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Un printemps du livre

Strasbourg et le Rhin supérieur, du Concile de Bâle à Sébastien Brant

Georges BISCHOFF

Professeur à l’Université de Strasbourg, EA 3400

« Diess buch ist Hans Wilhelm von Ratwilen amptman zu Herenstein und frag [frau] Mergelin siner hussfragen/ wart kaufft in lxxxj jor fur v ß » :

« Ce livre appartient à Jean-Guillaume de Ratwil et à dame Marie et a été acheté en l’an 81 pour 5 sous. »

Relevé sur l’édition princeps du Parzival de Wolfram von Eschenbach conservée à la Bibliothèque municipale de Besançon, cet ex-libris se rapporte à un couple, ce qui est loin d’être banal : le mari est un patricien de Strasbourg, Jean-Guillaume de Rottweil, récemment nommé administrateur du château de Herrenstein, qui contrôle le passage des Vosges au nord de Saverne, à l’endroit même où se construit la nouvelle ligne de TGV. L’ouvrage a paru en 1477, à Augsbourg ou à Strasbourg ; son prix équivaut à quinze jours de salaire d’artisan ou à celui de 250 assiettes en terre cuite. Malgré l’absence des lettrines qui auraient dû être calligraphiées, le livre a été lu comme en témoignent quelques passages soulignés. On pourrait donc imaginer la scène : le châtelain et sa femme, assis au coin du feu dans leur triste château et se divertissant aux exploits du héros chevaleresque1.

Un document contemporain éclaire un aspect différend de la révolution du livre, une génération après Gutenberg : il s’agit d’une lettre du bailli de Masevaux, Frédéric Cappler aux autorités de Strasbourg, le 16 novembre 1483 :

Heinrich Volmis, bourgeois de Masevaux, a un fils encore adolescent : il l’a envoyé en apprentissage, et il a passé quelque temps à Haguenau. À l’issue de ce séjour, voulant rentrer à Masevaux, quand le gamin est arrivé du côté de Strasbourg, il a été pris de panique et, craignant d’être dépouillé, il a jeté ses affaires dans une haie à l’écart de son chemin. Son baluchon, sanglé d’une pièce de harnachement, contenait un pourpoint gris, un surcot, une chemise de bain et un bonnet de nuit, et en plus, les livres, à savoir un texte, un Donat encore incomplet.

C’est pourquoi chers amis, si vous trouvez ce baluchon ou si vous avez arrêté des gens qui l’ont ramassé, je vous demande d’avoir l’amabilité et la diligence de le faire parvenir à ce garçon, parce qu’il est jeune, étourdi et pauvre, et d’ailleurs de ne pas punir les personnes suspectes, parce que le garçon m’a bien rapporté ce qui s’est passé2.

En dehors du Donat, qui peut avoir été copié par le jeune homme, comme le font tous les écoliers de son temps, de quels livres s’agit-il ? « die bücher » : des imprimés ? Et pour quelles études ? S’il est effectivement « pauvre », comme l’affirme le bailli, à quoi se destine-t-il ?

Dans un cas comme dans l’autre, au château de Herrenstein ou sur les bancs de l’école, la bibliothèque fait partie d’un environnement quotidien pour les laïcs et, a fortiori, pour ceux qui font profession du savoir. Ces deux petits exemples rendent compte d’une lame de fond dont il convient de retrouver les origines et d’examiner les effets, en se focalisant sur une région qui passe, à bon droit, pour avoir été le berceau de l’imprimerie au milieu du XVe siècle.

BÂLE 1431-1448 : LE « MONDIAL » DU LIVRE

Les historiens de Gutenberg n’ont pas toujours pris la mesure de l’environnement dans lequel ont eu lieu les premiers essais de presse et de fonte des caractères mobiles dans les années 1440-1450.

Pourquoi Strasbourg plutôt que Mayence ? Un facteur nécessaire et suffisant : le Concile œcuménique qui se réunit à Bâle entre 1431 et 1448-1449, donnant lieu à la circulation la plus intense d’hommes et d’idées qui se soit produite au Moyen Âge, Pour Johannes Helmrath3, à elle seule, la première décennie de ces « états généraux » de l’Eglise a rassemblé 3 182 personnes, dont 890 clercs formés dans des universités, soit 27,9 % du total, y compris quelques sessions où ces gradués atteignent les deux tiers de l’effectif. Peut-on dire que le Rhin devient « un Tibre de papier » qui mobilise toute l’intelligentsia du monde chrétien ? Oui, et mieux encore, en admettant que le camp de base de celle-ci se répartit entre les établissements religieux les plus proches, et fait de Strasbourg, à la fois port et pont, la plaque tournante de l’Europe. C’est entre 1434 et 1444, soulignons-le, que l’orfèvre mayençais travaille à ses inventions dans son atelier de Saint-Arbogast, aux portes de la ville4.

