour chaque période. Le recensement méthodique n’a été conduit que pour la période 1530-1750 (programme Bibliotheca eruditionis à Szeged), sur la base des catalogues anciens et des notes manuscrites figurant dans les exemplaires conservés22 : quelque 2 500 collections possédant au moins cinq titres différents sont enregistrées. Les plus grandes bibliothèques disposaient alors de 2 000 à 3 000 volumes, contre 1 000 à 10 000 pour les bibliothèques fondées dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. La convergence des sources est très insuffisante : nous connaissons par exemple la collection des livres français de la bibliothèque Csáky et son catalogue manuscrit de 1808/1809, mais il ne s’agit que de la partie française et nous sommes toujours dans l’ignorance de ce qu’est devenue la quantité de livres allemands et latins dont il est question dans la correspondance familiale...
Il est souvent difficile d’évaluer l’importance ancienne de la bibliothèque. La bibliothèque de la famille Orczy, exceptionnelle parce que conservée plus ou moins intacte, est aussi à Arad, mais elle n’a pas son catalogue d’origine, ni d’archives familiales assez complètes pour qu’on puisse reconstruire l’histoire de sa constitution : son premier inventaire connu date de 1905, lorsque la collection, avec d’autres fonds privés, faisait déjà partie de la bibliothèque du Lycée royal23. La bibliothèque de la famille Viczay à Hédervár, soit 25 000 à 30 000 volumes en 1945, a disparu depuis24, mais un catalogue manuscrit est entré dans les fonds de la Bibliothèque nationale Széchényi en 1950, et quelques exemplaires solitaires ont pu être repérés ça et là dans différentes bibliothèques publiques25. Ce catalogue, qui porte les dates de 1769 et de 1846, semble être lacunaire : la Statistique des bibliothèques privées d’Aladár György (1885) évalue le nombre des livres à 15 000, mais le catalogue ne recense que quelques milliers de titres, dont bon nombre en français. Malgré ses lacunes, il constitue un document indispensable pour l’étude de la sociologie rétrospective de la lecture du livre français en Hongrie.
TYPOLOGIE DES NOBLES COLLECTIONNEURS D’IMPRIMÉS EN FRANÇAIS
Le nombre des bibliothèques privées de la noblesse hongroise fondées dans le derniers tiers du XVIIIe siècle n’a jamais atteint celui, par exemple, des bibliothèques nobiliaires de Bohême, lesquelles ont été conservées depuis. Même si le milieu récepteur de l’imprimé en français apparaît comme plus limité en Hongrie que dans les autres pays de la monarchie, il n’est rien moins qu’homogène et permet d’opérer des regroupements d’après ses préférences, lesquelles sont déterminés tout d’abord par l’appartenance confessionnelle.
Dans l’ouest du pays, c’est-à-dire dans les régions restées au pouvoir de la royauté quand les autres territoires étaient occupés par les Turcs, on trouve une noblesse loyaliste et majoritairement catholique. Presbourg est longtemps capitale du pays, avant que les administrations centrales ne soient transférées à Buda sous Joseph II, et la région présente alors un caractère en tout original : elle accueille les immenses propriétés des aristocrates liés à la Cour, comme les Esterházy, les Pálffy ou encore les Batthyány – la loyauté de ces derniers est d’ailleurs moins évidente. Dans les régions du centre et de l’est au contraire, la majorité est protestante. Or ce n’est pas le fait d’appartenir à telle ou telle confession qui oriente, mais bien l’enseignement dispensé dans les écoles, écoles supérieures et universités de chaque confession26. Il y a des oppositions fondamentales entre un jeune noble catholique fréquentant l’université de Nagyszombat – qui viendra par la suite s’installer à Pest – ou les établissements d’enseignement supérieur de Vienne, un jeune luthérien faisant ses études à Göttingen ou à Wittenberg, et un étudiant calviniste qui passe son diplôme dans la Confédération helvétique...
La portée des clivages confessionnels s’atténue pourtant dans certaines régions. Les territoires du Nord-Est sont une zone essentiellement protestant et le foyer traditionnel des luttes pour l’indépendance : les gains et les pertes de territoire par la monarchie des Habsbourg les touchaient plus particulièrement. Avec la perte de la Silésie, la noblesse de cette région perdit ses ouvertures vers le nord (Prusse), et le démembrement de la Pologne tout comme l’annexion de la Galicie eurent aussi des conséquences fâcheuses. Persécutions religieuses, luttes politiques, surcharge dans le domaine de l’économie27, tout cela contribua puissamment à préparer le terrain pour une ouverture certaine aux idées du temps véhiculées par l’imprimé en français. La haute et la moyenne noblesse, catholique ou protestante, est ici à la pointe des milieux réceptifs pour les nouveaux courants, et les protestants pouvaient même compter sur l’appui des couches progressistes de la noblesse catholique s’agissant d’une des questions alors les plus actuelles, celle de la tolérance religieuse. Il faut aussi souligner l’importance de la franc-maçonnerie, qui joua un rôle particulièrement important et qui participa massivement à la diffusion de la philosophie des Lumières françaises et du joséphisme. Les organisations secrètes du nord de la Hongrie, qui étaient de filiation polonaise et qui se conformaient, à leurs débuts, au rite français, ont notamment des préoccupations d’ordre économique :
Cela signifie que le programme joséphiste des Lumières s’appuyait sur les milieux protestants, mais aussi sur d’autres acteurs sociaux, capables d’en apprécier la valeur pratique et disposés à lui accorder leur soutien. Ces éléments approuvaient largement la politique du joséphisme en matière de religion, la suppression de la tutelle de l’Église sur la censure et les dispositions du décret de tolérance. Ils attendaient en outre, avec impatience les réformes tendant à l’assainissement de la vie économique28 .
Sur le plan culturel, la jeune génération des familles Forgách, Sztáray, Csáky, Szirmay, Berzeviczy, etc., est plus exigeante que celle appartenant aux familles nobles enracinées dans les autres régions du pays. Ses demeures possèdent toujours une bibliothèque, et elles jouent un rôle considérable dans la vie intellectuelle, en tant qu’institutions de la sociabilité éclairée.
DE LA CIRCULATION INTERNE DES IMPRIMÉS FRANÇAIS DANS LE MILIEU RÉCEPTEUR
Différents réseaux rassemblent les milieux de la noblesse collectionnant les imprimés en français, et leur étude permet de combler certaines lacunes des sources principales. En témoignent par exemple les usages du livre français chez la noblesse du Nord-Est. La comtesse Csáky dont la collection, actuellement à Arad, fut fondée à Homonna29, était une lectrice passionnée, intéressée surtout par la littérature de fiction. Bien qu’elle ait rassemblé plusieurs centaines de romans français et de romans anglais en traductions françaises, elle empruntait volontiers des romans français à d’autres nobles de la région connus pour leur ouverture d’esprit et, ou par leurs collections de livres.
L’une de ces personnalités qui fournissaient volontiers en lecture les nobles des comitats du nord, était Gergely Berzeviczy, membre éminent de la moyenne noblesse luthérienne, mais dont l‘environnement culturel semble être bien différent de celui de la comtesse Csáky, elle-même issue de l’une des plus importantes familles catholiques de l’aristocratie hongroise. Berzeviczy possédait une bibliothèque de près de 4 000 volumes, qu’il installa dans son château de Lomnic30, au pied du mont Lomnic (Haute-Tàtra). Après avoir étudié à Göttingen et séjourné à Paris, aux Pays-Bas et en Angleterre, il ouvre à son retour à Buda un cabinet de lecture, et prend un poste à l’administration centrale31.
