Termes et théories de Ferdinand de Saussure dans le Manuel d’accentuation Grecque de Bally
Je tiens à remercier les relecteurs anonymes de cet article ainsi que M. Daniele Gambarara pour leurs critiques, suggestions et conseils, qui ont permis d’améliorer le texte original.
1. Introduction
En 1945, à l’âge de quatre-vingts ans et presque totalement aveugle, Charles Bally publie son dernier ouvrage, le Manuel d’accentuation grecque. La carrière scientifique du linguiste genevois se termine ainsi par un petit livre de 130 pages destiné à l’enseignement secondaire qui, à juste titre, a été défini par Maurice Leroy (1947) comme le « testament scientifique » de Bally1.
Le Manuel réunit en effet deux aspects qui ont toujours occupé une place centrale dans la vie scientifique de cet érudit, à savoir l’étude de la langue grecque et la question de l’enseignement des langues et en particulier des langues classiques (Forel 1994, 1999, 2016 ; Chiss 1995). Sur ce dernier thème Bally revient à plusieurs reprises tout au long de sa carrière, qui débute en 1899 précisément par la publication d’un opuscule intitulé Les langues classiques sont-elles des langues mortes ? Quelques réflexions sur l’enseignement du grec et du latin. Le profond attachement que Bally ressent pour la langue et la pensée grecques émerge de toute évidence dans le discours prononcé en 1913 à l’occasion des adieux au Collège de Genève où le savant avait enseigné pendant dix ans (Marchese 2017). Nommé successeur de Saussure à la chaire de grammaire comparée et linguistique générale, avant de quitter ses élèves, Bally les invite à ne pas oublier ce qu’ils avaient appris lors de leur cursus scolaire et à cultiver les souvenirs d’une culture symbole de perfection.
Le Manuel représente la réalisation d’un « projet vieux de quarante ans » (Redard 1982 : 10), commencé autour des années 1907-1908, date à laquelle remonte le manuscrit intitulé Étude sur l’accentuation grecque (notamment des composés) avec prise de vue sur l’accent védique (BGE Ms. fr. 5090). Remis à la Bibliothèque de Genève le 24 mars 1961 par Alice Bally, le manuscrit se compose de 232 feuillets constamment remaniés dans les années suivantes jusqu’en 1929. À cette date, Bally semble abandonner complètement ce projet qui se présente encore sous la forme embryonnaire et inachevée de notes éparses parfois assorties d’exemples et de références bibliographiques. Ce qui devait être dans l’intention de Bally une étude destinée à des spécialistes des langues indo-européennes, comme le titre l’indique, réapparaît alors vingt-six ans plus tard, en 1945, sous la forme complètement différente d’un exposé au ton didactique conçu pour les candidats à la licence classique. Au fil du temps, une nouvelle idée fait son chemin dans l’esprit du linguiste, qui – probablement poussé par son expérience d’enseignement à l’Université de Genève – ressent le besoin pratique de donner une description synthétique, claire, et simple des lois et des principes sur lesquels se fonde l’accent grec, dans le but ultime d’aider ses élèves qui, à la fin du programme, devaient s’essayer à l’accentuation d’un thème grec.
Dans le Manuel l’auteur vise donc à définir « le fonctionnement de l’accent dans le cadre de la langue vivante » et à « en déterminer le rôle grammatical » (p. 5), où le terme « grammatical » doit être compris au sens saussurien, en tant que synonyme de « synchronique ». Toute perspective comparative et diachronique est abandonnée. Pour une étude historique et analytique Bally renvoie le lecteur au travail de son collègue et ami Joseph Vendryes, qui en 1904 avait publié le Traité d’accentuation grecque2. Dans une lettre datant du 29 mars 1946 (BGE Ms. fr. 5009 f. 154), Bally écrivait ainsi au linguiste français :
En second lieu j’ai abordé un p[eti]t manuel d’accentuat[ion] grecque qui, loin de concurrencer votre traité, est destiné à lui donner t[ou]te sa valeur, en fournissant aux débutants une initiat[ion] fondée sur une méthode entièrement ou presque entièrement descriptive. Des références systémat[iques] renvoient à votre ouvrage, en sorte que les deux livres se prêtent un mutuel appui3.
Le Manuel, au moment de sa publication, insuffle un vent nouveau dans le panorama des études sur l’accentuation grecque, en se démarquant de la tradition par la proposition de méthodes différentes d’analyse des faits accentuels du grec. Son caractère innovant se révèle immédiatement au lecteur qui est confronté à une terminologie nouvelle, vecteur de nouveaux concepts et de nouvelles catégories qui vont enrichir d’une manière originale le cadre théorique classique.
Le but du présent article est de montrer que derrière cette reformulation à la fois terminologique et conceptuelle se cache l’empreinte profonde, non encore dûment mise en évidence, laissée par le maître Ferdinand de Saussure.
2. La tradition dans la terminologie du Manuel
Dans le Manuel une coexistence et un équilibre parfaits sont établis entre l’ancien et le nouveau. Bally a été en mesure de réunir habilement deux tendances opposées, à savoir la préservation de la terminologie traditionnelle et l’introduction de néologismes qu’il considérait comme efficaces pour une compréhension plus profonde du sujet traité. Les créations néologiques, peu nombreuses, sont utilisées avec sagesse afin de ne pas compromettre la compréhensibilité et la clarté de l’exposition.
Le linguiste genevois était en effet conscient que l’adoption de termes en usage représentait un support didactique fondamental pour les élèves, en servant de point d’ancrage dans le parcours d’apprentissage et dans la construction de nouvelles connaissances. Il adopte donc la terminologie scolaire en vogue à l’époque qui, remontant aux grammairiens alexandrins, est par ailleurs utilisée encore aujourd’hui dans les manuels pour l’enseignement secondaire.
