Book Title

Valdir do Nascimento Flores, Saussure e a tradução

Brasília, Editora UnB, 2021, 180 p. – ISBN 978-6-5584-6024-4

Glória Maria MONTEIRO DE CARVALHO

Universidade Católica de Pernambuco

gloria.carvalho@unicap.br

Maria de Fátima VILAR DE MELO

Universidade Católica de Pernambuco

fatima.vilar@unicap.br

L’œuvre de Saussure permet-elle une réflexion importante sur la traduction ? Dans ce livre, Valdir Flores répond de façon affirmative à cette question, à partir de sa conception de l’œuvre de Saussure mais aussi de la traduction, une conception qui s’est constituée sous l’influence de quelques auteurs, en particulier d’Henri Meschonnic.

Les motifs qui ont mené l’auteur à écrire ce livre sont les suivants :

a) La nécessité de (re)lire Saussure en fonction des textes manuscrits trouvés après sa mort, parce que les linguistes l’ont classé comme structuraliste en dépit de la complexité de son raisonnement linguistique ;

b) La traduction implique nécessairement une conception du langage et la théorie saussurienne peut fournir cette conception, grâce aux possibilités ouvertes par sa vision d’ensemble de la langue, qui est naturellement articulée à la diversité des langues ;

c) La troisième raison concerne le fait que Saussure a été lui-même un traducteur et que cette activité est en relation avec sa réflexion sur le langage, la langue et les langues.

Ces trois raisons guident la composition du livre tant du point de vue des sujets traités dans chaque chapitre que de l’ordre des chapitres.

L’auteur présente son acception de la traduction et son choix des termes dans le premier chapitre. Les idées de Henri Meschonnic y sont centrales. Ainsi, Valdir Flores propose de penser la traduction, ce qui implique d’entendre la traduction comme un phénomène dont l’ampleur permet de penser le langage, la langue et les langues, sans se restreindre à l’acte de traduire. La traduction est ainsi conçue comme « le meilleur poste d’observation sur les stratégies du langage […] » (Meschonnic in Flores 2021, p. 26).

Cependant, le but central de ce chapitre est d’esquisser les principes d’une visée anthropologique de l’énonciation. Selon l’auteur, la formule « Penser la langue dans l’homme », comprise comme un type d’axiome, constitue le cœur de cette visée car elle permet à la linguistique de se détourner d’une filiation naturaliste pour s’inscrire dans une filiation humaniste. L’énonciation est une fonction qui caractérise l’être parlant et elle peut être considérée comme un objet anthropologique car elle permet de connaître des effets de la langue dans l’Homme. L’être humain serait alors un ethnographe de la langue qui parle ; on observe la présence de la fonction métalinguistique jakobsonienne dans cette hypothèse.

Ce chapitre se conclut sur une glose dont le but est de présenter l’expérience de l’anthropologue E. Castro auprès du peuple indigène Yawalapíti, qui habite l’Amazonie brésilienne. Cette expérience est présentée comme un argument en faveur de l’anthropologie de l’énonciation, mais l’argumentation développée à ce propos mériterait beaucoup plus de développements et d’éclaircissements, surtout si l’on tient compte de son envergure théorique.

L’œuvre de Saussure est abordée à partir du deuxième chapitre. Valdir Flores s’y intéresse aux textes manuscrits de Saussure qui ont été édités afin d’analyser sa contribution au champ de la traduction. Le choix des sujets traités dans ce chapitre tend à éloigner l’œuvre saussurienne de l’approche structuraliste et de la rapprocher de la phénoménologie. Valdir Flores souligne d’abord la formule de Saussure « le point de vue crée l’objet » à partir de laquelle il propose de penser la contribution de l’œuvre de Saussure au problème de la traduction.

Quatre propositions en découlent qui concernent les idées centrales de ce livre :

1. La théorie de Saussure peut apporter une grande contribution pour la traduction puisque c’est une théorie où la question du sens est au cœur de l’analyse de l’organisation de la langue/langage et, par conséquent, des langues ;

2. Cette organisation – de la langue et des langues – ne prend sens que dans le discours car elle implique la relation entre sens et forme ;

3. La formation du traducteur nécessite un cadre théorique qui lui offre une réflexion sémantique sur la nature théorique des langues ;

4. La théorie de la valeur linguistique est un point de vue qui fournit au traducteur une vision large de l’organisation du sens des langues et du discours.