Les retombées de ce bouillonnement sont bien connues5 : une liberté de parole sans précédent, des projets de réforme à jet continu, des expériences bien réelles, avec la formation d’écoles et d’universités, comme celles de Fribourg (1457) et de Bâle (1460), des quantités d’initiatives moins visibles qui vont toutes dans le même sens du progrès intellectuel, à travers la promotion de la lecture et d’une spiritualité personnelle.

Pour les lettrés baignant dans le climat de prérenaissance venu d’Italie, Bâle apparaît comme une sorte de « bourse aux livres » à l’échelle de la Chrétienté. Les érudits se souviennent de la redécouverte de la Germania de Tacite, vers 1426, et le plus fameux de ceux-ci, Niccolo Niccoli, établit une liste de manuscrits introuvables qui sera transmise aux cardinaux Albergati et Cesarini chargés de l’organisation du Concile. Ce programme de recherche, susceptible d’alimenter la Bibliothèque de Saint-Marc de Florence, vise plus précisément la France et l’Allemagne et désigne nommément des monastères où les ouvrages ont été repérés6. À Hersfeld, en Hesse, « haud procul ab Alpibus », où se trouve le De origine et situ Germanorum liber qui sera acquis par Nicolas V en 1455, on signale, par exemple, le De Aquae ductis de Frontin et d’autres traités du même auteur.

Si le bilan de cette quête n’est pas exactement connu, force est de reconnaître que les pères conciliaires font assaut d’érudition, citant les historiens des temps anciens – tel Jordanès, pour prouver l’antériorité des Goths – et apportent avec eux grand nombre de nouveautés. On a beaucoup glosé sur la part des délégués ibériques comme Jean de Ségovie, qui traduit des ouvrages arabes, ou ses compatriotes (dont un tiers est composé de conversos), sur le rôle des Français, qui diffusent les œuvres de Gerson – au point que la Chartreuse de Bâle en sera véritablement l’épicentre7, et sur la place des délégués venus des pays les plus lointains, voire du monde grec. Mais on insistera aussi sur l’insatiable appétit des théologiens et des lettrés allemands qui produisent des écrits nouveaux – on pense fortement à Nicolas de Cues, que l’on soupçonne parfois d’avoir inspiré Gutenberg – et qui noircissent des milliers de pages manuscrites pendant la durée du Concile. Ainsi, quand l’écolâtre de l’abbaye de Murbach copie le Scutinium Scripturarum de Paul de Burgos, il prend soin d’indiquer « Materia autem huius libri allata est per Hispanos ad sacrum concilium Basiliense »8.

Cette dynamique de transfert mériterait une enquête plus approfondie, en partant d’anciens catalogues de manuscrits : ainsi, à la commanderie Saint-Jean de Strasbourg, on peut répertorier un minimum de 34 ouvrages datés du XVe siècle, la plupart ayant été produits dans les années trente, quarante et cinquante, à l’instar du Catholicon de Jean de Gênes, copié par Henri Collator à la demande du commandeur Jean d’Ehenheim, en 14379. Dans cet établissement, sur lequel nous reviendrons, l’activité peut être directement stimulée par la présencedes principaux acteurs du Concile, comme son président, le cardinal Louis Aleman, ou ses collaborateurs les plus proches.

La multiplication de manuscrits, et, plus largement, de documents de tous ordres, va de pair avec l’arrivée massive de papier et, corrélativement, avec l’ouverture de nouveaux marchés. Les papeteries locales apparaissent au moment du Concile, à Bâle en 1433, à Épinal en 1444, à Strasbourg l’année suivante, avant de s’épanouir dans les vallées vosgiennes. La première tentative strasbourgeoise, celle d’un Lombard du nom de Guillaume Medicis, a pour associé un certain Nicolas Heilmann dont le frère avait été l’ami de Gutenberg.

Dans ces conditions, le manuscrit devient plus accessible, et, de ce fait, pénètre dans les maisons. On pourrait même considérer que le fameux panneau du Doute de Joseph, réalisé vers 1440 par le Maître du Paradiesgärtlein (Strasbourg, Musée de l’Œuvre Notre-Dame) est une sorte de manifeste pour le livre domestique : ne représente-t-il pas la Vierge Marie en compagnie d’une demi-douzaine de volumes reliés, l’image même de la sagesse et du savoir ?

