Y a-t-il une perspective sémiologique chez Whitney ?
Notes sur la lecture saussurienne de Whitney
C’est un fait largement connu que le linguiste américain W. D. Whitney a influencé quelques-unes des conceptions de F. de Saussure ; le Genevois lui-même souligne en maints endroits sa dette à son égard. Traditionnellement cette dette est considérée comme concernant fondamentalement deux aspects : la thèse de la langue comme institution sociale et l’arbitraire du signe. Toutefois, en lisant les cahiers des élèves des cours de linguistique générale et les manuscrits, on en trouve d’autres : la vision de la langue comme un système de signes parmi d’autres, l’importance secondaire attribuée à l’étude de la phonation et l’accent mis sur l’étude de la forme linguistique au détriment de la substance sont des aspects de la théorisation saussurienne sur lesquels Saussure affirme systématiquement son accord avec Whitney, et dont en général on parle peu ou pas.
Dans cet article nous examinerons ces autres aspects, spécialement le premier, qu’on peut appeler plus simplement perspective sémiologique sur la langue. Saussure reconnaît chez Whitney, comme nous le verrons par la suite, l’idée de la langue comme un cas particulier de système de signes. Ce fait laisse penser que l’auteur américain a réellement développé une perspective que l’on pourrait qualifier de « sémiologique » et cela nous amène à rechercher son rôle, s’il y en a un, dans le développement de la conception correspondante du Genevois. À partir de la considération de quelques notes de Saussure et de Whitney, nous chercherons à dégager les spécificités de la perspective « sémiologique » chez les deux linguistes.
1. La sémiologie whitneyenne : « la plus juste idée philosophique qui ait jamais été donnée du langage »
La source manuscrite saussurienne qui met en lumière la conception de Whitney de la langue comme système de signes, ce sont les célèbres Notes pour un article sur Whitney (ELG : 203-222) ; Saussure y dit :
Dans toute son œuvre, Whitney n’a cessé de se placer sur ce terrain, mais il y a deux passages plus propres encore que tout le reste à faire sentir depuis le premier moment exactement la pensée [ ]. Dans un des derniers chapitres de Life and Growth of Language Whitney dit que les hommes se sont servis de la voix pour donner des signes à leurs idées comme ils se seraient servis du geste ou d’autre chose, et parce que cela leur a semblé plus commode de se servir de la voix. Nous estimons que ces deux lignes, qui ressemblent à un gros paradoxe, [apportent] la plus juste idée philosophique qui ait jamais été donnée du langage ; mais en outre que notre plus journalière pratique des objets soumis à notre analyse aurait tout à gagner à partir de cette donnée. Car elle établit ce fait que le langage1 n’est rien de plus qu’un cas particulier du signe, hors d’état d’être jugé en lui-même. (ELG : 215).
Le chapitre de La vie du langage auquel Saussure fait référence est sûrement l’avant-dernier, le chapitre XIV, où l’on peut trouver les principales formulations en ce sens ; pour cette raison, nous nous bornerons ici spécifiquement à lui. Les deux passages mentionnés dans la note sont probablement les suivants :
C’est une erreur, née de l’habitude, que de regarder la voix comme l’instrument spécifique du langage ; c’est un instrument entre plusieurs autres. [...] Or, ce n’est qu’une idée fausse de la nature du langage qui peut nous empêcher de comprendre qu’il y a une parfaite analogie entre cet instrument et les autres, et qu’il est inutile et vain de chercher pour le langage la base imaginaire de signes articulés spécifiques, concordant d’une façon nécessaire avec les idées humaines. C’est certainement une étude intéressante et instructive que celle des moyens de communication que possèdent les animaux inférieurs, et de la portée de ces moyens (Whitney 1875a : 238 sq.).
It is a blunder of our educated habit to regard the voice as the specific instrument of expression ; it is only one of several instruments. [...] Now it is only an unclear or a false view of the nature of speech that prevents any from seeing that its case is entirely analogous with these others, and that to postulate, and then seek for traces of, a primitive basis for language in the form of specific articulate signs for ideas is an uncalled-for, even a necessarily vain futile, proceeding. It is, indeed, a matter of high interest, and promising of valuable instruction, to investigate as closely as possible the means of communication of the lower animals, so as to determine its character and scope (Whitney 1875b : 289 sq.).