Pour concevoir la théorie saussurienne comme une théorie du sens, Valdir Flores se sert des textes de Claudine Normand ainsi que des commentaires de Simon Bouquet et de Rudolf Engler. Il ajoute que la valeur linguistique constitue la signification sans s’y réduire ; il évoque, alors, Robert Godel qui a été le premier à noter que chez Saussure les termes valeur, signification et sens sont employés comme synonymes.

Finalement, pour lui : « le point de vue du sens impose que l’on considère le discours » (p. 39)1. Cette affirmation présuppose qu’il y a une notion de discours chez Saussure, position qui est justifiée dans l’appendice de ce chapitre, où est analysée la « Note sur le discours » de Saussure, publiée pour la première fois par Jean Starobinski. Pour cela, l’auteur part de l’article de Pierre-Yves Testenoire qui discute des changements qui ont eu lieu quant à la méconnaissance ou la négation de la notion de discours chez Saussure jusqu’à sa reconnaissance et qui conclut que, dans cette note, la notion de discours demeure interrogée. Valdir Flores va dans le sens contraire, en s’appuyant sur les positions de Henri Meschonnic et de Gérard Dessons qui affirment l’existence d’une notion de discours chez Saussure.

Ce chapitre introduit deux thèmes qui seront développés dans les chapitre suivants : Saussure et la traduction et Saussure comme traducteur. Concernant le premier thème, l’auteur considère que la traduction a, pour Saussure, une valeur opérationnelle puisqu’elle prend en compte la diversité des langues ; elle a aussi une valeur démonstrative car cette diversité lui permet de révéler la véracité de sa théorie sur la langue. Enfin, elle est « liée à une théorie de l’ensemble de la langue/langage » (p. 41).

À propos de l’activité de Saussure comme traducteur, l’accent est mis sur l’articulation de sa pratique de la traduction à la diversité des langues. Cette pratique montre une façon de penser la langue et le langage qui dérive de l’idée selon laquelle on traduit à partir du discours car celui-ci constitue l’activité ininterrompue du sujet parlant.

Le problème de la relation de Saussure avec le champ de la traduction est discuté dans le troisième chapitre. Cette discussion s’opère à partir des positions prises par différents chercheurs au sujet de cette relation. Valdir Flores expose et discute des idées d’auteurs reconnus, dont la majorité est européenne. Il en résulte la création des catégories, présentées de la façon suivante :

a) l’absence de Saussure dans le champ de traduction :

1. l’absence silencieuse : Antoine Berman ;

2. l’absence nommée : Paul Ricœur ;

b) le refus de Saussure : Anthony Pym, Rosemary Arrojo (la seule brésilienne) ;

c) la présence de Saussure dans le champ de la traduction :

1. ceux qui l’acceptent partiellement : Georges Mounin, Susan Bassnett, Jean René Ladmiral et George Steiner ;

2. ceux qui l’acceptent totalement : Michael Oustinoff, Henri Meschonnic.

Nous nous contenterons ici de commenter les analyses portant sur Henri Meschonnic car ses idées constituent une source théorique fondamentale pour Valdir Flores, y compris pour récuser la lecture structuraliste de l’œuvre saussurienne. La lecture que Meschonnic fait de l’œuvre saussurienne lui permet de mettre la notion de discours au cœur de cette œuvre à la place des « notions clés du structuralisme », c’est-à-dire de signe et de langue. Il indique neuf contresens que la conception structuraliste a développés sur l’œuvre de Saussure et qui sont cités littéralement étant donné leur importance pour l’argumentation de ce livre.

Nous interrogeons, cependant, l’absence de justification sur cette question de la relation entre l’œuvre de Saussure et le structuralisme. Les contresens cités ne peuvent pas remplir cette fonction puisqu’eux aussi auraient dû être justifiés. Cette absence rend cette acception impérative, ce qui est regrettable car on sait qu’il s’agit d’une pensée sur certains aspects inachevée, comme les manuscrits qui ont été édités le montrent.

