Book Title

Claudia Mejía Quijano, El primer curso. Lingüística general de Ferdinand de Saussure, Louis Caille y Albert Riedlinger

Edición bilingüe de Claudia Mejía Quijano, Daniel Jaramillo Giraldo y Alexander Pérez Zapata, Medellín, Editorial Semsa, 2019, 427 p. – ISBN 978-958-52098-0-0

Estanislao SOFÍA

Universidade Federal de Santa Maria (RS) – Brasil – Instituto de Filología y Literaturas Hispánicas Dr. Amado Alonso. Consejo Nacional de Investigaciones Científicas y Técnicas (CONICET) – Argentina

estanislao.sofia@gmail.com

Le Cours de linguistique générale fut publié en 1916, trois ans après la mort de Saussure, suite à un travail d’édition exécuté entre 1913 et 1915 par Charles Bally et Albert Sechehaye, avec la collaboration d’Albert Riedlinger. Comme on le sait, ce travail fut notamment (quoique non exclusivement) basé sur les notes que divers étudiants avaient prises aux trois cours de linguistique générale faits par Saussure entre 1907 et 1911, en particulier sur celles issues du troisième cours, considéré par Bally et Sechehaye comme « le plus définitif ». Sechehaye assuma une partie importante de ce travail en s’occupant personnellement de la comparaison des notes du cours III alors disponibles (celles de Georges Dégallier, Marguerite Sechehaye-Burdet et Francis Joseph) et de l’élaboration d’une première version d’un texte ordonné et lisible qui en combinait les contenus : c’est ce que les éditeurs appelaient une « collation ». Pour les deux premiers cours, les éditeurs ont « recouru à la collaboration d’Albert Riedlinger », qui aurait fait « le même travail minutieux de collation et de mise au point » que Sechehaye avait fait avec les notes du troisième cours (« Préface », p. 8 ; cf. Sofia 2015)1.

Riedlinger, qui avait suivi personnellement les deux cours en question et qui possédait donc ses propres cahiers de notes, comptait également avec les notes prises (sténographiées) par Louis Caille au cours I et avec celles prises par Léopold Gautier et Paul Regard au cours II (cf. Préface, p. 8). S’il avait fait avec les cours I et II « le même travail » que Sechehaye avait fait avec le cours III, il aurait dû comparer ces différentes sources pour transposer ensuite leurs contenus dans un nouveau texte, plus lisible et plus complet, qui les contiendrait en essence.

Dans une lettre envoyée à Sechehaye le 15 décembre 1915, cependant, Riedlinger assurait qu’au cours de son travail il n’aurait « guère ouvert » les notes de ses collègues, et qu’en particulier « seul [son] texte a[urait] servi de base pour l’élaboration du 1er cours » (Fryba & Sofia 2017, p. 193).

Ce n’est pas ici l’endroit de contester cette affirmation de Riedlinger, peut-être douteuse2. Toujours est-il que, du moins pour le premier cours, Riedlinger, dont la « collaboration » dans l’édition du CLG semble avoir été par ailleurs plus ample que les éditeurs ne le laissent apparaître dans leur préface (cf. Fryba & Sofia 2017), a fourni une copie de ce qui, à en croire ses propres mots, seraient essentiellement ses propres notes, éventuellement complétées à partir d’autres cahiers3, et non une « collation » comparable à celle faite par Sechehaye avec les notes du troisième cours. Ces notes, conservées à la BGE sous la cote « Cours Univ. 761 », ont été la source principale de Bally et Sechehaye en ce qui concerne le premier cours de linguistique générale (1907). Les éditeurs ont même produit une copie de travail de ces cahiers, qui, accompagnée d’une copie des notes prises par Riedlinger au deuxième cours et d’autres manuscrits autographes de Saussure, le tout profusément annoté, surtout par Bally, est conservée à la BGE sous la cote « Cours Univ. 435 » (cf. Sofia 2014).