Dans la première phrase, langage est d’abord pris nettement au sens large, comme synonyme de communication : cela se voit notamment dans le texte original, où Whitney a parlé d’un « instrument of expression » ; ensuite, langage est pris au sens strict : l’original parle alors de « speech », le langage parlé, articulé. La recherche de la nature du « langage (speech) » en ce qu’il a de commun avec les autres instruments de communication, et non pas dans le caractère spécifique des « signes articulés », constitue une convergence importante avec la conception sémiologique de Saussure. De l’autre côté, l’étude des moyens de communication des animaux constituera effectivement, dans la période structuraliste, un thème important dans la quête de la spécificité des systèmes sémiologiques humains (cf. Benveniste 1966 : chap. 5 ; Mounin 1970 : 41-56).
Le deuxième passage est très probablement2 le suivant :
Entre ces trois moyens naturels d’expression, le geste, la pantomime et l’intonation, moyens que nous avons eus sans cesse présents devant les yeux pendant tout le cours de la discussion, ce n’est que par un procédé de sélection naturelle et parce que le mieux adapté doit triompher, que la voix est devenue le plus prééminent, à tel point que nous avons donné à la communication de la pensée le nom de langage (jeu de la langue). (Whitney 1875a : 240).
As between the three natural means of expression just mentioned, and constantly had in view by us in this discussion, it is simply by a kind of process of natural selection and survival of the fittest that the voice has gained the upper hand, and come to be so much the most prominent that we give the name of language (« tonguiness ») to all expression. (Whitney 1875b : 291).
Ensuite surgit l’expression capitale « système de signes » : « un système de signes visibles pour l’expression volontaire de la pensée » (Whitney 1875a : 240 ; c’est moi qui souligne), désignant les systèmes de gestes ; « systèmes de signes audibles pour l’expression volontaire de la pensée » (ibid. : 241 ; c’est moi qui souligne), désignant le langage parlé. De par ces formulations, Whitney, semble-t-il, « établit ce fait que le langage n’est rien de plus qu’un cas particulier du signe » (ELG : 215). Toutefois, le texte original (Whitney 1875b : 292, 293) montre qu’il s’agit là d’une interprétation du traducteur français : le linguiste américain parle, dans ces deux cas, de « system of expression » au lieu de « système de signes », ce qui change considérablement le statut de la question du signe chez Whitney et la façon dont Saussure l’a lue3. En tout cas, l’expression de la pensée selon Whitney ne peut se faire qu’à travers un moyen déterminé, qui constitue le signe. Nous y reviendrons.
Dans son livre, Simon Bouquet (2000 : 155), en citant le même passage de l’article sur Whitney, identifie l’argument du deuxième passage de La vie du langage que nous avons cité avec ce qu’il appelle chez Saussure l’« arbitraire du support signifiant », c’est-à-dire l’affirmation de la relation arbitraire entre forme de l’expression et substance de l’expression (au sens hjelmslevien4). Cependant, à notre avis, ce que l’argument de Whitney signifie est tout autre chose : il ne s’agit pas de définir le genre de relation entre forme et substance à l’intérieur de la langue, mais plutôt de constater le fait arbitraire que les hommes ont adopté la langue, et non pas un « langage » par gestes, etc., comme système de communication entre eux. Nous appellerons ce nouvel arbitraire « arbitraire du système de communication5 ».
Néanmoins, il faut le dire tout de suite, ces deux questions sont imbriquées dans l’affirmation de Whitney alors que chez Saussure elles sont plus ou moins distinguées : l’arbitraire du système de communication et l’arbitraire du support signifiant. Whitney affirme qu’il est indifférent que nous adoptions un système de signes visuels ou phoniques pour l’expression de la pensée ; la pensée exprimée serait la même indépendamment du moyen adopté, puisque l’« acte nomenclatif » vient toujours après coup :
Il pourrait y avoir un état d’esprit dans lequel on aurait l’impression concrète vague d’un chien, suffisante pour que l’on reconnût un chien semblable à celui qu’on aurait déjà vu, mais sans une perception distincte de chacun de ses attributs. Tant que cet état persisterait, toute production de signe ou de nom serait impossible. Ce n’est que lorsqu’on conçoit clairement sa forme qu’on peut la retracer par une peinture grossière, ou ses actes caractéristiques, qu’on peut reproduire l’action de mordre, de remuer la queue, d’aboyer, par voie d’imitation, et que l’on peut songer à faire un mot dont le chien sera le sujet. Il en est de même dans tous les autres cas. L’acte de comparer et d’abstraire précède et le signe suit ; cela se passe ainsi dans tout le cours de l’histoire du langage : le concept d’abord, ensuite l’acte nomenclatif. [...] Le caractère du signe dépend de l’instrument qui y est employé. (Whitney 1875a : 245 sq.).