La dimension économique de ce processus peut être établie à travers l’exemple, peut-être exceptionnel, du premier véritable éditeur alsacien, Diebold Lauber de Haguenau. On connaît près de 80 manuscrits qui sont issus de ce scriptorium privé resté actif pendant une quarantaine d’années à partir de 1427. Son animateur – on pourrait même parler de chef d’entreprise – est un clerc cité en 1440 comme schriber et maître d’école. On sait qu’il fait appel à des collaborateurs spécialisés, copistes ou peintres, et qu’il innove en recourant à des annonces publicitaires (manuscrites) insérées dans ses dernières parutions. Lauber apparaît donc, surtout, comme un homme d’affaire qui sait où se trouve son marché. Son catalogue propose des valeurs sûres – 45 titres balayant de spectre le plus large, de la Bible des Histoires aux Vies de saints ou aux ouvrages profanes –, privilégie la langue vulgaire – l’allemand au lieu du latin – et vise une clientèle choisie, tel l’évêque de Strasbourg Robert de Bavière ou d’autres membres de l’aristocratie rhénane. En 1450, son « prospectus » annonce, entre autres classiques de la littérature chevaleresque : « Parzifal gemält – on en connaît trois exemplaires –, Flour und Blantscheflr gemält, Wilhelm von Orlientz und die schön Amely, Tristram, Troyen, etc »10.

Les ouvrages sont réalisés en deux temps, par des équipes dont on a pu identifier quelques membres comme Diebold de Dachstein ou Hans Schilling, à l’origine de la fameuse lignée d’enlumineurs bernois et lucernois. Ils préfèrent le papier au parchemin et se distinguent par le caractère très attrayant de leurs illustrations, simples, vivantes et colorées, suivant une mode qui annonce la « ligne claire » de la bande dessinée. On est loin des frères Limbourg, ou des trésors de la cour de Bourgogne, mais la qualité et la quantité sont au rendez-vous, et le résultat plaît. Ainsi, l’actualisation des scènes de justice du Schwabenspiegel, dans sa version du milieu du XVe siècle11, ou, d’une manière plus spectaculaire encore, la mise en image de l’Ancien Testament dans la Welchronick de Rudolf von Ems conservée à Colmar : ce manuscrit, qui comporte 516 enluminures et de nombreuses lettrines peut être considéré comme le symbole de la réussite d’un petit noble d’Alsace moyenne, Adam d’Andolsheim, qui s’était couvert de gloire au service du comte palatin en 1462. Faute d’héritier, il allait échoir à son seigneur féodal et devenir une des plus belles pièces de la bibliothèque des sires de Ribeaupierre.

MURBACH : UN PATRIMOINE RETROUVÉ

L’intérêt patrimonial du livre, tel qu’il se manifeste ici, est indissociable de la mise en valeur des bibliothèques. Faut-il admettre que certaines d’entre elles, les plus anciennes, sont tombées en déshérence au fil des siècles et sont donc susceptibles de disparaître ? Entre Vosges et Forêt noire, un certain nombre d’abbayes bénédictines ou de chapitres de chanoines ont été, jadis, des hauts lieux de culture vantés dans toute l’Europe. Ainsi, Wissembourg et Murbach12 ou pour les moniales, Hohenbourg, l’actuel Mont-Sainte-Odile.

À Murbach, c’est à un véritable chantier de rénovation qu’on a affaire dans le troisième quart du XVe siècle, sous la conduite de l’abbé Barthélemy d’Andlau, un prélat réformateur qui relève aussi bien le temporel de cette prestigieuse maison que sa vocation religieuse13.

Issu d’une famille noble alsacienne, neveu du chanoine Georges d’Andlau, premier recteur de l’Université de Bâle en 1460, il a étudié à Heidelberg à l’époque du Concile (1430-1434) et en a personnellement connu les acteurs. Son abbatiat s’étend de 1447 à sa mort, en 1476 : sa notice des Annales Murbacenses précise qu’il a restauré la librairie de l’abbaye en l’ornant de livres précieux pour une valeur de 300 florins du Rhin14.

Les épaves de cette bibliothèque dispersée par les moines eux-mêmes au XVIIe et au XVIIIe siècle permettent de se faire une idée de ce travail de rénovation. En effet, l’abbé Barthélemy ne s’est pas contenté de remettre en état les ouvrages les plus dégradés, mais en a fait copier de nouveaux et en a encore acquis d’autres. Sa marque apparaît à plusieurs dizaines de reprises, sous la forme d’une invocation au lecteur : « Legentes orent pro Bartolomeo de Andolo abbate Morbacenis qui hunc & alios plures comparavit & renovavit », ici, sur un Bède le Vénérable conservé à Genève, ou bien, à propos d’un recueil de textes conciliaires, « qui hunc partim scripsit partim conparavit librum », avec des dates qui s’échelonnent de 1452 à 1469. Une étude codicologique des manuscrits survivants montre que les reliures ont été refaites et que des lignes effacées ont été reprises à l’encre, mais il serait sans doute possible d’en dire plus quant à leur état. Un exemplaire carolingien des Opera varia de saint Jérôme, aujourd’hui à Colmar, a été consolidé à l’aide d’un feuillet d’hymnes de Saint-Gall postérieur de deux siècles, et son restaurateur a travaillé si rapidement que la mention « Orate pro domino Bartholomeo abbate morbacensi » s’est imprimée à l’envers sur le plat de reliure.