Le quatrième chapitre reprend la proposition selon laquelle Saussure conçoit la langue avec ses lois et ses procédures universelles à partir de la diversité des langues. Valdir Flores recourt aux premières conférences saussuriennes pour situer avec attention cette proposition, inscrivant sa lecture à la suite de celles d’autres auteurs, tels que Loïc Depecker (2009) et Johannes Fehr (2000)2.

Dans la petite glose qui figure à la fin de ce chapitre, l’auteur pose la question : comment la « langue » et les « langues » coexistent-elles ? (p. 103). En parcourant le troisième cours de linguistique générale, l’auteur fait appel à des lecteurs reconnus de Saussure au fur et à mesure qu’il discute la façon dont le linguiste genevois aborde cette question et souligne la relation entre l’universalité – la langue – et la diversité – les langues. Le « point de départ » est les langues, tandis que le « point d’arrivée » est la langue. Il convient de noter que les expressions « point de départ » et « point d’arrivée » indiquent une impossibilité de séparation de l’un de ces termes car chaque point est conçu selon l’autre. Ce qui change est la direction du parcours. À son tour, l’être parlant est présent à la fois dans les deux directions, indiquant que c’est à travers lui, à travers sa connaissance, que les langues, dans leur diversité, et la langue, dans son universalité, sont inséparables dans la proposition saussurienne. L’auteur soutient que la rupture de cette dichotomie engendre la rupture des frontières entre la langue, les langues et la parole.

On peut dire que ce chapitre souligne le fait que cette coexistence, cette rupture des frontières a comme moyen la connaissance du sujet parlant, anticipant ainsi les propositions contenues dans les chapitres suivants, selon lesquelles la place occupée par le sujet parlant dans la proposition saussurienne d’une théorie de l’ensemble de la langue prend beaucoup d’importance compte tenu de ses effets sur la traduction.

L’auteur reprend et développe certains aspects de l’œuvre du Genevois, dans le cinquième chapitre, comme la conception de la langue comme système, dont la théorie constitue une « théorie de l’ensemble de la langue » (p. 117). Cette notion de théorie d’ensemble fonctionne donc comme un fil conducteur de ce chapitre dans lequel les principes cruciaux sont spécifiés, commentés et référés au phénomène de la traduction : la langue n’est pas une nomenclature ; 2. la langue est un système ; 3. la langue est un système de valeurs ; 4. la langue n’est créée qu’en vue du discours. Le troisième principe est considéré comme le plus important parce qu’il souligne la notion de valeur qui condense « tous les autres concepts et notions élaborés par Saussure » (p. 133).

Valdir Flores s’appuie, de nouveau, sur les travaux de Meschonnic pour formuler des propositions en faveur de l’idée centrale du livre, c’est-à-dire l’importance d’une théorie, comme celle que développe Saussure, pour penser la traduction. Ces propositions soumettent l’acte de traduire, du point de vue saussurien, à une vision globale de la langue, une vision qui s’édifie autour de la valeur linguistique. Autrement dit, la traduction serait guidée par des propositions interdépendantes, à savoir leur localisation dans les limites de la langue, l’arbitraire et la spécificité (non-universalité) de la valeur, l’impossibilité des coïncidences entre les relations constituées à partir du système de valeurs et la constitution d’unités de traduction en tant que valeurs qui émergent du discours.

Nous attirons ici l’attention sur deux points qui ressortent et sont étroitement liés, selon le point de vue de Valdir Flores : l’indissociabilité entre les différents concepts linguistiques de Saussure et l’accent mis chez lui sur la question du sujet parlant. Plusieurs commentaires de l’auteur réaffirment l’impossibilité de dissocier la langue et la parole ou, plus précisément, la langue et le sujet parlant, soulignant ce qui était énoncé dans les chapitres précédents. Commentant le quatrième principe, l’auteur transcrit un fragment des Écrits de linguistique générale, où, selon lui, Saussure pose le caractère radical de cette inséparabilité lorsqu’il écrit : « la langue [le sujet parlant] … » (Saussure in Flores 2021, p. 132).