There may be a state of mind in which there should exist a confused concrete impression of a dog, just sufficient to make it possible to recognize another as agreeing with one already seen, but without any distinct sense of its various attributes. But so long as that is the case, no production of a sign is possible : it is only when one has so clear a conception of its form that he can signify it by a rude outline picture, or of its characteristic acts that he can reproduce the bite, or wag, or bark, in imitation of them, that he is ready for an act of language-making of which the dog shall be the subject. And so with every other case ; the first acts of comparing and abstracting must precede, and the first signs must follow ; even as we have before seen that it is through the whole history of speech : the conception first, then the nomenclative act. [...] The character of the sign depends on the instrumentality by which it is made. (Whitney 1875b : 298 sq.).
Ce qui change d’un système à l’autre, ce qui les définit même comme des systèmes différents, c’est la substance de leurs signes (signifiants) : substance différente, cela veut dire forcément système différent. Telle est la conception de Whitney, qui n’est évidemment pas du tout partagée par Saussure. La thèse de ce dernier, bien au contraire, est l’arbitraire du support signifiant : soit un système particulier, la substance qui manifeste ses signifiants peut changer mais le système restera le même, dès lors que se maintiennent les rapports entre eux. Le changement de substance n’implique pas forcément, comme c’était le cas chez Whitney, un changement de système. L’arbitraire du support signifiant n’implique pas forcément l’arbitraire du système de communication.
Cela découle de l’idée différente que se font les deux auteurs du mot « système », lieu commun au XIXe siècle : chez Whitney, système = substance manifestante ; chez Saussure, système = rapports entre les signes. Évidemment, c’est la distinction saussurienne entre forme et substance qui y joue le rôle décisif : pendant que, pour l’Américain, ce qui définit un système c’est sa substance, pour le Genevois le système est forme et non substance. Celle-ci est absolument indifférente pour le système, soit la langue, soit n’importe quel autre système sémiologique. Ainsi, Saussure avance deux idées là où Whitney n’en voyait qu’une, à peine distinguée : celle selon laquelle la langue n’est rien d’autre qu’un cas particulier de système de signes, et celle selon laquelle la véritable essence de la langue n’est pas dans sa substance, mais dans sa forme.
Ailleurs (Barbosa 2020 : 63-90) nous avons tenté de démontrer que Saussure considérait l’emploi de la voix comme naturel à cause de la disposition de l’appareil vocal ; c’est pour cette raison qu’il dit que « Whitney va trop loin quand il dit que notre choix est tombé par hasard sur les organes vocaux ; ils nous étaient bien en quelque sorte imposés par la nature » (CLG : 26). La conséquence théorique en est que, pour Saussure, le « choix » de la langue comme système de communication n’est pas tout à fait arbitraire. On pourrait voir une contradiction dans le fait que Saussure considère ce choix comme naturel et, en même temps, affirme le caractère arbitraire de la substance de l’expression vis-à-vis de la forme de l’expression, c’est-à-dire dans le fait qu’il nie l’arbitraire du système de communication de Whitney et affirme l’arbitraire du support signifiant.
À notre avis, il n’y a pas de contradiction : la thèse de l’Américain est une affirmation qu’on pourrait appeler « darwinienne » plutôt que linguistique ; nous voulons dire par là qu’il pense plus au moment (pré-)historique où l’espèce humaine aurait « adopté » l’appareil vocal comme moyen de communication parce qu’il était « le mieux adapté ». Cette référence à l’origine du langage pour comprendre la nature de celui-ci est constante chez Whitney. Saussure, qui n’insiste pas sur ce point, considère que, d’une certaine façon, il y avait déjà une « organisation prête à parler » (cours II : CLG/E1 : 31) qui a fait qu’à l’origine l’humanité, un peu partout, utilisait le même moyen vocal.
