Délimitations pour la science des signes
Je remercie le Département des manuscrits de la Bibliothèque de Genève de m’avoir autorisée à publier les images des manuscrits saussuriens, lesquels, grâce à l’équipe actuellement dirigée par Paule Hochuli-Dubois, peuvent être consultés en ligne sur le site de la BGE. Merci aussi à Barbara Roth pour la lecture attentive de ce texte, les fautes encore présentes n’étant dues qu’à mon intervention ultérieure à sa lecture.
1. Introduction
Dans ce texte, on tente d’abord de cerner comment, pour expliquer par écrit ses idées sur le langage, Saussure bascule d’une forme argumentative vers une autre forme écrite absolument contraire ; plus précisément, il passe de la forme que l’on trouve dans la Science du langage, à celle, décousue, de ce que l’on a appelé les Notes Item. On détache ensuite ces dernières notes du projet de la Science du langage, en montrant quelques-unes des différences de contenu entre ces deux tentatives d’écriture saussurienne. Après avoir montré ce nouveau projet de livre, lié à la naissance de la Sémiologie, on propose une reconstruction à grands traits du parcours théorique suivi par Saussure entre 1891 et 1911, en organisant les liens entre les recherches de cette période, ce qui dévoile l’importance du tournant sémiologique de sa pensée, lequel s’avère être le fondement de l’originalité de ses propositions linguistiques.
Commençons par les liens entre la Science du Langage et les Notes Item. Certes, personne, à ma connaissance, n’a argumenté en faveur de la classification dans un même tout de ces deux ensembles de notes, mais les éditions de la Science du langage (Bouquet & Engler 2002, Amacker 2011) ont donné une place singulière aux Notes Item, créant un rapport implicite entre ces deux manuscrits. Ainsi, l’éditeur de la dernière édition affirme qu’« il fallait joindre aux autres les notes item, qui ont leur place au début de l’édition » (2011 : 31), sans pour autant nous éclairer à ce moment sur la raison de cette nécessité, tout en faisant à la page suivante, dans une note, l’hypothèse que ces notes éparses constitueraient la partie synthétique de la Science du langage.
Les Notes Item, dont la plupart sont écrites sur des feuilles volantes, sont un ensemble de petits paragraphes portant pour la plupart le chapeau « Item », mais aussi parfois une sorte de croix, un grand signe + ou un T, au choix du lecteur. Quelques fois, on trouve à la fois cette croix et le mot Item :
Les manuscrits correspondant à ces « Item » ont été découverts à plusieurs moments :
Un ensemble de 23 feuillets a été classé en 1958 par Robert Godel sous la cote BGE : Ms. fr. 3951.15, et publié par Rudolf Engler en 1968-1974 (CLG/E, extraits 3306-3324.4).
D’autres notes ont pu être publiées séparément, au fur et à mesure de leur découverte dans des manuscrits portant sur d’autres sujets, telle la note cotée BGE : Ms. fr. 3952.4b, f. 2-4, publiée par Aldo Prosdocimi (1983 : 69-71), qui commence par une question désormais bien connue : Unde exoriar ?
Dans l’important ensemble de manuscrits autographes de Saussure découverts en 1996, et disponibles depuis 2001 (AdS), on a aussi retrouvé quelques Notes Item, dont notamment une qui explique la raison de la petite taille de ces paragraphes, ainsi que de leur isolement :
Item. La division de ce livre en paragraphes minuscules a quelque chose d’un peu ridicule que j’aurais voulu éviter
– Ce n’est pas possible etc.… »
Car si ce livre est vrai, il montre avant tout qu’il est profondément faux de s’imaginer qu’on puisse faire une synthèse radieuse de la langue, en partant d’un principe déterminé qui se développe et s’incorpore avec…
Saussure a donc eu, à un moment donné que nous allons ensuite déterminer, le projet d’un livre bien différent de ceux qu’il a publiés. En effet, son Mémoire (1879) est précisément le modèle d’une démonstration rigoureuse, où une analyse minutieuse est suivie d’une synthèse explicative, en l’occurrence, une véritable « synthèse radieuse ». La dernière note citée continue en expliquant la fonction de chaque petit paragraphe du livre envisagé :
Il [ce livre] montre qu’on ne peut comprendre ce qu’est la langue qu’à l’aide de quatre ou cinq principes sans cesse entrecroisés d’une manière qui semble faite exprès pour tromper les plus habiles et les plus attentifs à leur propre pensée. C’est donc un terrain où chaque paragraphe doit rester comme un pieu solide enfoncé dans le marécage, avec faculté de retrouver sa route en arrière comme en avant.
Tandis que dans tout autre domaine les vérités s’appuient et se rappellent les unes les autres à mesure qu’on avance, il semble qu’une fatalité veuille pour la langue que toute nouvelle vérité oblitère l’autre parce que les vérités initiales ne sont pas simples.
La mention d’un livre dans cette note, retrouvée en même temps que les manuscrits sur la Science du langage, semble être ce qui a fait croire que les Notes Item étaient en relation avec la tentative d’écriture de 1891. Mais, si c’est bien une tentative d’écrire un livre sur ses idées générales, est-ce vraiment la même tentative ? Saussure parle d’un livre complet, et le modèle où « les vérités s’appuient et se rappellent les unes les autres à mesure qu’on avance » est justement celui de la Science du langage, texte qui exhibe une structure logique fort ordonnée, avec des propositions et des corollaires, ainsi qu’un cadre syntaxique clair, avec préface, analyse et une synthèse annoncée, laquelle semble être devenue un « résumé général ».
Nous savons, depuis l’étude de Robert Godel, que Saussure a toujours réfléchi à la difficulté non seulement de fonder en raison l’étude linguistique, mais aussi de dire la théorie qui permettrait une telle étude et, encore davantage, à la difficulté d’écrire cette théorie-là, à cause de « l’ineptie absolue de la terminologie courante », dont il se plaint en 1894 dans une lettre à Antoine Meillet, où il fait également allusion à un projet de livre (VEL : 1951). C’est ainsi que, en parallèle à son travail de théoricien, on retrouve, au long de toutes ses recherches, un travail terminologique qui, tout en l’éclairant, se confond quelque peu avec le travail de débroussaillage théorique.
La Science du langage ne fait pas exception, on y retrouve même un Index (BGE : Archives de Saussure 372/23, f. 12-14) où apparaissent certains mots en majuscules suivis de leur définition (FORME, ÊTRE, SUBSTANCE LINGUISTIQUE, TERME, PHONOLOGIE). Au contraire, dans les Notes Item, on ne lit pas de définitions de termes connus, on se trouve plutôt, soit face à des idées originales, accompagnées de néologismes, que Saussure analyse au moment même de les proposer ; soit face à des projets d’idées, des mises en garde, des injonctions, voire des interrogations, comme celle-ci : « Item. En quoi peut consister une unité linguistique ? » (BGE : Ms. fr. 3951.15, f. 10). Robert Godel cite un entretien du 19 janvier 1909 avec Albert Riedlinger où, concernant l’expression de sa théorie, Saussure affirme que :
La meilleure manière de procéder serait de prendre les expressions dont se servent les bons linguistes quand ils parlent de phénomènes statiques, et de voir les erreurs et les illusions qu’elles contiennent. Ainsi ils emploient le mot « forme » pour désigner toute sorte de choses : constitution phonique ou signification, fonction d’un mot. (SM, 30)
Une partie des Notes Item développe cette « manière de procéder », comme celle-ci :
Le mot expression, (cette forme est l’expression de…) à étudier.
Montrer que terme a été aussi incapable que signe de garder un sens matériel ou inversement. « Dans ces termes » est textuel.
Dans le même entretien, juste après l’extrait cité ci-dessus, Saussure signale aussi l’importance de la justesse terminologique : « En linguistique, la nécessité de ne pas employer un terme pour un autre est unique ». C’est cette attention soutenue à la forme de l’expression linguistique qui nous invite à envisager plus en détail la forme des ouvrages conçus par Saussure.
À la suite de Robert Godel, qui remarquait certaines similitudes entre les notes de linguistique générale, Cristian Bota, dans un article de 2002 sur la forme géométrique de la théorie saussurienne, notait que Saussure envisageait cette présentation « décousue » non seulement dans l’ensemble de Notes Item, mais aussi dans d’autres manuscrits, que l’on a appelés « Aphorismes » (BGE : Ms. fr. 3951.19) et qui se présentent numérotés en chiffres romains2. Voici un « aphorisme », qui explique précisément ce mot :
XIV. Quelques vérités qui se retrouvent. -Ne parlons ni d’axiomes, ni de principes, ni de thèses. Ce sont <simplement et> au pur sens étymologique des aphorismes, des délimitations, <mais> des limites entre lesquelles se retrouve constamment la vérité, d’où que l’on parte. (BGE : Ms. fr. 3951.19, f. 3v)
Ces Aphorismes seraient donc du même genre que les Notes Item, et pourraient constituer une autre version du même projet où Saussure scrute la terminologie linguistique pour mieux éclairer et exprimer ses idées.
