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Schoepflin et les origines de la Bibliothèque de la Ville de Strasbourg

Magali JACQUINEZ

Université de Strasbourg

Au début du XIXe siècle, les bibliothèques publiques de Strasbourg se trouvent réunies dans un même bâtiment : le Temple-Neuf, ancienne église des Dominicains. De style gothique, il fut construit vers la fin du XIIIe siècle et conservé par les religieux jusqu’en 1521 puis, en 1537, converti en collège. Au XVIe siècle, il fut sécularisé avec la publication de l’Intérim qui confiait cette église aux Protestants, laissant la cathédrale aux Catholiques1. Dès qu’il fut affecté aux Protestants, le bâtiment changea de nom et devint le Temple-Neuf.

C’est là que se sont établis, successivement, les deux plus grandes bibliothèques de Strasbourg. La première, créée à l’initiative de Jacques Sturm en 1531 pour aider les gens de lettres pauvres à s’instruire, appartenait à la ville, puis changea de mains à plusieurs reprises pour être dirigée par l’Académie puis par l’Université. Dotée de plus de dix mille volumes, elle suivit les orientations des disciplines enseignées à l’Université à laquelle elle est rattachée, grammaire et rhétorique, sciences et théologie. À la fin du XVIIIe siècle, le don d’une importante collection à la ville permit la création d’une seconde grande bibliothèque publique abritée, elle aussi, au Temple-Neuf : il s’agit de la collection Schoepflin.

JEAN-DANIEL SCHOEPFLIN ET LE LEGS DE SA COLLECTION À LA VILLE DE STRASBOURG : POINT DE DÉPART D’UNE NOUVELLE BIBLIOTHÈQUE

Jean-Daniel Schoepflin est né le 24 septembre 1694 à Sulzburg, ville située dans le Bade-Wurtemberg actuel. Historien et professeur à l’université de Strasbourg2, il effectue de nombreux voyages notamment en France, en Italie et en Angleterre, ce qui lui permet de nouer des liens et de se créer un réseau de relations savantes. Il est membre de plusieurs sociétés savantes, comme celles de Londres et de Besançon. Sa renommée attire des étudiants de l’Europe entière, ce qui le pousse à créer l’école diplomatique de Strasbourg en 1752. Grand amateur de livres, il rassemble durant toute sa vie une importante collection : pas moins de 10 000 volumes composeront sa bibliothèque, riche de très nombreux alsatiques. Un catalogue partiel3, manuscrit et rédigé en latin, donne une idée des ouvrages qui s’y trouvaient : on y remarque notamment beaucoup de chroniques, dont la Konigshofen Chronik en plusieurs volumes rédigée par Jacques Twinger de Königshoffen. Ce dernier, né à Strasbourg en 1346, est chanoine de Saint-Thomas, église où son épitaphe est toujours visible4 : il commence au plus tard en 1382 la rédaction de sa chronique allemande, dont nous connaissons trois versions5. Schoepflin possède aussi un cabinet d’antiques et d’archéologie, dont le catalogue est publié par Oberlin6 : il comprend une riche collection relative à la mort, comme épitaphes romaines, fragments de tombe, etc., mais aussi des vases romains ou étrusques provenant de sépultures, et des instruments sacrés.

Schoepflin souhaite que ses collections ne soient pas dispersées à sa mort, et décide d’en faire don à une bibliothèque. Dans son testament rédigé en 17607, il souhaite donner l’ensemble à l’Université :

Je lègue toute ma bibliothèque, livres, imprimés et manuscrits, le cabinet d’antiquités et de médailles, avec les tableaux, monuments et inscriptions, ainsi que les camées, comme don libre, à la Ville et à l’Université, dont j’ai été membre pendant si longtemps : je les prie d’accepter ce don, comme l’expression de ma reconnaissance pour les preuves d’amitié et de bonté que j’ai reçues de la Ville et de l’Université.