Mais Berzeviczy fait partie de l’opposition sympathisant avec les idées des Girondins, et les événements de 1795 brisent le développement du cabinet et interrompent sa carrière. Il échappe à la prison, quitte Buda et se retire sur ses domaines, où il se livre à l’étude des sciences économiques. Sa bibliothèque, continuellement enrichie, non seulement constitue un lieu de travail, mais sert de bibliothèque de prêt pour toute la région. La liste minutieusement établie des prêts constitue une source rare sur les pratiques de lecture et sur la circulation des livres : la comtesse Csáky figure parmi les emprunteurs. Les Liaisons dangeureuses sont, d’après la liste de Berzeviczy, le deuxième titre le plus emprunté parmi les œuvres littéraires, et il en possédait une édition française, mais aussi une traduction allemande. Le premier titre est aussi un livre en français : Le Comte Donamar (1799) est un roman épistolaire dont l’auteur, Bouterweck, était professeur de philosophie à Göttingen. Ce texte, très populaire dans les milieux protestants, était cependant lu en français.
Un autre partenaire de la comtesse en matière de livres a été le baron László Orczy, qui vivait surtout à Pest mais dont la bibliothèque était au château de Gyöngyös, à une centaine de kilomètres au nord-est de la ville. Conseiller de lieutenance à partir de 1787, préfet du comitat d’Abauj (nord-est), le baron s’engagera en 1795 dans le mouvement des nobles « réformateurs » : cette élite de la noblesse hongroise réclamait des réformes économiques et culturelles fondées sur la thèse du Contrat social et était favorable à une certaine abolition du système féodal. László Orczy était un franc-maçon actif, et sa maison de Pest devint un centre des réformistes après l’interdiction de certaines sociétés de francs-maçons par Joseph II en 1785. À partir de 1790, Orczy était présenté dans les rapports de police comme le chef de la noblesse rebelle.
La bibliothèque Orczy se trouve aujourd’hui elle aussi à Arad. Sa collection française contient 1 776 titres en 2 470 volumes : la majorité des titres a été publiée entre 1765 et 1780 (301) et entre 1790 et 1807 (314), tandis que quarante seulement datent d’avant 170032. Cette répartition souligne le caractère contemporain de l’ensemble, dont les spécialités sont l’histoire et la politique, domaines que l’on peut répartir selon les principaux événements historiques du XVIIIe siècle33. Les sept titres empruntés par la comtesse (sans précision sur la date) reflètent parfaitement ses curiosités (littérature de fiction, actualité politique, philosophie matérialiste34), et confirment les intérêts intellectuels toujours communs aux membres de ce milieu de l’aristocratie, même quand ils ne sont pas en contact régulier : leur identification se fait par exemple par l’étude de leurs usages du livre.
Ces deux collections françaises se trouvent aujourd’hui, par le hasard des faits, l’une à côté de l’autre au département des livres anciens de la Bibliothèque municipale d’Arad, et par cette fiche de prêt récemment découverte nous savons désormais qu’il y avait autrefois déjà des échanges entre elles.
DIFFÉRENCE DE CONTENU DES COLLECTIONS FRANÇAISES
À part la région du Nord-Est, où les clivages confessionnels ne semblent pas avoir eu une portée réelle (comme le suggère le profil culturel des collection d’imprimés en français des bibliothèques privées), c’est d’abord dans les bibliothèques de l’élite catholique élevée à Vienne qu’il faut chercher les plus riches collections françaises, collections composées de nouveautés de tous genres. La recherche du divertissement dans le livre, l’intérêt marqué pour la littérature et la sensibilité aux questions d’actualité de tous ordres sont autant d’éléments qui, à des degrés divers, caractérisent ce modèle d’amateurs. Il s’agit d’anciens élèves du Theresianum de Vienne, cet établissement où les fondateurs et promoteurs de bibliothèques que sont les Apponyi, les Batthyány, les Csáky, les Széchényi, les Viczay, les Erdődy, les Sztáray, les Festetich et bien d’autres, ont tous fait leurs études dans les années 1760-1770. Ces magnats sont rarement venus en Europe occidentale pour parfaire leur éducation, de sorte que Vienne a joué un rôle particulièrement important s’agissant de la connaissance du français et des pratiques culturelles françaises. Pourtant, sur le plan des échanges et de la circulation des livres français, Vienne n’est certes pas cette « capitale par laquelle tout était censé passer »35.
Les membres de la noblesse protestante éclairée (les Teleki, les Bethlen, les Ráday, etc.), anciens élèves des universités étrangères (surtout allemandes, hollandaises et suisses), voyagent régulièrement en Europe. L’influence allemande est plus perceptible chez eux, mais leurs bibliothèques possèdent nombre de livres français témoignant de centres d’intérêts différents, dans des collections plus solides et plus érudites. La bibliothèque des Ráday, composée de plus de 10 000 volumes en 1792, était considérée par les contemporains comme éminemment française36 : Gedeon Ráday appartenait à la haute noblesse calviniste et, malgré son ouverture d’esprit, on ne trouvera par exemple aucun titre de philosophie matérialiste dans sa bibliothèque, alors que ce domaine est très populaire chez les catholiques et parfois même présent dans certaines bibliothèques de la noblesse protestante37. Ráday était lui-même écrivain, ce qui explique la prédominance des belles-lettres parmi les titres, mais la littérature française n’est pas représentée par ses auteurs et ses formes les plus modernes : relativement peu de romans, parmi lesquels domine le genre moral et sentimental, et beaucoup de pièces de théâtres.
Dans les bibliothèques de l’aristocratie catholique, surtout dans celles du milieu des « réformistes », le phénomène le plus frappant est la prédominance des ouvrages licencieux en littérature, des bestsellers de la pornographie aux recueils de poésie érotique en passant par les romans libertins, etc. Soulignons aussi la richesse de la littérature épistolaire, du genre théâtral et des mémoires. L’histoire aussi est appréciée, mais les genres les plus recherchés concernent les libelles, les pamphlets, les différentes « vies privées », les anecdotes et autres « chroniques scandaleuses ». La présence d’ouvrages anticléricaux parfois des plus audacieux semble remarquable. Dans plusieurs collections, la littérature « de divertissement » l’emporte largement sur les titres philosophiques.
QUELQUES RÉFLEXIONS SUR LA PRÉSENCE IMPORTANTE DE LA LITTÉRATURE DE FICTION EN FRANÇAIS
La curiosité avec laquelle un public limité, mais averti, s’est tourné vers la production littéraire française à partir des années 1770, est un sujet de réflexions même du point de vue de la naissance du public de la littérature hongroise. Nous allons voir, à travers l’exemple des Csáky, jusqu’où pouvait aller cette soif du roman. Cette particularité ne se découvre pas seulement par les catalogues des bibliothèques (des Csáky, des Viczay, des Orczy, des Esterházy, des Forgách, et d’autres), mais aussi par les rapports de censure sur l’importation de livres étrangers, les sources hongroises du commerce du livre français38.
