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Michel Bossé, Le legs de F. de Saussure : tremplin ou boulet ? Analyse épistémologique des propositions linguistiques de Lev S. Vygotski, Jean Piaget et Jean-Pierre Changeux

Saint Lambert (Québec), Éditions Cursus universitaire, 2019, 190 p. – ISBN : 978-2-924801-12-3

Jean-Paul BRONCKART

Université de Genève

jean-paul.bronckart@unige.ch

Psychologue canadien spécialiste de la psychothérapie d’enfants, Michel Bossé propose dans cet ouvrage une étude de la pertinence de la théorie saussurienne assortie d’un examen de l’influence que celle-ci aurait exercée sur les œuvres de Vygotski, Piaget et Changeux. Comme le laisse entendre la pseudo-interrogation du titre de cet opus, l’œuvre de Saussure serait un « boulet » qu’ont trainé en permanence les trois auteurs précités ; les œuvres de ces derniers doivent en conséquence être corrigées, ce que se propose d’entreprendre Bossé qui, outre son statut de psychothérapeute, se déclare aussi « épistémologue ».

Dans son introduction, Bossé énonce et dénonce cinq postulats qui, selon l’« l’étude minutieuse » qu’il a conduite, ont orienté les approches linguistiques de Saussure, Chomsky et Searle. Il soutient d’abord que ces auteurs considéraient que la langue doit être étudiée comme un fait premier, antérieurement à la « connaissance », cette dernière ne pouvant être à leurs yeux qu’un « fait dérivé du langage ». Ce postulat partagé en entrainerait quatre autres : 1) pour les trois linguistes « les faits cognitifs seraient de facto considérés comme des faits de langue » ; 2) ces linguistes négligeraient totalement les autres types de signes ; 3) ils considéreraient que la langue est complètement indépendante de l’activité des sujets ; 4) ils adopteraient un mode d’analyse « régressif », consistant à partir de l’énoncé achevé pour tenter de « remonter à rebours le cours de son élaboration ».

S’agissant des critiques spécifiquement adressées de l’œuvre saussurienne, Bossé se fonde sur quelques phrases ou paragraphes du CLG, sans la moindre prise en considération des publications désormais largement diffusées de corpus de notes de Saussure et de ses étudiants, et sans la moindre sollicitation des multiples analyses de l’œuvre saussurienne publiées depuis plus d’un demi-siècle. Le psychologue canadien semble ainsi considérer que sa compétence épistémologique suffit pour interpréter et fermement contester les thèses saussuriennes, ce qu’illustrent rudement les extraits qui suivent.

(1) Nombreuses sont les affirmations de la part de l’auteur du Cours qui situent la connaissance dans le sillage de la langue (par exemple, « les signes portent le sens » [CLG, p. 99], « la langue exprime des idées » [ibid.], etc. (Bossé, p. 2-3)

(2) Dans [la] perspective [de Saussure], les signes linguistiques sont donc des agents dynamiques responsables de la constitution de l’énoncé autant dans sa facture sonore que dans sa facture sémantique. Ils sont donc les véritables instigateurs de la pensée. Celle-ci est totalement subordonnée à la langue et elle n’est pour l’auteur du Cours qu’un aspect du fait linguistique. Et le sujet dans tout cela ? […] Il serait littéralement « pensé » par la « langue », privé ou dépossédé de sa capacité de penser. (ibid., p. 27)

(3) N’oublions pas que Saussure a désigné le concept par « signifié ». (ibid., p. 57, note 48)

(4) du point de vue de l’auteur du Cours, les considérations psychogénétiques et sociogénétiques de la langue n’ont réellement rien à voir avec la linguistique. (ibid., p. 89)

Nous pourrions prendre bien d’autres exemples encore mettant en évidence un mode d’argumentation que, par décence, nous nous abstiendrons de qualifier. En (1), les deux énoncés cités sont introuvables à la page du CLG mentionnée et sont donc inventés par l’auteur de l’opus pour lui permettre de s’insurger contre cette aberrante idée que les signes langagiers seraient susceptibles de porter du sens. Dans l’extrait (2) clôturant un commentaire du chapitre du CLG consacré à la valeur linguistique, l’auteur affirme d’autorité que puisque les signes sont dynamiques « ils sont créateurs de la pensée », et il infère de ce puissant enchaînement qu’en conséquence pour Saussure le sujet humain ne penserait point ! L’extrait (3) se passe de commentaire et le quatrième est plus ahurissant encore que les précédents, tant Saussure a insisté sur le caractère historique et social de la langue. Il y eut certes de nombreuses critiques du CLG, souvent ignorantes de la teneur du Mémoire et/ou de celle des notes manuscrites, mais aucune à ma connaissance n’a atteint un tel niveau de déformation interprétative, issue de, ou jointe à, une plutôt rudimentaire compétence linguistique :

(5) La phrase est constituée de syntagmes, qui sont de l’un ou l’autre des types suivants selon le cas : verbal (c’est-à-dire du type « verbe »), adverbial, adjectival, prépositionnel (indiquant le lieu, le temps, la manière, suite à une préposition) et nominal. (ibid., p. 19)

C’est sur la base de cette interprétation de la théorie saussurienne que Bossé s’est livré à l’étude des méfaits que celle-ci a produits sur les œuvres de Piaget, Vygotski et Changeux. Peu familier de l’œuvre de ce dernier, nous nous bornerons à l’analyse du traitement infligé aux deux célèbres psychologues.