Pourtant, cinq ans plus tard, d’autres sources8 indiquent qu’il veut faire don de sa bibliothèque non plus à l’Université, mais à la Ville. Il se rend le 17 janvier 1765 à la Chambre des Treize, pour présenter son dossier. Composés de quatre prêteurs, de quatre anciens consuls, de quatre autres bourgeois et du régent, les Treize, ancienne Chambre d’État, sont une institution clé du Magistrat, avec la Chambre des Quinze et celle des Vingt-et-un. C’est elle qui reçoit les appellations des sentences du Grand et du Petit Sénat, et qui conduit les affaires militaires et étrangères9. Le rapport sur l’affaire est confié à Koch, lequel présente en détails le choix de Schoepflin, mais aussi leur origine : Schoepflin offre sa bibliothèque et son cabinet d’antiquité à titre de don libre et volontaire à la ville, demandant seulement à ce que l’ensemble soit entretenu après sa mort par le Magistrat pour servir à l’usage des citoyens et des étrangers qui voudraient cultiver les lettres – selon un programme qui était déjà celui de Sturm10.

Le choix de la Ville, et non plus de l’Université, vient de ce que Schoepflin craint que cette dernière ne puisse pas s’occuper efficacement de sa collection, étant donné qu’elle dispose déjà d’une bibliothèque de plus de 13 000 titres. Par ailleurs, la Ville dispose de moyens financiers évidemment supérieurs. Bien que le legs soit fait gratuitement, Schoepflin précise certaines conditions particulières qu’il énumère dans son exposé aux Treize11, il renouvelle ses remerciements de l’avoir accueilli au Magistrat, et exprime tout l’attachement qu’il a pour Strasbourg et pour l’Alsace. Le Magistrat accepte l’offre dès le 16 février de la même année, et la donation est effectuée le 25 mai à la Chambre des contrats. Pour écarter tout problème et toute contestation, la forme choisie est en effet celle d’un contrat de vente garantissant l’authenticité de la transaction et en assurant l’effet. La Ville s’assure de la sorte que la bibliothèque lui reviendra à la mort de Schoepflin sans contestation possible, contrairement à un simple don qui pourrait être remis en question après la disparition du donateur.

La vente se fait moyennant une pension viagère de 2 400 francs, dont 1 000 réservés à la sœur de Schoepflin après la mort de celui-ci. En outre, Schoepflin pourrait conserver sa bibliothèque à titre viager jusqu’à son décès, dans sa maison canoniale de la place Saint-Thomas12. Enfin, il souhaite désigner lui-même le bibliothécaire qui s’occupera de sa collection après sa mort, ce qui constitue une nouvelle garantie quant à l’avenir de sa bibliothèque : son choix se portera sur son élève et collaborateur, Christophe Guillaume Koch, qui l’aide alors pour le travail de son Alsatia Diplomatica. Koch est agréé comme bibliothécaire de la Ville par le Conseil des Treize dès le 26 juin 1766, et il prête serment en cette qualité, le Magistrat lui donnant alors l’assurance qu’il sera confirmé et maintenu dans ces fonctions après le décès de Schoepflin13.

Six ans plus tard, le 7 août 1771, Schoepflin meurt, laissant au Magistrat sa bibliothèque, qu’il a encore enrichie dans l’intervalle, et ses autres collections. Un mois plus tard, des rapports et des conventions14 témoignent des discussions en cours au sujet des démarches à accomplir pour recevoir la bibliothèque.

L’APPROPRIATION DE LA BIBLIOTHÈQUE : NAISSANCE D’UNE BIBLIOTHÈQUE PUBLIQUE

La bibliothèque Schoepflin ayant été donnée à la Ville, se pose en effet d’abord la question de savoir où on pourra l’accueillir, tandis que l’Université souhaite aussi y avoir accès. Dans un mémoire adressé au maire de Strasbourg un mois après la mort du donateur, celle-ci explique vouloir aider à « l’avancement des études en général et en particulier de celle de l’histoire et du droit public ». Elle pense que la collection est plus particulièrement appropriée pour les deux domaines de l’histoire et du droit, mais insuffisante pour un projet de bibliothèque universelle publique. Il convient donc d’y apporter des modifications, et d’envisager une politique d’actualisation des acquisitions :

Elle seroit regardée comme très défectueuse, si on vouloit la faire passer pour une bibliothèque publique si d’ailleurs on ne la continue pas par l’acquisition de nouveaux livres, elle sera peu à peu négligée.