Ainsi, la langue est le sujet parlant, ou plutôt, la façon d’exister de la langue est le discours, et, en conséquence, le sujet parlant. De plus, l’accent mis sur le sujet parlant impose une question concernant la traduction, cette question qui est appréhendée par Valdir Flores en ces termes : « le traducteur, dans sa condition de sujet parlant, reconnaît dans le discours, la présence d’un autre qui est aussi un sujet parlant » (p. 132, souligné par nous-mêmes). Si l’on analyse cette affirmation, on peut en tirer une conséquence : on dirait que la condition de sujet parlant du traducteur, ou plutôt, l’acte de traduire comme relation entre deux discours, entre deux sujets parlants, produit des effets sur la conception de la langue en tant que système.

Saussure apparaît comme traducteur dans le sixième chapitre. La traduction choisie est celle d’Agamemnon d’Eschyle qui est parue dans les Cahiers Ferdinand de Saussure, éditée et commentée par Claudia Mejía et Natalia Montoya en 20083. Soulignant son affiliation aux idées de Henri Meschonnic, Valdir Flores propose de penser la traduction comme un poste d’observation de la langue dans l’homme puisqu’elle révèle la nature loquens de l’homme, c’est une idée qui est au cœur de l’anthropologie de l’énonciation. Il faut ajouter que Humboldt avait aussi traduit l’Agamemnon. Il nous semble ainsi que l’objectif est surtout de montrer les ressemblances entre la pensée linguistique de cet auteur et celle de Saussure, ce qui sera l’objet du chapitre suivant.

Valdir Flores ouvre le septième chapitre par l’affirmation – contenue dans le titre – qu’il existerait un « Humboldt de Saussure », en s’appuyant une fois de plus sur Henri Meschonnic. Il suppose ainsi qu’il existe une pensée de la langue qui serait du même ordre chez ces deux auteurs, reprenant ce qui était développé dans le chapitre précédent. Il expose brièvement les questions techniques et théoriques de la traduction formulées par Humboldt (2001) pour introduire sa traduction d’Agamemnon, en se fondant principalement sur la présentation de cette introduction faite par Denis Thouard (2000)4. Il en tire des propositions qui, à leur tour, fonctionnent comme des axes pour guider le rapprochement entre Humboldt et Saussure que ce livre contient. Il faut souligner que la première proposition affirme l’intraductibilité, autour de laquelle gravitent les autres propositions. De ces propositions, Valdir Flores extrait trois lignes directrices : les différences entre les langues ; le sujet parlant – qui est au centre de ces différences – et le discours dans lequel s’organisent les mécanismes linguistiques, éthiques, politiques et culturels, entre autres.

On peut noter que les idées mises en évidence ici – et donc les différentes propositions – sont intrinsèquement liées, et qu’elles ont comme centre le sujet parlant/traducteur. Ainsi, pour l’auteur, on traduit un discours et non une langue. « Il s’agit de différences entre les langues mises en acte » (p. 157) – différences qui touchent à la notion de valeur. C’est lui, le traducteur, qui doit saisir les différences entre les langues en jeu dans la traduction, en se soumettant aux valeurs des unités de chacune d’elles. L’accent mis sur le sujet parlant dans la traduction est donc révélé plus clairement, dans ce chapitre, par le rapprochement que l’auteur fait entre les deux traducteurs : Humboldt et Saussure.

En guise de conclusion, il s’agit d’un livre qui aborde un sujet peu exploré à partir d’une lecture de Saussure qui n’est pas consensuelle mais qui soulève des questions théoriques significatives, ce qui contribue au débat théorique.

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1 Toutes les traductions en français sont des auteures de ce compte rendu.

2 Cf. L. Depecker, Comprendre Saussure, Paris, A. Colin, 2009 ; J. Fehr, Saussure entre la linguistique et sémiologie, Paris, PUF, 2000.

3 F. de Saussure, « Eschyle, Agamemnon. Traduction de Ferdinand de Saussure », édition C. Mejía Quijano & N. Restrepo Montoya, Cahiers Ferdinand de Saussure 61 (2008), p. 199-238.

4 Cf. W. von Humboldt, Wilhelm, Sur le caractère national des langues et autres écrits sur le langage, présentés, traduits et commentés par Denis Thouard, Paris, Seuil, 2000.