Ayant eu le privilège d’avoir été l’assistant de Piaget puis d’avoir coédité avec lui (et P. Mounoud) le volume Psychologie de l’Encyclopédie de la Pléiade (1987), nous contesterons d’abord radicalement la thèse de Bossé selon laquelle l’œuvre du « patron »1 aurait été influencée par le cadre théorique du CLG. Piaget avait certes lu des passages de cet ouvrage et, dès Le jugement moral chez l’enfant (1932), en avait emprunté quelques notions (notamment synchronie, diachronie, signe, symbole, signifiant, signifié). Mais dans cet ouvrage comme dans l’ensemble de son œuvre, il a soutenu de manière extrêmement ferme que le langage et son intériorisation, s’ils étaient certes des éléments importants du développement psychologique, ne constituaient cependant que des conséquences d’un développement cognitif général et transcendant :

Les opérations de la pensée […] tiennent aux coordinations générales de l’action (emboîtements, ordre, correspondances, etc.) et non pas au langage et aux transmissions sociales particulières, ces coordinations générales de l’action se fondant elles-mêmes sur les coordinations nerveuses et organiques […] (Piaget 1970 : 177)

La position de Piaget a donc toujours été exactement l’inverse de celle que Bossé lui attribue.

Ce dernier reconnait quand même certains mérites au psychologue genevois, et s’instaure de fait comme son alter ego à la fois respectueux et apte à corriger les limitations de son œuvre. Pour ce faire, il se fonde, non sur des données empiriques et/ou des analyses référencées qui contrediraient les innombrables données analysées par Piaget, mais sur des convictions non argumentées, semblant émaner ou de ses travaux de psychopathologie de l’enfant ou de sa propre compétence épistémique :

(6) […] j’ai pu constater les limites du cadre théorique piagétien pour ce qui est de l’organisation théorique des données du développement des habiletés cognitives. (Bossé, p. 85)

(7) J’avais pour ma part à ma portée, non seulement la connaissance du mode de fonctionnement cognitif, mais surtout celle de leur organisation sous-structurale. (ibid., p. 12)

(8) […] le fait de ne pas pouvoir compter sur la connaissance de ce que j’ai nommé la consolidation ou la sensorimotorisation des connaissances privait Piaget de la possibilité d’aller dans une autre direction que celle de Saussure. (ibid., p. 124)

La thèse d’une néfaste influence de la linguistique saussurienne sur l’œuvre de Vygoski est tout aussi dénuée de fondements. Le CLG n’a été traduit en russe qu’en 1933, quelques mois avant le décès de Vygotski, et si des éléments de l’édition-princeps avaient été discutés par divers linguistes russes dans la seconde moitié des années 1920, la tonalité de cette réception était lourdement critique (cf. à ce propos Ivanova 2016). Sans en apporter la moindre preuve, Bossé affirme cependant que c’est sous l’influence de Saussure que Vygotski a élaboré la conception du développement psychologique présentée dans Pensée et langage. Son argumentation est à nouveau plus que problématique, comme en témoigne l’extrait qui suit :

(9) Troisième trait de parenté entre les deux perspectives, comme « la signification du mot est autant l’unité de base de la pensée que celle du langage » (Pensée et langage, p. 38) et qu’elle est une unité de base de la pensée verbale, les unités qui s’associent les unes aux autres constituent tout autant la chaîne des mots que la chaîne sémantique ; sous des termes légèrement différents, cette proposition reproduit parfaitement la conception associationniste de Saussure. (ibid., p. 58)

Issue du chapitre Problèmes et méthode de recherche, la courte phrase de Vygotski citée ci-dessus est tronquée2 et s’inscrit dans une longue argumentation relevant les insuffisances et l’inadéquation épistémologique de l’associationnisme ; ce qui n’empêche nullement Bossé de déclarer que les positions de Vygotski, comme celles de Saussure, relèveraient de ce même associationnisme. Les longs commentaires que propose Bossé de Pensée et langage sont à ce point en porte-à-faux avec la teneur réelle de cet ouvrage que pour les valider quand même, cet auteur n’hésite pas à soutenir que le perfide Vygotski aurait délibérément masqué ses emprunts à Saussure, et n’hésite pas non plus à soupçonner Françoise Sève d’avoir, dans la traduction française de l’ouvrage, délibérément choisi des termes permettant de masquer les emprunts de Vygotski à Saussure :