Trois types d’accents sont identifiés : l’accent aigu, qui affecte des voyelles soit brèves soit longues ou des diphtongues et dénote une montée mélodique ; l’accent circonflexe qui, en frappant exclusivement des voyelles longues et des diphtongues, indique la succession d’une montée et d’une descente sur la même syllabe ; et l’accent grave qui représente « une notation conventionnelle de l’aigu en finale de mot dans le corps de la phrase » (p. 14).
En fonction du type d’accent et de la syllabe affectée par l’accent, les mots sont classés en : oxytons, paroxytons, proparoxytons s’ils sont caractérisés par un accent aigu frappant respectivement la dernière, la pénultième ou l’antépénultième syllabe. En revanche, est appelé périspomène ou propérispomène le mot ayant un accent circonflexe qui tombe respectivement sur la dernière ou sur la pénultième syllabe.
Dans le Manuel la tradition terminologique persiste même dans le cas où elle est manifestement erronée. Ainsi, par exemple, la distinction entre ton et accent – riche d’implications théoriques et méthodologiques – est sacrifiée au nom de la clarté, et l’erreur désormais ancrée dans la tradition se perpétue : « On désigne souvent l’accent musical par le terme de ton (cf. syllabe tonique etc.). Pour des raisons pratiques, nous conservons le mot usuel, qui, ici, ne porte à aucune équivoque » (p. 12)4.
À l’intérieur d’un cadre théorique fondamentalement classique se greffent cependant des éléments de grande nouveauté qui feront l’objet des pages suivantes.
3. Innovation terminologique et conceptuelle dans le Manuel
Les manuels sur l’accentuation grecque qui circulaient à l’époque où Bally commence à rédiger son ouvrage étaient caractérisés par deux approches fondamentalement opposées. D’une part, certains érudits jugeaient sage de ne pas s’aventurer au-delà d’une simple énonciation de règles empiriques établies d’après un examen attentif des données. D’autre part, certains savants, tout en offrant une description minutieuse des faits, ne renonçaient pas à avancer des hypothèses sur les principes généraux réglant la position de l’accent dans les mots grecs. Parmi ces derniers figure Göttling (1825, 1831, 1835) à qui l’on doit la formulation du principe bien connu, d’après lequel en grec l’accent se porte généralement sur l’élément formatif du mot véhiculant l’idée principale (Hauptbegriffsylbe), à savoir sur la syllabe radicale (Wurzelsylbe) ou sur la syllabe qui, étant la plus proche de la racine, en définit et précise la signification.
Le principe de Göttling, adopté plus tard par Egger et Galuski dans leur manuel (1844) et proposé d’une façon similaire par Benloew (1847)5, s’avérait toutefois inefficace et contradictoire dans de nombreux cas offerts par les dialectes grecs. Plusieurs questions restaient sans réponse : pourquoi, par exemple, dans deux formes comme πρόγραμμα et προγραφή le préfixe, dans le premier cas seulement, précise la signification de la racine en attirant l’accent ?6
C’est précisément ce décalage entre la pratique et la théorie qui avait engendré un profond scepticisme ou même du dégoût7 à l’égard des aspects plus théoriques de l’accentuation grecque. Ainsi Chandler dans son manuel (1881) avait adopté une attitude strictement empirique, en se limitant à présenter des règles déduites de l’observation des données offertes par les grammairiens et les scholiastes antiques ou repérées dans les manuscrits médiévaux. Il avait rejeté toute hypothèse générale, élaborée selon lui par ceux qui avaient une confiance excessive en l’existence de principes rationnels régissant les phénomènes accentuels et qui sous-estimaient le rôle joué par le caprice et l’accident. Et ce faisant, Chandler se heurte à l’inconvénient contraire de celui de Göttling. Ses règles, en effet, tout en ayant l’avantage d’une application immédiate, avaient le défaut d’être trop nombreuses et très riches en exceptions. Ces dernières, pour être expliquées, auraient eu besoin à leur tour d’autres règles, générant ainsi une prolifération de lois « mystérieuses comme celles réglant la météo anglaise ou la mode parisienne »8.
Cette tension entre la théorie et l’empirisme est dépassée dans le Manuel de Bally, où la définition d’aspects théoriques représente le point de départ de l’énonciation de règles claires et circonscrites.
Dans l’Introduction l’auteur procède à une classification typologique des langues en fonction des facteurs qui régissent la position de l’accent dans le mot. En reprenant la célèbre dichotomie signifiant/signifié formulée par Saussure, Bally l’érige en critère de distinction entre deux catégories d’accent, l’accent de signifiant et l’accent de signifié. Dans les langues, écrit Bally, « la place de l’accent dans le mot peut être déterminée 1) soit par la forme phonétique du mot (que F. de Saussure appelle le signifiant)9, 2) soit par sa signification (le signifié), 3) soit enfin par l’un et l’autre concurremment »10 (p. 16).
L’accent de signifiant, aujourd’hui appelé « accent fixe », est celui par exemple du latin, où les caractéristiques phonétiques du mot et en particulier la quantité de la pénultième syllabe déterminent d’une façon purement mécanique la place de l’accent. En revanche, l’accent de signifié, à savoir l’accent libre, distingue les langues, comme le sanskrit, dans lesquelles l’accent joue un rôle fonctionnel et contribue à définir certaines catégories lexicales ou à caractériser la valeur syntaxique d’une forme dans la phrase.
Le grec appartient aux langues du troisième type : il est en effet caractérisé par un accent de signifié, « essentiellement catégoriel et lexical » (p. 17), dont la fonction principale est d’indiquer, par la place qu’il occupe, la catégorie lexicale à laquelle appartient le mot11. Toutefois, cette position, déterminée en premier lieu par des aspects grammaticaux, peut être conditionnée par des facteurs concernant la forme phonétique du mot. L’accent, en effet, conserve au cours de toute la flexion la même place définie en raison de sa valeur significative, à condition seulement qu’aucune loi ne soit violée au niveau du signifiant.