Il n’est pas tout à fait clair à mes yeux que ce manuscrit soit le résultat du travail effectué par Riedlinger – à la demande de Bally et Sechehaye – aux mois de février/mars 1914 (cf. Fryba & Sofia 2017, p. 185), ou plutôt la mise au net de ses propres notes de cours, faite pour son propre intérêt d’étudiant, dont il parlait à Saussure dans une lettre de 1911 (cf. Mejía 2016a, p. 168 [= p. XXVI-XXVII de l’ouvrage qu’on commente]). Ce qui est certain, c’est que les éditeurs du CLG n’ont connu, de Riedlinger, du moins concernant le premier cours, que cette mise au net.

C’est donc ce manuscrit qui a servi tant à construire le CLG qu’à le déconstruire, à partir des années 1950, avec le travail de relocalisation des sources entamé par Godel et par Engler, et c’est ce même manuscrit qui a été l’objet des résumés du Cours I faits par Godel (1957, p. 53-65), de l’édition par fragments (identifiée par la nomenclature « I R ») inclue dans l’édition critique d’Engler (1968) et des éditions partielles des notes du premier cours publiées par Komatsu en 1993 et par Komatsu & Wolf en 1996.

L’attention de Claudia Mejía Quijano, Daniel Jaramillo Giraldo et Alexander Pérez Zapata dans l’ouvrage que l’on commente porte sur un type d’objet tout différent, qui avait été quelque peu délaissé dans l’histoire des études saussuriennes. Ils s’intéressent non aux sources manuscrites du CLG, ni au CLG en soi, mais aux cours de linguistique générale tels qu’ils se sont effectivement déroulés dans la salle de classe de Saussure. Une approximation de cet objet est rendue enfin possible grâce à, d’une part, la découverte en 2010/2011 d’un nouvel ensemble de manuscrits de Riedlinger, dont notamment les notes prises directement par ce dernier, devant le professeur, au premier cours de linguistique générale (BGE, Cours Univ. 9168)4, et d’autre part au travail de décryptage du sténogramme de Caille, produit également à chaud lors des leçons de Saussure, qui avait échappé à l’attention des chercheurs pendant à peu près un siècle pour deux raisons principales : a) sa lecture était extrêmement difficile ; b) on le croyait essentiellement contenu dans les cahiers connus de Riedlinger (Cours Univ. 761), qui s’en était incontestablement servi lors de la mise au net de ses propres notes, que cela ait été fait en son propre bénéfice avant 1911 ou lors de la colla(bora)tion sollicitée par Bally et Sechehaye en 1914 (voir notes 2 et 3).

Le principal mérite de l’ouvrage de Mejía Quijano, Jaramillo Giraldo et Pérez Zapata est de présenter une édition de ces deux ensembles de notes, accompagnées d’une traduction en espagnol et d’une longue introduction (p. VII-LXXXVIII) où sont traitées, d’une manière très détaillée, les lignes directrices de l’appareil critique et les problématiques liées à l’édition et à la traduction de ces manuscrits. Il s’agit d’une première, ou plutôt de trois premières simultanées : c’est à la fois (a) la première édition intégrale du sténogramme de Caille5, (b) la première édition des notes prises directement dans la salle de cours – en interaction avec la parole du professeur – par Albert Riedlinger et (c) la première traduction en espagnol (mais on verra qu’au sens strict elle n’en est pas une) des notes prises devant le professeur par un étudiant de Saussure.

Il s’agit d’une entreprise philologique exceptionnelle tant par ses difficultés que par sa nouveauté et son importance, et même par sa beauté. Intégrées dans une remarquable, on peut se permettre de dire luxueuse édition à l’italienne (17x23 cm), à deux colonnes par page et contenant des reproductions facsimilaires en couleurs, les différentes branches du travail forment un bel objet d’imprimerie.