(10) Si [Vygotski] n’a pas inclus Saussure dans le nombre des chercheurs critiqués, pourquoi alors ne l’a-t-il pas identifié plus précisément et pourquoi n’a-t-il pas mentionné son nom et son ouvrage dans ses références ? Quelle que soit la direction qu’on emprunte pour résoudre cette confusion, le résultat n’est pas à l’avantage de Vygostki : ou il a voulu créer l’impression d’une distance entre ses positions et celles de l’auteur dont il s’inspire (sans le reconnaitre) en les distordant, ou il n’a pas voulu identifier cet auteur pour donner au lecteur l’impression que la théorie (de Saussure) était la sienne propre. (ibid., p. 83).

(11) Comme l’ouvrage de Vygoski a été traduit, il ne faut pas oublier l’influence possible de la traductrice, F. Sève, dans le choix des mots. Certains termes désignants peuvent avoir été choisis dans le but d’établir une distance entre les positons vygotskiennes et saussuriennes. (ibid., p. 58, note 49)

Vygotski et Françoise Sève auraient donc « maquillé » les occurrences de plagiat de Pensée et langage, en n’imaginant pas qu’un jour un puissant épistémologue serait capable de les identifier et de les dénoncer !

Dans l’ensemble de son ouvrage, Bossé assène ses critiques sans donner d’informations précises sur les sources de son savoir dévastateur. Il mentionne certes parfois des connaissances sur le développement de l’enfant qu’il aurait acquises par ailleurs, mais sans en fournir une description permettant au lecteur de les comprendre et les évaluer. La pertinence de ses critiques semble aller de soi, comme en témoigne, dans tout le texte, la récurrence obstinée d’un « je » sévère et tendanciellement omniscient :

(12) Par le concept uni au mot, selon Vygotski, la pensée et le langage fusionnent au point que l’on ne peut dire ce qui relève de l’un et ce qui relève de l’autre.

J’ai opposé la fin de recevoir (sic) la plus ferme à cette position […] (ibid., p. 80) [Nous soulignons]

Il convient d’ajouter pour clore que l’auteur, dans son Introduction, a présenté sous la forme d’une énigme le propos fondamental censé sous-tendre l’ensemble de son opus :

(13) […] il y a dans la « boutique » linguistique d’inspiration saussurienne une entité qui a une dimension vraiment embarrassante […]. Si l’on arrive à sortir cette créature qui, finalement s’avèrera chimérique, le paysage change de manière substantielle et tout devient plus clair. (ibid., p. 5-6)

L’entité embarrassante ci-dessus évoquée n’a été désignée qu’en conclusion de l’ouvrage : elle n’est autre que … le concept :

(14) […] par cette métaphore, je désignais le concept […] cette créature […] chimérique […] encombrante et carrément inutile, […] tout à fait nuisible, car sa présence rend impossible une compréhension pleine et entière de ce qui se joue sur le plan du langage. (ibid., p. 166-167)

Si elle a totalement surpris le lecteur-signataire, cette chute aurait néanmoins pu/dû être attendue, tant elle constitue en définitive le sceau de cet ouvrage, inqualifiable dans tous les sens du terme.

Les responsables de la revue et le signataire ont hésité à gratifier cet ouvrage d’une lecture critique. Mais dès lors que cet opus est inclus dans une collection à destination universitaire et qu’il a fait l’objet d’une évaluation externe, il fallait bien se livrer à l’exercice.

Bibliographie

IVANOVA, Irina (2016), « F. de Saussure lu par les linguistes soviétiques des années 1920-1930 », Cahiers de l’ISL 47, p. 243-262.

PIAGET, Jean. (1932), Le jugement moral chez l’enfant, Paris, PUF.

PIAGET, Jean (1968), Le structuralisme, Paris : PUF, Que sais-je ?

PIAGET, Jean (1970), Épistémologie des sciences de l’homme, Paris, Gallimard.

PIAGET, Jean, Mounoud Pierre & Bronckart, Jean-Paul (dir.) (1987). La Psychologie, Paris, Gallimard, Encyclopédie de la Pléiade.

VYGOTSKI, L. S. (1997), Pensée & langage, trad. F. Sève, Paris, La dispute.

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1 Terme familier utilisé pendant cinq décennies par les collaborateurs et interlocuteurs s’adressant à Piaget.

2 Vygotski a écrit : « la signification du mot est autant l’unité de base des deux fonctions du langage [i.e. la fonction de communication et la fonction de pensée] que l’unité de base de la pensée ».