Book Title

Tomáš Koblížek, La conscience interne de la langue. Essai phénoménologique, avec une préface de Claude Imbert

Limoges, Lambert-Lucas (coll. « Philosophie et langage »), 2021, 152 p. – ISBN 978-2-35935-308-2

Sémir BADIR

FNRS – Université de Liège

semir.badir@uliege.be

Le titre de ce livre, La conscience interne de la langue, m’avait paru suffisamment intriguant pour que j’eusse envie d’aller y voir. De quelle conscience pouvait-il s’agir ? Était-ce à la langue qu’est imputée une conscience ? La chose serait risquée mais pas complètement improbable si l’on songe à toutes les qualités qu’on lui a déjà prêtées : vie, génie, système, trésor, etc. Apparemment, ce n’est pas l’hypothèse à suivre ; le complément de nom n’est pas subjectif : il y a un « sujet parlant », quelqu’un « engagé dans la communication » (p. 32) affecté par cette conscience interne. La formule reste toutefois insolite : pourquoi préciser que cette conscience est interne ? La conscience d’un sujet ne lui est-elle pas toujours « interne » ? Que serait, à l’inverse, une conscience « externe », et comment s’appliquerait-elle à la langue ? Ces questions ne m’ont pas quitté durant ma lecture, et l’un des mérites que je trouve au livre est de leur apporter une réponse précise et subtile justifiant le parcours intégral de son argument. L’auteur, Tomáš Koblížek, prend d’ailleurs un soin scrupuleux aux enchaînements du raisonnement et multiplie les récapitulations, de sorte que si la clarté était un péché, le lecteur français, habitué à des façons plus abruptes ou incertaines de procéder, pourrait être tenté de la lui faire avouer.

On trouve dès l’introduction une série de paraphrases à cette « conscience interne » : « conscience intime » (p. 33), « connaissance intime » (p. 34), « connaissance interne » (p. 36), « connaissance préréflexive et préthéorique » (p. 35). La dernière paraphrase montre plus clairement ce dont la conscience interne de la langue se distingue, à savoir sa connaissance réflexive et/ou théorique ; partant, elle permet aussi de distinguer deux rôles, ou deux positionnements vis-à-vis de la langue : d’un côté, celui de sujet parlant « engagé dans la communication » et, de l’autre, celui d’« observateur ». La distinction est posée en toute netteté vers la fin du livre « entre conscience interne de la langue et conscience de l’observateur » (p. 127). Cet observateur est, canoniquement, le linguiste qui, étudiant et décrivant la langue, en fait un objet, alors que, dans l’approche phénoménologique poursuivie par l’auteur, la langue est tenue pour – ou plutôt, vécue comme – « diversité des pratiques irréductibles à l’expression » (p. 36) et, plus résolument, « un acte ou une activité » (p. 53).

Les chapitres 1 et 2 livrent des synthèses relatives à d’autres approches de la langue avec pour but principal de préciser la singularité de celle que défend l’auteur.

Le chapitre premier entend ainsi dessiner un parcours dans les recherches phénoménologiques en y retenant quatre grandes figures : Husserl, Merleau-Ponty, Derrida et Eagleton. Davantage même qu’un parcours, un dispositif est instauré, c’est-à-dire que l’auteur projette sur les diverses positions théoriques illustrées une sorte de modèle rationnel (un « diagramme », p. 51) des thèses défendables, à savoir deux thèses doctrinales (une thèse de coïncidence entre l’expression linguistique et le monde selon Husserl, puis une thèse de transformation du langage parlé à travers l’expérience chez Merleau-Ponty) suivies de deux thèses critiques (respectivement, la thèse de non-coïncidence ou « différance » selon Derrida et la thèse de productivité de l’expression face au sens de l’expérience défendue par Eagleton). La thèse de l’auteur, quant à elle, se pose comme un « renversement » du dispositif phénoménologique, en ce sens qu’elle envisage « le langage non plus comme expression de l’expérience, mais comme ce qui est soi-même expérimenté, comme ce qui est soi-même vécu par le sujet parlant et par ses interlocuteurs » (p. 52). Même si les approches phénoménologiques (autres que celle de l’auteur) ne visent pas la langue comme un objet d’études à la manière des linguistes, elles l’objectivent tout de même par la fonction d’expression qu’elles lui confèrent communément. Au contraire, l’auteur entend faire de la langue le lieu d’une expérience vécue comme expérience (et non comme objet), selon une connaissance préréflexive. Sans doute, ajoute-t-il, l’expression est « un acte linguistique parmi d’autres » (p. 53), mais c’est un acte objectivant, un acte d’objectivation, alors que d’autres actes linguistiques demeurent sans objectivation de l’expérience vécue par le sujet.