Dans la thèse de l’arbitraire du support signifiant, par contre, Saussure pense surtout à un idiome déjà constitué, qui d’abord est certes de caractère phonique, mais qui peut aussi être manifesté par d’autres substances, dès lors que se maintiennent les rapports qui le constituent. C’est ainsi qu’on peut dire, comme Hjelmslev, qu’une langue reste la même qu’elle se manifeste par les organes vocaux, l’écriture, l’alphabet morse ou autres. (Hjelmslev 1942 : 34). Lorsqu’il affirme que la véritable nature de la langue n’est pas dans la substance phonique, Saussure ne pense pas forcément6 à un moment soi-disant originaire de constitution du langage où les hommes auraient préféré le moyen phonique à ces autres modes de « manifestation de leurs pensées », ce qui est le sens de l’arbitraire du système de communication de Whitney. Les considérations sur l’origine du langage ne jouent aucun rôle dans la compréhension de la nature sémiologique de celui-ci chez le Genevois. (cf. aussi Lima 2016 : 110 sqq.). Par contre, Whitney n’arrive pas à une perspective proprement sémiologique lors de ces considérations « darwiniennes » sur l’origine, malgré l’affirmation de Saussure dans la Note Whitney au début de cet article.
Ainsi, il ne s’agit évidemment pas, à proprement parler, d’influence de la conception de Whitney, quelle qu’elle soit, sur la sémiologie saussurienne ; Saussure semble plutôt avoir trouvé chez l’Américain des idées qu’il avait conçues tout seul, bien qu’il ait cité son nom à maintes reprises, dans les cours de linguistique générale, lorsqu’il évoque la thèse de l’arbitraire du système de communication (cf. par exemple cours II : Komatsu 1997 : 3-4 ; cours III : Constantin 2005 : 88, 215).
2. L’arbitraire du système sémantique comme support de la sémiologie
La distinction que nous avons faite entre arbitraire du support signifiant et arbitraire du système de communication s’est révélée d’une importance capitale pour comprendre la différence entre les conceptions de Saussure et de Whitney à ce sujet. Toutefois, on peut se demander si le terme « arbitraire du système de communication » que nous avons proposé est adéquat. À notre avis, une critique possible de notre définition de ce terme est que nous n’avons pas pris en considération le plan du contenu. Un aspect théorique central dans le passage de l’arbitraire du système de communication à l’arbitraire du support signifiant est, comme nous l’avons vu, les notions de forme et substance ; pourtant, nous nous sommes borné, jusqu’ici, à ne considérer cette distinction que dans le plan de l’expression. En effet, la considération du plan du contenu nous fait voir la distinction des deux arbitraires d’un tout autre angle : la façon dont Whitney et Saussure ont conçu le contenu7 constitue une des différences les plus frappantes entre les deux, plus encore que pour la question de l’expression.
Toujours au même chapitre XIV de La vie du langage, Whitney affirme une forme intuitive de ce que Bouquet (2000 : 235) a appelé arbitraire du système phonologique lorsqu’il affirme que les « sons » d’une langue sont choisis « accidentellement » (Whitney 1875a : 241). Toutefois, son corrélat dans le plan du contenu, l’arbitraire du système sémantique, n’est pas thématisé du tout par Whitney ; il constitue une avancée originale de la pensée saussurienne (Bouquet 2000 : 235 n. 37). Notre hypothèse est que c’est justement cet arbitraire qui constitue le noyau central ayant permis à Saussure de passer de l’arbitraire du système de communication de Whitney à son arbitraire du support signifiant, mais aussi et surtout à la conception de la sémiologie qui manquait à Whitney.
La différence entre les deux linguistes quant à la question du contenu est que, pendant que le Genevois affirme que la pensée, le plan du contenu, constitue une masse amorphe que la forme linguistique seule permet de segmenter en des signifiés définis, Whitney est encore prisonnier de la conception traditionnelle de la pensée (idées, concepts etc.) comme préexistant à la langue, laquelle ne serait qu’une collection d’étiquettes ajoutées aux concepts formés dans notre cerveau ; il s’agit de la fameuse conception de la langue comme une nomenclature8. Dans La vie du langage, Whitney expose cette conception déjà au chapitre II, en s’opposant à une conception que, bien qu’elle ne soit pas nommée, nous pouvons identifier comme héritière de Humboldt et de sa innere Sprachform : l’Américain y utilise des expressions comme « langage interne », « forme mentale de la pensée », « forme interne de la langue » etc. (Whitney 1875a : 18, 19, 25).