Avant le premier catalogage des Papiers Ferdinand de Saussure, Robert Godel avait publié un ensemble de notes (1954), écrites de la main d’Albert Sechehaye, qui étaient des copies de manuscrits saussuriens ; dans ces notes, on trouve déjà un « aphorisme » écrit sur le même feuillet que le précédent.
XII <Éléments et caractères sont la même chose> C’est un <trait> de la langue comme de tout système sémiologique en général, qu’il ne puisse pas y avoir de différence chez elle entre ce qui distingue une chose et ce qui la constitue. (BGE : Ms. fr. 3951.19, f. 3)
On ne sait pas encore combien de notes similaires aux Item+Aphorismes se trouvent dans les fonds de manuscrits saussuriens, mais on peut déjà comprendre l’ensemble de notes actuellement connu comme une tentative formelle d’écrire un livre, distincte de celle de la Science du langage.
En reprenant le terme de Saussure, on propose de désigner ce projet d’un livre « décousu » sous le titre de Délimitations pour une étude du langage, afin de le distinguer du projet d’un livre argumenté. Par cette tentative, Saussure tente de façonner quelques pieux langagiers servant à ne pas tomber dans le marécage linguistique où il s’est vu enfoncé.
Examinons maintenant l’ensemble de ces Délimitations et tentons de déterminer à quel moment Saussure en a eu l’idée.
2. Comment dater des idées générales ?
À ma connaissance, les notes connues qui composent ce projet de livre n’ont pas encore reçu une datation argumentée. Robert Godel propose la période 1891-1898 pour l’ensemble des notes sur la linguistique générale classées par lui (BGE : Ms. fr. 3951, 1 à 19), en prenant appui sur des remarques de Saussure et de ses élèves, ainsi que sur la lettre à Antoine Meillet déjà mentionnée.
Pour une note spécifique, dans laquelle on trouve mentionnée la Sémantique de Michel Bréal, livre paru en 1897, Robert Godel propose cette année comme datation post quem, mais signalons que cette note-là, classée sous une cote différente, n’a justement pas été incluse dans les Notes Item. Toutefois, Saussure mentionne également le nom de Bréal dans une autre note qui, elle, a été incluse dans les Notes Item, ce qui a fait croire que dans celle-ci, Saussure faisait également référence au livre de 1897. Cependant, rappelons que Bréal a été dix ans durant un interlocuteur privilégié pour Saussure et la seule mention de son nom ne permet pas de se référer automatiquement à une date précise. Beaucoup de linguistes, en les mentionnant dans leurs écrits, donnent une datation approximative des Notes Item, mais personne n’a pris la peine d’établir la datation de l’ensemble de manière argumentée.
Et pour cause ! Dater ces notes est une entreprise hasardeuse, car elles sont très « pures », dans le sens où l’on ne trouve pas d’indices intertextuels ; il n’y a pas de travaux cités, ni d’allusions, ni de mentions d’autres personnes (sauf l’exception de Bréal), ou d’événements qui pourraient donner la piste d’un contexte historique. Il n’y a pas non plus d’adresse spécifique : certes, parfois Saussure s’adresse à un lecteur « neutre », un linguiste intéressé par le langage en général, ou à des « psychologues », mais il se parle surtout à lui-même, il se corrige, il se donne même des ordres ; quelques-unes de ces notes sont, à cet égard, du type « pense-bête ». Leur petite taille empêche également le surgissement d’indices syntaxiques ou correspondant au développement de l’idée. Ce sont des idées isolées, dépourvues d’un ancrage événementiel et temporel précis, ce qui est, d’ailleurs, le but même de leur écriture : ces pieux sont bien plantés pour résister au passage du temps.
Leur contenu est donc plutôt « intemporel », et c’est cette qualité-là qui pose problème au niveau de la datation. Depuis trente ans que je m’interroge à leur sujet, c’est seulement maintenant, grâce au contraste avec les manuscrits correspondant à la Science du langage, qu’il me semble avoir pu comprendre un peu le moment de leur surgissement, et trouver une explication à mes doutes, sans pour autant arriver à une datation assurée. Cependant, pour mieux détacher les Délimitations de la Science du langage, je vais tenter de développer ce surgissement à partir de certains critères sémiologiques, comme, tout d’abord, celui du type de texte.
2.1. De l’insatisfaction scientifique
Après bien d’autres auteurs, Kazuhiro Matsuzawa (2012) remarque aussi cette autre forme de l’exposé saussurien en signalant l’insatisfaction de l’auteur face au genre argumentatif comme étant à l’origine de cette recherche d’absence de liens entre les paragraphes, ce qui, à son avis, proviendrait de la nature même du langage.
Les raisons de l’insatisfaction de Saussure peuvent être diverses et quelques-unes pourraient être indépendantes de l’objet étudié, mais cette insatisfaction signalée par Kazuhiro Matsuzawa indiquerait assurément que ce livre « ridicule », selon le mot de Saussure, peut dater d’une étape postérieure à celle de la Science du langage, tentative d’écriture dans laquelle Saussure, au contraire, écrit une argumentation suivie, avec une introduction, un corps et une synthèse. Remarquons que dans le « résumé le plus général » de cette tentative logique, il arrive à l’impossibilité de privilégier un point de départ plutôt qu’un autre3.
De ce point de vue, on pourrait donc poser que les Délimitations résultent précisément de l’insatisfaction de la Science du langage, ce qui est un point de départ pour leur datation. La Science du langage a été datée par Rudolf Engler de l’automne 1891. Par conséquent, le choix de la datation des Délimitations reste étendu : entre une première date de 1892 et jusqu’à la mort de Saussure en février 1913.
Examinons cette possible datation d’abord par décennies : les notes Item datent-elles d’avant 1900 ?
2.2. Un chaînon intermédiaire
À propos de l’Index de la Science du langage, il vaut la peine de remarquer un autre manuscrit, classé par Robert Godel sous la cote BGE : Ms. fr. 3952.12. C’est un cahier qui, couplé à la cote BGE : Ms. fr. 3952.11, contient une réflexion sur la distinction synchronie-diachronie sous les mots de Status-Motus. Le texte de ce cahier 12 n’a pas la même terminologie que les manuscrits connus de la Science du langage, ni leur forme, ni un contenu approchant, mais il y a une ressemblance : on y trouve aussi un Index, à la page 7, avec la définition de DIACHRONIQUE, CONVENTIONNEL, PHENOMÈNE et IDIOSYNCHRONIQUE.
Science du langage
Status-Motus
Dans ce cahier 12, Saussure parle à plusieurs reprises de divers « chapitres » et le souci terminologique est fort présent, raisons pour lesquelles Robert Godel avait identifié ce manuscrit comme faisant partie du projet d’un « livre sur la linguistique générale » et avait également proposé de le dater de 1893-1894, notamment à cause de la lettre à Antoine Meillet de début 1894, seul document connu à l’époque.
On peut bien concevoir cette réflexion sur Status-Motus comme une suite pas trop éloignée théoriquement de la Science du langage, voire comme un chapitre du même projet, quoiqu’écrit ultérieurement. En effet, il est vraisemblable que Saussure ait interrompu son travail de l’automne 1891, car l’année 1892 est très riche en événements importants d’ordre personnel : en janvier ont eu lieu ses fiançailles avec Marie Faesch, qui devient sa femme en février ; les époux partent ensuite en voyages de noces en Italie pour quelques semaines. Au retour, ils doivent s’installer dans leur nouveau ménage, durant le printemps-été. Sa femme tombe enceinte très vite et Saussure devient père le 22 décembre de cette même année. De plus, côté chagrins, sa mère est internée dans une clinique psychiatrique dès le mois de mai et ne ressort qu’en 1893 (Mejía Quijano, 2008a, 2012). Voilà bien des bouleversements qui ont pu aisément interrompre l’écriture de la Science du langage, projet qu’il aurait repris plus tard avec ces cahiers sur Status-Motus ?
Cependant, remarquons que, à la fin de ce même cahier 12, tête-bêche, on trouve quelques paragraphes qui, sans arborer le mot Item, sont signalés par une croix semblable à celles du manuscrit coté Ms. fr. 3951.15.