L’Université présente en outre des observations sur les dépenses à prévoir pour faire de la collection une collection publique :

Il faudra aussi fournir pour la salle de la bibliothèque ou plutôt pour le cabinet du bibliothécaire, qui y doit être attenant, le bois de chauffage nécessaire, rembourser au bibliothécaire les frais de bureau et payer les gages d’un garçon de bureau, dont il a besoin pour faire les commissions, placer, déplacer et nettoyer les livres (…). [Ces dépenses] seront précédées d’une autre dépense très considérable, pour transporter la bibliothèque au lieu de sa destination, pour adapter la salle et la rendre proportionnée au trésor des livres qu’elle doit renfermer15.

De fait, les dépenses pour frais de menuiserie et de dallage se montent déjà à 3 538 francs en 1771, et le total des dépenses pour les premiers travaux atteint presque 8000 francs, soit plus de trois fois le montant de la pension viagère faite à Schoepflin pour acquérir sa bibliothèque. Il ne s’agit pas pour l’Université de décourager la Ville de s’occuper de la bibliothèque, mais bien de s’impliquer elle aussi dans la gestion de l’institution. En effet,

toutes ces charges tomberoient s’il plaisoit à Messieur du Magistrat de laisser la bibliothèque de feu Schoepflin à la disposition de messieurs les préposés de l’Université, ainsi qu’au zèle de ses professeurs et aux soins de ses bibliothécaires16.

L’Université propose donc d’accueillir la bibliothèque Schoepflin dans ses locaux et de se charger de tous les frais relatifs à l’administration et à l’accroissement de la collection. On peut se demander si, en proposant cette combinaison, il s’agit bien pour elle d’aider la ville à limiter ses dépenses, ou de s’approprier en partie, dans ses locaux, une bibliothèque que l’on sait très riche. Quoi qu’il en soit, le Magistrat acceptera en définitive l’offre ainsi faite. La convention passée le 25 septembre 1771 entre le Magistrat et l’Université sera reprise dans un arrêté du maire Hermann en date du 5 fructidor an IX réorganisant les bibliothèques de Strasbourg17 :

En redevenant la propriété de la ville, [la collection Schoepflin] formeroit toujours un corps particulier sous la dénomination de bibliothèque Schoepflinienne, (…) elle seroit ouverte trois jours de la semaine, entretenue et augmentée en proportion de celle de l’université. (...) Le citoyen Koch seroit conservé avec un traitement annuel de 500 livres assignées.

Le Temple Neuf réunira donc les deux bibliothèques de l’Université et de la Ville, la gestion de cette dernière étant aussi confiée à l’Université. Mais, très vite, celle-ci constate qu’elle n’a pas les fonds suffisants pour actualiser la bibliothèque Schoepflin selon le programme qu’elle avait pourtant préconisée, les sommes à prévoir s’ajoutant à celles engagées pour sa propre bibliothèque. Ce sera en définitive au Magistrat d’intervenir, en ouvrant à cet effet un crédit supplémentaire de 1 200 livres18. De nouvelles questions se posent dès lors : pourquoi l’Université, qui détaille au Magistrat les dépenses qu’engendrerait la transformation de la collection Schoepflin en bibliothèque publique, accepte-t-elle de les prendre à sa charge si elle n’en a pas les moyens ? Pourquoi le Magistrat reçoit-il cette offre et ne gère-t-il pas directement la collection à lui léguée ? Pourquoi ouvre-t-il en outre à l’Université un crédit supplémentaire important ? La collection Schoepflin est en dépôt à l’Université, assortie d’une somme considérable allouée par le magistrat pour son entretien et pour son accroissement : en définitive, c’est bien l’Université qui sort gagnante, puisqu’en accueillant la collection dans ses locaux, elle dispose d’un atout prestigieux lui permettant de se faire connaître encore plus largement, tandis que l’aide financière de la Ville lui évite de puiser dans ses fonds propres19. Il s’agit, pour elle, de proposer son aide financière et d’obtenir en contrepartie non seulement le droit de nommer les successeurs de Koch, mais aussi la subordination des futurs bibliothécaires de la Ville aux siens propres20. Elle réussit ainsi à établir ses prétentions à gérer à la fois sa bibliothèque et celle de la Ville.