En d’autres termes, le grec est une langue à « accent à liberté limitée » (Garde 1968 : 137), le libre jeu de l’accent de signifié étant entravé par des « lois relatives aux signifiants », tels que la loi σωτῆρα12, la loi de Wheeler13, la loi de Vendryes (ou loi ἔγωγε)14, la loi χέρνιψ15 et la loi de limitation. Cette dernière en particulier, caractérisée par une application constante, joue le rôle le plus important. En stipulant que « l’accent ne peut remonter au-delà des trois dernières syllabes du mot si la syllabe finale est brève, ni au-delà des deux dernières si la finale est longue » (p. 18), elle définit ce que Bally par un néologisme heureux appelle le champ intonable ou champ accentuel du mot16, à savoir une zone accentuable comprenant les trois dernières syllabes qui sont seules « susceptibles de porter l’accent ».
L’accent grec, en tant qu’accent combiné, obéit à des lois qui opèrent sur deux niveaux différents. Étant avant tout un accent de signifié, il est réglé par des « lois d’accent dépendant de la valeur grammaticale des mots » qui établissent que l’accent, propriété du radical pur et par conséquent indépendant de tel ou tel cas, temps, mode et voix, occupe la même position au cours de la flexion. À ces règles se superposent les « lois relatives aux signifiants » qui, entrant en jeu sous certaines conditions phonologiques, entraînent le déplacement (ou le changement de qualité) de l’accent de signifié.
Cette double essence de l’accent grec, son caractère bicéphale, se traduit dans le Manuel par l’introduction d’une distinction – féconde et entièrement nouvelle dans le domaine de l’accentuation grecque – entre ce qu’on peut appeler un accent de flexion17 et l’accent radical. Le premier terme dénote un accent qui est concrètement réalisé au cours de la flexion et qui, concernant le niveau matériel des formes, est sujet à mobilité et à variation qualitative par effet des lois relatives au signifiant. Le deuxième terme, par contre, désigne un accent qui, en tant que propriété du radical pur, est fixe, immuable et n’est directement soumis à aucune loi opérant sur le plan matériel de la réalisation phonétique. La seule contrainte est de ne pas remonter au-delà du champ intonable. Placé à un niveau d’abstraction supérieure, l’accent radical pourrait être défini comme un accent « en puissance » et l’accent flexionnel comme un accent « en acte ». L’accent en puissance est l’accent premier, l’accent en acte est la réalisation particulière de l’accent premier dans un système de contraintes données : dans le processus linguistique par lequel on passe de la forme abstraite du radical à la forme flexionnelle concrète, l’accent radical s’actualise dans l’accent flexionnel, et la place est conservée seulement à condition que la loi de limitation ne soit pas violée.
Un tel dédoublement des catégories conceptuelles exige une réorganisation de la terminologie. Pour désigner la place effective occupée par l’accent dans la flexion du paradigme, Bally continue à utiliser les mots traditionnels, tels qu’oxyton, paroxyton, proparoxyton, périspomène et propérispomène. De nouveaux termes sont par contre introduits pour dénoter les trois types d’accent radical possibles dans la langue grecque. En particulier, le radical peut être caractérisé par un accent soit acrotonique (portant sur la dernière syllabe), soit mésotonique (frappant la pénultième syllabe), soit anaclitique (remontant dans les limites imposées par la loi de limitation) :
Dans ce livre, l’accent final de radical sera dit acrotonique ou accent 1 (a1) ; celui de pénultième mésotonique ou accent 2 (a2) ; nous appellerons anaclitique (ἀνακλίνω « pencher en arrière ») ou accent 3 (a3) l’accent qui remonte dans les limites du champ intonable (ce n’est pas toujours un accent d’antépénultiéme !). Les noms abstraits correspondants seront respectivement acrotonie, mésotonie et anaclise (p. 31).
À travers une opération d’abstraction, dont Postgate (1924, 1925)18 avait également souligné la nécessité méthodologique, Bally donne vie à des catégories entièrement nouvelles, sans précédent dans les ouvrages de l’époque. Il identifie le véritable nœud de la question accentuelle grecque, qui consiste à déterminer la position occupée par l’accent dans le radical pur et non dans la flexion. Cela signifie que la classification traditionnelle des grammairiens alexandrins, fondée sur le type d’accent « écrit » (circonflexe ou aigu) et la syllabe affectée par l’accent, est non seulement inefficace mais trompeuse. Elle ne permet de saisir ni les différences substantielles se cachant derrière des formes apparemment identiques ni l’identité occultée par une différence fictive. Ainsi, par exemple, πατέρα et λεγομένου sont tous les deux paroxytons en ce qui concerne l’accent flexionnel, mais ce n’est que dans le deuxième cas que l’accent remonte dans la limite du champ intonable, le premier terme étant mésotonique et le deuxième anaclitique. En revanche, les formes δοτῆρα et πατέρα, bien que réalisées de manière différente, propérispomène pour la première et paroxytone pour la deuxième, sont caractérisées par le même accent radical mésotonique.
L’identité entre les deux premières formes et la différence entre les secondes sont un épiphénomène dû à l’effet des lois tenant au signifiant : dans le premier cas la loi de limitation entraîne un déplacement de l’accent de l’avant-pénultième à la pénultième syllabe et dans le second cas la loi σωτῆρα provoque un changement de qualité de la voyelle en conséquence de la finale trochaïque du mot.