Notes Item
Status-Motus
Est-ce à dire que c’est le même projet ? Cette croix apparaît dans beaucoup d’autres manuscrits de Saussure sans lien avec les Notes Item, et les notes du cahier 12 appartiennent clairement à un texte écrit comme une suite d’idées logiquement ordonnées.
Les notes des deux cahiers sur Status-Motus (BGE : Ms. fr. 3952, 11 et 12) tournent autour de la distinction synchronie-diachronie, mais celle-ci n’est pas réellement développée : c’est le besoin de prendre en compte cette distinction qui est affirmé à plusieurs reprises, de diverses façons, comme si Saussure ne pouvait pas aller de l’avant sans d’abord faire accepter la nécessité de distinguer le Status du Motus. Remarquons aussi que le « résumé le plus général » de la Science du langage (BGE : Ms. fr. 3951.9), s’interrompt justement sur le mystère de « l’identité alka = ôk », à savoir sur l’impasse diachronique.
Johannes Fehr affirmait que la distinction synchronie-diachronie avait été le point d’achoppement de la pensée saussurienne (1992 : 73-83), ce que l’on peut constater également dans chacune des recherches de Saussure, et jusqu’au troisième cours de linguistique générale, où le linguiste s’interrompt lorsqu’il arrive à cette même impasse.
Sans avoir de certitude, on pourrait néanmoins envisager que ces notes Status-Motus soient une sorte de transition entre la Science du langage et les Délimitations, à un bout, par leur rédaction et leur Index qui rappellent la tentative de 1891, et, à l’autre bout, par ces notes « à croix ». Ce qui éloignerait encore plus de 1891 le moment d’écriture des Délimitations.
2.3. L’écriture en tant qu’acte vs l’écriture en tant que résultat
Concernant la note item qui commence par la question Unde exoriar ? Aldo Prosdocimi, en la publiant pour la première fois, avança une probable datation :
Questo frammento dovrebbe essere collegato al « libro » di teoria linguistica progettato da Saussure; se, come pare, è così, è posto esplicitamente il prius assoluto nel problema della base di partenza della costruzione teorica, e quindi questo frammento va posto nella fase iniziale del progetto, verosimilmente prima del 1900. (1983 : 71)
Voilà une hypothèse guidée par le type de texte, que l’on pourrait accepter, n’étaient l’habitude saussurienne du doute et la manie de Saussure de reprendre à nouveau tout à zéro (Mejía Quijano, 2006). Par où commencer ? C’est bien là une des « conclusions » de la Science du langage. Chez Saussure, le doute quant à l’existence d’une base théorique solide est l’aboutissement de l’argumentation de 1891, et non pas son début.
Citons de nouveau l’explication du projet des Delimitations : « 4 ou 5 principes sans cesse entrecroisés d’une manière qui semble faite exprès pour tromper les plus habiles et les plus attentifs à leur propre pensée ». C’est à un constat semblable que Saussure arrive à la fin du troisième cours de linguistique générale en mai 1911, comme il le dit à son élève Léopold Gautier, cité par Robert Godel :
Pour le moment, la linguistique générale m’apparaît comme un système de géométrie. On aboutit à des théorèmes qu’il faut démontrer. Or on constate que le théorème 12 est, sous une autre forme, le même que le théorème 33 (SM : 32).
L’argument d’Aldo Prosdocimi sur « la phase initiale du projet », logique pour d’autres auteurs sachant ce qu’ils veulent dire et qui l’auraient utilisé comme un début rhétorique, n’est donc pas très probant chez Saussure. Prosdocimi propose ensuite un terme post quem en se fondant sur d’autres notes écrites sur le même cahier. Remarquons donc que cette note n’est pas écrite sur une feuille volante mais sur un cahier :
La note est claire, écrite avec des marges et dans une écriture soignée ; elle se distingue en cela des autres textes du même cahier, comme si elle avait été la première chose inscrite sur ce cahier, lequel aurait été ainsi choisi pour contenir un projet d’écriture… qui s’interrompt après quatre pages. À la cinquième page, au verso de la fin de cette note, on trouve des notes préparatoires pour un cours sur les dialectes grecs. On peut lire encore quelques notes sur la poésie de Sapho, qui sont écrites sur le cahier retourné, dans le sens contraire de la pagination de la note « Unde exoriar ? ». Sur la couverture, enfin, se trouvent des notes au sujet des mots travaillés par Saussure dans son article d’hommage à Jules Nicole, écrit en 1905.
Ce cahier a donc été utilisé par Saussure à plusieurs reprises concernant ses travaux sur le grec ancien. Francesca Murano a dernièrement étudié les cours de Saussure sur cette langue en les mettant en rapport avec les notes d’un étudiant et elle a précisé que les notes du cahier en question correspondent au cours donné à l’été 1903 (Murano, 2017). Voilà enfin quelque chose de sûr : le cahier contient des notes écrites en 1903. Cependant, cette datation ne nous éclaire que partiellement sur le moment d’écriture de la note « Unde exoriar ? ».
En effet, quand on lit des cahiers qui contiennent plusieurs textes, il faut bien distinguer le moment d’écriture de chaque texte du résultat que sont tous les textes écrits sur un support uni. Dans notre cas, la datation des autres textes du cahier ne suffit pas à déterminer la date de cette note item en particulier, car celle-ci semble être le premier texte écrit sur ce support et pouvait donc être déjà là avant, voire bien auparavant, que celui-ci ne soit réutilisé en 1903. Le contraire, en revanche, ne semble pas probable : il est peu vraisemblable que Saussure ait repris un cahier déjà utilisé pour un cours, afin de commencer à écrire cette note qui semble clairement initiatrice d’un texte, et qui s’interrompt juste au recto des notes sur les dialectes grecs.
Il serait plus vraisemblable que Saussure ait repris le cahier au moment du cours et commencé ses notes préparatoires au verso d’un texte déjà écrit, qu’il voulait conserver mais qu’il ne pensait plus continuer. Si l’on accepte cet argument pratique, cela délimiterait cette note comme ayant été écrite, en tous cas, avant le cours en question, donné au semestre d’été 1903.
Examinons maintenant les autres notes des Délimitations, écrites sur des feuilles volantes. Mais, d’abord, ont-elles toutes été écrites à une même période restreinte ?
Peut-être que la théorie organisée que Saussure voulait écrire est devenue, au fur et à mesure des difficultés terminologiques et des changements théoriques, un ensemble de petites idées jetées ci et là, qu’il aurait continué à écrire de temps à autre durant une longue période ? L’écriture des Délimitations pourrait bien s’étendre à travers les années, quelques notes appartiendraient à la décennie 1890, d’autres seraient postérieures, voire iraient jusqu’aux cours de linguistique générale ? Il est en effet bien difficile de réunir toutes les notes dans une seule période.
Pour étudier la « géométrie variable » des cours de linguistique générale, Cristian Bota, dans l’article déjà cité, évoque la conversation avec Albert Riedlinger de janvier 1909, où Saussure se plaint de sa difficulté à bien cerner la théorie, conversation citée par Robert Godel :
Ce qui fait la difficulté du sujet, c’est qu’on peut le prendre, comme certains théorèmes de géométrie, de plusieurs côtés : tout est corollaire l’un de l’autre en linguistique statique : qu’on parle d’unités, de différences, d’oppositions etc., cela revient au même. La langue est un système serré, et la théorie doit être un système aussi serré que la langue. Là est le point difficile, car ce n’est rien de poser à la suite l’une de l’autre des affirmations, des vues sur la langue ; le tout est de les coordonner dans un système. (SM : 29)
À partir de cet entretien, on aurait pu argumenter qu’en janvier 1909 Saussure serait encore en pleine lutte contre l’insatisfaction menant aux paragraphes minuscules ; c’est précisément dans ce même entretien qu’il décrit la « meilleure manière de procéder », celle qu’il a mise en place dans les Délimitations. Cependant, à partir de cette même affirmation, on pourrait, tout autant et au contraire, se demander : aurait-il repris encore espoir, après la tentative avortée d’un livre d’aphorismes ? Car, tout en acceptant que cette manière décousue serait la meilleure, il critiquerait ici le choix des Délimitations justement à cause de cette dernière exigence de cohérence : « ce n’est rien de poser à la suite l’une de l’autre des affirmations, des vues sur la langue ».
Il faut donc conclure que la datation du projet des Délimitations fondée sur le genre ne permet pas de rétrécir davantage la période de datation : ce projet date assurément d’après la Science du langage, à savoir d’après 1892, et une des notes, un peu singulière, peut-être initiatrice, daterait d’avant 1903 ; ce n’est pas beaucoup comme datation assurée, mais c’est déjà quelque chose, qui peut en outre dire bien plus que ce que l’on pourrait croire. Une belle lumière nous vient, en effet, de l’intertextualité, non pas de celle, absente, des Délimitations, mais plutôt de l’intertextualité impliquant la Science du langage.