Ainsi, le vrai sens de ce que nous avons appelé « arbitraire du système de communication » chez Whitney devient plus évident : les concepts étant déjà formés dans notre esprit, le « choix » du système de communication se réduit en vérité à un choix de la substance de l’expression qui doit manifester ces concepts. Il y a de la sorte une espèce d’identification entre les systèmes sémantiques – les « formes du contenu » – de la langue et des autres systèmes de communication ; en conséquence, ces autres systèmes se réduisent à de pures manifestations différentes du même réseau sémantique sous-jacent à la langue, et la distinction entre arbitraire du système de communication et arbitraire du support signifiant semble se diluer.
L’expression « arbitraire du système de communication » se montre ainsi impropre, vu qu’un système de communication peut signifier chez Saussure un système avec une forme du contenu propre, tout à fait distincte de la forme du contenu de la langue. Mais nous ne pouvons pas non plus maintenir l’expression « arbitraire du support signifiant », qui désigne un fait interne à un système sémiologique quelconque pris individuellement. Dans une certaine mesure, on peut dire que le sens de l’arbitraire de Whitney, ne s’identifiant intégralement avec aucun des deux que nous avons définis, est néanmoins plus proche de l’arbitraire du support signifiant : conservons donc les deux premiers termes « arbitraire du support ... ». L’espace en blanc pourrait bien être rempli par « de la pensée », « du contenu » ou même « de la communication », dans un croisement des deux arbitraires antérieurs. Si l’on veut, on peut aussi problématiser le sens du terme même de « support » : tandis que dans l’expression « arbitraire du support signifiant » support désigne la substance qui doit manifester une forme, il s’agit ici de la substance de l’expression qui doit « manifester » un contenu. De la sorte, si on se décidait pour arbitraire du support du contenu, cela pourrait conduire à penser, à tort, que nous définissons une relation arbitraire entre forme du contenu et substance du contenu. D’un autre côté, la relation entre expression et contenu n’est rien de plus que la relation sémiotique fondamentale, dont l’arbitraire correspondant est l’arbitraire du signe au sens saussurien ordinaire, lequel pourtant ne nous intéresse pas directement ici.
Cependant, et voici la clé pour comprendre la différence entre Saussure et Whitney, tandis que chez le Genevois la relation entre expression et contenu est, si l’on recourt une fois de plus à la terminologie hjelmslevienne, une interdépendance (Hjelmslev 1969 : 132, déf. 14 ; id. 1954 : 170 sq.), chez l’Américain elle peut être définie comme une manifestation (ou sélection ; fonction entre une constante et une variable dans une progression ; Hjelmslev 1969 : 132-4, déf. 15, 39, 50), le plan du contenu étant la constante, et celui de l’expression, la variable. Pourtant, selon Hjelmslev, entre les quatre strata il ne peut y avoir manifestation qu’entre forme et substance, interne à chaque plan : ou bien entre forme de l’expression et substance de l’expression, ou bien entre forme du contenu et substance du contenu. Dans son article célèbre La stratification du langage (id. 1954 : 170), le linguiste danois introduit des symboles pour désigner univoquement toutes ces relations entre strata :
(1) γº(V) ~ gº(V)
(2) ^*gº → *gº
où γº(V) et gº(V) symbolisent respectivement les plans du contenu et de l’expression, pris indifféremment soit dans la forme, soit dans la substance ; ~ symbolise l’interdépendance ; ^*gº et *gº symbolisent respectivement la substance et la forme, dans les deux plans indifféremment ; et → symbolise la manifestation, où le terme antérieur représente la variable manifestante, et le postérieur la constante manifestée (dans ce cas, ^*gº manifeste *gº) (Hjelmslev 1954 : 166 sqq.). À son tour, la formule (2) peut être scindée en plan du contenu et plan de l’expression respectivement :
(2a) ^γº → γº
(2b) ^gº → gº
où ^γº et γº symbolisent respectivement la substance du contenu et la forme du contenu, la première étant la variable, et la deuxième la constante ; et ^gº et gº symbolisent respectivement la substance de l’expression et la forme de l’expression, la première étant la variable, et la deuxième la constante (ibid. : 170 sqq.).