La classification traditionnelle des mots fondée sur l’accent flexionnel étant inadéquate, Bally la remplace par une catégorisation fondée sur l’accent radical, liée ainsi à la valeur significative et grammaticale de l’accent, en tant qu’accent de signifié. Il s’agit d’un expédient d’une grande puissance heuristique rendant les règles et les mécanismes qui sous-tendent l’accentuation du grec clairs et simples. L’identification de la place de l’accent radical, à savoir l’attribution à chaque unité lexicale du schéma accentuel qui lui est propre, peut en effet dans la plupart des cas être effectuée à partir de la structure morphologique interne du mot et des propriétés accentuelles des morphèmes qui le composent. L’interaction profonde entre l’accentuation et la morphologie, qui sera reconnue comme fondamentale dans un grand nombre d’études successives (inter alia Kiparsky 1967, 1973, Kiparsky et Halle 1977, Garde 1968, Steriade 1988, Petit 2016)19, est mise au centre, en tant que caractéristique fondamentale des langues à accent libre. La fausse croyance selon laquelle l’accent de signifié est synonyme d’accent imprévisible et capricieux est ainsi dissipée.
En particulier, les verbes et les mots composés sont tous anaclitiques20 alors que dans les suffixaux, c’est-à-dire les « transposés de mots, simples ou complexes, à l’aide d’un élément spécial appelé suffixe, qui marque leur nouvelle fonction grammaticale » (p. 47), l’accentuation est régie par des règles spécifiques à chaque suffixe. Ainsi par exemple, les substantifs féminins en -ᾰ de la première déclinaison sont tous anaclitiques (θάλασσα « mer », θεράπαινα « servante », etc.) ; l’acrotonie caractérise les substantifs en -ιος de la deuxième déclinaison dénotant les noms de parenté et les noms d’animaux (ἀνεψιός « cousin », μητρυιός « beau-père » etc.) ; ou encore les noms en -οντ- de la troisième déclinaison ont tous un accent radical mésotonique (δράκων « serpent », θεράπων « serviteur » etc.).
La difficulté d’identifier la place de l’accent radical demeure seulement pour les mots simples où l’accent, en tant que propriété idiosyncratique du mot, « échappe à toute règle et est imprévisible » (p. 45). L’élève ne peut s’appuyer que sur sa mémoire, la pratique constante et un ensemble de règles empiriques afin de ne pas tomber dans le désespoir et la désorientation.
Malgré son originalité, l’ouvrage, salué par les contemporains21, n’a cependant pas reçu par la suite l’attention méritée. À notre connaissance, il n’y a aucune trace de cette nouvelle catégorisation dans la littérature ultérieure, la seule exception étant représentée par le travail de Probert (2006), consacré à l’accentuation des noms et des adjectifs en -ρο-, -το-, -νο-, -λο- et -μο-22.
4. L’empreinte cachée de Ferdinand de Saussure dans le Manuel
Dans une lettre adressée à l’ami et collègue Max Niedermann23, Bally soulignait que « tout en poursuivant un but strictement pratique », il s’était appuyé dans son Manuel « sur des principes et des méthodes en partie personnels ».
Or, l’influence de Saussure est évidente dès les premières pages, où la dichotomie signifiant/signifié est reprise et adaptée au domaine accentologique pour indiquer deux types différents d’accent et de lois régissant la position de celui-ci. Il existe toutefois un emprunt plus profond dont la terminologie nous offre des indices et constitue également un élément de preuve.
Si l’on observe attentivement la triade néologique acrotonique-mésotonique-anaclitique, on peut tout d’abord remarquer que seuls deux des trois termes ont la même formation morphologique. Acrotonique s’oppose en premier lieu à mésotonique ; dans les deux cas, en effet, le premier élément du mot composé dénote la position de la syllabe accentuée, acro- (du grec ἄκρος) indiquant l’extrémité finale et méso- (du grec μέσος) la partie centrale du radical. Le troisième terme, anaclitique, quant à lui, présente une composition morphologique complètement différente. Il dérive, comme l’explique Bally, du verbe grec ἀνακλίνω qui signifie « se plier en arrière » et dénote donc un accent « récessif » qui remonte dans les limites du champ intonable. Anaclitique semble avoir été créé ultérieurement comme si, à partir d’une dyade initiale, une triade avait été construite par l’ajout d’un troisième élément non prévu auparavant.
Cette hypothèse trouve un appui sérieux. C’est à Ferdinand de Saussure, en effet, que l’on doit l’introduction des adjectifs acrotonique-mésotonique et des substantifs associés acrotonie-mésotonie. Cette dyade terminologique, forgée lors du cours de lituanien donné à l’Université de Genève vraisemblablement en 1901-1902, est attestée dans les notes prises par Bally24, qui était à l’époque le seul élève, avec Kama Fairbanks et Alfred Juvet, à suivre le cours en question. Les termes, introduits à propos du fonctionnement de la mobilité accentuelle dans la langue lituanienne, restent cantonnés dans le contexte didactique ; on n’en trouve aucune attestation dans les publications consacrées à l’accentuation lituanienne (Saussure 1894, 1896)25.
Il est indéniable que le lien entre la terminologie et la théorie est profond et incontournable. Bally, en adoptant les termes que Saussure avait introduits en classe, reprend en fait toute la démarche méthodologique et le cadre théorique sous-jacents à cette même terminologie.
Lors de son cours de lituanien, en effet, Saussure avait le premier proposé l’idée d’une nouvelle classification, afin de distinguer le plan concret de la réalisation effective de l’accent dans la flexion d’un niveau abstrait où l’accent – en tant que propriété idiosyncrasique du mot – constitue un élément fixe et immuable. Il avait ainsi introduit la distinction entre l’accent radical et l’accent flexionnel26. Le premier est l’accent portant sur la partie invariable du mot, formée de syllabes qui restent phonétiquement inaltérées au cours de la flexion ; l’accent flexionnel en revanche est propre à la partie variable, à savoir la « partie sujette à varier (dans les formes collatérales du même paradigme) » (BGE Ms. fr. 5133 f. 27r.)27. En raison de l’absence de thèmes oxytons en lituanien28 – axiome fondamental sur lequel nous nous pencherons par la suite – l’accent flexionnel, ou bien l’accent oxyton, doit être conçu comme une « dérogation à l’accent radical », ce-dernier ne manquant dans aucun mot. Cela signifie que pour identifier la place de l’accent dans une forme spécifique il faut avant tout déterminer la syllabe de la partie invariable qui est affectée par l’accent radical.