Au point de vue sémiologique, en revanche, nous avons affaire à un objet complexe, où sont intervenues plusieurs mains, en deux langues différentes, ce qui n’est pas pour faciliter la lecture.

a) L’introduction, écrite en espagnol, est signée par Claudia Mejía Quijano.

b) Le déchiffrement du sténogramme de Caille a été effectué par Alexander Pérez Zapata en collaboration avec Claudia Mejía Quijano sur la base d’un décryptage entamé par Rudolf Engler dans les années 1960.

c) L’édition des notes de Riedlinger a été effectuée par Daniel Jaramillo Giraldo et Claudia Mejía Quijano.

d) La section intitulée « appareil critique » ne comporte pas de signature mais, mis à part une petite section (§ 2.2.1) signée par Alexander Pérez Zapata car concernant la transcription du sténogramme de Caille, elle semble avoir été écrite par Claudia Mejía Quijano. Rédigée en espagnol à la première personne du pluriel, elle glisse çà et là des déictiques ou des pronoms au singulier qui permettent de l’identifier6.

e) La traduction des notes de Caille et de Riedlinger en espagnol, finalement, semble avoir été également effectuée par Claudia Mejía Quijano7.

Cette pluralité de démarches, d’auteurs, de langues et même de codes linguistiques (l’orthographe de l’espagnol, par exemple, est irrégulière8 et diffère d’une section à l’autre, notamment entre l’introduction et la traduction9) fait que l’ensemble de l’ouvrage, à la base complexe, devient encore plus difficile à manier, notamment pour un lecteur non bilingue. Par exemple : le lecteur hispanophone a à sa disposition une introduction générale et de longues observations en espagnol sur l’édition des manuscrits qui, étant en français, lui seront inaccessibles. Au contraire, le lecteur francophone a accès aux éditions des notes en français mais non à l’appareil critique où sont exposés, en espagnol, les critères ayant mené à ces éditions. On pourrait penser que lecteur idéal visé par cet ouvrage serait donc un lecteur bilingue, qui seul aurait accès à toutes les sections et qui seul pourra se forger une idée satisfaisante de leurs qualités et de leurs portées. Mais ce lecteur idéal et unique n’existe pas, les différentes parties du livre s’inscrivant dans des plans épistémologiques hétérogènes et supposant donc, chacune d’elles, comme on le verra, un lecteur idéal différent.

Indépendamment de ces complexités, le résultat de ce travail est au plus haut point intéressant et doit être dûment salué. L’apport principal reste l’édition des notes de Riedlinger et de Caille, présentées de manière à faciliter à la fois une lecture suivie et une comparaison entre elles et avec leur traduction. Chaque page ayant été divisée en deux, la colonne de gauche a servi pour arranger, pour chaque passage du cours I de Saussure, les deux versions en français de Riedlinger et de Caille. Dans la colonne de droite on a étalé une version en espagnol de ces deux versions en français (on reviendra sur cet aspect de la traduction).

En bonne correspondance avec l’importance et la nouveauté de ces notes, l’édition des manuscrits a été effectuée avec une minutie et un soin philologique tout à fait rares, dont il faut remercier les éditeurs. Les critères de transcription des notes de Riedlinger et de décryptage/transcription du sténogramme de Caille, deux démarches que les éditeurs conçoivent comme comparables à des pratiques de traduction (p. XXXIX, p. XL), sont détaillés de manière claire et précise. Que ce soient les critères de ponctuation, de correction (ou non correction) de fautes ou erreurs de tout type, d’omission ou d’intégration de passages, de développement d’abréviations : tout a été pertinemment consigné. Les exceptions à ce code – nécessaires, car il est inévitable que les spécificités d’une page ou d’un fragment forcent parfois le philologue à s’écarter des critères qu’il s’était fixés – sont exhaustivement recueillies dans deux « listes de corrections » (p. XLV-XLVI et p. LVII-LXX) basées sur des analyses et des décisions « ad-hoc » qui, d’après ce qu’on a pu juger, témoignent toujours du bon sens. Les problématiques spécifiques au déchiffrement du sténogramme de Caille sont également exposées (p. XLIX et suiv.), avec le même soin de précision, de sorte que le lecteur pourra se faire une idée réaliste de la difficulté de cette démarche et du mérite des éditeurs.