En ce qui concerne donc notre discussion de la conception saussurienne, la formule (1) représente la relation (interdépendance) à laquelle correspond l’arbitraire du signe au sens ordinaire, et la formule (2b) la relation (manifestation) à laquelle correspond l’arbitraire du support signifiant. Mais comment représenter la conception de Whitney à partir de cette symbolique ?
Tout d’abord, en ce qui concerne le plan du contenu, nous pouvons le représenter comme γº(V). Puisque Whitney, au contraire de Saussure et Hjelmslev, considère que ce plan est indépendant de la langue, préexistant à la fonction sémiotique même, il peut être considéré comme une constante. C’est le mode d’« extériorisation » de ce contenu qui peut changer, soit à l’intérieur d’une « même » substance de l’expression (pomme et Apfel peuvent tous les deux désigner le « même fruit » : il s’agit de l’arbitraire du signe au sens ordinaire, dont nous ne nous occupons guère dans cet article), soit entre des substances de l’expression différentes ([pɔm] et le signal correspondant dans un langage par gestes, par exemple : c’est exactement ce genre d’arbitraire que nous cherchons à cerner ici)9; puisque c’est cette deuxième façon d’extérioriser le contenu qui nous intéresse le plus, nous la représenterons par ^gº, la substance de l’expression, ici considérée comme une variable. Et la relation que les deux contractent entre eux, nous l’avons dit plus haut, c’est la manifestation. Ainsi, nous avons que chez Whitney la substance de l’expression manifeste le plan du contenu, ce qui constitue une formule tout à fait nouvelle :
(3) ^gº → γº(V)
La nouveauté ici est dans le deuxième terme, la constante : selon Hjelmslev, il est impossible pour la substance d’occuper la place de constante dans une manifestation ; en outre, la relation entre les deux plans ne peut être, par définition, qu’une interdépendance (~) entre les formes respectives (Hjelmslev 1954 : 169 sq.). C’est une autre manière d’affirmer ce que dit Saussure au début du chapitre sur la valeur linguistique du CLG : idées et sons se délimitent réciproquement pour constituer la forme linguistique, ce qui est sténographié dans la célèbre phrase : « cette combinaison produit une forme, non une substance. » (CLG : 157). Cependant, chez Whitney, comme nous l’avons vu, la pensée n’a pas forcément besoin du son pour se délimiter.
En tout cas, il est clair que ce que nous appelons arbitraire du système de communication chez Whitney découle d’une relation de type (3), tout à fait distincte de l’arbitraire du support signifiant, qui découle de (2b) et est interstratique, mais homoplane (Hjelmslev 1954 : 186 ; id. 1991 : 172). De l’autre côté, la seule relation hétéroplane possible, selon la conception saussuriano-hjelmslevienne (id. 1954 : 169 ; id. 1991 : 172), c’est l’interdépendance, symbolisée en (1), qui est même la fonction sémiotique fondamentale, d’où découle l’arbitraire du signe au sens ordinaire. Ainsi, il devient clair que la conception whitneyenne diffère nettement de la conception saussurienne sur cette question, de même que s’éclaire la nature de cette différence ; de plus, nous croyons aussi que notre distinction a des conséquences importantes pour la question même de l’arbitraire du signe chez les deux linguistes, que nous ne développerons néanmoins pas ici, mais qui pourraient faire l’objet d’une étude ultérieure selon ce point de vue.
En prenant donc en considération toutes ces distinctions, on peut mieux chercher une façon de rebaptiser notre arbitraire du système de communication. Prenant comme base l’arbitraire du support signifiant, on pourrait utiliser « arbitraire du support du signifié », ou « du contenu », lesquels présentent toutefois l’inconvénient de se confondre avec (2a). Si l’on pense à « support » comme signifiant nécessairement une manifestation interstratique à l’intérieur d’un même plan, on peut le remplacer par « manifestation », qui désignerait à son tour n’importe quel type de manifestation, homo- ou hétéroplane. Quant au troisième élément de la définition, il faut choisir un terme qui ne se borne pas à un des plans, vu que (3) est une relation entre les deux ; mais en même temps il doit être tel qu’il s’approche et se distingue de l’arbitraire du signe, découlant de (1), qui est lui aussi une relation (mais d’interdépendance) entre les deux plans. Bouquet (2000 : 234 n. 33) utilise, pour désigner l’arbitraire du signe saussurien, arbitraire du lien sémiologique. En nous fondant sur tout cela, nous pouvons rebaptiser plus proprement la notion whitneyenne que nous avons appelée jusqu’ici « arbitraire du système de communication » « arbitraire de la manifestation sémiologique ».