Il fallait toutefois une terminologie adéquate pour désigner la place de l’accent radical sans la confondre avec la position réelle occupée par l’accent dans la flexion. C’est précisément pour distinguer linguistiquement ces deux plans dont la séparation était nette dans l’esprit du maître, que le recours à des néologismes devient inévitable. La place effective de l’accent dans la flexion étant désigné par des termes déjà en usage (oxyton, paroxyton, proparoxyton, hyperbaryton), Saussure forge ainsi les termes acrotonique et mésotonique, pour dénoter respectivement les thèmes à accent radical initial et les thèmes caractérisés par un accent radical frappant le milieu du thème.
Le but ultime de cette double catégorisation était de distinguer des entités auxquelles « des caract[ères] spéciaux et différents sont attachés » (BGE Ms. fr. 5133 f. 52.), en particulier la paroxytonie d’une part et l’acrotonie d’autre part, liées respectivement à une mobilité mécanique plus récente causée par des principes phonologiques internes à la langue29 et à une mobilité grammaticale plus ancienne30.
Bien que cette nouvelle classification résulte de raisons internes à la langue lituanienne, elle est reprise par Bally dans son Manuel, où – réinterprétée et adaptée au système accentuel grec – elle devient la principale innovation théorique-méthodologique. Les implications pratiques sont immédiates : une fois le type d’accent radical déterminé sur la base de principes morphologiques, tout éventuel déplacement devient en effet facile à prévoir, la mobilité étant déclenchée par des lois purement mécaniques et bien connues. Il suffit de déplacer l’accent dans les cas où les conditions imposées par la loi de délimitation sont violées.
Bien que les similitudes entre les procédures théoriques et méthodologiques adoptées par Saussure et Bally soient évidentes, une différence frappante attire immédiatement l’attention : en lituanien il n’y a que deux accents radicaux envisageables pour les noms polysyllabiques, alors que pour le grec Bally avait introduit trois schémas accentuels. La raison réside dans le fait – introduit ci-dessus – que la langue baltique, à la différence du grec, n’a pas de thèmes oxytons, à savoir de mots qui retiennent l’accent sur la dernière syllabe au cours de tout leur paradigme flexionnel31. Pour utiliser les mots du maître genevois, en lituanien « le type στρατηγός n’existe pas » (BGE Ms. fr. 5133 f. 24r.).
Cela signifie que tous les dissyllabes sont caractérisés par le seul schéma accentuel acrotonique32, qui peut être représenté de la façon suivante : | ‒33. Pour les trisyllabes, par contre, deux schémas d’accentuation sont envisageables : un schéma acrotonique ‒ | ‒ dans lequel l’accent radical affecte la syllabe initiale de la partie invariable (trisyllabes acrotoniques) ; et un second schéma mésotonique ‒ | ‒ dans lequel l’accent radical tombe sur la syllabe située au milieu de la partie invariable (trisyllabes mésotoniques). La fixité de l’accent radical implique que lorsque celui-ci tombe sur la partie invariable du trisyllabe, il occupe toujours la même position. Il est évident qu’un même mot n’a qu’un schéma.
La nécessité de distinguer la place effective de l’accent d’un côté et la position de l’accent radical de l’autre est évidente. Bien que les dissyllabes soient tous acrotoniques du point de vue du schéma accentuel, les formes peuvent être réalisées comme paroxytones ou oxytones (par exemple, nominatif naktìs, et accusatif na͂ktį « nuit »). Affirmer que tous les dissyllabes sont acrotoniques équivaut en pratique à affirmer que l’accent se réalise concrètement comme paroxyton dans les différentes formes du paradigme, sauf cas d’oxytonaison grammaticale (naktìs vs na͂ktį) ou mécanique (rankà < *-ó vs rañką). La paroxytonie des formes à l’accusatif singulier ne doit donc pas être confondue avec l’acrotonie qui caractérise les thèmes des dissyllabes. Cela devient encore plus évident pour les noms trisyllabiques, comme les schémas le montrent. Dans ce cas, les paroxytons ne peuvent jamais être acrotoniques tout comme, à l’inverse, les acrotoniques ne peuvent jamais être paroxytons. Acrotonie et paroxytonie appartiennent donc à deux niveaux différents, la première étant attachée à la notion abstraite de partie invariable, la deuxième faisant référence à la réalisation concrète de l’accent dans les formes du paradigme.
L’absence de thèmes oxytons en lituanien rend l’identification de l’accent radical beaucoup plus simple qu’elle ne l’est en grec. Reprenant la distinction entre accent radical et accent flexionnel, on peut en effet affirmer avec certitude qu’en lituanien il n’y a aucun mot qui – pour le moins dans une forme flexionnelle – ne porte l’accent dans sa partie invariable. Cela équivaut à dire qu’au moins une forme du paradigme doit être caractérisée nécessairement par un accent radical. Par conséquent, une forme oxytonée ne peut jamais être porteuse d’un accent radical, mais uniquement d’un accent flexionnel ; ergo si l’on est en présence d’une forme oxytonée, on peut en déduire que le paradigme doit nécessairement présenter d’autres formes barytonées, à savoir accentuées sur leur partie invariable34. Ainsi, par exemple, dans la forme de nominatif singulier sesuõ « sœur » l’accent est forcément flexionnel, car il tombe sur la partie variable du mot. Par conséquent, une forme du paradigme au moins doit nécessairement être caractérisée par un accent radical frappant la partie invariable se- (cf. par exemple l’accusatif singulier sẽserį).