Pour assurer la sauvegarde de cette bibliothèque unique, l’abbé Barthélemy l’a transférée au château de Hugstein, qui lui servait de résidence, à mi-chemin entre la vénérable abbaye et la ville de Guebwiller, chef-lieu de la principauté abbatiale. C’est dans ces locaux, eux aussi rénovés, que Beatus Rhenanus allait retrouver l’histoire romaine de Velleius Paterculus, éditée par Amerbach en 1520, et que d’autres érudits consulteraient d’autres manuscrits ou les diplômes mérovingiens de l’abbaye.

Mais il y a mieux. Dans les années 1460, Barthélemy d’Andlau engage un biblioothécaire à temps plein, et non le moindre, puisqu’il s’agit de Sigismond Meisterlin, bénédictin d’Augsbourg, qui vient d’écrire la chronique de sa ville (1459) et séjourne à l’abbaye de Saint-Gall. La collaboration entre les deux hommes porte d’abord sur la reconstitution de la bibliothèque carolingienne dont le second retrouve deux catalogues, les retranscrit et les collationne.

Il est trop vrai, dit-il, et l’expérience nous l’apprend, que la vétusté consume tout et que la teigne de l’antiquité réduit toutes choses à rien ; c’est ce qu’il nous a été donné de voir par tant de manuscrits que le grand soin et le génie de nos pères avaient réunis dans le lieu très saint et très ancien qui t’est confié, témoin le volume que nous déroulâmes hier et qui promet tant d’écrits différents, mais où malheureusement le nombre des œuvres perdues dépasse celui des œuvres retrouvées. Et plût à Dieu que le peu de celles qui restent fussent parvenues entre tes mains dans leur intégrité et non maculées de crasse ! Mais aussi combien tes efforts te vaudront d’éloges auprès des hommes de notre temps et combien de récompenses de la part de Dieu, dispensateur de tous les biens...15.

Le résultat de l’enquête ? Au milieu du IXe siècle, les moines possédaient quelques 400 ouvrages, 335 cités dans un premier rotulus et 45 de plus, mentionnés sur une autre liste ; ils en cherchaient 76 autres dont ils ne disposaient pas encore. On ne s’étonnera pas, alors, d’apprendre qu’ils possédaient une soixantaine de livres introuvables ailleurs, un véritable champ d’orchidées dans cette vallée des Vosges qu’ils avaient eux-mêmes appelée « flrigera vallis ».

Sans l’action de Barthélemy d’Andlau et de ses collaborateurs, il est hors de doute que ce trésor inestimable aurait été anéanti, et sa mémoire effacée. Il en subsiste cependant près du dixième, 39 manuscrits au total, et notamment des pièces exceptionnelles comme les gloses des Hymnes de Murbach conservées à la Bodleyan Library d’Oxford.

Ce volet bibliophile aurait eu peu de sens si l’abbé de Murbach ne l’avait pas accompagné par la création d’un véritable « centre de recherche » axé sur la culture de son temps. En effet, à côté de l’école monastique, confie à deux théologiens, Johannes Welcker de Bruxelles et Johannes Bühler, l’abbé encourage l’enseignement des langues anciennes en confiant à un certain Jacques de Hongrie la direction d’une seconde école spécialisée dans le latin et l’hébreu, en attendant le grec et l’arabe. Peu importe que cette initiative pionnière, curieusement placée dans le village de Bollwiller, n’ait guère laissé de traces : elle atteste déjà d’une sensibilité nouvelle, en résonnance avec ce qui s’opère en Italie. Et de fait, le milieu de Barthélemy d’Andlau – qui est lui même en relation avec le cardinal Jean Bessarion – est en prise directe avec l’humanisme bâlois, qui va s’épanouir, bientôt, dans les grandes figures d’Heynlin von Stein puis de Sébastien Brant. Outre Meisterlin, et quelques correspondants plus lointains, il comprend le chapelain Johannes Knebel, qui compile l’actualité de son temps (et sera bientôt le mémorialiste des guerres de Bourgogne) et le juriste Pierre d’Andlau, un des meilleurs théoriciens du droit de l’Empire. L’activité qui se focalise à Murbach dans les années 1460 et 1470 dispose ainsi de nombreux relais ; elle n’est pas étrangère aux idées de réforme de l’Église, qui s’expriment vigoureusement dans les couvents dominicains de la région – à Guebwiller, notamment – ou aux courants venus de la devotio moderna, dont procède, indirectement, l’école latine de Sélestat, ou, dans des proportions difficiles à connaître, la réforme de la collégiale de Marbach par Windesheim. Enfin, elle a pour toile de fond l’avènement du livre imprimé (qui semble faire son entrée à Murbach vers 1465).