On voit donc, dans cette différence vis-à-vis de la conception de Whitney, le noyau précis de l’originalité saussurienne sur la question de la sémiologie : la séparation du plan du contenu en forme et substance et la thématisation de la relation arbitraire entre forme du contenu et substance du contenu, la forme du contenu appartenant à la langue aussi bien que la forme de l’expression. Et c’est justement cela qui maintient théoriquement l’existence même des autres systèmes sémiologiques au sens propre, et non seulement comme des manifestations différentes d’un même contenu sémantique. Ainsi, cette relation arbitraire, que nous avons appelée d’après Bouquet (2000 : 235) « arbitraire du système sémantique », garantit aussi l’existence et surtout la pertinence d’une sémiologie comme étude de différents systèmes de communication ; autrement, ces systèmes se réduiraient à une banalité, à une pure constatation de différentes façons de « dire la même chose ». C’est pour cela, croyons nous, que Whitney ne pourrait pas avoir eu la perception de la sémiologie : la question des autres moyens de communication n’était pour lui qu’une question d’existence de différentes manières de manifester le même contenu sémantique, question banale, qui ne conduirait qu’à un constat. Le mode de manifestation particulier à travers le moyen phonique serait donc ce qu’on appellerait une langue ; ainsi la langue ne pourrait être définie qu’au moyen de la détermination de sa substance. Tout cela est la conséquence de la conception whitneyenne du plan sémantique comme ayant une existence en soi.
De l’autre côté, seul l’apparat conceptuel hjelmslevien nous a permis de bien saisir la distinction subtile qu’il y a entre l’arbitraire du support signifiant de Saussure et ce que nous avons enfin appelé l’arbitraire de la manifestation sémiologique chez Whitney. Surtout les différents types de relation entre les plans du contenu et de l’expression, l’interdépendance et la manifestation, se sont révélées être des notions fondamentales pour mieux comprendre la différence entre le Genevois et l’Américain à ce sujet. Dans cette voie, c’est à travers la considération du plan du contenu chez ces deux auteurs qu’il a été possible de classer la relation entre contenu et expression comme interdépendance chez l’un et manifestation chez l’autre. La formalisation avec les symboles a rendu plus univoque et plus explicite cette différence.
Enfin, lorsque Saussure écrit dans la Note Whitney, évoquant en cela l’auteur américain, que « les hommes se sont servis de la voix pour donner des signes à leurs idées comme ils se seraient servis du geste ou d’autre chose » (ELG : 215), il souligne lui-même que la substance de l’expression est arbitraire. Seulement, pourrait-on se demander, arbitraire par rapport à quoi ? La réponse à cette question, à laquelle nous croyons avoir répondu dans cet article, est différente pour les deux linguistes : chez l’un, cette substance est arbitraire par rapport à la forme de l’expression (ce qui découle de la formule 2b) ; pour l’autre, elle l’est par rapport au plan du contenu (ce qui découle de la formule 3). Certes, cette réponse ne semble pas être pertinente pour la lecture que Saussure fait des propos de Whitney : on peut la comprendre même si l’on fait abstraction de la différence entre arbitraire du support signifiant et arbitraire de la manifestation sémiologique. Néanmoins, l’écart entre les deux conceptions mérite d’être mis en relief afin d’éclaircir les perspectives « sémiologiques » des deux auteurs ainsi que leurs enjeux sous-jacents.
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1 Langage, dans cette note de 1894 comme dans d’autres notes saussuriennes de la même période, équivaut à l’objet abstrait que l’on connaît, d’après le CLG, comme la langue, opposée aux langues particulières.
2 Comme l’indique d’ailleurs aussi R. Godel (SM : 44).
3 De plus, il n’est pas certain que Saussure ait lu l’ouvrage de Whitney dans l’original anglais ou dans la traduction française ; Joseph (2002 : 45) estime même qu’il pourrait l’avoir lu dans la traduction allemande de Leskien parue en 1876.