INSTALLATION DE LA BIBLIOTHÈQUE AU TEMPLE-NEUF

À la mort de Schoepflin, la ville doit trouver un local susceptible d’accueillir la bibliothèque : la convention du 25 septembre 1771 prévoit que l’Université mette le Temple-Neuf à disposition pour cet objet. Elle se charge de l’aménagement d’une salle spécifique dans le chœur de l’église, où la bibliothèque Schoepflin sera installée au cours de l’été 1772, avec le cabinet contenant les objets archéologiques et les collections de numismatique21. Cette tribune, à côté de la salle de bibliothèque déjà existante, est décrite par Jean Rott :

11,50 m sur 12 m, avec un plafond d’un peu plus de 4 m de hauteur et une façade à cinq fenêtres ouvrant vers l’abside, couronnée d’une balustrade dans le style de l’époque. Elle donnait de plain-pied sur la Bibliothèque universitaire et on y accédait par la première niche ouest de celle-ci22.

Un rapport au préfet du Bas-Rhin confirmera que la bibliothèque Schoepflin se trouve à côté de celle de l’Académie, dans une salle reposant en partie sur des colonnes élevées dans le chœur23. Les plans réalisés lors des travaux permettent de se rendre compte de l’espace ainsi disponible24, soit une salle environ trois fois plus petite que celle de l’Académie, par laquelle il faut d’ailleurs passer pour y accéder. D’autres travaux concerneront la suppression d’une cage d’escalier qui se trouve dans le chœur du Temple-Neuf pour en créer une nouvelle permettant de disposer d’un accès direct à la bibliothèque, comme le constatent plusieurs lettres adressées à Kugler, recteur de l’Université :

Le désir de quelques membres de l’université qui tendent à la suppression de l’escalier dans le chœur et par conséquent aussi à celle du cabinet opposé25.

En absorbant un coin de la classe que nous désignons communément par la quatrième, pour y pratiquer un escalier qui mène directement à celui de l’ancienne bibliothèque, je n’ai fait que suivre les intentions des membres de l’université qui désirent de simplifier le bâtiment qu’on destine à recevoir la bibliothèque de feu Mr Schoepflin26.

Outre l’organisation de la salle et la création d’un escalier et d’un cabinet attaché à la bibliothèque, les travaux concernent d’autres points qui occasionnent beaucoup de gêne, comme la déviation d’un égout qui traverse la cage d’escalier menant à la bibliothèque, pour éviter les nuisances27. En revanche, il n’y a pas de salle de lecture propre à la bibliothèque Schoepflin, mais une salle commune aux deux collections.

Le nouvelle bibliothèque est ouverte au public un peu plus d’un an après la signature de la convention, soit le 31 octobre 1772. Dans les années suivantes, elle est enrichie par l’entrée d’un certain nombre de collections, outre les acquisitions ponctuelles : en 1783, c’est le don de sa bibliothèque par Jacques Wencker, archiviste municipal ; la même année, la Ville acquiert des héritiers d’André Sillbermann la collection de celui-ci, livres, notes historiques, monnaies et médailles, et iconographie relative à Strasbourg28. Par ailleurs, le Magistrat fait transférer du Luxhof, ancien palais accueillant les empereurs lors de leur séjour à Strasbourg29 , un ensemble de souvenirs archéologiques en rapport avec la ville, comme la bannière urbaine ou encore le vitrail des corporations. Intégrés au musée Schoepflin, ils contribuent à attirer les visiteurs aux Temple-Neuf, et la bibliothèque est mentionnée comme une curiosité de la ville dans des guides de voyages comme ceux de Hautemer de 178530 ou, plus tard, de Nathalie de Lajolais en 185731.