BM Colmar, ms 48 « Expliciunt sententie secundum intentionem Aristotelis super omnes libros decem ethicorum cum certis notabilibus superadditis. Reportata sunt hec in famosa civitate Bolwir ubi viget studium latinorum et judeorum per manus fratris Jacobi de Ungaria ad instantiam reverendi patris domini Bartholomei de Andolo, abbatis Morbacensi. »

LE LIVRE CONQUÉRANT

L’industrialisation du livre – car c’est bien de cela qu’il est question – se produit au moment idoine. C’est un seuil, dont on peut assez facilement décrire le tracé, en l’espace d’une ou deux décennies. Son effet le plus rapide ? La collection, autrement dit, la bibliothèque, qui est en quelque sorte l’argument ontologique de l’invention. Ainsi, en 1459, lorsqu’on procède à l’inventaire des biens du précepteur de la Maison de l’Ordre de Saint-Antoine de Strasbourg, Jean Bertonelli, qui vient de mourir à Wurzbourg, on considère sa librairie comme un tout, immobilier par destination, « les livres dans la chambre du milieu », « In der mittelkammer die bücher ». Le relevé des titres permet de compter une soixantaine d’ouvrages, dont une dizaine d’auteurs classiques, quelques manuels de droit et – ô surprise – une bible imprimée à Mayence qui n’a pas encore été reliée (ungebunden), ce que Francis Rapp identifie comme la deuxième version, à 36 lignes, de Gutenberg16.

Dès lors, il n’y a plus lieu de s’étonner devant l’abondance de mentions de livres, qu’ils soient écrits à la main ou tirés sur des presses d’imprimerie. Ces bibliothèques privées, personnelles, s’ouvrent à de nouveaux lecteurs ou viennent nourrir leurs grandes sœurs institutionnelles, à la suite de dons ou de legs.

En 1446, quand le chapitre de Saint-Dié avait décidé d’ajouter « trois voûtes au cloitre, en la partie devers le mont et [d’y] faire une librairie », prévoyait-il d’accueillir un jour les 160 volumes d’un de ses membres, Jean Lemoine, dit Monachi, qui allait mourir en 148717 ? Là encore, le profil est typique : un religieux vosgien, qui fréquente l’université de Louvain, où il s’applique à recopier les Décrétales et à enregistrer ses cours de droit (1465) avant de décrocher le poste d’official de Besançon, et d’inévitables connexions avec l’Alsace en la personne d’un neveu présent à Sainte-Foy de Sélestat. Le lot comportait une vingtaine de manuscrits et 140 incunables que le testateur avait demandé d’enchaîner pour éviter les vols, montrant par-là que la valeur d’usage et la valeur marchande étaient fortement liées.

Inutile d’aligner les exemples, comme ceux de bibliothèques paroissiales fondées ou enrichies par testament, à l’instar de Sélestat, créée par le curé Ochsenstein en 1462 – initiative précoce, qui émane du beau-frère de l’imprimeur Henri Eggestein – ou de Rouffach, dont le bienfaiteur est le recteur Werner Luff en 1491. On retiendra cependant les dispositions testamentaires de ce dernier :

Tous ses livres, il les remettait à Notre-Dame, dans l’église paroissiale de Rouffach, pour qu’on y établisse une librairie dans un an ou deux, mais à la condition suivante : si son neveu Paul, fils de feu Pantaléon, a besoin de quelques-uns desdits livres, qu’on accepte de les lui prêter tant qu’il en aura l’usage, mais il devra les rendre à ladite librairie quand il aura fini.18

La genèse des bibliothèques privées est plus difficile à suivre en milieu nobiliaire ou bourgeois, dans la mesure où les livres ne font pas partie de l’outillage professionnel courant et se transmettent dans des modalités différentes19. En dehors de l’exemplaire du Parzival qui s’est mystérieusement retrouvé à Besançon, on ne sait rien de la bibliothèque de Jean-Guillaume et Marie de Rottweil, pas plus, d’ailleurs, que de celle de l’écolier de Masevaux. Dommage. Mais rien n’interdit d’imaginer ce que lisent ces laïcs en partant des catalogues d’incunables, et, par conséquent, de ce que l’on sait du marché du livre profane. On pourrait donc invoquer les auteurs qui s’adressent à ce public, en invitant dans le débat un personnage qu’ont pu connaître personnellement le châtelain du Herrenstein et le bailli de Masevaux, en l’occurrence le chevalier Marquard vom Stein, seigneur de Florimont et gouverneur de Montbéliard. À la fin de sa vie, en 1493, cette grande figure de la noblesse alsacienne fait paraître sa version allemande du fameux Livre pour l’enseignement de mes filles du chevalier de la Tour-Landry, der Ritter von Turm, en expliquant qu’il l’a préparée pour ses propres filles et pour les autres « qui ne maîtrisent pas assez la langue française ». En se donnant ce rôle de truchement, « Marc de la Pierre » entre de plain-pied dans le monde du livre moderne qui cible une clientèle précise. Son éditeur, Michel Furter, passe pour avoir fait illustrer l’ouvrage par le jeune Albrecht Dürer, qui se trouve alors à Bâle. C’est aussi le moment où la Nef des Fous de Sébastien Brant s’embarque sur les chemins du succès international, faisant étape à Strasbourg, où s’activent désormais les Knobloch et les Grüninger, à Spire, où Peter Flach règne sur des centaines de livres, à Mayence, à Francfort, etc.