Cette période voit la naissance du roman hongrois, un genre longtemps contesté, et dont la légitimité et le développement ont été en partie garantis par le public de lecteurs connaisseurs et critiques. La particularité de son accueil en Hongrie consiste dans le fait que le premier roman hongrois original est né très tardivement, en 1788. Le genre du roman n’existe jusqu’à cette date, et encore pour longtemps, qu’en traduction. Le programme du cercle intellectuel hongrois (György Bessenyei, János Batsányi et Sándor Báróczy), cercle qui se réunit à Vienne, est de traduire et d’imiter les romans et les contes étrangers, et ainsi d’agir sur un public de plus en plus large39. On favorise le récit en prose des auteurs français, genre où ils étaient considérés comme passés maîtres. Or, ce sont les conditions intérieures de la littérature réceptrice qui déterminent quels seraient les ouvrages et les auteurs à faire passer d’une culture à l’autre : l’essor du roman français ne se reflète nullement dans le choix des ouvrages traduits, qui sont la production d’auteurs mineurs et depuis longtemps dépassés. Lorsque en 1774 l’un des traducteurs les plus féconds, Sándor Báróczy, fait son choix, il remonte jusqu’au roman héroïque et chevaleresque de La Calprenède. Bien que le saut soit ensuite assez large, de la Cassandre aux Contes de Marmontel, il n’ose pas s’aventurer dans le monde de Lesage encore moins dans celui des auteurs de la Régence. Ce qui rapproche pour lui La Calprenède et Marmontel, c’est le style pathétique, la logique même dans la sentimentalité, et surtout l’art de la période oratoire40. Le résultat en est un genre à mi-chemin entre l’épopée et le roman, dans le goût du baroque tardif. De 1775 à la fin du siècle les traductions et les adaptations se succèdent sans interruption : toutes témoignent de l’effort réel pour perfectionner la langue hongroise, et pour prouver qu’elle est propre à rendre les œuvres françaises.
L’écart qui sépare la réception de la littérature de fiction française en français de celle en traduction hongroise est donc important. La définition générale du roman recommandable se fonde sur trois critères auxquels il doit répondre : une langue pure, naturelle, et toujours exempte de vulgarité ; l’intrigue et le dénouement heureux, qui excitent l’admiration et le plaisir ; enfin, une justice très sévère et, partant, une valeur morale41. Cette définition est loin d’être applicable aux romans de Restif de la Bretonne, l’un des auteurs préférés des francophones hongrois, ou aux Liaisons dangereuses, sans parler d’un roman du type pornographique comme Lyndamine, ou L’Optimisme dans les pays chauds, anonyme particulièrement bien vendu en Hongrie42. L’apparition de la littérature de fiction illicite représente plutôt ce nouveau style de lecture, « plus libre, plus désinvolte, plus critique »43, et que les premiers romans français parus en traduction ne pouvaient pas susciter. Le succès du roman pornographique n’est il pas le plus haut degré de l’expression de cette attitude critique, détachée des obéissances fondant les représentations anciennes, non seulement pour ses mises en scènes libertines mais aussi pour l’idéologie contestataire qui l’animait ?
La production imprimée hongroise était encore trop faible pour pourvoir aux besoins de lecteurs qui suivaient de près, nous semble-t-il, les nouvelles tendances de la littérature française, et anglaise en français, et de la littérature allemande, même si la réception de cette dernière est un peu plus tardive. Bien qu’il s’agisse d’une minorité de lecteurs, il y en avait parmi eux qui pratiquaient une lecture herméneutique,
ce qui constituait un exercice artistique autonome, non plus destiné à trouver dans le cadre de leurs propres attentes la confirmation de vérités qu’il connaissaient déjà, mais à en découvrir de nouvelles, inconnues44.
La formation d’un public de lecteurs compétents et cultivés est une condition préalable à la naissance d’une littérature nationale, à laquelle la lecture d’une telle variété d’œuvres littéraires étrangères modernes devait inévitablement contribuer.
RÉSEAUX DE DIFFUSIONS ET D’APPROVISIONNEMENT DES LIVRES FRANÇAIS
L’une des questions majeures concernant la diffusion des imprimés en français dans l’espace hongrois, concerne la façon dont cette production a pu parvenir aux consommateurs. Les recherches récentes portant sur le contexte commercial du livre en Hongrie pour cette période soulignent (avec des nuances) le rôle joué par les villes sur le marché local s’agissant de diffusion des livres étrangers, puis leurs rapports avec Vienne, ville considérée depuis longtemps comme le dernier bastion de la culture occidentale, et par où tout était diffusé45. Nous connaissons les résultats des recherches sur les réseaux de commerce des premiers libraires, tous d’origine allemande, qui se sont installés en Hongrie à partir des années 1770 et qui sous Joseph II se sont surtout orientés vers la librairie de l’Allemagne du Nord46. Ceci ne veut pas dire que la librairie de Vienne, qui a alors connu une phase de développement rapide, aurait perdu son statut privilégié par rapport aux libraires de Pest et de Presbourg, mais cela veut dire qu’elle ne peut pas être considérée comme l’unique lieu d’échanges. L’étude des rapports du premier correspondant hongrois de la Société Typographique de Neuchâtel (STN), Johann Michael Weingand et de son associé Köpf à Pest, permet d’esquisser pour la première fois la carte partielle des réseaux de diffusion de l’imprimé en français en Hongrie47. Cette correspondance composée d’une quinzaine de lettres écrites par Weingand témoigne non seulement d’une coopération solide entre les deux maisons, avec plusieurs commissions importantes, mais fait aussi émerger d’autres partenaires suisses : Jean-Abraham Nouffer à Genève, avec lequel les Weingand étaient en rapport déjà avant la STN pour des ouvrages prohibés ; Barthélémy de Felice à Yverdon, qui leur a vendu L’Encyclopédie « protestante » ; ou encore le fondateur de la Société typographique de Lausanne, Heubach. La librairie Weingand et Köpf est l’une des rares sur l’activité de laquelle subsiste aujourd’hui une riche documentation48. Nous apprenons par exemple, à partir de la liste des exemplaires défectueux, qu’ils étaient aussi en contact avec les Héritiers de Weidmann et Reich à Leipzig, avant de se rapprocher de la STN pour acquérir des publications françaises.
Ces réseaux se dessinent de plus en plus clairement grâce au dépouillement du fonds des correspondants viennois de la STN, fonds qui contient de nouveaux éléments précieux sur l’activité des libraires hongrois pour la diffusion de la production française interdite. Jeffrey Freedman a été le premier à s’intéresser aux partenaires les plus lointains (dans son optique) de la STN par rapport au territoire germanophone, et à mettre en évidence les modalités de transfert culturel dans le domaine de la diffusion des livres français49. Il souligne l’importance des libraires ayant obtenu l’autorisation de s’installer à Vienne dans les années 1780, et dont l’activité dans l’importation et la diffusion d’éditions prohibées a été source d’un bon profit parce qu’elle coïncidait avec l’ouverture du marché et l’afflux de littérature interdite. Sans s’être aventuré en terrain hongrois (il ne fait pas mention de la correspondance de Weingand et Köpf), mais à partir des informations du fonds viennois de la STN, Freedman le premier avance l’idée que la Hongrie a souvent joué le rôle de pays de transit50. Plus d’un libraire viennois fait expédier en Hongrie les ballots de « mauvais » livres, parce que, dans les faits, les contrôles y sont inexistants ou guère efficaces. Presbourg et Pest sont des villes où la censure n’existe pas, selon l’expression de l’agent Durand, qui a séjourné deux mois à Vienne en 1788 pour conclure des affaires au profit de la STN, avant de venir à Pest et à Presbourg51. Les libraires hongrois par lesquels on peut tout faire passer sont Weingand à Pest et Schwaiger à Presbourg, mais les commandes faites directement à Durand par Anton Lőwe et à Philipp Mahler, aussi à Presbourg, montrent qu’ils sont aussi des adresses sûres pour les nouveautés françaises interdites.