LA BIBLIOTHÈQUE PENDANT LA RÉVOLUTION

La Révolution représente pour les bibliothèques situées dans le Temple-Neuf une nouvelle source d’enrichissements liée à la sécularisation des biens du clergé, mais elle les entraîne aussi dans une période de déclin mettant brièvement en péril leur existence même. Les troubles à Strasbourg commencent une semaine après la prise de la Bastille : le 21 juillet 1789 en effet, un petit groupe saccage l’Hôtel de ville, les insurgés n’hésitant pas à jeter dans les rues une partie des archives municipales. Oberlin se rend aussitôt sur place pour sauver tout ce qu’il lui est possible de faire transporter au Temple-Neuf, des dispositions étant par ailleurs prises pour mettre les livres à l’abri des troubles éventuels. Mais le grand événement est naturellement constitué par la sécularisation des biens d’Église, votée le 2 novembre 1789 sur proposition de Talleyrand. Tous les biens des couvents, monastères et abbayes, sont alors mis à la disposition de la Nation :

Que tous les biens ecclésiastiques sont à la disposition de la Nation, à la charge de pourvoir d’une manière convenable aux frais du culte, à l’entretien de ses ministres et au soulagement des pauvres, sous la surveillance et d’après les instructions des provinces.

Les livres provenant des anciennes bibliothèques seront progressivement réunis dans des « dépôts littéraires », qui doivent servir à fonder les bibliothèques nationales des districts. Dans chaque département, on procédera à des inventaires, Oberlin étant l’un des commissaires nommés à cet effet dans le Bas-Rhin. Des instructions spécifiques sont élaborées et diffusées sous la forme d’un petit livret en date du 16 mai 179132. Le but est de constituer un catalogue général permettant de

procurer une connoissance exacte de tous les livres, tant imprimée que manuscrits, qui existent dans celles des bibliothèques de chaque département qui font partie des biens nationaux.

La réalisation se fondera sur l’utilisation de cartes à jouer comme supports temporaires des fiches bibliographique, une carte de ce type, un deux de pique, étant aujourd’hui conservée à la bibliothèque André-Malraux de Strasbourg.

La saisie des biens d’Église pose bien sûr la question de ceux de l’Église protestante, et donc de la bibliothèque de l’Université de Strasbourg. Dès la fin de l’année 1789, Koch, accompagné de Sandherr33 se rend à Paris pour défendre les droits des Protestants, droits reconnus par le décret du 17 août 1790. L’Assemblée constituante

décrète que les Protestants des deux confessions d’Augsbourg et helvétique, habitants d’Alsace, continueront à jouir des mêmes droits, libertés et avantages dont ils ont joui et eu droit de jouir, et que les atteintes qui peuvent y avoir été portées seront considérées comme nulles et non avenues34.

La bibliothèque de l’Université échappe ainsi à la sécularisation.

LA FERMETURE ET MISE SOUS SCELLÉS DES BIBLIOTHÈQUES

Le 10 prairial an II (9 mai 1794), le maire jacobin de Strasbourg, Monet publie un rapport sur l’Université, dans lequel il présente celle-ci comme un obstacle aux idées nouvelles et au règne de la liberté, et où il propose de la supprimer :

L’Université, riche en biens et en revenus, pauvre en civisme et en vertus républicaines. Et dénoncée comme un des principaux obstacles au progrès de la Révolution et à l’établissement définitif du règne de la liberté dans Strasbourg. Proposa donc de supprimer cette Université35.

L’Université, fondée par privilège impérial du 5 février 1621, est de fait une université allemande, protestante et en partie germanophone. Lorsque la construction nouvelle de la Nation se développe en France à l’époque de la Révolution, cette spécificité semble condamnable et, le 29 mai 1794, le Corps municipal suit le maire de Strasbourg et arrête à l’unanimité :

1o. Qu’invariablement uni à la Convention nationale, il fera tous les efforts pour détruire l’hydre du germanisme et toutes les institutions qui lui assurent encore une existence, qu’en conséquence de ces principes et en exécution de la loi du 24 août 1793 les biens de l’Université de cette ville seront mis, comme biens nationaux, sous la surveillance immédiate de l’administration du District. Que l’administrateur des établissements publics sera chargé de clore dans le moindre délai, les comptes en recette et se charge de proposer incessamment au corps municipal les moyens de faire servir à l’instruction publique les établissements, théâtres, bibliothèques et jardins36.