3. Le manque comme trace
Il existe un manuscrit, non daté ni identifié, mais où Saussure se réfère justement à son projet de 1891, en hésitant, en se reprenant à plusieurs reprises, mais surtout en prenant une distance temporelle certaine. Dans ce feuillet, il propose la conception de la Sémiologie comme ce qui, à l’époque de la Science du langage, manquait cruellement à sa réflexion :
La difficulté qu’on éprouve à noter ce qui est général dans les signes de parole qui constituent le langage, c’est le sentiment que ces signes relèvent d’une science beaucoup plus vaste que n’est la « science du langage ». On a parlé, un peu prématurément, d’une Science du langage. C’était à une époque où personne encore, à part de rares romanistes, ne pouvait avoir conçu l’idée de ce qu’est LA LANGUE, ni même une langue dans son évolution.
Confirmant l’argument de l’insatisfaction, cette remarque propose aussi une suite temporelle féconde : la Science du langage, tentative argumentée dont Saussure parle dans sa lettre au romaniste Gaston Paris, est antérieure à la découverte de la Sémiologie. On peut ainsi envisager une suite théorique, qui aurait pu être également une suite temporelle :
1. Tentative d’écrire la Science du langage. Automne 1891.
2. Découverte explicite de ce qu’est La langue (aspect synchronique) et une langue dans son évolution (aspect diachronique), ainsi que lutte contre la terminologie linguistique : Status-Motus (1893-1894 ?).
3. Conception d’une discipline plus vaste que la science du langage et incluant celle-ci.
Cela pose logiquement une autre question : à quelle date a surgi chez Saussure l’idée d’une science incluant la science du langage ?
Pour le monde scientifique, l’idée d’une science plus vaste que la linguistique ne surgit qu’à l’orée du XXe siècle ; la Sémiologie a pris sa place grâce à la parole d’un tiers, le doyen de la Faculté des lettres et sciences sociales de Genève de l’époque, Adrien Naville qui, dans la deuxième édition de sa Nouvelle classification des sciences. Étude philosophique, recueille la proposition saussurienne :
Une des [conditions sans lesquelles nous ne pouvons pas nous représenter la vie sociale] plus apparentes, c’est l’existence de signes par lesquels les êtres associés se font connaître les uns aux autres leurs sentiments, leurs pensées, leurs volontés. M. Ferdinand de Saussure insiste sur l’importance d’une science très générale, qu’il appelle sémiologie et dont l’objet serait les lois de la création et de la transformation des signes et de leurs sens. La sémiologie est une partie essentielle de la sociologie. Comme le plus important des systèmes de signes c’est le langage conventionnel des hommes, la science sémiologique la plus avancée c’est la linguistique ou science des lois de la vie du langage. (1901 : 103)
Unde exoriar ? Pour avoir une base sûre, il faut donc commencer par inclure la « science des lois de la vie du langage » dans une science plus vaste. C’est la première réponse trouvée par Saussure. La nouveauté d’une science plus vaste que la linguistique reste importante, encore en 1908, dans le deuxième cours de linguistique générale, où Saussure insiste sur cette « solution » :
… il faut bien remarquer encore une fois que, si nous pouvons classer la langue, si pour la première fois elle ne semble pas tombée du ciel, c’est que nous l’avons <rattachée> à la sémiologie. (BGE : Cours universitaires 761.4. Cahier d’Albert Riedlinger, 6-17)
Sans que cela soit une datation, on peut donc rattacher les Délimitations à la naissance de la Sémiologie.
En effet, parmi les Notes Item, il n’y a que la note Unde exoriar ? qui contienne des idées uniquement linguistiques, mais cette note s’interrompt justement sur une comparaison avec un signe visuel. Cette première note est bien différente des autres Notes item, par sa taille (3 pages) notamment, mais aussi par sa rédaction, une argumentation suivie. Sa forme détonne donc par rapport aux autres Notes Item. Concernant son contenu, elle présente aussi certaines singularités : elle reprend les idées du « résumé le plus général » de la Science du Langage, et continue par l’exemple d’« un drapeau rouge et bleu, hissé pour indiquer telle chose », qui est comparé au mot. La rédaction s’interrompt exactement sur cette comparaison.
Le contenu des autres notes des Délimitations est, en revanche, indéniablement sémiologique, contrairement à celui de la Science du langage, texte dans lequel la science plus vaste que la linguistique est entièrement absente. Cette dernière affirmation doit être expliquée, car si la notion d’une science incluant la linguistique est absente en 1891, le terme sémiologie, lui, n’est pas absent de la Science du langage. En effet, on y trouve le mot sémiologie mais utilisé dans un autre sens :
… si nous essayons, pour fixer les idées, d’esquisser à grands traits ce que nous nous représentons sous le nom d’une sémiologie, c’est-à-dire d’un système de signes totalement indépendant de ce qui l’a préparé et tel qu’il existe dans l’esprit des sujets parlants. (BGE : Archives de Saussure 372bis, 7.10)
Éric Buyssens, qui a repris parmi les premiers le projet saussurien de la Sémiologie, dans son livre Les langages et le discours (1943) avait proposé le mot « sémie » pour le sens précis trouvé dans cette citation. Je me permettrai ainsi d’utiliser ce mot, ainsi que la différence majuscule-minuscule pour bien distinguer les deux sens du mot sémiologie utilisés par Saussure : sémiologie = sémie (« système de signes ») ; Sémiologie = science plus vaste incluant la linguistique. C’est justement dans ce sens de sémie que l’on retrouve encore le mot sémiologie à l’automne 1894, plus précisément dans les notes sur Whitney, où Saussure parle de « la sémiologie particulière dite langage »4 (BGE : Ms. fr. 3954.10, f. 33).
Par ailleurs, dans une note du cahier 12 Status-Motus, Saussure fait allusion au « chapitre sémiologie », chapitre mentionné également dans la Science du langage dans le sens d’un chapitre traitant de la langue en tant que système. Il est donc vraisemblable que « sémiologie » dans ce texte de Status-Motus fasse référence aussi à la sémie, au « système de signes ».
Saussure a donc utilisé le mot sémiologie pour une « sémie », puis pour la « science des signes ». Or, dans la note où il fait allusion à la Science du langage en marquant une distance temporelle certaine, Saussure ne parle justement pas d’une sémie, mais uniquement d’une discipline plus vaste que la science du langage. La découverte de la science des signes ne vient donc pas d’un coup chez Saussure ; tentons de retracer un peu cette naissance.
4. Une longue gestation
Le mot sémiologie a été retrouvé dans beaucoup de manuscrits saussuriens, dont deux datés de la décennie parisienne (1881-1891), comme le remarque Alessandro Chidichimo dans un article sur le terme sémiologie (2014). Cependant, la valeur de sémiologie semble alors se rapprocher simplement de « significatif » ; par cet usage Saussure tente de distinguer la forme dépourvue de sens des reconstructions de l’époque, de celle qui a un sens dans la parole quotidienne ; cette seconde forme possédant une valeur pour un sujet parlant est dite « sémiologique ». Par ailleurs, Alessandro Chidichimo mentionne l’absence de certitude quant à la datation des manuscrits en question. Le désordre temporel dans lequel se trouvent les manuscrits saussuriens nous oblige à être très prudents à l’égard des sens de mots saussuriens, lesquels sont très changeants ; les manuscrits saussuriens non datés ou datés approximativement doivent être traités avec des pincettes, car les mots peuvent cacher des sens inattendus. Dans tous les cas, il n’y a aucune mention de la « science incluant la linguistique » dans les documents datés de manière sûre de la décennie parisienne.
Au niveau théorique, notons qu’en 1891 et en 1894, alors que sémiologie est synonyme de sémie, Saussure ne compare la langue qu’avec l’écriture, qu’il conçoit uniquement dans son rapport avec la langue. L’écriture est un vaste système que Saussure a beaucoup étudié notamment pour scruter les traces des sons qui y sont inscrites. La comparaison avec la langue dans ces deux textes (1891 et 1894) met l’accent sur la notion de système : ce qui a intéressé d’abord Saussure dans l’écriture, c’est qu’elle évolue tout en étant un système de valeurs, à savoir qu’elle présente tout comme la langue qu’elle représente la dualité Status-Motus. La comparaison avec la sémie écrite peut dès lors concerner l’impasse diachronique, comme étant une tentative de la dépasser.