Cet avantage de la Hongrie apparaît encore plus clairement lorsqu’on compare l’histoire et la qualité des relations entretenues par la STN avec les villes hongroises et Vienne. Au vu des chiffres, les onze correspondants viennois correspondent à l’importance d’une capitale dans la circulation des livres : or, la STN ne peut y conclure aucune affaire jusqu’en 1785. Leur principal cible est Trattner, qui refuse de devenir leur partenaire jusqu’au moment où le chef de sa succursale à Varsovie passe en son nom une commission importante, avec entre autres des ouvrages prohibés52. Par la suite, les premières commandes envoyées de Vienne sont faites par des libraires récemment installés dans la capitale, Hörling, Stahel et Mangot53. Weingand et Köpf ont jeté les bases de leur fonds français par les cinq commissions importantes faites avant 178554.
En définitive, on a le sentiment que la conjoncture de l’importation de livres français évolua plus lentement à Vienne qu’en Hongrie, et que l’adoucissement de la censure n’exerça de réels effets qu’avec la révision du catalogue des livres interdits faite en 1784. La prudence des libraires viennois continue pourtant, comme le montre la méthode de travail proposée par Hörling et par Hartmann, même si ce dernier n’a en définitive pas pu établir de relations avec la STN. Hörling propose d’utiliser l’adresse du comte hongrois Forgách, sous couvert de laquelle il se fait envoyer ce qui est interdit. Le comte peut sans difficultés recevoir dans son domaine de Gács (Halic, dans le Nord de la Hongrie55) une commande avec les titres les plus dangereux en plusieurs exemplaires, et les faire ensuite entrer à Vienne56. L’adresse mentionnée par Hartmann est celle du comte O’Donell à Lemberg57. Une autre ruse implique elle aussi des Hongrois : lorsqu’en 1788 le libraire Stahel passe une commande par le biais de Durand, celui-ci ajoute une note selon laquelle
les articles soussignés, doivent être mis (ainsi que les philosophiques, dont tous les titres sont écrits au long) dans autant de pacquets qu’il sera nécessaire, à l’adresse de M. Jos. Weingand à Pest, Doll & Schweizter à Pressbourg ou Anton Gerle à Prague. Il faut faire usages des trois adresses58.
Il semble donc que les libraires hongrois n’avaient pas besoin de s’appuyer sur l’offre de Vienne en matière d’imprimés français interdits. Des contacts intensifs caractérisent leurs rapports, mais on a affaire à un mouvement d’échanges contredisant, du moins pour une période limitée, la hiérarchie présumée du marché de la monarchie.
UNE ÉTUDE DE CAS : LIVRES, LECTURES ET CULTURE DU COUPLE CSÁKY, REPRÉSENTANTS DE L’ARISTOCRATIE FRANCOPHONE ET FRANCOPHILE
Pour conclure cette présentation quelque peu hétéroclite sur la situation de l’imprimé en français en Hongrie dans le dernier tiers du XVIIIe siècle, je propose un résumé des recherches les plus avancées sur la collection de livres français du comte István Csáky et de sa femme Júlia Csáky née Erdődy. Dans ce dossier, j’ai pris en quelque sorte le relais de Sándor Eckhardt pour envisager sous l’aspect le plus large possible les phénomènes de réception de la culture livresque française.
István XIV Csáky est né en 1741. Contrairement à son bisaïeul, le comte István Csáky († 1699) et à d’autres de ses parents, il ne vise aucune carrière, ni politique, ni militaire, ni ecclésiastique, ni même publique59. Les Csáky sont propriétaires dans le comitat de Szepes60, et préfets de génération en génération, mais comme István Csáky et son épouse n’auront pas d’enfants, cette branche de la famille s’éteindra avec eux. Le cœur de leurs terres est Illésfalva, mais, par la mère du comte, ils héritent aussi d’un château Renaissance à Homonna. Le comte Csáky se forme au Theresianum de 1759 à 1761, et y fait la connaissance des meilleurs représentants de la jeune génération de la haute noblesse catholique, avec lesquels il tisse parfois des liens étroits et durables. Il rentre définitivement à Homonna en 1763, et se marie l’année suivante : Júlia Erdődy, alors âgée de dix-sept ans, est la fille aînée du richissime comte János Erdődy, président de la chambre et préfet du comitat de Varasd. Sa famille a longtemps vécu à Vienne, puis à Presbourg – où son père a fait aménager à côté de son palais un jardin à la française particulièrement renommé.
Le jeune couple s’établit aussitôt sur ses terres : ils reprennent en mains des domaines quelque peu laissés à l’abandon, font édifier ou rénover de nombreuses églises, engagent la reconstruction de leurs propres châteaux61 et aménagent une résidence d’été et un parc d’agrément sur la colline voisine d’Illésfalva, sous le nom de « Nouveau Sans-Souci » (1775). Le parc imaginé par le comte symbolise la transition entre le jardin rococo à la française et le jardin paysager à l’anglaise ou, plus exactement, en associe les caractéristiques. Après son achèvement, Csáky créera des jardins sur d’autres de ses terres. Parmi eux, c’est au Repos d’István (Stephans Ruhe), un domaine au nom évocateur proche d’Homonna, qu’il prendra le plus de plaisir à séjourner. Ce jardin, ainsi que son nom, symbolisent une volonté de retrait – à la société, à la sociabilité, à la vie mondaine, sans que ce soit, chez le comte, l’expression d’une aspiration totalement individualiste. Il s’agit au contraire de combiner la recherche du bonheur individuel avec l’engagement pour le bien commun et au bénéfice de la société.
On en voudra pour preuve son intérêt pour la botanique, pour la sélection des arbres fruitiers, pour les nouvelles techniques agricoles et pour une gestion inspirée de la pensée physiocratique. Son action pour la communauté transparaît aussi dans l’amélioration de la condition de ses serfs. Rien ne révèle mieux les vues éclairées et les conceptions idéalistes de Csáky que le tableau idyllique transmis par les descriptions poétiques de Sans-Souci62 : on y voit, telle l’une des attractions principales, les paysans qui chantent et dansent dans le parc, après le travail, et le comte leur fait même aménager une salle de bal. Loin de constituer une exagération ou une licence poétique, il s’agit bien de la mise en œuvre d’un programme concerté : plusieurs mentions rappellent que le comte a créé ce parc dans l’idée d’en faire un lieu où ceux qui travaillent puissent venir et se reposer, dans une perspective qui préfigure, en somme, le rôle des jardins publics de la ville moderne. Sans-Souci est de fait l’un des premiers parcs en Hongrie à être ouvert certains jours de la semaine aux habitants de la région. La mise en œuvre de la philosophie des Lumières est ici manifeste – sans oublier l’influence possible du courant franc-maçon, par ailleurs déterminante dans la conception du jardin paysager anglais.