Pour la traduction de ces notes en espagnol, on a fait appel à des critères certainement non moins réfléchis puisqu’on lui consacre une section en entier (cf. § 3), mais sans doute moins facilement assimilables et peut-être aussi moins facilement compréhensibles, du moins si l’on accepte les termes posés par les éditeurs (cf. § 1.2.1 et § 3). À partir des deux ensembles de notes de Caille et de Riedlinger, le traducteur a produit une version unique en espagnol qui ne répond de manière directe à aucune des deux sources, mais qui, en les combinant, les contiendrait en essence. Je me sers là d’une une formule que j’ai utilisée plus haut (cf. p. 264) pour décrire les pratiques de « collation » des éditeurs du CLG. Et c’est qu’en effet, les démarches sont comparables sur toute la ligne, sauf peut-être sur un point qu’on identifiera facilement en se demandant ceci : que signifie-t-il « en essence » ? L’essence que les éditeurs du CLG ont voulu capter et transmettre dans leur texte de 1916 était surtout du côté du contenu, et notamment de ce qui comptait à leurs yeux, dans leur contexte historique, comme nouveauté scientifique. L’essence que Mejía et ses collaborateurs cherchent à reconstruire, en revanche, est plutôt du côté de l’événementiel. La traduction qu’ils proposent, « basée sur l’interprétation de l’acte de parole » de Saussure (p. LXXVIII) mais effectuée « d’après ce que les étudiants ont noté » (p. LXXIII), viserait à reproduire, autant que cela se peut, une adaptation en espagnol du discours effectivement prononcé par Saussure dans la salle de cours. Au-delà de la difficulté théorique d’une telle entreprise10, même lorsque les notes des deux étudiants coïncident à peu près, a fortiori dès qu’il y a des discrépances, la traduction a dû créer, à partir des deux textes sources, la formulation d’une idée « reconstruite » qui ne se trouve en tant que telle nulle part (cf. § 1.4. « Comment a-t-on réalisé la traduction reconstructive ? »)11.

Cette pratique n’est à contester que dans les termes posés par les propres éditeurs, qui se manifestent ouvertement contre les dangers de toute sorte de reconstruction, linguistique (par ex. en indo-européen ; cf. p. XIX et suiv.) ou autre (en archéologie, en criminologie, en géologie, etc. ; cf. p. XVIII) et très précisément contre la reconstruction de la pensée de Saussure basée sur les notes de cours des étudiants que fut le CLG12. En ouverte réaction contre ce type d’entreprise, et dans la ligne de ce qui avait été à l’époque défendu, contre Bally et Sechehaye, par Regard et Meillet13, les éditeurs manifestent (p. XV-XVI) leur préférence pour une édition à cru des différentes versions captées par les différents étudiants depuis leurs points de vue, nécessairement et naturellement uniques. Ce serait la seule manière de garantir au lecteur l’accès à un objet aussi dépourvu que possible d’opérations éditoriales (nécessairement « contaminées » des considérations subjectives de l’éditeur ; cf. p. XVII et suiv.) et de permettre une approximation aussi franche que possible de ce qui a dû être la réalité des leçons de Saussure : réalité en tant que telle à jamais perdue, mais dont chaque terme, chaque exemple et chaque détail noté à chaud par chaque étudiant serait un reflet direct. La confrontation de cet ensemble de perspectives partiellement et légèrement divergentes permettrait au lecteur de se forger une composition en mosaïque (ou du moins une approximation aussi fidèle que possible) de ce qui s’est produit réellement aux cours de linguistique de Saussure. C’est le défi qu’aura à surmonter le lecteur francophone de cet ouvrage, qui aura à reconstruire, dans son esprit, en soupesant les échos stéréophoniques des deux versions en français, ce qui a pu être le discours effectivement prononcé par Saussure devant ses étudiants. Le lecteur hispanophone, quant à lui, n’ayant pas accès aux deux sources primaires, n’aura qu’à se contenter avec la reconstruction (nécessairement contaminée de subjectivité, faussée et contenant tous les maux prônés par les éditeurs contre les reconstructions) qui est présentée dans la traduction, que les éditeurs qualifient justement de « reconstructive ». Voilà pourquoi on disait plus haut que l’ensemble de l’ouvrage vise idéalement des lecteurs situés sur des plans épistémologiques différents. Le lecteur français, ayant droit à un accès direct aux sources, aura également droit à s’essayer à la reconstruction de ce qu’ont pu être les leçons de Saussure : c’est le lecteur favorisé par Mejía et ses collaborateurs, celui qui devrait se méfier des réélaborations de la pensée de Saussure qu’on lui a présentées pendant plus d’un siècle pour exercer son intelligence dans une interprétation personnelle. Le lecteur hispanophone est de ce point de vue moins bien traité : il n’aura qu’à se contenter avec une nouvelle reconstruction, qu’il n’aura pas moyen de juger si ce n’est à travers les critères expliqués (en détail, il est vrai) dans l’appareil critique (cf. notes 9 et 10).