Le second chapitre poursuit le travail de discernement entrepris dans le premier en mettant l’approche de l’auteur en comparaison avec des approches linguistiques qui, à première vue, ont de la langue une conception proche de la sienne. Avec la folk linguistics, d’abord, laquelle s’attache également aux expériences des sujets parlants. Il est toutefois bientôt reconnu que ces expériences d’« amateurs » (p. 93) consistent en perceptions de la langue et opinions sur la langue. Elles sont par conséquent tout aussi objectivantes que l’approche scientifique des linguistes, et développent en outre sur la langue des « théories » (quand bien même « naïves » ou « vagues », ibid.). Elles ne sauraient donc supplanter la connaissance préréflexive et préthéorique visée. Avec le concept d’épilinguistique mis en application par Antoine Culioli, ensuite. Cette fois, il est bien un point commun, à savoir que l’épilinguistique qualifie les gloses que les sujets parlants manifestent de façon préréflexive (et préthéorique). Ces gloses n’en sont pas moins, d’après l’auteur, objectivantes : « les données linguistiques de Culioli ne sont pas conçues de façon athématique au moment où le sujet se focalise sur ce dont il parle, mais quand le sujet se focalise déjà sur la langue elle-même » (p. 96). Cette dernière démarcation me paraît très éloquente. Elle indique une des conditions en fonction desquelles la langue peut être vécue comme expérience : il convient que la langue ne soit pas thématisée en tant que telle (il s’agit donc d’une condition négative).

On peut remarquer ce que les termes de conscience et de connaissance peuvent avoir de problématique ici : en dépit de la visée intentionnelle que revêt ce type d’expérience (une conscience ou connaissance est toujours, dans la langue ordinaire, de quelque chose), elles en appellent aussi à une « source » intentionnelle en fonction de laquelle cette conscience ou connaissance est vécue comme telle. Or le sujet ne peut pas être cette source ; il fait l’expérience, il connaît et a conscience d’une chose. La source de ce faire-expérience est, dans la situation envisagée, la langue. Pour me risquer à une paraphrase : le sujet connaît et a conscience d’une chose, dans une situation donnée, du fait de la langue – « de par » la langue, comme on dit « de par le roi » : par la volonté de la langue et en son nom. Finalement, pour ne pas être une connaissance sur la langue ou une conscience qui se retourne sur la langue, il faut bien admettre qu’une conscience de la langue l’est par son fait. Il n’est donc pas tout à fait impossible que ce soit une sorte d’imputation de la conscience à la langue que consacre le titre du livre. En tout cas l’auteur indique clairement que la langue n’est pas le contenu intentionnel de la conscience lorsque cette conscience est de la langue : « le sujet se focalise dans une situation concrète sur la chose dont il parle ou peut parler, et non sur la langue elle-même » (p. 127). Il enchaîne avec cette explicitation : « En se concentrant sur cette chose, il est ensuite implicitement conscient non seulement de son discours, mais aussi des autres paroles pertinentes possibles liées à ce contexte, auxquelles il peut immédiatement réagir » (ibid.). Cette conscience « implicite », ou du moins « implicitement » liée au contenu intentionnel peut être dite « préréflexive » (plutôt que non réflexive) dès lors qu’elle agit comme une condition ou une source de l’intention première.

Le problème que pose la conscience (avec la connaissance directe, intime qu’elle offre) rejaillit, comme on peut s’y attendre, sur le sujet. Quelle est la place d’un sujet dont l’expérience dépend de la langue ? Bien que Benveniste soit à peine évoqué (un simple renvoi dans une note, p. 64), l’approche de l’auteur rejoint ici sa thèse quant à la subjectivité. Le sujet devient une instance du discours. Non seulement en tant qu’il est celui qui a conscience et fait une expérience, mais aussi, dès lors que tout discours se produit dans une situation donnée, en tant qu’il fonde l’altérité : d’autres paroles possibles devant cette situation et, avec ces paroles, l’implication nécessaire d’autrui. Une autre manière de le dire est que, lorsque la langue est vécue comme un acte, le sujet est l’« agent » (p. 71) – une fonction interne à la langue, consistant en une intuition de présence et d’identité.