Vingt ans après leur mariage, en 1785, les époux Csáky se séparent pour vivre chacun de son côté, et c’est la comtesse qui, officiellement, reprend la direction des domaines. Les mémoires de certains contemporains témoignent de ce que le mode de vie des deux époux est en effet très différent, la comtesse menant une vie inspirée par l’esprit et par les habitudes de la sociabilité française. Les sources d’archives brossent le portrait d’une femme remarquablement cultivée, indépendante et émancipée, une femme qui remplace son mari presque vingt années à la tête des vastes domaines de Szepes, où elle aura à lutter contre l’endettement croissant. Júlia Csáky s’efforce de traiter tous les dossiers de l’administration et de la gestion, de l’exploitation minière au contrôle des moindres dépenses quotidiennes en passant par l’économie forestière. Dans leur correspondance, les intendants chargés des différents domaines saluent unanimement son action.
Les archives familiales permettent de brosser le portrait des propriétaires et de comprendre, à partir d’informations fragmentaires, le rôle que le livre a pu jouer dans leur vie63. Il ne subsiste guère de correspondance privée, mais la correspondance d’affaires avec les administrateurs des domaines recèle en nombre des allusions aux livres. Les inventaires des différentes demeures du couple – parmi lesquels fait malheureusement défaut celui du château où se trouvait la bibliothèque – constituent d’autres sources précieuses et attestent de la présence des livres à tel ou tel endroit. La bibliothèque des Csáky est d’autant plus intéressante qu’elle a gardé son caractère originel : fondée vers 1765 et enrichie jusqu’en 1807-1808, elle sera finalement vendue par la comtesse. Le catalogue manuscrit de la collection des livres français établi pour la vente est signé par elle : sous le titre de « Catalogue des livres françoise [sic] et italiens », il comprend 2 330 titres et 5 160 volumes conservés au château de Homonna64. On peut supposer qu’au moins la même quantité de livres allemands, latins, etc., figurait dans la bibliothèque, mais le détail et le sort de ces volumes nous restent inconnus.
Bien que le comte István soit un grand amateur de livres et achète lui aussi des ouvrages français, la collection est surtout enrichie par sa femme. L’homogénéité du fonds, dont témoigne le catalogue, tend à en accroître la valeur : il est une source essentielle pour étudier le lien qu’entretien(nen)t le(s) propriétaire(s) avec le livre français. Il est divisé en neuf catégories thématiques, avec chacune un titre français :
1. Histoire ; 2. Philosophie ; 3. Poésie ; 4. Poesia in lingua italiana [sept titres seulement] ; 5. Dictionnaires et voyages ; 6. Lettres ; 7. Fables, contes et histoires ; 8. Romans ; 9. Mélanges historiques, philosophiques, critiques et amusans.
Mais la composition et la genèse du catalogue en font tout autre chose qu’un simple inventaire systématique de livres. On y remarque d’abord la surreprésentation des belles-lettres, où dominent les nouveaux genres en prose, roman et formes brèves du récit, ce qui renvoie aux nouveaux usages de lecture du XVIIIe siècle et à la réorientation des attentes des lecteurs : la « soif de romans » ou la « folie du roman » s’observent effectivement aussi à partir de la collection Csáky. De même, seuls trois domaines (philosophie, histoire, poésie) correspondent au schéma traditionnel, les autres correspondant à un classement des genres en prose qui rappelle l’agencement d’un catalogue de libraire. Ce choix illustre l’exigence littéraire du (des) collectionneur(s), même si l’on doit remarquer une certaine imprécision dans la dénomination et dans l’identification des nouveaux genres. L’analyse des différentes matières permet rarement d’identifier un dénominateur commun : faire la différence entre « histoire » et « roman », ou entre « roman » et « conte », n’est pas évident ; les règles du roman ne semblent pas non plus claires au regard des critères actuels de définition du genre.
Mais le catalogue est unique aussi par sa genèse : il a été conçu par trois personnes différentes, et en quatre étapes, qui peuvent être facilement repérées car dans chaque classe les titres sont inscrits dans l’ordre d’achat. La première étape de l’inventaire date probablement de 1790, la suivante est conduite par un autre scripteur vers 1792, la troisième n’a lieu qu’en 1805 et la dernière, par un troisième scripteur, en 1807, juste avant la vente de la collection. Aucune écriture ne ressemble à celle de la comtesse ou du comte, mais le fait que trois personnes différentes aient été chargées de ce travail laisse à penser que le couple n’avait pas de bibliothécaire attitré.
L’idée de constituer les livres français en collection à part semble germer quelque vingt ans après les premiers achats. C’est en effet après leur mariage, en 1765, que les Csáky se mettent à collectionner les livres français de manière systématique et en grande quantité, et les deux-tiers des titres ont déjà été acquis lorsque l’intention se fait jour d’en faire une collection séparée et inventoriée. Les étapes successives du catalogue permettent de suivre le rythme des achats et l’accroissement des différentes classes pour chaque période déterminée. Elles marquent aussi les changements des centres d’intérêts du collectionneur, qui est fortement influencé par les tendances littéraires les plus en vogue. De 1790 à 1792, cent nouveaux titres sont achetés, quand le recensement suivant (dix ans plus tard) n’en dénombre que deux cents, soit un net recul, lié d’abord aux problèmes financiers du couple. Le genre le mieux représenté est toujours le roman, soit 567 titres sur 2 330. Viennent ensuite les mélanges (383), puis l’histoire (340), la poésie (311), les lettres (288), les fables (191) et la philosophie (178). Ces chiffres doivent plutôt être entendus comme des proportions, puisque les catégories sont définies, on l’a vu, de manière assez floue.
Il reste la question des pratiques liées à la bibliothèque, et des différentes manifestations de la relation entretenue avec les livres par la comtesse, mais aussi par son mari et éventuellement par d’autres personnes identifiées. Dans le cas de la comtesse, nous devons nous limiter aux traces concrètes de la « lecture productive » conservées dans les exemplaires eux-mêmes, et faire parallèlement la collecte systématique dans les fonds d’archives de toutes les mentions portant sur le livre en tant qu‘objet (de son acquisition jusqu’à sa mise en place dans la collection, en passant par la reliure, etc.). Deux types de source nous renseignent sur les acquisitions : la correspondance du couple avec les administrateurs des domaines est parsemée d’allusions à des commandes de livres, à l’arrivée de paquets, aux payements, aux réclamations des relieurs pour des retards éventuels, etc. On a l’impression que la comtesse recourt à tous les canaux d’acquisition et engage tout son entourage dans sa quête de livres, de ses avocats séjournant souvent à Pest aux colporteurs juifs parcourant ses domaines. Elle achète aussi elle même, lors de ses séjours à Presbourg et à Vienne. On trouve en outre nombre de mentions des relieurs qui travaillent quasiment sans relâche pour le château, surtout dans la ville voisine de Levoca. Malheureusement les listes de livres annexées aux lettres ne sont pas conservées.
Livres de compte et livres de poste constituent l’autre type de source contenant des allusions à des libraires comme Weingand à Pest ou Gay à Vienne, ou à des envois d’argents pour régler des factures de livres reliés. Par contre nous ne trouvons aucun catalogue de libraire dans le catalogue manuscrit. Ce genre d’édition n’entre pas dans la collection des livres français, d’où tout ce qui n’est pas lecture au sens strict est écartée. Il existe cependant une source rarissime dans la collection qui en dit long sur la manière dont la comtesse s’est informée sur les nouveautés a pu faire ses choix : la Correspondance littéraire secrète de Louis François Mettra figure en intégralité dans l’édition imprimée, de son premier numéro (1776) jusqu’en 1792.