À bien y regarder, cependant, les considérations précédentes pourraient malgré tout pointer un avantage pédagogique de cet ouvrage, qui proposerait au lecteur français un accès direct à son objet d’étude idéal (la comparaison des deux versions divergentes d’un original perdu mais reconstructible) et au lecteur hispanophone une approximation de ce même objet en deux étapes : la première, à travers la traduction proposée, sera nécessairement introductoire. La seconde exigera de lui l’effort nécessaire pour surmonter la barrière linguistique qui le sépare des deux versions en français. Cette seconde étape fera de lui donc un lecteur non seulement francophone, mais bilingue. Il sera devenu ce lecteur idéal dont on parlait plus haut et pourra se faire sa propre idée de ce dont nous n’avons que des échos : les leçons de Saussure en tant que telles.

Quant à l’intérêt de cet objet à reconstruire (ou déjà reconstruit dans la traduction proposée), j’aurais des différences avec les vues des éditeurs. Au-delà des difficultés pour y accéder (cf. note 9), je ne suis pas sûr qu’une telle reconstruction (même idéalement réussie) effectuée à partir des notes de Caille et de Riedlinger contienne le germe d’une nouvelle révolution saussurienne, ou plus généralement linguistique, qui viendrait par exemple en aide des théoriciens en manque d’« outils conceptuels » pour aborder et « résoudre les problèmes crées par les nouveaux contextes de communication introduits par la révolution informatique » (p. VII), ou que « la pensée linguistique » contenue dans ces notes (et/ou dans la reconstruction qu’elles permettent) soit « plus utile de nos jours » qu’il y a cent ans. Ce type de considérations plus ou moins hagiographiques s’alignent avec un raisonnement, classique dans l’histoire du saussurisme, consistant à prétendre que la version des idées du maître exposée dans le CLG serait radicalement différente des versions contenues dans les manuscrits originaux. Subséquemment, vu que le CLG a révolutionné la linguistique du XXe siècle (le CLG serait « el libro más influyente de toda la lingüística del siglo XX » [p. XIII]) avec la présentation (imparfaite) d’une théorie et d’une méthodologique considérées comme toutes-puissantes14, les manuscrits originaux seraient voués à révolutionner la linguistique du siècle en cours (cf. Sofia 2016). Il s’agit d’une idée démesurément optimiste du potentiel révolutionnaire des idées de Saussure, où chaque nouvelle édition et chaque nouveau détail exhumé annulerait ou parachèverait la révolution antérieure et en annoncerait une nouvelle.

Je ne partage pas cette vue générale, et je n’adhère ponctuellement pas à l’idée que les notes que l’on nous présente véhiculeraient des contenus radicalement différents de tout ce qu’on connait de Saussure. L’intérêt de l’ouvrage qu’on nous présente me semble être ailleurs : c’est une contribution solide à la masse de connaissances que l’on pourrait nommer « philologie saussurienne » et donc à la biographie intellectuelle de Saussure, en particulier à la connaissance qu’on a sur les pratiques pédagogiques du maître et aux manières dont les étudiants suivaient et consignaient ses cours.