Mais c’est aussi la date où s’éteint, dans une étrange discrétion, l’un des meilleurs témoins de la mutation que nous venons de suggérer, le grand marchand d’Augsbourg Sigismond Gossenbrot, mort à Strasbourg en janvier 1493 dans sa maison de la Commanderie de l’Île verte.

L’évocation de ce personnage n’a rien d’anecdotique. Dans sa ville natale, il est connu pour sa fortune, naturellement, mais aussi, pour sa passion des lettres et du livre. Il a été formé à l’université de Vienne, a voyagé sur le Danube et outre-monts, s’est ouvert aux courants d’idées venus d’Italie, taquine la muse et rêve de réforme. Ce grand notable, qui fréquente l’empereur, n’incarne-t-il pas, à lui seul, l’identité romaine et allemande de la cité du Lech ? En 1459, c’est lui qui a commandité l’histoire rédigée par son ami Sigismond Meisterlin. Et soudain, auréolé de gloire, riche d’une des plus belles bibliothèques d’Allemagne, nous le voyons disparaître de la scène publique, cédant ses affaires à ses fils, pour réapparaître à Strasbourg, comme une sorte de passager clandestin. Ses biographes suggèrent une retraite spirituelle, voire une quête mystique, à l’instar de son contemporain Nicolas de Flüe, devenu ermite dans son village faute d’avoir pu rejoindre « l’ami de Dieu de l’Oberrhein ».

Avant son départ pour le Rhin, Gossenbrot avait été en relation avec Diebold Lauber ; il avait été le promoteur du thème de la danse macabre, et l’on peut croire que les motivations qui l’attirent sur les bords du Rhin tiennent aussi bien de son amour du livre que de la quête du salut.

Entre 1460 et 1493, Sigismond d’Augsbourg, car c’est ainsi qu’on l’appelle, réside dans une demeure attenante à l’enclos de la Commanderie de l’Île verte, à laquelle il verse un loyer conséquent. Son installation se justifie-t-elle par la réputation de sainteté de cette maison d’hospitaliers hors du commun, puisqu’elle abrite une quinzaine de frères, plutôt que des chevaliers, et que son fondateur était lui-même un banquier converti à l’expérience mystique, Rulman Merswin, en 1370 ? A-t-elle été stimulée par la bibliothèque d’Henri de Wolfach, léguée en 1386 et systématiquement enrichie depuis20, ou par l’aura qu’avait eue l’Île verte à l’époque du Concile, accueillant Louis Aleman, d’autres prélats et leurs proches, tel le commandeur Bertonelli, déjà cité, de retour d’Italie, ou son ami Martin Lefranc, l’auteur du Champion des Dames ? Entre 1445 et 1460, par exemple, le doyen de Fribourg, Henri de Lauffenburg, s’y était retiré pour se vouer à la prière et aux lettres, et ce serait encore le cas du prieur de Gaming, Nicolas Kempf (1412-1497). Et n’est-ce pas dans cette même commanderie que se retrouvent régulièrement le prédicateur Jean Geiler de Kaysersberg21 ou Jean Wimpheling, considéré comme le parrain des humanistes alsaciens. On serait tenté de croire que Gossenbrot est au cœur d’un réseau qui s’étend d’Augsbourg à Strasbourg et dispose d’un certain nombre de relais dans des écoles ou des établissements religieux, les dominicaines d’Unterlinden, dont sa fille est prieure en 1485, à la suite de la célèbre Elisabeth Kempf, Murbach, Saint-Valentin de Rouffach, où se fixe peut-être Sigismond Meisterlin, ou Sélestat, dont le maître, Louis Dringenberg, est l’un de ses correspondants. Et quid de ses relations avec Augsbourg, dont les évêques lui sont proches, l’un le cardinal Peter von Schaumberg (1424-1469), l’autre Frédéric de Zollern (1486-1505), pour avoir été doyen du chapitre de Strasbourg ?