Jusqu’ici nous avons eu l’occasion de prendre en main une centaine de volumes de la collection Csáky, soit relativement peu par rapport au 5 000 volumes inventoriés. Cet échantillon nous a tout de même donné un aperçu sur le type de marques ou de notes manuscrites représentatif de la collection : peu de marques, et encore moins d’annotations. Pour que les notes manuscrites puissent servir de source en matière d’histoire de la lecture, il faut leur attribuer une identité, ce qui n’est possible que si l’on peut identifier avec certitude l’écriture des propriétaires originaux. Nous n’avons trouvé qu’un seul exemplaire, celui de l’Histoire générale de Lambert (1750), dans lequel les annotations peuvent être attribuées à coup sûr au comte István Csáky65.
Nous avons finalement regroupés les livres selon différentes critères : les marques venant du relieur ou du libraire sont des signes d’avant la lecture, mais non sans intérêt ; les traces comme taches d’encre, signets de tout genre, etc., témoignent de ce que le livre au moins a été ouvert par quelqu’un. Nous avons ensuite des livres non coupés, ou au contraire très usés, voire des volumes qui tombent en morceaux, avec des pages détériorées, et dont la liste est évocatrice : Le Christianisme dévoilé et De l’imposture sacerdotale (d’Holbach) ; puis La Chasteté du clergé dévoilée (sans nom), les Mémoires sur la Bastille (Linguet), Faublas (Louvet de Couvray), Les Égaremens du cœur et de l’esprit (Crébillon fils) et, enfin, La Nouvelle Héloïse. Une série de marques se rapporte aux coquilles : plus elles sont cachées dans le volume, plus elles attestent d’une lecture attentive, en même temps que d’une bonne connaissance du français...66 Il serait tentant d’attribuer à la comtesse Csáky (comme l’a fait Eckhardt) les marques-page caractéristiques au crayon figurant dans certains titres, comme les Lettres de Madame de Pompadour, et qui seraient des preuves de son anticléricalisme quand elles signalent les passages comportant des observations scabreuses sur les hommes d’Église...67
Pour finir, présentons les deux livres les plus annotés, la Nouvelle Héloïse et Les Liaisons dangereuses, dans lesquels les marques émanent de plusieurs lecteurs différents. Des volumes usés, pleins de marques-page de différentes couleurs, de petits traits ou de croix auprès des passages à noter, puis avec la même écriture, de notes en allemand, au crayon et effacées. Une lecture attentive permet d’en deviner le sens : dans les deux cas, c’est le même procédé, des expressions, des tournures françaises caractéristiques du style épistolaire sont traduites en allemand. Apprendre l’éloquence et le raffinement de la langue française mais aussi la tricherie par les mots, à travers ces deux chefs d’œuvre du roman épistolaire français – qui ont des affinités profondes – témoigne d’un processus d’appropriation spécifique, et nous fait réfléchir sur la multiplicité des fonctions que l’objet livre a pu remplir, tout comme sur les rapports entre la langue et le média.
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1 Olga Granasztói, Francia könyvek magyar olvasói [Lecteurs hongrois de livres français. Réception de la littérature française interdite en Hongrie (1770-1810)], Budapest, 2009.
2 Pour ne citer que quelques ouvrages de référence dans cette lignée : Ignác Kont, Étude sur l’influence de la littérature française en Hongrie 1772-1896, Paris, 1902. Zoltán Baranyai, A Francia nyelv és műveltség Magyarországon a XVIII. században, Budapest, 1920. Gyula Müller, A Bécsi francia irodalmi kultúra a 18. században, Budapest, 1930. István Sőtér, Francia-magyar művelődési kapcsolatok, Budapest, 1941. « Sorsotok előre nézzétek ». A francia felvilágosodás és a magyar kultúra, éd. Béla Köpeczi, László Sziklay, Budapest, 1975. Les Lumières en Hongrie, en Europe centrale et en Europe orientale, actes des colloques successifs de Mátrafüred, 1970, 1975, 1978 (éd. Paris, CNRS).
3 En Roumanie depuis le traité de Trianon de 1920. Sándor Eckhardt, Az Aradi közművelődési palota francia könyvei [Les livres français du Palais de la culture de la ville d’Arad], Arad, 1917.
4 Gyula Somogyi, Arad vármegye községeinek leírása [Description des villes du comitat d’Arad], Arad, 1913, p. 34.
5 Eckhardt a résumé plus tard ce sujet en français : De Sicambria à Sans Souci, Budapest, 1943.
6 Sándor Eckhardt, A Francia forradalom eszméi Magyarországon, Budapest, 1924 (réed., 2001).
7 Jacques Revel, « Alexandre Eckhardt », dans Rencontres intellectuelles franco-hongroises, éd. Péter Sahin-Tóth, Budapest, 2001, p. 261.
8 Eckhardt devait repartir de zéro, et c’est « à ce propos » que son intérêt se tourna définitivement vers la littérature hongroise des XVIe-XVIIe siècles. Voir la postface de la nouvelle édition de A Francia..., ouvr. cité, pp. 245-247.
9 Pour la situation tchèque je me réfère à l’article de Claire Madl, « L’aristocrate client, complice et concurrent des libraires. Quelques traits de l’approvisionnement des bibliothèques nobiliaires de Bohême dans la seconde moitié du XVIIIe siècle », dans Johannes Frimmel, Michael Wögebauer, Kommunikation und Information im 18. Jahrhundert. Das Beispiel der Habsburger Monarchie, Wiesbaden, 2009, p. 175.
10 Claire Madl, « La bibliothèque aristocratique comme bien de famille ; source de savoirs et instrument de représentation », dans Adelige Ausbildung : die Herausforderung der Aufklärung und die Folgen, éd. Ivo Cerman, Lubos Velek, München, 2006, pp. 227-240. Les Lumières en Hongrie, en Europe centrale et occidentale : Les Lumières en Hongrie et en Pologne, éd. F. Bíró, L. Hopp, Z. Sinkó, Budapest, 1984, notamment pp. 257-260.
11 Olga Granasztói, « A Tiltott könyvek sorsa Magyarországon. Válogatás a cenzúrahivatal aktáiból 1780-1810 », [Le sort des livres interdits en Hongrie. Sélection des actes de l’office de la censure 1780-1810], dans Sic itur ad Astra, 2000/4, pp. 47-77.
12 Voir l’affaire des deux cabinets de lecture de Presbourg en 1793, traitée par le bureau de la révision des livres. Les propriétaires, Weisenthal et Schwaiger, affirment avoir acquis les titres français interdits entre 1784 et 1787. Weisenthal nomme le viennois Hörling et deux libraires presbourgeois, Lőwe et Mahler, en tant que partenaires pour ce genre de production, tandis que Schwaiger dit avoir des partenaires à Leipzig depuis dix ans. Nous savons d’ailleurs que Schwaiger, Mahler et Lőwe étaient en contact avec la Société typographique de Neuchâtel. Cf. Olga Granasztói, « A tiltott könyvek... », art. cité, pp. 59-61.