L’étude comparative des notes de Caille et de Riedlinger permettra de résoudre par exemple, ou d’évaluer autrement si l’on préfère, la controverse suscitée autour de la présence de Riedlinger au premier cours de linguistique générale de Saussure. L’analyse posée de ces deux ensembles de notes met à mal, il me semble, l’hypothèse de François Vincent selon laquelle Riedlinger n’aurait pas été présent à la salle de classe de Saussure et aurait donc, en quelque sorte, usurpé son titre d’« auditeur » de ce cours (cf. note 3). Les versions des deux étudiants ne semblent rien sinon cela : deux versions issues d’un même original et contenant donc, nécessairement, de petites (ou grandes) dissemblances, qui servent justement à valider cette hypothèse.

Le lecteur de cet ouvrage pourra enfin se faire une idée personnelle sur cette affaire, ainsi que sur le reste des hypothèses avancées par Mejía Quijano, Jaramillo Giraldo et Pérez Zapata dans leur commentaire à cet ouvrage qui, qu’il me soit permis de le répéter, même si non exempte de coquilles ou d’erreurs, et même si l’on ne partage pas toutes les idées qui y sont exposées, reste un louable exemple de prudence et de soin philologiques. Sa publication représente une contribution majeure aux études saussuriennes et historiographiques.

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1 Dans la préface (p. 8), Riedlinger est présenté comme « un des disciples qui ont suivi la pensée du maître avec le plus d’intérêt ». Dans une lettre à Léopold Gautier datant du 14 juin 1949, cependant, Riedlinger allait refuser ce titre de « disciple » : « En réfléchissant à la communication que je dois faire prochainement sur F. de Saussure, je n’ai rien pu trouver qui n’ait déjà été dit ou qui mérite de l’être. Une évocation maladroite irait à fin contraire, et je préfère m’abstenir que de ternir une mémoire si chère. D’ailleurs, ai-je le droit de me poser en disciple de F[erdinand] de S[aussure] ? Je le suis beaucoup moins que vous ne le pensez. Jugez vous-même : c’était en 1906, avant d’entrer à l’Université. Bally, dont je fis alors la connaissance, m’engagea vivement à suivre les cours du maître, mais sans le sanscrit : “c’est, disait-il, un poids très lourd qui risque de vous décourager <au début> et de vous arrêter dans vos études !” On peut admettre que ce conseil était bien intentionné, mais, pour l’avoir suivi, il fut cause que de S[aussure] me considéra toujours comme un dilettant. Il me déclara même, vers la fin, que sans le sanscrit (le lituanien ou le v[ieux] slave !) je n’arriverais à rien » (BGE, 1599/5, f. 39). On mesure dans ces mots de 1949 l’amertume durable de Riedlinger, qui s’était brouillé avec Bally pendant leur « collaboration » ayant eu lieu aux mois de février/mars 1914 (cf. Fryba & Sofia 2017).

2 Dans une thèse soutenue en 2013 et dans divers travaux postérieurs, François Vincent (2014, 2020a) a défendu l’idée que Riedlinger se serait servi des notes de Caille non seulement pour compléter ses propres cahiers, mais directement pour les copier en entier. Selon Vincent, Riedlinger n’aurait même pas assisté aux leçons de Saussure et ses notes concernant le Cours I ne seraient qu’une élaboration des notes de Caille. Cet avis audacieux a été contesté (voir notamment Mejía Quijano 2016a et Joseph 2021). Nous y reviendrons.

3 Au-delà des circonstances décrites dans la note précédente, on sait que les étudiants de Saussure avaient l’habitude de se réunir pour comparer et compléter mutuellement leurs notes.