À cette date, la fermeture de la Bibliothèque est donc décidée, le problème étant celui de ne pouvoir plus accéder à la bibliothèque de la ville : celle-ci est de facto fermée, et le bâtiment du Temple-Neuf mis sous scellés. Pourtant, ces dispositions sont bientôt remises en cause : dès le 16 octobre 1794, le substitut de l’agent national déclare au corps municipal que l’Université participe à l’instruction publique, et que les scellés qui se trouvent apposés sur sa bibliothèque doivent être levés pour en permettre l’accès. En conséquence, un arrêté municipal pris le surlendemain ordonne la levée des scellés37, le texte précisant en outre que les anciens bibliothécaires, Lorentz, Oberlin et Koch, auront à établir un inventaire de tous les ouvrages se trouvant alors dans la bibliothèque publique.

C’est alors le temps de la reprise en main, après la suspension de toute acquisition de livres depuis 179238. Les bibliothécaires s’adressent au maire, et demandent la réunion d’une commission qui examinent les comptes et les fonds des bibliothèques alloués de 1788 à 179239. Pourtant, il faudra attendre 1800 pour que les bibliothécaires puissent s’appuyer sur le soutien efficace du nouveau maire de Strasbourg, Jean-Frédéric Hermann. Ce dernier fait en effet ouvrir un crédit pour actualiser les collections, tandis que les fonds de la bibliothèque de la Ville sont massivement accrus par la fermeture des Écoles centrales en 180340 et par la remise subséquente aux municipalités des collections issues des confiscations révolutionnaires.

Grâce au legs Schoepflin, la Ville de Strasbourg est entrée en possession d’une bibliothèque qu’elle a développée pour en faire une bibliothèque publique, installée dans le chœur du Temple-Neuf à côté de celle de l’Université. La période prérévolutionnaire voit l’entrée de nombreux dons, comme celui de la collection Silbermann. Comme c’était le cas lors de la mort de Schoepflin, ce sont les alsatiques et les livres d’histoire qui restent majoritaires.

Au début du XIXe siècle, avec la fermeture de l’École centrale, la Ville reçoit l’essentiel des confiscations révolutionnaires, et elle détient dès lors deux fonds majeurs, celui de Schoepflin et celui de l’ancienne École centrale. Pourtant, peu à peu, la bibliothèque Schoepflin, qui constituait traditionnellement la bibliothèque de la Ville, devient un fonds à part, qu’il s’agit de développer pour lui donner une identité propre suivant la politique du ministère. On peut à bon droit se demander si faire du fonds de l’École centrale la collection principale et mettre à part la collection Schoepflin, ne représente pas une nouvelle étape dans le processus de fondation de la Bibliothèque publique de Strasbourg.

Monument funéraire de J.-D. Schoepflin au Temple-Neuf.

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1 Nouvelle description de Strasbourg : contenant des détails sur tous les édifices publics et ses curiosités, nlle éd., Strasbourg, Lagier, 1842, p. 138.

2 Nouveau Dictionnaire des Biographie Alsacienne, dir. Jean-Pierre Kintz (ci-après NDBA), vol. 34, Schn à Scu, Strasbourg, Fédération des sociétés d’histoire et d’archéologie d’Alsace, 1999.

3 Archives municipales de Strasbourg (ci-après AmS), 5MW389, Catalogus Schoefplini arg. Bibliothecae. Alsatica, f. 18.

4 NDBA : juriste, Jacob de Königshofen défend en 1349 les intérêts de Strasbourg contre son évêque. De 1384 à 1395 il est recteur de Drussenheim, mais vit à Strasbourg en 1394 ou il devient un notaire impérial et apostolique. Il n’a été ordonné prêtre qu’à trente-six ans (1382), et est chanoine de St-Thomas de 1395 à sa mort.