Une étude approfondie de la Commanderie de l’Île verte permet de la décrire comme un incubateur de la préréforme et de l’humanisme à une échelle qui dépasse très largement celle de la ville. Son aisance matérielle, ses connexions avec d’autres centres intellectuels, comme la chartreuse de Koenigshoffen ou les prêcheurs, son école, sa familiarité avec les dirigeants de la cité, et même, un peu plus tard, avec l’empereur Maximilien, qui y aura ses habitudes, tous ces éléments en font une sorte de laboratoire unique en son genre. Si elle dispose effectivement d’une « bibliotheca publica » citée en 1495, n’est-ce pas, justement, parce que son histoire est indissociablement liée à celle de l’imprimerie ? En se fondant sur les incunables qu’elle détient encore au milieu du XVIIIe siècle, on en arrive à un minimum de 500 imprimés, soit une vingtaine par année de parution, le premier cité datant de 1463, la liste étant ininterrompue à partir de 1468. Mieux : à en juger par le nombre, impressionnant de bulles ou de placards utilisés pour des cartonnages de reliures, on suppose que les hospitaliers ont été de bons clients des imprimeurs de leur ville, ou même, qu’ils ont pu abriter une presse dans leur propre maison. C’est le cas en 1481, lorsque le commandeur Nicolas de Baden qui dirige la maison de Strasbourg et son annexe de Sélestat entre 1467 et 1504, annonce la grande indulgence accordée par Sixte IV pour contribuer à la défense de Rhodes et fait imprimer des certificats de confession pour les dévots de l’Île verte22.

AD Bas-Rhin, H 1666/2 : détail du compte de l’année 1485. Un placard imprimé de 1481 émanant du commandeur Nicolas de Baden a été réutilisé pour noter quelques dépenses.

Pour le bonheur des bourgeois, notre ville mérite l’excellence. Elle abonde en églises, chapelles, reliques, hôpitaux, couvents, possède une cathédrale très illustre, des collèges bien connus, des bibliothèques, de très doctes savants en toute matière, des écoles des frères mendiants…

Et Jacques Wimpheling d’expliquer les atouts de Strasbourg par sa

supériorité dans les arts, par des esprits brillants et par l’origine de l’imprimerie (même si celle-ci fut perfectionnée à Mayence23.

De fait, tout se passe comme si la grande cité des bords du Rhin, et l’ensemble de sa région étaient devenus le pays du livre, une sorte d’abbaye de Thélème virtuelle comme celle dont rêverait, un siècle plus tard, le traducteur strasbourgeois de Rabelais, Johannes Fischart. Plus seulement

les belles grandes librairies en grec, latin, hébreu, français, tuscan & hespagnol, disperties par les divers étages selon iceux langages,

de Gargantua, mais cette fois

une immense bibliothèque de manuscrits et de livres imprimés en hébreu, grec, latin, allemand, français, slavon, croate, toscan et espagnol, pas simplement comme la bibliothèque du roi Eumène, à Pergame, forte de 200 000 ouvrages, ni celle de 700 000 livres de Ptolémée Philadelphe à Alexandrie, mais dans un environnement magnifique orné de statues de savants, de sphères céleste et terrestres, de cartes, de portraits,

à l’instar des plus belles collections de son temps, celles des Fugger, des Médicis, etc24.

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1 BM Besançon, inc. 343. Signalé par Auguste Castan, Catalogue des incunables de la bibliothèque publique de Besançon, Besançon, 1893, p. 313-314, n° 418, qui n’a pas complètement déchiffré l’ex-libris. Selon Bernhard Metz, la forme Mergen du prénom féminin correspond à Marie. Le château était le centre d’un bailliage organisé à la fin du XVe siècle par la République de Strasbourg. Cf. aussi Gabriel Viehhauser-Mery, Die, Parzival’-Überlieferung am Ausgang des Manuskriptzeitalters. Handschrifien der Lauberwerkstatt und der Strassburger Druck, Berlin, New York, De Gruyter, 2009, p. 46 et suiv.

2 AM Strasbourg, AMS IV 22/10.

3 Johannes Helmrath, Das Basler Konzil 1431-1449, Forschungsstand und Probleme, Cologne, 1987, pp. 152-153.

4 Frédéric Barbier, L’Europe de Gutenberg, Paris, Belin, 2006, Jean Bechtel, Gutenberg et l’invention de l’imprimerie, Paris, Fayard, 1992.

5 Alfred Berchtold, Bâle et l’Europe. Une histoire culturelle, Lausanne, Payot, 1990. Cf. aussi Georges Bischoff, « De la Pfaffengasse au Büchertal : les retombées du concile de Bâle dans les pays du Rhin supérieur (1431-v. 1460-1480) », dans L’Espace rhénan, pôle de savoirs, sous la dir. de Catherine Maurer et Astrid Starck-Adler, pp. 17-36, Strasbourg, PUS, 2013.