4 D’après Mejía Quijano et ses collaborateurs, cette découverte aurait été faite en 2010 et serait due à Barbara Roth, alors directrice du Département de Manuscrits de la Bibliothèque de Genève. Selon François Vincent (2014, p. 177), ce serait en « août 2011 » que ce manuscrit aurait été « mis au jour » par Daniele Gambarara, à l’époque président du Cercle Ferdinand de Saussure. Ces deux informations ne sont pas forcément incompatibles. C’est en réponse à un article publié par Gambarara dans Le Temps le 9 février 2010, intitulé « Votre grand-père a-t-il connu Ferdinand de Saussure ? », que Jean Gabriel Riedlinger, petit-fils d’Albert Riedlinger, contacta Barbara Roth pour procéder à l’envoi des nouveaux manuscrits à la BGE, suite à quoi s’est entamée une collaboration entre Gambarara, Roth et Vincent pour le dépouillement, classification et catalogage du don de la famille Riedlinger.

5 Engler avait publié des extraits des notes de Caille (identifiés par la nomenclature « Ca ») dans son édition critique de 1968. Dans une thèse soutenue en 2013, François Vincent avait effectué une édition de ce manuscrit, qu’il a étudié en détail (cf. Vincent 2014 et 2020a). Ce travail de Vincent a donné lieu à une publication récente (Vincent 2020b) où l’auteur reprend son édition du sténogramme de Caille, qui a donc fait l’objet de deux publications intégrales presque contemporaines, l’une faite par Mejía et ses collaborateurs en 2019 (c’est l’ouvrage dont on rend compte), l’autre par Vincent en 2020 (voir ci-après le compte rendu de P.-Y. Testenoire).

6 Lorsqu’on nous explique comment a été effectué le décryptage du sténogramme de Caille, on lit par exemple [je traduis, ES] : « D’abord, Alexander [Pérez Zapata] apprit [à lire] la sténographie […]. Ensuite, nous avons commencé à nous réunir pour transcrire ensemble : lui, avec son écoute musicale, […] il “lisait phonétiquement” la sténographie et moi, j’essayais d’entendre dans son flux continu les mots français correspondants » (p. XLIX). Plus loin, dans la section signée par Alexander Pérez Zapata, ce dernier explique que ce décryptage du sténogramme de Caille a été un travail mené « en duo avec Claudia Mejía » (p. LIII). On notera dans le même sens que tant l’introduction (p. VII-XII) que la section §1 de l’appareil critique (p. XIII-XXXVIII) reprennent presque littéralement un texte publié en 2016 dans la revue Entornos sous le seul nom de Claudia Mejía Quijano (2016a). [NB. Tous les passages en espagnol tirés du commentaire de l’ouvrage de Mejía et collaborateurs, passages dont la pagination est en chiffres romains, ont été traduit au français par mes soins. ES.]

7 Cf. « […] mes prérogatives comme traductrice » (p. LXXV) ; « Étant sa biographe (Mejía Quijano 2007, 2008, 2012, 2014)… » (p. LXXVII) ; etc.

8 Cf. par exemple « no solo » (p. LXXVI, LXXVII) vs. « no sólo » (p. LXXVIII).

9 Dans la traduction, on suit certaines normes orthographiques considérées comme obsolètes en espagnol contemporain. L’utilisation du tilde, par exemple, qui sert en espagnol pour marquer, dans certains cas, selon certaines règles, la syllabe tonique d’un mot, n’est pas d’usage dans les cas des monosyllabiques sauf comme diacritique pour différencier certains termes homophones de catégorie grammaticale différente, dont normalement l’un est tonique et l’autre est atonique, comme c’est par exemple le cas des couples « /si » [fr. « oui »/« si »], « más/mas » [fr. « plus »/« mais »]), etc. Partout ailleurs, les monosyllabiques ne portent pas de tilde en espagnol actuel. Des formes comme « fué » ou « dió », qui ont été acceptées dans des étapes révolues de la tradition, sont aujourd’hui considérées comme incorrectes. Vu que ce type de formes apparaissent dans la traduction, mais non en général dans l’introduction ni dans l’appareil critique, on pourrait penser que la traductrice a voulu donner à son texte un air vieilli. Et en effet, à la page LXXVI on nous explique qu’on a adopté « une orthographe qui sans être trop archaïque n’a pas été non plus actualisée ». L’application de ce code « obsolète », cependant, n’est pas tout à fait régulière dans la traduction, qui contient de surcroît des formes qui n’ont jamais été considérées comme acceptables en espagnol, comme par exemple les formes « bién » (pour « bien » [fr. « bien »] ; cf. p. 94, 99, 104, etc.) ou « nó » (pour « no » [fr. « non »] ; p. 114). On ignore quelle a pu être la raison de ce genre d’irrégularités. Le moins que l’on puisse dire est que l’orthographe de l’espagnol n’a pas été soignée.