5 La première est la plus longue, et il y a travaillé jusqu’en 1415 : il n’existait qu’un seul manuscrit, détruit dans l’incendie de la Bibliothèque de Strasbourg en 1870 (peut-être l’ancien manuscrit appartenant à Schoepflin). La deuxième version est plus brève, tandis que la troisième constitue une version remaniée de la précédente avec des éléments empruntés à la première. Les deux dernières versions ont connu une plus large diffusion puisqu’il en existe plus de exemplaires, dont plusieurs sont disponible à la Médiathèque André-Malraux de Strasbourg.

6 Jérémie Jacques Oberlin, Muséum Schoefplini, Strasbourg, 1770. (Bibliothèque Malraux)

7 Charles Frédéric Geitz, Notice sur l’origine des bibliothèques publiques dans la ville de Strasbourg, Strasbourg, 1844, p. 7.

8 AmS, 5MW389, et 5MW 378.

9 Louis Alexandre d’Expilly, Dictionnaire géographique, historique et politique des Gaules et de la France, Paris, 1761, t. 000, p. 125.

10 AmS, 5M W378 Affaires du personnel : 1795-1816. Mémoire du professeur Koch au maire.

11 Charles Frédéric Heitz, Notice sur l’origine des bibliothèques publiques dans la ville de Strasbourg, Strasbourg, 1844, p. 10.

12 Félix Blumstein, La Bibliothèque municipale de Strasbourg et son histoire, Rixheim, 1903, p. 8.

13 AmS, 5MW 389 : Notice sur la bibliothèque, p. 3320.

14 AmS, 1AST 353 Mémoires et lettres présentés en septembre 1771 sur l’appropriation de la bibliothèque Schoep flin.

15 AmS, 1AST 353 : Mémoire de l’université, fo. 310.

16 Ibid.

17 AmS, 389 : Arrêté du maire Hermann sur la bibliothèque.

18 Ibid.

19 Félix Blumstein, La Bibliothèque municipale, ouvr. cité.

20 Jean Rott, « Sources et grandes lignes de l’histoire des Bibliothèques Publiques de Strasbourg détruites en 1870 », dans Cahiers alsaciens d’archéologie, d’art et d’histoire, 1971, no 15, pp. 145-180, ici p. 149.

21 AmS, 5MW 389 Mémoire de Koch.

22 Jean Rott, art. cit.

23 AmS, 153MW 97, Bâtiment du Temple-Neuf : 1804-1825.

24 AmS, 153MW 98 : Plan de la coupe et de l’intérieur du Temple-Neuf.

25 AmS, 1AST 353 : Lettre à Kugler, recteur de l’Université, f. 316.

26 AmS, 1AST353 : Lettre du 14 décembre 1771, de Brackenhoffer au maire de Strasbourg, f. 318.

27 AmS, 1AST 353 : Lettre du 3 juillet 1772, f. 443.

28 AmS, 5MW 378 : Arrêté du maire Hermann.

29 Nouvelle description de Strasbourg, ouvr. cité, p. 48.

30 Hautemer, Description historique et topographique de la ville de Strasbourg et de tout de ce qu’elle contient de plus remarquable en faveur des voyageurs, Strasbourg, Armand Koenig, 1785.

31 Nathalie de Lajolais, Étude historique et descriptive de Strasbourg et de ses environs, Paris, Napoléon Chaix, 1852 (« Bibliothèque du voyageur »).

32 AN, F17 3341 : Instruction pour procéder à la confection du catalogue de chacune des bibliothèques sur lesquelles les directoires ont dû ou doivent incessamment apposer les scellés.

33 Jean-Mathias Sandherr dit « le jeune », député extraordinaire des communautés protestantes de Colmar, Wissembourg, Landau et Munster.

34 Jean-Baptiste Duvergier, Collection complète des lois, décrets, ordonnances, règlements, Paris, A. Guoyt et Scribe, 1834.

35 AmS, 5MW 389 : Les Bibliothèques pendant la Révolution, f. 22.

36 Ibid.

37 Ibid.

38 AmS, 5MW 378 : Mémoire de Koch au maire.

39 AmS, 5MW 378 : Arrêté du Maire Hermann.

40 Janice Buck, L’École centrale du Bas-Rhin, (1796-1803), Strasbourg, Sté académique du Bas-Rhin pour le progrès des Sciences, des Lettres, des Arts et de la Vie économique, 2012.