L’absence en lituanien de thèmes oxytons qui sont par contre présents dans la langue grecque est à l’origine de l’opération de redéfinition de la terminologie saussurienne opérée par Bally. Ainsi l’opposition acrotonique-mésotonique introduite par Saussure s’enrichit chez Bally du troisième élément anaclitique. Cet adjectif, en dénotant l’accent radical qui frappe la syllabe initiale du mot, acquiert donc le sens qui chez Saussure est propre à l’adjectif acrotonique, ce dernier désignant à son tour l’accent sur la syllabe finale du radical. Dans cette reconfiguration sémantique, mésotonique seul conserve sa signification originale.
5. Conclusions
De cette analyse il ressort clairement que les enseignements dispensés par Saussure lors du cours de lituanien ont influencé profondément le cadre théorique élaboré par Bally dans son petit ouvrage. À la base de la construction théorique du maître genevois, reprise par Bally, il y a une opération d’abstraction à partir de la catégorisation traditionnelle et la proposition d’une nouvelle classification fondée sur la position qu’occupe l’accent dans le radical indépendamment du déplacement entraîné par des modifications de la forme phonétique au cours de la flexion.
Cela ne doit cependant pas obscurcir ou minimiser l’opération herméneutique accomplie par Bally qui se révèle être un interprète savant et raffiné de Saussure, dans l’application à la langue grecque des théories développées pour l’accentuation lituanienne.
Il est remarquable que dans les deux cas, les innovations terminologiques et théorico-méthodologiques, discutées ci-dessus, prennent forme dans un contexte didactique où elles restent confinées, attestées cependant dans deux écrits qui revêtent une importance capitale. Si en effet le Manuel représente le testament scientifique de Bally, de la même façon, les notes du Cours de lituanien ont une valeur historique inestimable, car elles témoignent des derniers mots prononcés par Saussure à propos de questions liées à l’accentologie lituanienne, sur lesquelles, après cette date, le maître genevois ne reviendra que sporadiquement.
À l’occasion de sa leçon inaugurale tenue à Genève en 1913, Bally avait défini le cours de lituanien professé par Saussure comme « le plus beau cours que nous ayons entendu de lui » (Forel 1982 : 47, note 8). Aujourd’hui on peut le dire : Bally a parfaitement réussi à interpréter et à valoriser cette beauté, en lui donnant une nouvelle vie dans le Manuel d’accentuation grecque.
Bibliographie
Abréviations
BGE Bibliothèque de Genève
Études
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1 Cf. le compte rendu du Manuel d’accentuation grecque rédigé par Leroy. Une copie imprimée du compte rendu est envoyée par l’auteur lui-même à Alice Bally en pièce jointe, dans une lettre datant du 2 août 1948, conservée à la Bibliothèque de Genève (BGE Ms. fr. 5014 f. 84-88).
2 Une copie du Traité est envoyée à Bally par Vendryes lui-même, qui dans une lettre datant du 8 août 1904 (BGE Ms. fr. 5004 f. 400-401) remercie son collègue pour les précieux conseils qui ont comblé les lacunes philologiques de son travail. À son tour, à l’hiver 1946, Bally envoie une copie du Manuel d’accentuation grecque à Vendryes qui exprime toute son admiration pour cet ouvrage défini comme une « agréable surprise » (BGE Ms. fr. 5004 f. 418).
3 Sur la correspondance entre Bally et Vendryes consacrée à l’accentuation grecque, cf. Testenoire (2017).
4 La même attitude prudente et réticente à l’innovation est d’ailleurs adoptée par Vendryes dans son Traité (1904 : XI-XII) : « On n’y a rien admis qui ne puisse être compris d’un novice : les termes techniques indispensables ont été définis lors de leur première apparition. […] Pour le reste on a innové le moins possible ; on a préféré conserver les habitudes reçues, même mauvaises, lorsqu’on ne pouvait les sacrifier sans danger pour la clarté ; c’est le cas, par exemple, pour les règles générales d’accentuation qui restent formulées en fonction de la quantité (§ 52 et suiv.), bien que cette théorie repose sur une conception certainement inexacte ; c’est le cas aussi pour l’emploi du mot accent, consacré par l’usage auquel on n’a pas osé substituer le terme, cependant plus exact, de ton (§ 3) ».
5 Il s’agit du « principe logique », d’après lequel l’accent se porte sur l’élément véhiculant l’idée principale, c’est-à-dire la racine. Selon Benloew, ce principe aurait remplacé le principe antérieur et plus naturel du « dernier déterminant », sur lequel se fondait l’accentuation grecque dans une phase plus ancienne.
6 Cf. les critiques avancées par Chandler (1881 : VIII-IX) ou par Benloew (1847 : 93-94).
7 Cf. Postgate (1925 : 2) : « A difficulty with which a writer on the accents of Ancient Greek has inevitably to contend is the existence of a genuine and widespread, though often unacknowledged, distaste for the subject. This distaste, which must always spring up in matters where, as in the pronunciation of Greek accents in Europe, theory is divorced from practice, has found a natural vent in a scepticism, again not always avowed, as to the value and certainty of what is included in the traditional system ».
8 Cf. Chandler (1881 : VI) : « We have to deal with a subject in which popular caprice has been complicated by scholastic pedantry, two elements of confusion, governed it may be by laws, but by laws mysterious as those which regulate English weather or Parisian fashions ».
9 Il faut remarquer, incidemment, qu’ici Bally à certains égards force et banalise la notion de signifiant en mettant l’accent sur sa nature totalement matérielle. Il prive ainsi le signifiant de la dimension fondamentalement psychique et mentale qui lui est propre et qu’il partage avec le signifié. Cf. Saussure (1916 : 98) : « L’image acoustique [le signifiant, NDLR] n’est pas le son matériel, mais l’empreinte psychique de ce son ».