10 Comment lire dans un texte ce qui l’excède ? Comment capter le timbre de la voix, le rythme, le ton, la prosodie, la gestuelle du professeur dans les notes d’un étudiant ? Comment transposer ce qu’on n’a pas pu capter dans ces sources dans une nouvelle version de cela transposée dans une langue différente ? Ce sont des questions que la traductrice a considérées, sans trouver de solution (p. LXXXIII). Ce qui ne l’a pas empêché de donner de son mieux. Elle explique p. LXXXII comment elle a dû procéder : « Les notes des étudiants sont [quelque chose posée] “par écrit”, mais elles ne sont pas un texte écrit […]. Afin de lire leurs phrases écrites, il faut penser à la syntaxe orale, non pas les “voir” mais les “écouter”. À partir de cette “lecture acoustique”, et en comparant les deux versions des étudiants, on peut pressentir “l’idée”, ce que Saussure a pu vouloir dire, d’après ce que les étudiants ont entendu […]. C’est cette idée reconstruite que je traduis par écrit, mais dans un espagnol qui n’est pas non plus complètement écrit, car j’essaie de conserver l’essence des “notes de cours” en insufflant un peu de syntaxe orale à la syntaxe écrite mais de manière à ce que le lecteur puisse entendre tout ce qui est pertinent et puisse profiter de la beauté du discours du professeur ».

11 La traductrice s’en explique comme suit : « De manière théorique il est difficile d’expliquer adéquatement comment on a réalisé cette traduction […]. Dans la pratique, on avançait en lisant chaque unité de sens [En note : “Notion de traductologie proposée par D. Seleskovitch (Seleskovitch y Lederer 1994)”] dans les deux versions et on essayait de concevoir ce que Ferdinand de Saussure a bien pu vouloir dire dans chaque leçon ponctuelle, devant ses étudiants, dans la salle de cours. Dans ce cadre pédagogique précis […], au discours de Saussure tel qu’il a été noté par Caille on additionna parfois ce qui avait été noté par Riedlinger, mais parfois on a simplement choisi entre l’une ou l’autre [version], et même parfois on a fini par mélanger les contenus, de sorte que l’idée traduite s’avéra comme complètement nouvelle. La traduction ne correspond donc ni à un manuscrit ni à l’autre, mais au “produit mental” des deux… » (p. XXVIII).

12 Le CLG serait fidèle « à la lettre » des cahiers des étudiants, mais pas au « sens » de ce qui a été professé par Saussure (p. XIII). Le lecteur partage peut-être avec nous la curiosité de savoir comment on accéderait à ce sens si ce n’est pas à travers la lettre. Les auteurs ont une réponse : par-delà de « ce qui se lit » dans le Cours, ils ont réussi à capter « ce qui s’écoute » dans les cours (p. XV). Si ce n’est pas une jolie métaphore, on a droit à se demander par quel biais ils ont réussi cet exploit.

13 Voir entre autres De Mauro (1967, p. 406, n. 11), Amacker & Bouquet (1989, p. 102), Sofia 2015 (p. XXI), Mejía Quijano (2016b).

14 Les éditeurs assurent que « […] ce que Saussure a construit est un ensemble de principes méthodologiques ordonnés servant à observer et comprendre n’importe quel phénomène particulier du langage » (p. X [souligné dans l’original]).