13 Claire Madl, art. cité, p. 175.
14 Krisztina Voit, « Magán-és közgyűjteményeink sorsa a második világháború alatt és az azt követő években (1944-1950) » [Le sort des bibliothèques publiques et privées pendant et après la Seconde Guerre mondiale], dans Krisztina Voit, Fejezetek a közgyűjtemények történetéből [Chapitres de l’histoire de nos collections publiques], Budapest, 1994, pp. 44-53. Entre 1949 et 1952, 3 783 000 volumes furent rassemblés dans les entrepôts de Budapest. Voir : C. Csapodi, A. Tóth, M. Vértesy, Magyar könyvtártörténet (Histoire des bibliothèques hongroises), Budapest, 1987, p. 440.
15 Ainsi la Bibliothèque nationale Széchényi conserve-t-elle quelques volumes sauvés d’une bibliothèque de magnats, elle-même dispersée et en grande partie détruite. Ils rappellent la richesse passée de la remarquable collection seigneuriale que fut la bibliothèque Nádasdy. Fondée à la fin du XVIIIe siècle par Léopold Nádasdy, et régulièrement enrichie par la famille au cours du XIXe siècle, cette collection est conservée à Nádasdladány et s’élève à environ 25 000 volumes en 1881, lors de sa réorganisation. En 1944, l’immense fonds est pillé par les soldats allemands, avant que les restes de la bibliothèque dévastée ne soient en partie détruits sur place. Les volumes encore récupérables parviennent au Musée national : entre autres, un ou deux livres érotiques illustrés du XVIIIe siècle, comme Les Bijoux indiscrets de Diderot (édition de 1797), dans un exemplaire où quelqu’un a noté l’endroit précis où cette publication est citée dans la liste viennoise des livres prohibés. Le cachet de Nádasdladány est aussi apposé sur le Félicia de Nerciat (1786) : l’exemplaire présente aussi un renvoi au catalogue de livres prohibés dans lequel le propriétaire du volume a trouvé la référence du titre.
16 Seule la bibliothèque universitaire de Debrecen a lancé un projet de recenser le fonds de ses livres anciens (dont les livres étrangers publiés avant 1800), fonds qui s’est considérablement enrichi « grâce » aux biens confisqués et redistribués. Les notices indiquent les anciens possesseurs. Ce travail n’a malheureusement pas été terminé. Voir les publications d’Eszter Ojtozi, dont je ne mentionne ici que celle qui porte sur les livres français : Eszter Ojtozi, « A Debreceni Egyetemi és Nemzeti Könyvtár 1750-1775 közötti francia nyelvű könyvei és possessoraik » [Les livres de langue française parus entre 1750 et 1775 et leurs possesseurs dans la Bibliothèque universitaire de Debrecen], dans Könyv és Könyvtár, XV/2003, pp. 121-129.
17 Les archives de la famille sont conservées aux Archives régionales de Presov (Slovaquie), mais exclues de la consultation faute de classement.
18 Nouvelle édition gravée en taille-douce, les figures par Sr Fessard, le texte par le Sr Montulay. Dédiée aux enfants de France. Paris, chez l’auteur, 1765-1775, 2 vol.
19 L’exemplaire appartenait à une comtesse Zichy, de l’une des plus éminentes familles de l’aristocratie hongroise : « Comtesse de Zichi » (ex-libris manuscrit. Ex-dono manuscrit à l’encre, probablement de Madame Desfaigny de la Tournelle à la comtesse de Zichy, sur le verso sur le premier feuillet blanc).
20 Olga Granasztói, Francia könyvek, ouvr. cité, pp. 110-115.
21 György Aladár, Magyarország Köz-és Magánkönyvtárai 1885-ben, Budapest, 1886.
22 István Monok, « Lectures et lecteurs en Hongrie : quelques aspects d’une histoire originale », dans Histoire et civilisation du livre, Revue internationale, 2005, I, ici p. 269.
23 Mária Kakucska, « Az Orczyanum, az Orczy család könyvtárának vázlatos története I-II » [Brève histoire de l’Orczyanum, bibliothèque de la famille Orczy, I-II.), dans Magyar Könyvszemle, 2007/4, pp. 414-429, et 2008/1, pp. 27-39. Olga Granasztói, Francia könyvek, ouvr. cité, pp. 115-119.
24 En 1945, le responsable du ministère de la Culture chargé de faire l’état des collections d’objets d’art, livres, manuscrits, etc., laissées à l’abandon, souligne l’importance de la collection des livres français du XVIIIe siècle, avec de magnifiques reliures : Krisztina Voit, Magán-és közgyűjteményeink, ouvr. cité, pp. 47-48.
25 Catalogus librorum arcis Hedervariensis anno 1769, 1846, Fol. lat. 4592.
26 Éva H. Balázs, « Contribution à l’étude de l’ère des Lumières et du joséphisme en Hongrie », dans Les Lumières en Hongrie, en Europe centrale et en Europe orientale, actes du colloque de Mátrafüred, 3-5 Novembre 1970, Budapest, 19??, pp. 31-45.
27 Sur cette région, cf. les analyses d’Éva H. Balázs : Berzeviczy Gergely a reformpolitikus [Gergely Berzeviczy, homme politique réformateur], Budapest, 1967. Id., Contribution à l’ère des Lumières, ouvr. cité, pp. 35-37.
28 Éva H. Balázs, Contribution à l’ère des Lumières, ouvr. cité, p. 38.
29 Auj. Humenné, Slovaquie.
30 Auj. Lomnica, Slovaquie.
31 Éva H. Balázs, « La bibliothèque de Gergely Berzeviczy », dans The Man of Many Devices, Who Wandered Full Many Ways (...). Festschrift in Honor of János M. Bak, Budapest, 1999, pp. 597-601.
32 Pour l’analyse de la collection des livres français de la bibliothèque Orczy, voir Olga Granasztoi, « Fragments de l’histoire d’une bibliothèque : les livres français des Orczy », dans « Prismes irisés » Textes recueillis sur les littératures classiques et modernes pour Olga Penke, Szeged, 2006, pp. 265-277.
33 De la guerre de Sept Ans ou première guerre de Marie-Thérèse avec la Prusse aux affaires de Pologne et de Russie, des années de Louis XV aux premières années du règne de Louis XVI et aux guerres coloniales, nous avons un tableau complet de l’état politique du monde, et en particulier de l’Europe jusqu’à la fin du siècle.
34 Collection complette des Oeuvres de M. Crebillon le fils, 7 tomes ; Paix de l’Europe, ou Project de pacification generale ; Henriette Vindantus, ou la Coquette abeste ; Les Conversations d’Emilie ; L’Homme moral, ou l’Homme considéré ; Le Parnasse libertin ; Le Christianisme dévoilé. Il n’y a aucune précision sur la fiche de prêt, mais la comtesse n’a pas gardé pour elle les ouvrages empruntés. Dans son catalogue, j’ai retrouvé les Œuvres complètes de Crébillon fils en 11 volumes, dans une édition de 1779, et L’Homme moral, ou l’Homme considéré tant dans l’État de pure, de Levesque, dans une édition de 1775, tandis que la bibliothèque Orczy possède aussi le même ouvrage.
35 Comme le suggère pourtant Michel Figeac, dans la perspective traditionaliste de son « Avant-propos » de : Le Rayonnement français en Europe centrale du XVIIe siècle à nos jours, dir. Olivier Chaline, Jaroslaw Dumanowski, Michel Figeac, Pessac, MSH d’Aquitaine, 2009, p. 16.