10 Cette tripartition proposée par Bally trouve un parallèle intéressant dans le Cours de lituanien de Saussure (1901-1902, cf. § 4). En fonction des principes qui déterminent la position de l’accent dans un mot, le maître genevois distingue : un accent libre, dont la place est déterminée exclusivement par un principe grammatical interne à la langue (accent de signifié chez Bally) ; un accent mécanique, dont la position est plutôt liée à un principe phonologique interne à la langue (accent de signifiant chez Bally) ; et enfin un accent moitié libre, combiné. Ce dernier, qui ne reçoit pas de dénomination spécifique chez Bally, est typique de la langue grecque, où des principes phonétiques modifient la position que l’accent devrait occuper en raison de sa valeur significative.
11 Sauf quelques exceptions sporadiques qui « ne jouent pas de rôle dans le système » (p. 29 : πούς « pied », gén. sing. ποδός, acc. sing. πόδα), la fonction de marquer des oppositions syntaxiques a disparu dans la langue grecque. Cette stratégie, désormais devenue résiduelle, devait être plus importante auparavant, comme la comparaison avec le védique et le lituanien le démontre.
12 En attique, tous les mots à finale trochaïque accentués sur la pénultième sont propérispomènes.
13 En attique, tous les mots oxytons de forme dactylique ou à finale dactylique deviennent paroxytons.
14 En attique, les mots trisyllabiques propérispomènes à antépénultième brève deviennent proparoxytons.
15 Les mots polysyllabiques se terminant par une voyelle brève suivie de ψ ou ξ ne sont jamais accentués sur la syllabe finale.
16 Cf. Bally (1945 : 18, note 1) : « La notion de champ accentuel est à la base de toute l’accentuation grecque ; l’élève fera bien de s’accoutumer dès le début à déterminer le champ accentuel de tous les mots qu’il aura sous les yeux ». Une forme embryonnaire de la notion de champ intonable semble apparaître déjà dans le Cours de lituanien de Saussure, lorsqu’à propos de l’accent combiné (cf. note 10 pour les détails), Saussure donne comme exemple la forme du grec γυ[ναικῶν. L’expédient graphique des crochets est ici introduit pour indiquer la limite syllabique idéale, assurée par la loi de limitation, au-delà de laquelle l’accent ne peut pas remonter. Si la forme périspomène n’est pas prévisible, le grec étant caractérisé par un accent fondamentalement libre, on sait toutefois que l’accent ne peut pas dépasser la syllabe ναι. Le symbole graphique [ , marquant l’espace syllabique à l’intérieur duquel l’accent peut se déplacer, n’est autre que la représentation iconique du concept de champ intonable. Une notation similaire, par ailleurs, est adoptée par Bally lui-même dans le Manuel, où les syllabes ne faisant pas partie du champ intonable sont placées entre parenthèses rondes. C’est, par exemple, le cas des formes quadrisyllabiques à finale brève (παι)δεύετε ou des formes trisyllabiques à finale longue (παι)δεύω, où le champ intonable recouvre seulement une partie de la forme.
17 Il convient de préciser que Bally ne parle pas explicitement d’un « accent flexionnel », mais plutôt de « la place effective de l’accent dans les variations flexionnelles au sein de la phrase » (p. 31). Dans cette acception on utilise ici le terme accent flexionnel, introduit à des fins exclusivement pratiques. Cependant, la théorie exposée par Bally n’est pas sujette à altération. Le terme « accent flexionnel » est également utilisé par Saussure dans le Cours de lituanien mais avec une signification différente (cf. § 4).
18 Postgate dans son manuel (1924) avait proposé de classer les mots en récessifs – mots dans lesquels, sous réserve de la loi de limitation, l’accent s’éloigne de la terminaison autant que possible – et non récessifs – mots où l’accent est plus proche de la fin. Cette classification atteint chez Bally son aboutissement le plus complet, les mots non récessifs étant divisés en mésotoniques et acrotoniques. Cf. également Postgate (1925 : 5) : « For the purposes of description as distinct from scientific classification I have, in the second chapter of my Short Guide, divided the accents of Ancient Greek into Recessive and Non-Recessive. The definition of Recessive Accents there given may be restated here as follows. Recessive Accents are those which, for any reason whatever, are at the maximum distance from the end of a word permitted by the laws of quantity in their application to accentuation, all other accents being Non-Recessive ».
19 L’importance de la morphologie pour la détermination de la position de l’accent avait déjà été saisie par les grammairiens antiques et représente le principe fondamental des travaux théoriques modernes conduits en particulier dans le domaine de la phonologie générative. Pour une introduction générale, cf. Probert (2006, en particulier p. 29 et p. 112-119).
20 Le caractère récessif de l’accent dans les verbes grecs, considéré par certains érudits (Göttling op. cit. ; Egger et Galuski op. cit.) comme un trait archaïque, est en fait une innovation commune à tous les dialectes grecs, remontant à une époque très ancienne, antérieure à la fragmentation dialectale. Sur l’origine de l’accent récessif du verbe, cf. Wackernagel (1877).
21 Cf. la lettre adressée par Vendryes à Bally datant du 13 janvier 1946 (BGE Ms. fr. 5004 f. 418) : « Sans parler d’une exposition très originale et très claire dont les étudiants tireront grand bénéfice, j’y ai admiré les progrès que vous faites faire à un sujet sur lequel mon modeste Traité paraît maintenant bien vieillot ». Ou encore, dans le compte rendu susmentionné, Leroy (1947 : 175) affirmait : « En ce qui concerne la terminologie, Bally a innové d’une façon qui nous paraît très heureuse et propre à clarifier plus d’un problème ».
22 Chez Probert, les trois catégories d’accent introduites par Bally, acrotonique (ou accent 1), mésotonique (ou accent 2) et anaclitique (ou accent 3) sont nommées respectivement finally accented, intermediate et recessive.