En effet, à la fin de la Science du langage, Saussure pose nettement un principe méthodologique qui semble être la base théorique de sa conception de la science des signes :
Troisième manière de raisonner, pour nous seule admissible :
Il n’y a rien, c’est-à-dire non seulement rien qui soit déterminé d’avance hors du point de vue, mais pas même un point de vue qui soit plus indiqué que les autres.
Il n’y a d’abord que la critique comparative des points de vue.
Quand il compare le langage et l’écriture en tant que sémies qui évoluent, Saussure reprend donc la base méthodologique de la linguistique, à savoir la méthode comparative, et l’applique à sa réflexion générale. Des impasses de la Science du langage surgissent ainsi deux points que Saussure développera par la suite : un point théorique, la distinction synchronie-diachronie, et un point méthodologique : l’outil théorique qu’est le contraste.
En 1891 et 1894, la comparaison avec l’écriture concernait les « systèmes » de signes. Dans les Délimitations, au contraire, l’écriture comme système analogue à la langue est peu présente, on ne trouve que des mentions « particulières » de l’écriture, à savoir une occurrence de l’écriture idéographique et une autre de l’écriture phonétique. Saussure n’y mentionne pas d’autres « systèmes » de signes, mais d’autres signes particuliers, comme des couleurs, des lumières, des tableaux, un drapeau sur la colline. On y a affaire à une réflexion plus abstraite, fondée davantage sur les signes au niveau général, comme en témoigne cette note :
Item. <En me promenant>, je fais une encoche sur un arbre, <sans rien dire> comme par plaisir. La personne qui m’accompagne garde l’idée de cette encoche, et il est incontestable qu’elle associe 2 ou 3 idées à cette encoche dès ce moment, alors que je n’avais pas moi-même d’autre idée que de la mystifier ou de m’amuser.
Toute chose matérielle est déjà pour nous signe : c’est-à-dire impression que nous associons à d’autres <mais la chose matérielle paraît indispensable>. La seule particularité du signe linguistique est de produire une association plus précise que toute autre, et peut-être verra-t-on que c’est là la forme la plus parfaite de l’association d’idées, ne pouvant être réalisée que sur un sôme conventionnel. (BGE : Ms. fr. 3951.15, f. 18)
Il semblerait que l’on se trouve ici sur un autre passage théorique : de la comparaison des systèmes qui présentent tous deux la dualité status-motus à la comparaison du signe linguistique avec d’autres signes qui ne sont pas vocaux, indépendamment de leur analogie de système et de leur possible évolution semblable. Cette dernière comparaison pouvait mener à l’inclusion de la linguistique dans la discipline qui étudierait ensemble ces différents signes, l’écriture étant trop liée par nature avec la langue.
Il faut cependant remarquer que la suite théorique et la suite temporelle ne sont pas nécessairement superposables. En fait, une suite théorique seule n’est pas très fiable, car la pensée singulière d’un homme est parfois bien capricieuse. C’est pourquoi, fondons-nous sur ce qui a réellement eu lieu et retraçons d’abord la suite effective des travaux de Saussure durant cette période.
D’après ses travaux, et notamment les cours sur le grec analysés par Francesca Murano, on pourrait raisonnablement penser que Saussure réfléchit beaucoup à l’écriture entre 1894 et 1898. D’un côté, on trouve le déchiffrement des Tables d’Héraclée qu’il réalise en 1895, et, de l’autre côté, le déchiffrement des inscriptions phrygiennes, qu’il commence dès septembre 18955 et qui aboutit à l’article paru en 1898. Au printemps 1897, il collabore également avec son ami Théodore Flournoy afin de « déchiffrer » et tenter d’expliquer les productions sanscrites, puis « martiennes », d’une medium, collaboration qui s’étendra dans le temps et dont Flournoy fera état dans des passages de son livre Des Indes à la planète mars (1900), que Saussure aura entièrement relus (VEL, 299-300).
Entre 1894 et 1898, Saussure s’est donc beaucoup intéressé au lien spécifique entre les sons et les lettres. Mais encore, à l’été de l’année 1897, il donne des conférences intitulées Théorie de la syllabe. La Bibliothèque de Genève conserve un ensemble de feuillets qui sont censés correspondre à ces conférences, où l’on trouve plusieurs allusions aux différentes écritures (cunéiformes, runiques, etc.) et à la comparaison de la langue avec les autres systèmes de signes, mais aussi des allusions à la comparaison des mots avec d’autres « signaux ». Cependant, la classification de tous ces feuillets sous ce titre n’est pas sûre. En effet, la cote BGE : Ms.fr. 3970a rassemble des manuscrits qui, certes, portent tous sur la syllabe, mais présentent une diversité textuelle importante (conférences, cours, livre) et semblent ainsi avoir diverses provenances et donc, diverses datations. Cette cote est un mélange de plusieurs textes écrits à différents moments et avec différents buts, et il est bien difficile de démêler les uns des autres (Mejía & Mahecha, 2020).
Par ailleurs, je n’ai pas trouvé dans cette décennie 1890 de trace écrite assurée portant le terme Sémiologie dans le sens de la discipline. Il est vrai que les nouvelles idées sont toujours lentes à s’installer dans l’esprit des chercheurs et qu’il y a toujours des périodes de transition. Dans la Science du langage et les notes sur Whitney (1894), sémiologie a le sens de « sémie », mais en 1901 on trouve déjà celui de science des signes. Il faut noter toutefois que dans les notes sur Whitney, Saussure mentionne une discipline qu’il nomme « Théorie des signes », mais celle-ci est encore conçue comme distincte de la théorie du langage et c’est le signe linguistique qui ouvre des perspectives nouvelles à cette Théorie des signes.
Maintenant, qu’en est-il du mot sémiologie dans les Délimitations ?
Dans les Délimitations on trouve à cet égard un gai mélange : dans une petite note, l’insatisfaction vis-à-vis de la rationalité et la nécessité d’envisager la langue comparée à ses semblables se trouvent reliées, et Saussure utilise alors sémiologie dans le sens de « sémie » : « Item. Il est complètement inutile de raisonn[er] avant de s’être rendu compte de la nature de l’agent choisi pour le genre de sémiologie spéciale qui est la sémiologie linguistique » (BGE : Ms. fr. 3951.15, f. 13v). Cependant, dans une autre note des Délimitations, on trouve les deux sens de sémiologie, Saussure passe de l’un à l’autre dans la même phrase :
Les réalités sémiologiques ne peu-vent à aucun moment se composer [ ]
De sorte que vous êtes placé depuis le début devant ce di-lemme : ou bien vous vous occuperez seulement du mouvement de l’index, ce dont vous êtes libre, mais alors il n’y a ni sémiologie ni langue dans ce que vous explo-rez ; ou bien, si vous voulez faire de la sémiologie, vous serez obligé non seulement [ ]
mais, ce qui est autrement diffi-cile, de constituer vos premières uni-tés (irréductibles) au moyen d’une combinaison [ ].
Dans le syntagme « ni sémiologie ni langue », on trouverait le sens de « sémie », mais dans « faire de la sémiologie », ce serait déjà le sens de la discipline qui pointe son nez. Voici un autre emploi quelque peu flottant du mot sémiologie dans les Délimitations :
Item. Dès qu’il est question quelque part de la langue, on voit arriver le mot et le sens (ou le signe et le sens) comme si c’était ce qui résume tout, mais en outre toujours des exemples de mot comme arbre, pierre, vache, <comme Adam donnant des [ ]>, c’est-à-dire ce qu’il y a de plus grossier dans la sémiologie: le cas où elle est (par le hasard des objets <qu’on choisit pour être> désignés) une simple onymique, c’est-à-dire, car là est la particularité de l’onymique dans l’ensemble de la sémiologie, le cas où il y a un troisième élément incontestable dans l’association psychologique du sème, la conscience qu’il s’applique à un être extérieur assez défini en luimême pour échapper à la loi générale du signe. (BGE : Ms. fr. 3951.15, f. 7)
Dans ces deux occurrences, sémiologie pourrait en fait revêtir les deux acceptions : sémie ou discipline.
Dans la Science du langage, le mot sémiologique semble vouloir dire « synchronique », puisque c’est un synonyme explicite de « morphologique » et se réfère à la valeur ; dans les notes connues des Délimitations, on trouve cet adjectif notamment dans le syntagme système sémiologique :
Item. Dans tout système sémiologique (langue vocale ou autre) il y a … éléments fondamentaux. (BGE : Archives de Saussure 372bis-26, f. 3)
XII. Dans la langue, <aussi bien que> dans tout autre système sémiologique, <il ne peut pas y avoir> de différence entre ce qui caractérise simplement une chose et ce qui la constitue. (BGE : Ms. fr. 3951.19, f. 3)
XII. <Éléments et caractères sont la même chose> C’est un <trait> de la langue comme de tout système sémiologique en général, qu’il ne puisse pas y avoir de différence chez elle entre ce qui distingue une chose et ce qui la constitue. (BGE : Ms. fr. 3951.19, f. 3)
Que veut dire ce syntagme ? Un système étudié par la Sémiologie ? Si l’on pense, au contraire au sens de « sémie », « système sémiologique » deviendrait un pléonasme ?