6 Rodney P. Robinson, « The Inventory of Niccolo Niccoli », dans Classical Philology, 16/3, 1921, p. 151.

7 V. Gerz-von Büren, La Tradition de l’œuvre de Jean Gerson chez les chartreux : la chartreuse de Bâle, Paris, 1973.

8 BM Colmar, ms 46, fol. 260 v°.

9 Le catalogue des manuscrits de la Commanderie de l’Île verte a été publié par Johannes Jacobus Witter, professeur à l’Université protestante de Strasbourg, sous le titre de Catalogus codicum Manuscriptorum, in Bibliotheca Sacri Ordinis Hierosolymitani Argentorati asservatorum, Strasbourg, Kürsner, 1746 ; il est relié à la suite de Johannes Nicolaus Weislinger, Armamentarium catholicum perantiquae, rarissimae ac pretiosissimae bibliothecae, quae asservatur Argentorati in celeberrima commenda eminentissimi ordinis Melitensis Sancti Johannis Hierosolymitani, Strasbourg, Le Roux, 1749 (BNUS ms M 13248).

10 Bayerische Staatsbibliothek, Munich, Clm 3941.

11 Bibliothèque Royale de Bruxelles, 14689-91.

12 Cf. sur tous ces aspects, René Bornert, Les Monastères d’Alsace, Eckbolsheim, Éditions du Signe, 2009-2011, 7 vol., qui rassemble la totalité de nos connaissances.

13 Cf. Georges Bischoff, « “Un monastère sans livres est une prairie sans fleurs”. Bibliothèque et études à l’abbaye de Murbach sous l’abbatiat de Barthélemy d’Andlau (1447-1476) », dans Source(s), 2, juin 2013, pp. 13-37.

14 « A novo quoque reformans liberiam codicibusque insignis ornans in valore trecentorum florenorum renensium. »

15 « Epistola de tapecijs antiquis in monasterio Morbacensi », éd. par Franz Xaver Kraus, dans Kunst und Alterthum im Ober-Elsass, Strasbourg, 1884, pp. 478-480.

16 Fr. Rapp, « La bibliothèque de Jean Bertonelli, précepteur d’Issenheim et de Strasbourg », dans Refugium animae bibliotheca, s. dir. E. van der Vekene, Mélanges A. Kolb, Wiesbaden, 1969, p. 334-344.

17 Médiathèque de Saint-Dié, ms 51, tome 3, f° 218, cartulaire de François de Riguet (XVIIe). Informations transmises par Damien Parmentier. Cf. Marie-José Gasse-Grandjean, Le Livre dans les abbayes vosgiennes du Moyen Âge, Nancy, P.U.N., 1992.

18 AD Haut-Rhin, 15 J 1312.

19 Hans Hattstatt, qui est vraisemblablement le bâtard d’un lignage de Moyenne Alsace, lègue les dix-neuf livres de sa bibliothèque au couvent dominicain de Colmar en 1493 ; sa collection comprend une majorité d’ouvrages religieux, mais aussi un Kräuterbuch, les Fables d’Ésope et deux ou trois « classiques » comme l’Histoire d’Alexandre. Cf. Veronika Feller-Vest, Die Herren von Hattstatt, Berne, 1982, p. 175.

20 AD Bas-Rhin, H1369, n° 6 (legs de 1386), nos 7-8 (achat de dix manuscrits de l’abbaye de Baumgarten en 1395-1396), n° 9 (achat de quatre volumes du Speculum historiale de Vincent de Beauvais à l’abbaye de Neubourg, en 1405).

21 Léon Dacheux, Un Réformateur catholique à la fin du XVe s., Jean Geiler de Kaysersberg, Strasbourg, 1876.

22 Cf. Louis Schlafli, « Des placards imprimés incunables découverts dans les fonds d’archives de la commanderie de Saint-Jean de Strasbourg », dans Annuaire... du Vieux Strasbourg, 2010, pp. 15-28.

23 Cf. Emil von Borries, Wimpfeling und Murner im Kampf um die ältere Geschichte des Elsasses: ein Beitrag zur Charakteristik des deutschen Frühhumanismus, Heidelberg, 1926, qui publie le texte de la Germania paru en 1502, p. 175 et suiv. : « Artium praestantia, ingeniorum claritate, impressoriae ratis origine (licet in Moguntiaco consummatae). »

24 Geschichtklitterung von Thaten und Rahten der (...) helden und herren Grandgusier, Gargantua und Pantagruel, trad. par Johannes Fischart, getruckt zur Grensing in Gänsserich (sic), 1582.