23 Cf. la lettre adressée par Bally à Niedermann datant du 5 janvier 1945 (BGE Ms. fr. 5009). En ce qui concerne la correspondance avec Niedermann dans laquelle le Manuel est mentionné cf. BGE Ms. fr. 5009 f. 78, 79 ; BGE Ms. fr. 5003 f. 329, 330, 334, 335.
24 Il s’agit de quatre cahiers rassemblés en un seul volume et conservés à la Bibliothèque de Genève avec la cote BGE Ms. fr. 5133. Une édition commentée des cahiers est en préparation (cf. Saussure en préparation).
25 L’accentuation lituanienne constitue un domaine d’investigation le plus fertile exploré par Saussure. Pour comprendre la contribution de Saussure à ce domaine d’études, cf. inter alia Jäger, Buss, Ghiotti (2003), Petit (2004, 2009, 2010, 2013), Gambarara (2008), Joseph (2009) et les pages introductives écrites par Petit et Stundžia dans Saussure (2012).
26 Sur les termes accent radical et accent flexionnel cf. aussi Saussure 1922 : 531-532.
27 Cette dernière ne doit pas être confondue avec les notions de thème ou de racine du mot. Prenons, par exemple, la forme du nominatif singulier var̃nas « corbeaux » et la forme de l’instrumental pluriel var̃nais : la partie invariable est représentée par la seule syllabe var-, alors que le thème varna- est caractérisé par la présence d’une syllabe supplémentaire. Cf. BGE Ms. fr. 5133 f. 29r : « thème = invariable + 1 syll[abe]. invariable = thème – 1 syll[abe] ».
28 On doit préciser : l’absence de thèmes oxytons ne signifie pas que le lituanien n’a pas de formes oxytones. Celles-ci sont présentes dans la classe accentuelle 2 (où elles sont déterminées par la loi de Saussure), dans la classe accentuelle 3 (où elles sont dues à la présence de cas morphologiquement dominants) ainsi que dans la classe accentuelle 4 (où elles sont déterminées à la fois par la loi de Saussure et par la présence de cas morphologiquement dominants). Cf. inter al. Jasanoff (2017 : 40). L’absence de thèmes oxytons est limitée aux noms et adjectifs. On a par contre des pronoms oxytons, tels que anàs, kurìs, katràs etc. La disparition des thèmes oxytons remonte à l’époque balto-slave, lorsque par effet d’un phénomène de récessivité accentuelle, qui a débuté dans les thèmes consonantiques et s’est ensuite étendu par analogie aux thèmes vocaliques, certaines formes oxytones sont devenues barytones. Les « thèmes oxytons » sont ainsi devenus des « thèmes mobiles » (classes accentuelles 3 et 4), où des formes oxytones (nom. sg. galvà et žiemà) coexistent à côté de formes non-oxytones (acc. sg. gálvą et žiẽmą). Subséquemment en lituanien, la loi de Saussure a recréé de nouvelles formes oxytones dans les types accentuels 3 et 4, y compris dans le type 2 baryton (nom. sg. *rañkā́ > rankà). Cette corrélation entre la mobilité accentuelle et l’oxytonaison, supposée pour la première fois par Saussure dans l’article de 1896, représente aujourd’hui une sorte de « théorème fondamental » de la mobilité balto-slave. Cf. Jasanoff (2017 : 111).
29 Il s’agit de la mobilité entraînée par la loi de Saussure. Une formulation diachronique de la loi est énoncée dans l’article datant de 1896 : « À une certaine époque anté-dialectale (du reste indéterminée), l’accent “s’est régulièrement porté de 1 syllabe en avant quand, reposant originairement sur une syllabe douce (geschliffen), il avait immédiatement devant lui une syllabe rude (gestossen)” » (Saussure 1896 : 157 ; Saussure 1922 : 526). Ce principe de mécanicité, qui interfère en fait avec les principes grammaticaux internes déterminant la position de l’accent au sein du mot, était à la base des différences entre les paradigmes Mob/Mobα d’une part, et Imm/Immα d’autre part. Avant l’action de la loi de Saussure, le système lituanien n’était constitué que de deux paradigmes, un mobile (Mob) et un immobile (Imm), la mobilité du premier étant de nature grammaticale et donc non imputable à des faits phonologiques.
30 Sur cet aspect, cf. Saussure (en préparation).
31 Comme Saussure le souligne dans l’article datant de 1896, l’absence de thèmes oxytons constitue un des principes élémentaires de la langue lituanienne, qui toutefois « semble ignoré de presque tous ceux qui citent l’accent lit. » (Saussure 1986 : 528, note 1). La barytonaison doit être considérée comme la forme d’accentuation normale de tout mot et de toute forme lituanienne, l’oxytonaison étant une « dérogation à l’accent radical ». Cf. également la note 28.
32 « I. Puisqu’il n’y a pas de thèmes oxytons tous les dissyllabes sont identiques pour l’accentuation (accent initial : výra- (výras), na͂kti- (naktìs, na͂ktį), gë́sme (gësmė͂, gë́smę), dan͂gu- (dangùs, dan͂gų). Il faut regarder l’accusatif singulier pour voir cette complète identité » et encore « II. En appelant acrotoniques les th[èmes] quelconques qui ont l’accent sur l’initiale, tous les dissyll[abes] sont acrotoniques » (BGE Ms. fr. 5133 f. 51v.).
33 La barre verticale tracée au sein du mot indique la frontière syllabique idéale isolant la partie syllabique non sujette à variation de la partie variable.
34 D’un point de vue diachronique, cela résulte du fait que les thèmes oxytons sont systématiquement devenus des thèmes mobiles, en raison du phénomène de récessivité accentuelle datant de la période balto-slave (cf. la note 28). Il convient cependant de souligner que le raisonnement conduit par Saussure et proposé ici est mené dans une perspective synchronique.