Des syntagmes de ces derniers aphorismes se retrouvent dans une autre note qui n’a pas encore été classée ni datée (BGE : Ms. fr. 3951.24 f. 8), mais qui, par cette répétition, peut maintenant être réunie aux autres notes des Délimitations. On y trouve, au verso, la proposition de Saussure de la Sémiologie comme discipline, mais on y trouve aussi l’usage de sémiologie avec le sens de « sémie » :
On a discuté pour savoir si la linguistique appartenait à l’ordre des sciences naturelles ou des sciences historiques. Elle n’appartient à aucun des deux, mais à un compartiment des sciences qui, s’il n’existe pas, devrait exister sous le nom de Sémiologie, c’est-à-dire science des signes ou étude de ce qui se produit lorsque l’homme essaie de signifier sa pensée au moyen d’une convention nécessaire. Parmi tous les systèmes sémiologiques le système sémiologique « langue » est le seul (avec l’écriture) dont nous parlerons en temps et lieu qui ait eu à affronter cette épreuve [de] se trouver en présence du Temps, qui ne se soit pas simplement fondé de voisin à voisin par mutuel consentement, mais aussi de père en fils par impérative tradition et au hasard de ce qui arriverait en cette tradition, chose hors de cela inexpérimentée, non connue ni décrite.
Ce fait qui est le premier qui puisse exciter l’intérêt du philosophe reste ignoré des philosophes ; aucun d’eux n’enseigne ce qui se passe dans la transmission d’une sémiologie. Et ce même fait accapare en revanche tellement l’attention des linguistes que ceux-ci en sont à croire pour cela que leur science est historique ou éminemment historique, n’étant rien d’autre que sémiologique : par là complètement comprise d’avance dans la psychologie, à condition que celle-ci voie de son côté qu’elle a dans la langue un objet s’étendant à travers le temps, et la forçant de sortir absolument de ses spéculations sur le signe momentané et l’idée momentanée.
Alors même que Saussure propose la Sémiologie comme discipline et qu’il appelle la langue système sémiologique, du moment où il s’agit de diachronie, il parle de « la transmission d’une sémiologie ».
La discipline Sémiologie a donc pris un bon moment pour se détacher de son objet, ce qui, il faut le remarquer, n’est pas étranger aux disciplines humaines, comme Luis Prieto l’a expliqué dans son livre Pertinence et Pratique (1975, chapitre 5), où il signale que les raisons de ce collage entre l’objet et son étude sont, pour une grande part, inhérentes à la nature psychique de l’objet linguistique (cf. aussi Mejía Quijano 2008a).
Serait-ce en raison de cette ambigüité de l’usage du mot que Saussure aurait hésité sur cette appellation de Sémiologie pour la discipline ? Dans cette autre note, non classée mais assurément ultérieure à 1901, Saussure propose, en effet, de remplacer le terme rendu célèbre par Adrien Naville par celui de Signologie :
Le mot de signologie n’est, au point de vue de sa formation, pas plus choquant que ceux de terminologie, sociologie, minéralogie, et autres mots où on a greffé -logie sur un terme latin. Si ce terme semble <à tort avoir quelque chose [de]> particulier, c’est que depuis longtemps, dans l’état artificiel de notre langue, <on ne sait pas> s’il faut prononcer le gn comme dans signe ou comme dans le latin signum: mais de cela l’auteur est innocent, <la langue seule est coupable pour autant qu’on peut appliquer le nom respecté de langue à des conventions orthographiques dénuées de toute espèce de valeur historique ou logique.> On peut, si l’on veut, s’autoriser <académiquement> du terme juridique cognat (prononcé cog-nat) pour dire <pareillement> sig-nologie, cela n’a pas la moindre importance. Des deux façons <on ne fera> jamais que du français, puisque <nous savons> que ni <notre n mouillé> ni -gn- ne correspondent à la prononciation <vraiment> latine de gn […]. Le nom de signologie exige une explication. J’avais d’abord employé le mot de sémiologie. C’est sous ce nom que M. Ad. N[aville] dans sa nouvelle édition remaniée de [ ] a fait l’honneur à cette science de la recevoir pour la première fois dans le cercle.
Comme le signale Loïc Depecker (2009), ce mot de signologie rapproche cette note du premier cours de linguistique générale de 1907, où, chose curieuse, l’on ne trouve pas sémiologie ou système sémiologique, mais où la langue est un « système de signaux », et où Saussure mentionne une signologie parlée, en utilisant l’adjectif signologique, ici dans les notes originales d’Albert Riedlinger :
… l’étude de l’orthographe serait une étude sociale et signologique ; ce serait une étude très intéressante, mais à condition de la séparer de la signologie parlée. (Mejía et al., 2019, 121)
Par signologie parlée Saussure veut-il dire une sémie parlée ? Les deux sens, de sémie et de discipline, semblent donc être encore en usage jusqu’en 1907, et cela concernant aussi ce nouveau mot que Saussure dit alors préférer à sémiologie.
Si c’était bien le cas, encore en 1907 la discipline et le système sémiologique se confondraient dans un seul mot, soit sémiologie soit signologie, et ce serait seulement à l’automne 1908, dans l’introduction du deuxième cours, que la discipline, sous le nom triomphant de Sémiologie, semblerait prendre une consistance indépendante.
C’est, en effet, dans cette introduction de 1908 (Godel, 1957b) que nous trouvons l’exposé le plus long sur la Sémiologie et la langue en tant que système sémiologique grâce à la comparaison avec l’écriture. Cette comparaison est fort différente de celle des années 1890 : elle se fonde notamment sur les traits des signes en général (arbitraire, social, duel, etc.), sans que l’analogie quant à l’évolution des deux systèmes, peu développée, disparaisse pour autant. Dans ce deuxième cours, Saussure procède à tout un développement de la comparaison côté synchronique, et dans le troisième cours, l’écriture est comparée à la langue par le côté diachronique, elle a alors droit à un chapitre entier où Saussure analyse les liens entre ces deux systèmes sémiologiques (Constantin, 2006).
La Sémiologie est donc un projet de Saussure qui met bien des années à prendre forme, sur lequel il revient à plusieurs reprises et selon plusieurs angles d’attaque. Voilà donc une piste de datation, qui situerait les Délimitations plutôt vers le XXe siècle. Dans les Délimitations nous trouvons, en effet, l’idée de la science plus vaste, et la comparaison entre les signaux y est également présente.
Après l’été 1897 où il donne ses conférences sur la syllabe, Saussure part à l’automne pour un voyage en Grèce, où il remarque maints signaux, rites et coutumes nouveaux pour lui, qu’il a pris la peine de mentionner dans ses lettres à sa femme (VEL, 261-277) ainsi que dans ses carnets de voyage (Mejía Quijano, 2015). Peut-être ce contact avec une tout autre forme de communication, réelle et indépendante des textes, ainsi que le temps passé en solitaire lui ont-ils permis de réfléchir à cette comparaison avec d’autres signaux ? La publication en 1897 de la Sémantique de Michel Bréal, qui, avec Gaston Paris, était l’interlocuteur privilégié de Saussure, a pu bel et bien être aussi un encouragement important pour ce travail.
On pourrait donc envisager 1895-1900 comme une période bien probable pour le début de la réflexion proprement sémiologique de Saussure.
Et pour la fin de l’écriture des Délimitations ? Pourrait-on aller jusqu’en 1913 ?
À première vue, on retrouve dans les Délimitations toute une terminologie originale et absente des cours (aposème, sôme, inertôme, etc.), raison pour laquelle Charles Bally et Albert Sechehaye, tout en ayant connaissance de ces manuscrits, ne les ont pas utilisés dans leur livre. Or, suivant la piste sémiologique et en examinant les travaux effectifs de Saussure, on peut remarquer que dès 1902, Saussure s’attaque à la figure du héros en tant que « symbole » lors de sa recherche sur les légendes germaniques (Prosdocimi, 1983 ; Kim, 1993). Ses études poétiques et la recherche des anagrammes dès 1906 lui donnent également l’occasion d’aborder dans un sens sémiologique les entités phonatoires (Testenoire, 2013). Ces recherches sur les héros germaniques et sur les anagrammes sont également proches des cours de linguistique générale, tout comme seraient proches de ces cours les idées contenues dans quelques notes des Délimitations.