36 Cette collection est gérée aujourd’hui par la faculté de théologie de l’Église calviniste à Budapest. Pour son histoire, voir Viktor Segesváry, A Ráday könyvtár 18. századi története [Histoire de la bibliothèque Ráday au XVIIIe siècle], Budapest, 1992.
37 Comme dans la Bibliothèque de Sámuel Teleki à Márosvásárhely/Targu Mures.
38 Pour la censure et la librairie hongroises par rapport aux livres français voir : Olga Granasztói, Francia könyvek, ouvr. cité, pp. 27-97.
39 Olga Penke, « Traduction – langue – culture. Ouverture à l’Europe en Hongrie à l’ère des Lumières », dans Mille ans de contacts. Relations franco-hongroises de l’an mil à nos jours. Textes réunis par Marie Payet et Ferenc Tóth, Szombathely, 2001, pp. 141-158.
40 Ignác Kont, Étude sur l’influence de la littérature française en Hongrie 1772-1896, Paris, 1902, p. 118.
41 D’après la préface d’un recueil de trois romans publié par Sámuel Mándi en 1786 sous le titre Római mesékben tett próba [Essai dans le genre du conte romanesque].
42 Lyndamine ou L’Optimisme dans les pays chauds, Londres, 1778. Le succès de l’œuvre est attesté par sa réédition en français en 1794 (Lyndamine ou L’Optimisme dans les pays chauds, Larnaka, G. della Rosa, [s. d.]). Vendu en nombre d‘exemplaires, aussi dans sa traduction allemande, sous le titre Lindamine oder die beste Welt in warmen Landen, Rom und London, 1783. Réed. 1785.
43 Roger Chartier, Les Origines culturelles de la Révolution française, Paris, 1990, p. 113.
44 Reinhard Wittmann, « Une révolution de la lecture à la fin du XVIIIe siècle ? », dans Guglielmo Cavallo, Roger Chartier, dir., Histoire de la lecture dans le monde occidental, Paris, 1997, p. 350.
45 « D’une certaine manière, la Hongrie faisait pour sa part figure de parent pauvre. Les ventes y étaient toujours surveillées et la censure était plus stricte encore pour les ouvrages condamnés par l’Église et l’État » : François Cadhilon, « Francomanie et librairie hongroise à la fin du XVIIIe siècle (1780-1790) », dans Le Rayonnement français, ouvr. cité, p. 290. Contrairement à ce que l’auteur affirme, les libraires installés en Hongrie après 1772 ne sont pas venus de Vienne, sauf Trattner. Il est de même absolument faux d’affirmer que le libraire Weingand à Pest aurait travaillé en liaison étroite avec la maison Artaria à Vienne, « et disposait ainsi de tout son réseau commercial européen pour offrir les meilleures productions » (F. Cadilhon, art. cité, pp. 290-291).
46 Ilona Pavercsik, « Bayerische Buchhändler als Erneuerer des ungarländischen Buchhandels in der zweiten Hälfte des 18. Jahrhunderts », dans Ungarn-Jahrbuch. Zeitschrift für interdisciplinäre Hungarologie, 27 (2004), pp. 373-386. Id., « Anfänge Norddeutscher Orentierung im ungarischen Buchhandel », dans Contribution à l’histoire intellectuelle de l’Europe : résesaux du livre, réseaux des lecteurs, éd. F. Barbier, I. Monok, Budapest, Leipzig, 2008, pp. 123-149.
47 Olga Granasztói, « Egy pesti könyvkereskedés nyugat-európai kapcsolatai a XVIII.század végén » [Un client hongrois de la Société Typographique de Neuchâtel], dans Magyar Könyvszemle, 2003/2, pp. 166-187.
48 Archives de la Ville de Budapest, Pesti tanácsi iratok. Intimata a.m. 272, et les différents livres de commerce en pièces jointes.
49 Jeffrey Freedman, The Process of Cutlural Exchange between France and Germany (1769-1789), Diss., Princeton University, 1991.
50 Freedman, ouvr. cité, pp. 259-260.
51 Bibliothèque publique et universitaire de Neuchâtel [ci-après BPUN], Archives de la STN : Durand à la STN, Vienne, 1788 (ms. 1145, f. 234).
52 BPUN (Trattner), Varsovie, 3 mars 1784 (ms. 1226).
53 Johann-David Hörling 1787-1792 (4 lettres), Johann-Baptist Mangot 1787 (2), Joseph Stahel 1788 (2). Des douze correspondants viennois, les deux autres libraires, Hartmann et Grandmesnil (chef du Cabinet impérial de Littérature), n’ont pas pu convaincre la STN de céder à leur demande. Les autres correspondants sont des banquiers, comme Fries et Ochs et le comte hongrois Lajos Batthyàny, seule personnalité viennoise qui fut sollicitée en personne en 1772 pour se mettre en contact régulier avec la Société.
54 Voir Olga Granasztói, Francia könyvek magyar olvasói, ouvr. cité, pp. 92-97.
55 Comitat de Nógrád.
56 Olga Granasztói, « La librairie vinennoise et l’approvisionnement de la Hongrie en livres français dans le dernier tiers du XVIIIe siècle », dans Kommunikation und Information, ouvr. cité, pp. 170-171.
57 La capitale da la Galicie annexée à la monarchie des Habsbourg en 1772 était également moins contrôlée que Vienne, d’autant qu’il s’agit d’un paquet à l’adresse d’un comte d’origine irlandaise et ayant un poste important dans l’administration habsbourgeoise.
58 BPUN, STN : Durand de Vienne, le 22 juin 1788, ms 1145, f. 321-322. Cette remarque quelques peu obscure renvoie à deux libraires hongrois partenaires de la STN : Johann Weingand qui continua de travailler seul après la mort de son associé Koepf en 1785, et Doll et Schwaiger, dont le nom apparaît dans la correspondance de Durand le 16 août 1788, lorsque ceux-ci passent une commande depuis Presbourg et que Durand remarque qu’il n’y aucune précaution à prendre. BPUN, STN : Durand, ms 1145, f. 349r°.
59 Olga Granasztói, Francia könyvek magyar olvasói, ouvr. cité, pp. 121-245.
60 Auj. Spis, dans l’Est de la Slovaquie.
61 Parmi lesquels seules les pièces décorées de peintures murales de style rococo ou baroque tardif du château de Homonna sont aujourd’hui demeurées intactes.
62 Nous en connaissons sept versions différentes en quatre langues (français, hongrois, latin et allemand).
63 Magyar Országos Levéltár (Archives nationales hongroises), P71-78 : Csáky család levéltára, 1527-1930. P73 : Illésfalvi levéltár. P74 : Kluknói levéltár.
64 Consultable pour l’essentiel dans son fonds originel à la Biblioteca Judeţeanã « A. D. Xenopol » d’Arad, au département des livres anciens (le Patrimonium).
65 Des notes révélant que le comte ne parlait pas bien le français à l’époque où il a annoté le volume se réfèrent aux imprécisions de l’auteur sur la Hongrie : par ex., « asteur non car il ia un Cure dans set Cathedrale ».
66 Dans L’Apocalypse de la raison (1800), au chapitre 27, « donc » corrigé en « dont ».
67 On a le même type de marques dans L’Art de jouir de La Mettrie, et dans les Mémoires secrets sur les règnes de Louis XIV et Louis XV de Duclos.