4 Hjelmslev lui-même, d’ailleurs, avait déjà utilisé à maintes reprises le terme « arbitraire » pour désigner la relation entre forme et substance (Hjelmslev 1954 : 174, 186 ; id. 1966 : 65 ; id. 1969 : 97, 103 ; id. 1991 : 107, 121-2, 180, 238), ce qui n’est évidemment pas la même chose, au-delà de la dénomination commune, que l’arbitraire du signe désignant la relation entre signifiant et signifié.
5 Comme nous l’avons vu, Whitney emploie indifféremment soit communication, soit expression ; même le texte original présente, dans les passages que nous venons de citer, cette équivalence ; de plus, parfois le terme expression de l’original anglais a été traduit en français par communication (cf. Whitney 1875a : 240 ; id. 1875b : 291). Nous nous gardons cependant d’utiliser le terme expression pour désigner notre arbitraire du système de communication parce que cela pourrait prêter à confusion, dans la suite de notre article, avec la notion hjelmlevienne – fort différente – d’expression.
6 Sauf bien entendu lorsqu’il se réfère à la conception de Whitney (par exemple CLG/E1 : 34).
7 Évidemment, il ne va pas de soi que contenu et pensée soient équivalents. Néanmoins, nous croyons que, eu égard au but de notre article, cette identification ne présente pas d’inconvénients majeurs. En outre, on pourrait objecter, relevant ce que disent Bally et Sechehaye dans la préface du CLG (CLG : 10), qu’il n’y a pas de sémantique chez Saussure. Il faut rappeler cependant que la sémantique dont parlent les éditeurs est surtout une étude des changements de signification, c’est-à-dire une discipline strictement diachronique (De Mauro 1995 : 407 n. 14). Or, on trouve effectivement dans le CLG des considérations d’ordre sémantique, par exemple au chapitre sur la valeur linguistique (CLG : 158-162), qu’on pourrait sans doute considérer comme fournissant les bases d’une réflexion sémantique « structurale », synchronique. Il suffit de mentionner en ce sens les efforts de Hjelmslev, Greimas, Prieto etc., qui partent tous de Saussure.
8 Georges Mounin, dans son Saussure ou le structuraliste sans le savoir, ajoute à la fin une sélection d’extraits du CLG divisés par sujet et avec des titres donnés par Mounin lui-même. À l’extrait correspondant à tout le premier paragraphe du chapitre sur la valeur linguistique – intitulé dans le CLG § 1 La langue comme pensée organisée dans la matière phonique – Mounin donne le titre « Plus loin que Whitney » (Mounin 1968 : 114-7). Mounin se rend compte, fort correctement, que la manière de concevoir la pensée est un aspect central dans la rupture théorique que Saussure représente par rapport à Whitney. Cf. aussi Joseph (2002 : 40 sq.).
9 Il est important de relever que Whitney n’inclut pas ce deuxième arbitraire dans sa formulation de l’arbitraire du signe ; en réalité, il ne lui donne aucune formulation explicite dans La vie du langage. Son arbitraire du signe est limité au mode phonique d’extériorisation du contenu, c’est-à-dire que c’est un arbitraire du signe linguistique au sens strict. De la sorte, les autres modes d’extériorisation du contenu (le geste, la pantomime, pour reprendre les exemples de l’Américain lui-même ; Whitney 1875a : 240) pourraient échapper à l’arbitraire du signe, ce qui signifierait admettre qu’ils puissent prendre un caractère iconique (par exemple, le geste signifiant pomme prendre la forme du fruit). Whitney ne semble pas avoir eu conscience de cet aboutissement, ou au moins de son importance pour une théorie cohérente du signe en général, et ne l’a pas formulé explicitement. Quant à Saussure, on sait qu’il étend l’arbitraire du signe à tout le champ sémiologique, linguistique ou non ; en effet, cet arbitraire entre même dans sa définition générale de la sémiologie (nous pensons ici notamment à l’exposition des caractères de la sémiologie qui est faite dans l’introduction du cours II : Godel 1957b : 15 sq. ; Komatsu 1997 : 7 sq.). L’iconicité est, pour le Genevois, au seuil du sémiologique. Pour lui, il n’est pas du tout indifférent qu’un geste signifiant pomme prenne la forme du fruit ou qu’il soit complètement arbitraire ; pour Whitney oui.