Une lecture sémiologique des Délimitations au regard des cours de linguistique générale pourrait-elle donc nous donner encore une piste de datation ?
5. L’entourage parasémique et les syntagmes
Les cours de linguistique générale peuvent apporter un entourage parasémique permettant d’établir des liens, notamment en ce qui concerne les syntagmes qui, contrairement aux mots isolés, sont plus saisissables d’un point de vue chronologique. Mais d’abord, précisons ce qu’est cette notion d’entourage parasémique, qui nous vient tout droit des Délimitations :
Item. Les parasèmes. Pour un mot quelconque <faisant partie de> la langue, un <second> mot, même n’ayant avec le <premier> aucune « parenté », est un parasème. <La> seule et simple qualité <du parasème> est de faire partie du même système psychologique de signes (BGE : Ms. fr. 3951.15, f. 8).
(Suite). Il n’y a probablement pas lieu de dire d’une époque à l’autre ce qui est le même sème, ni de moyen de commensuration pour cela, puisque le sème dépend <dans son existence> de tout l’entourage parasémique de l’instant même. (BGE : Ms. fr. 3951.15, f. 9)
L’entourage parasémique situe donc un ensemble de signes linguistiques coexistant dans l’esprit d’un sujet parlant. Même si notre vie est limitée à quelques décennies, entre la jeunesse et l’âge adulte, il se passe des changements qui ont une influence sur notre entourage parasémique. Ainsi, l’entourage parasémique d’un individu est un indice plus assuré pour la datation d’un texte que les termes isolés. On peut poser, par exemple, que l’entourage parasémique de Saussure dans la Science du langage n’est pas ressemblant à l’entourage parasémique des cours de linguistique générale. Entre les deux, il y a eu le bouleversement introduit par la découverte de la Sémiologie, bouleversement que les syntagmes permettent de mieux observer.
Par exemple, chez Saussure on trouve les mots système et sémiologique autant dans la décennie 1890 qu’en 1908-1911. Par contre, le syntagme « système sémiologique » ne fait pas partie de la Science du langage, ni de la note sur Whitney, ni des manuscrits rassemblés sous le nom de Théorie de la syllabe. Ce syntagme appartient cependant à l’entourage parasémique de Saussure au moment où il présente la Sémiologie lors de l’introduction du deuxième cours de linguistique générale à l’automne 1908 et il apparaît également dans les Délimitations. Il vaut donc la peine d’observer en détail l’entourage parasémique des Délimitations eu égard à celui des cours, et on commencera par les similitudes.
5.1. Quelques ressemblances
Dans les Délimitations, il y a des expressions qui proviennent de la décennie 1890, dont certaines se retrouvent aussi dans les cours de linguistique générale, comme forme et idiosynchronie ; ce dernier mot apparaît dans le deuxième cours, mais disparaît dans le troisième.
… nous voyons ce travail se continuer et conduire une branche du germanique <à un point> remarquable par son excès : arrive à créer un état grammatical, une idiosynchronie qui peut être l’objet de réflexions, observations intéressantes, (BGE : Cours universitaires 762.4. Cahier d’Albert Riedlinger, 362)
Item.
Lois : 1o Les lois universelles de la langue <qui sont impératives> (théorématique).
2o Les « lois » phonétiques ! Aucun droit à ce nom.
3o Les lois idiosynchroniques, non impératives.
Nous ne faisons (point) de haute philosophie sur le terme de loi, nous le prenons tel que le donne l’usage commun, le sens de tout le monde. (BGE : Ms. fr. 3951.15, f. 5)
On retrouve dans ces Délimitations d’autres expressions que Saussure utilise dans les cours de linguistique générale, comme unités irréductibles (premier et deuxième cours) et trésor mental qui est fort présente dans le premier cours, mais apparaît aussi dans les deux autres cours. Ces expressions, telles quelles, ne se retrouvent ni dans la Science du langage, ni dans les notes sur Whitney, mais pour l’« unité irréductible » il y a une autre occurrence dans le manuscrit coté Ms. fr. 3970a :
Il ne serait que juste de supposer que dans chaque livre de Phonologie il existe préliminairement un chapitre sur ce qui constitue selon l’auteur l’unité de phonation base de tout. Il devrait nous expliquer ce qui détermine pour l’auteur l’unité irréductible… (BGE : Ms. fr. 3970a, f. 99)
Une ressemblance frappante est celle de tranche horizontale et tranche verticale, que Saussure introduit à la fin du troisième cours concernant la distinction synchronie-diachronie, et dont je n’ai trouvé dans les textes généraux, en ce sens, aucune trace antérieure à mai-juin 1911. Dans cette note des Délimitations, on dirait qu’il présente cette expression comme toute nouvelle, quoique déjà utilisée :
Item. <Aucun> psychologue moderne ou ancien, en faisant allusion à la langue, ou en la considérant même comme véhicule de la pensée, n’a eu un seul instant une idée quelconque de ses lois. Tous sans exception se figurent la langue comme une forme fixe, et tous aussi sans exception comme une forme conventionnelle. Ils se meuvent, très naturellement, dans ce que j’appelle la tranche horizontale de la langue, mais sans la moindre idée du phénomène soci<o-historique> qui entraîne le tourbillon des signes dans la colonne verticale et défend alors d’en faire ni un <langage> fixe ni un langage conventionnel, puisqu’il est le résultat incessant de l’action sociale, imposé hors de tout choix.
Toutefois le commencement d’une compréhension de la part des psychologues ne peut guère venir que d’une étude des transformations phonétiques. (BGE : Ms. fr. 3951.15, f. 3)
À qui pense-t-il en parlant des « psychologues » : Théodore Flournoy, René Claparède, avec qui il a collaboré dans la décennie 1890 ? Ou bien Albert Sechehaye, son remplaçant en 1912 ? La Sémiologie comme science psychologique prend une place prépondérante dans le troisième cours, tout comme dans les Délimitations, où Saussure arrive à écrire une sorte de prophétie, réalisée en partie, à mon avis, par la psychanalyse :
Item. Pour aborder sainement la linguistique, il faut l’aborder du dehors, mais non sans quelque expérience des phénomènes prestigieux du dedans. Un linguiste qui n’est que linguiste est dans l’impossibilité à ce que je crois de trouver la voie permettant de classer les faits. Peu à peu la psychologie prendra la place ou la charge de notre science, parce qu’elle s’apercevra que la langue est non pas une de ses branches, mais l’ABC de sa propre activité. (BGE : Ms. fr. 3951.15, f. 10)
Retenons donc le fait que ce syntagme de « tranche horizontale » n’a été trouvé, pour l’instant, qu’à la fin du troisième cours de linguistique générale et dans cette note des Délimitations.
— Il y a également dans les Délimitations un questionnement sur les « signes de parole », autour du discursif, de la phrase, des parties du discours, de la « langue discursive », ce qui est rare dans les manuscrits saussuriens sur les idées générales, dont la plupart sont axés sur la langue et les signes de langue. Tout cela pourrait faire penser également au troisième cours de linguistique générale, puisque c’est en mai 1911 que Saussure a conçu et proposé une linguistique de la parole. Au début de ce troisième cours, il a annoncé tout un développement sur « la langue chez l’individu » qui n’a pas été donné. La linguistique de la parole préciserait le sens de ce syntagme « signes de parole ».
— Au niveau des images, il est aussi intéressant de constater certaines correspondances entre les Délimitations et les cours de linguistique générale, car il y a un entourage figural commun avec les cours : la feuille de papier découpée, l’origine du Rhône ou du fleuve, la couleur des drapeaux, les signes musicaux.
Sans permettre de trancher, ces ressemblances intriguent car elles montrent que le contenu des Délimitations est proche des cours de linguistique générale. Cependant, il y aussi des divergences.
5.2. Quelques différences
— La figure vocale. Cette expression est très présente dans la Science du langage ; elle apparaît aussi dans les notes sur Whitney en 1894 : « Par exemple, si je représente un homme par une figuration même grossière, mais si je le représente par le signe graphique ou par une figure vocale ανθρωπος … ». (BGE : Ms. fr. 3951.10, f. 13). En revanche, cette expression n’apparaît pas dans les cours de linguistique générale.