Le chapitre 3 qui est aussi le dernier développe, selon la perspective originale de renversement adoptée par l’auteur, une éthique de la langue reportant sur un sujet agissant « à travers la langue » (p. 109) l’interrogation quant aux règles de l’agir ordinairement dévolues à un sujet considéré dans son acception kantienne. Prenant appui sur une réflexion avancée par Martha Nussbaum à propos de la dimension morale d’œuvres littéraires, l’auteur avance le concept d’« acte linguistique sensible » en argüant que la pertinence d’un discours est pondérée par celle que prêtent les interlocuteurs (réellement présents ou appelés par le discours premier) à leurs propres paroles (réelles ou seulement possibles). Dans les mots de l’auteur :

Nous nous écartons ici d’une conception de la sensibilité linguistique définie en termes de contrat entre deux parties. Nous considérons plutôt la parole sensible comme un discours qui, à partir de la rencontre tendue avec d’autres voix pertinentes, s’ouvre à de nouvelles possibilités d’agir par la langue, s’approprie une nouvelle autorité à partir de laquelle il peut se prononcer ou s’adapte à une nouvelle langue convaincante dans une situation donnée. (p. 125)

Dans ces développements mettant en avant des questions de pertinence, l’approche phénoménologique mérite d’être encore confrontée à d’autres démarches, issues de la psycholinguistique et, surtout, de la théorie des actes de langage. La position de l’auteur se range ici auprès de celle de Hendrik Pos, même si elle s’en démarque sur des points secondaires (du moins à mes yeux) : l’approche phénoménologique ne regarde pas l’acte-linguistique-en-situation dans la variété de ses manifestations particulières, même si elle peut tirer profit des enseignements apportés par l’observation de ces manifestations, mais en ce que cet acte a toujours déjà été vécu par le sujet. Un « a priori langagier » (p. 35) suffit ainsi à déterminer les critères de pertinence à prendre en compte, à savoir l’autorité du locuteur, le sens produit par l’énoncé et la « langue » utilisée (p. 61) par quoi l’auteur vise, à ce qu’il semble, le registre de langue ou le genre discursif employé. La formule choisie pour titre du livre, « conscience interne de la langue », donne finalement à comprendre cette antériorité « ontologique » ou « transcendantale » conférée à la langue face à la parole, au discours et autres speech acts.

L’une des grandes réussites de ce livre est cependant de se dispenser de mots aussi délicats à employer que ceux d’ontologie, de transcendantal, ou même d’intentionnalité. Le vocabulaire s’éloigne aussi peu que possible de la langue ordinaire. Le livre y gagne, même sans les nombreux résumés qu’il comporte, une puissance d’éclaircissement rarement atteinte, et somme toute fort louable, dans le genre spéculatif qui est le sien. Dans le même esprit d’économie, l’auteur a soigneusement sélectionné les interlocuteurs à mettre en scène, en réservant à chacun une pertinence dialogique dans l’argumentation. En revanche, il a renoncé à la complaisance de toute érudition. De fait, la bibliographie comprend à peine une trentaine de références.

Au bout de cet ouvrage passionnant, il reste toutefois à mes yeux une question non résolue – et assez fondamentale. Je me demande s’il ne vaudrait pas mieux parler de conscience interne du langage plutôt que « de la langue ». D’une part, l’a priori langagier convoqué par l’auteur plaide en faveur de cette proposition de lecture. D’autre part, la présentation de la langue comme principe de pertinence de la parole met explicitement en avant des caractéristiques du discours :

on peut considérer comme éléments de la langue, en plus des éléments lexicaux et syntaxiques, l’ensemble des thèmes, des concepts, des figures, des méthodes d’argumentation ainsi que des stratégies rhétoriques dont se sert un groupe d’interlocuteurs […] ou un individu. (p. 61)

À vrai dire, d’aucuns pourraient objecter à une telle inclusion au titre d’« éléments de langue », car ces thèmes, concepts, figures, méthodes d’argumentation sont, pour une large part, transversaux aux langues.

On pourrait alors interpréter la conscience intime et la connaissance préréflexive comme les versions phénoménologiques de notions psychologiques telles que la faculté et la compétence dont des philosophes d’hier et des linguistes d’aujourd’hui accréditent le langage – et non la langue. L’opposition que construit l’auteur entre l’approche phénoménologique et l’approche scientifique (i.e. linguistique) de la langue en serait passablement amoindrie, et la recherche de leur complémentarité pourrait être relancée.