Or, figure vocale apparaît une fois dans les Délimitations. Cependant, si l’on regarde de plus près cette seule occurrence, on voit que Saussure l’utilise pour préciser le sens d’un mot, comme s’il envisageait avec ce dernier une nouvelle notion qui reprenait en mieux l’ancienne dénomination de figure vocale : « Item. Je crois que dans le discursif on peut parler d’aposèmes (de figures vocales) » (BGE : Ms. fr. 3951.15, f. 6). Cet unique usage dans les Délimitations montrerait donc que l’expression figure vocale n’est plus alors d’actualité.
— Forme. L’usage « explicatif » des nouveaux mots par d’autres « anciens » est aussi celui de forme, un mot que Saussure a fort critiqué, notamment dans la Science du langage, et qui, autrement, apparaît peu dans les Délimitations : « Item. Forme s’emploie pour aposème, sème, et enfin partie matérielle du sème synchronique » (BGE : Ms. fr. 3951.15, f. 6).
Forme est encore utilisé dans les cours de linguistique, notamment dans les parties consacrées à la description des langues, mais disparaît complètement de la partie générale.
— L’absence du langage des sourds-muets en tant qu’exemple d’un système sémiologique. Cette absence est fort intéressante et curieuse : autant dans les Délimitations que dans les autres textes autographes sur la Sémiologie, les différents signes que Saussure donne comme exemple du champ sémiologique n’incluent pas le langage des sourds-muets, lequel, au contraire, est mentionné dans le deuxième et le troisième cours de linguistique générale. Ce système sémiologique ne rentre qu’en 1908 dans les textes saussuriens.
Si l’on envisage à cet égard le lien avec le vécu de Saussure, on peut noter que celui-ci avait une petite sœur qui était sourde, Jeanne. Celle-ci est morte prématurément, en 1900. Ses derniers jours ont été encore plus pénibles à cause des difficultés de communication, peu de personnes la comprenant bien, hormis leur sœur Albertine qui habitait en Angleterre, et qui est fort attendue par toute la famille durant l’agonie de Jeanne (VEL, 322-326).
6. Conclusion
Après ce survol conceptuel et temporel autour des Délimitations, on pourrait envisager une suite temporelle correspondant à un chemin théorique singulier :
1. Saussure entame en 1891 l’écriture du projet d’une Science du langage, où il propose d’abord de prendre en compte la notion de système, qui lui vient de son Mémoire, au niveau de la réalité synchronique de la langue, plutôt qu’au niveau de la reconstruction. En mettant en cause, à partir de ce nouveau point de vue, les notions et les termes utilisés à l’époque, il serait arrivé cependant à une impasse diachronique lors de l’écriture de la distinction Status-Motus, vers 1893-1894.
2. Pour tenter d’en sortir, il compare la langue avec l’écriture à cause de leurs évolutions analogues, mais commence aussi à constater des ressemblances de nature entre différents signes, notamment vocaux et visuels, ce qui le mène à un bouleversement total de sa théorie et de sa terminologie, vers 1895-1900.
3. Après 1900, il aurait envisagé plus précisément le vaste projet de la Sémiologie, qu’il développe durant toute la décennie suivante en étudiant plusieurs champs sémiologiques (légendes et anagrammes, en particulier), ce qui l’invite à revoir sous cette nouvelle optique sa science linguistique.
4. Les cours de linguistique générale sont à cet égard l’occasion de s’attaquer à cette nouvelle tâche, ce qui expliquerait les doutes et les précautions qu’il prend pour les dicter.
Le point de bascule de la pensée saussurienne, de la logique argumentative de la Science du langage – logique qui présidait à ses ouvrages publiés, comme le Mémoire – vers une autre forme d’expression écrite « décousue », c’est la conception de la Sémiologie. Les Délimitations s’inscriraient dans ce tournant en étant l’expression première de cette quête pour arriver à concevoir la langue en tant que système sémiologique.
L’entourage parasémique des Délimitations nous permet d’observer que les idées qui y sont exprimées sont encore communes aux cours de linguistique générale. Cependant, à part les coïncidences de syntagmes et images, aucune preuve concrète n’autoriserait à affirmer une datation proche de 1907-1911, mais ces coïncidences permettent bel et bien de poser l’hypothèse d’une communauté de pensée entre ces notes et les cours de linguistique générale. Nous n’avons pas trouvé de bouleversement théorique ni de nouveautés fondamentales ; dans les Délimitations on trouve tous les pieux qui deviendront les principes généraux des cours : la distinction langue-parole (trésor mental, langue discursive), la distinction synchronie-diachronie, l’arbitraire du signe distinct de la conventionnalité, la dualité du signe linguistique, etc.
Envisager les Délimitations dans le cadre sémiologique ne revient pas à une simple question d’exégèse. Certes, cela permet de comprendre que la pensée présente dans la Science du langage est plus près du Mémoire, et fort éloignée de celle des cours de linguistique générale. Dans ce sens, il est parfaitement abusif de prétendre trouver dans la Science du langage une grande nouveauté eu égard au livre de 1913 qui, concernant le contenu des propositions saussuriennes, ne saurait être comparé qu’avec la publication intégrale des notes des tous les étudiants ayant assisté aux cours entre 1907 et 1911.
Cependant, comprendre les Délimitations dans ce cadre sémiologique permet surtout d’ouvrir de belles perspectives à l’étude linguistique. En effet, la communauté de pensée entre les cours et les Délimitations propose des perspectives réjouissantes à la réflexion autour des « nouveautés » de ces Délimitations qui n’ont pas été mentionnées lors des cours, mais qui sont néanmoins annoncées au début du troisième cours. Il s’agit notamment des mots et des notions comme sôme, aposème, parasème et sème, qui reprennent la réflexion sur les sons du langage en diachronie, laquelle provient du Mémoire. Ces termes travaillent l’ancienne figure vocale, mais dans cette nouvelle mouture, correspondent aussi à la réflexion sur la parole. Par ces notions, Saussure tente de comprendre, en sémiologue, la réalité des sons reconstruits comme trace de ce que les sujets parlants ont effectivement prononcé lors des actes de parole réels6.
De même, on pourrait comprendre quelques impasses de la linguistique de la parole, discipline qui doit clairement être conçue dans le cadre sémiologique, selon la proposition de Marie-Claude Capt-Artaud (1987, 1998). Rappelons à cet égard la grande difficulté des linguistes non sémiologues à adopter et continuer le projet saussurien d’une linguistique de la parole. Saussure a mis deux décennies à pouvoir envisager les éléments de sa linguistique dans une optique sémiologique, une tâche titanesque si l’on pense que la linguistique actuelle, malgré un siècle d’études saussuriennes, continue à regarder la sémiologie avec défiance, en s’imaginant en être entièrement distincte et indépendante.
Finissons cette réflexion par une remise en question de notre propre exposé, en corrigeant le titre que nous avons provisoirement utilisé concernant ce projet d’un livre fait de paragraphes minuscules. L’ensemble délimité par ce genre textuel « décousu » présent dans les « notes item+aphorismes+d’autres notes éparses » pourrait être appelé plutôt : Délimitations pour la science des signes.
Bibliographie
Abréviations
AdS Archives de Saussure (fonds de la BGE)
BGE Bibliothèque de Genève
CLG/E Saussure (1968-1974)
Mémoire Saussure (1879)
Ms. fr. Manuscrit français
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1 Robert Godel a fait en 1957 cette remarque dans la première analyse conséquente des recherches saussuriennes, les Sources manuscrites du Cours de linguistique générale (SM).
2 Remarquons que Robert Godel indiquait avec insistance qu’une autre note, non classée parmi les Aphorismes, à savoir BGE : Ms.fr. 3951.8, commençait également par un XIII.
3 Comme cela a été rapidement signalé par Rudolf Engler (1997) et Claudia Mejía Quijano (VEL 2014 : 160, note 1), et mieux développé par Alessandro Chidichimo (2018), la note appelée Note Alka, manuscrit coté BGE: Ms. fr. 3951.9, fait partie intégrante du texte de la Science du langage. Plus précisément, elle en serait le « résumé le plus général », à savoir ferait partie de la « partie synthétique ». Pour plus de précisions sur cet extrait, connu depuis bien des décennies, cf. l’article de l’auteur Unde exoriar? (1998), ainsi que Livres, textes et manuscrits saussuriens (Mejia & Mahecha, 2020).
4 Remarquons en passant que dans cette citation « langage » a un sens semblable à celui du mot anglais language, autant le sens général que celui de « langue », ce qui était courant à l’époque, Saussure étant justement celui qui en a proposé la distinction. Cette ambiguïté du mot « langage » est certainement aussi présente dans le titre Science du langage.
5 Plusieurs lettres datent le début de ce déchiffrement (VEL : 236-240).
6 Cf. de l’auteur L’aposème, la silhouette du mot (2000) et L’aposème, l’unité de parole (1999).