Book Title

Lieux d’émergence de la réflexivité linguistique chez Ferdinand de Saussure

Grazia BASILE

University of Salerno

gbasile@unisa.it

Je souhaite remercier Giuseppe Cosenza, Emanuele Fadda et Daniele Gambarara pour leurs précieuses indications au cours de la révision de cet article. On fera ici référence aux textes saussuriens tels qu’ils ont été identifiés et classés par les études de philologie saussurienne. La datation des textes utilisés sera fondée sur des études récentes et les cas de datation incertaine seront indiqués par un astérisque précédant la date. Dans le cas du Cours de linguistique générale, nous nous référerons à la traduction française (abrégée CLG/D) de l’édition de Tullio De Mauro (1972) qui indique la pagination de la deuxième édition du Cours de 1922 (cf. CLG).

La méthode est simplement d’observer, de considérer comme réel ce que la conscience de la langue reconnaît, ratifie, et comme irréel ce qu’elle ne reconnaît pas. Cela met la méthode à la portée de tous ; consiste dans l’observation intérieure rectifiée par l’observation de tous (CLG/E : 2163 II R 108).

Rappelons-nous que tout ce qui est dans le sentiment des sujets parlants est phénomène réel (Morph. *1893-1895 ; ELG : 185).

1. Introduction

Comme souligné par Charles F. Hockett, la réflexivité (reflexiveness) est une des propriétés sémiotiques cruciales du langage : non seulement « in a language, one can communicate about communication », mais « a tempting alternative to this property is “universality” », dans le sens où, « in a language one can communicate about anything », et « reflexiveness would obviously follow from universality » (Hockett 1963 : 10). La réflexivité fait donc partie des caractéristiques universelles et spécifiques du langage humain, depuis les activités de réflexion spontanée, inconsciente et non systématique, déjà présentes chez les jeunes enfants (activité épilinguistique), jusqu’aux réflexions plus conscientes et explicites visant à réfléchir sur la langue (activité métalinguistique) (cf. Culioli 1968).

Nous traiterons ici la question de l’émergence de la notion de réflexivité dans les textes saussuriens en partant du point de vue théorique de Tullio De Mauro qui définit l’autonymie et la réflexivité comme étant

due veri e propri universali linguistici. Mentre generalmente abbiamo bisogno di altri e più ricchi linguaggi per descrivere e analizzare linguaggi d’ordine inferiore, dobbiamo cioè ricorrere a « metalinguaggi » per descrivere altri linguaggi, nel caso delle lingue ogni lingua è costitutivamente « metalinguaggio » di sé stessa (De Mauro 1982 : 127).

Les usages autonymiques réflexifs, qui sont physiologiques dans l’emploi quotidien des langues, caractérisent le comportement des locuteurs aux prises avec les problèmes de s’exprimer et de se comprendre pour se reconnaître réciproquement comme membres d’une même communauté linguistique et pour retrouver, dans le dialogue, une dimension de choralité (cf. De Mauro 2005 : XIX). Ici nous utiliserons les termes de réflexivité et de métalinguistique pour désigner, dans un sens plus générique, les usages autonymiques réflexifs.

Il s’agit d’une propriété humaine exclusive qui est entremêlée avec la dimension, pour ainsi dire, pratique et instinctive liée au sentiment du sujet parlant : dans les langues historico-naturelles, nous pouvons entrevoir une sorte de continuum qui voit le déploiement de la conscience réflexive à partir des manifestations les plus intuitives du sentiment linguistique, pour arriver à la conscience implicite (typique du savoir épilinguistique) jusqu’à la conscience plus explicite (métalinguistique au sens propre)1 qui caractérise le travail du linguiste. Par conséquent, chaque être humain en tant que homo loquens « è anche necessariamente capace d’essere homo grammaticus che identifica, ordina, analizza, spiega parti del suo stesso parlare » (De Mauro 1982 : 161-162).

L’être humain possède – en substance – un véritable Sprachgefühl qui lui permet, non seulement de produire des énoncés propres à une langue donnée, mais aussi de reconnaître si les messages qu’il reçoit sont formulés ou non dans sa langue et de comprendre, avec plus ou moins d’approximation, le sens que l’émetteur a entendu communiquer (cf., entre autres, Simone 2020 : 46).

Dans les écrits de Ferdinand de Saussure, la notion de réflexivité linguistique n’a pas de lieu spécifique2, mais elle peut être considérée comme une sorte de “fleuve karstique” qui traverse sous différentes dénominations et nuances (de la notion de sentiment linguistique/conscience linguistique à celle d’intégration ou de postméditation-réflexion) la pensée saussurienne. Lorsque l’on parle de « sentiment linguistique », de « conscience linguistique », d’« intégration » ou de « postméditation-réflexion », on a évidemment affaire à des notions qui ne sont pas équivalentes, mais qui sont entrelacées tout au long de la production du linguiste genevois. Ces notions sont aussi entremêlées à d’autres thèmes majeurs de sa réflexion théorique, et notamment à celui, central, de la subjectivité du locuteur.

Nous avons sélectionné ici quelques-uns des thèmes constitutifs de la théorisation saussurienne – comme les notions d’identité et de réalité linguistiques (associées à la dichotomie concret/abstrait), celle d’analogie, puis celle de rapports associatifs, celle d’étymologie populaire et, enfin, celle d’analyse subjective vs analyse objective – dans lesquels émerge la présence d’une conscience réflexive de la part du sujet parlant et dans lesquels Saussure se voit – pour ainsi dire – « contraint » de sortir de l’argumentation purement linguistique pour faire appel à la dimension de la subjectivité du sujet parlant qui devient – à tous égards – partie intégrante de la complexité du système de la langue.

2. Quelques réflexions sur le sentiment linguistique avant Ferdinand de Saussure

Les réflexions sur les notions de sentiment linguistique (ou Sprachgefühl) et de conscience linguistique sont bien présentes dans le milieu linguistique-philosophique qui précède la formation de Saussure. Ces notions ont été développées dans les années cruciales du XIXe siècle, qui ont vu s’entrecroiser la méthode désormais consolidée de la grammaire comparée et de la philologie du XIXe siècle – visant à échapper à une vision trop subjective du langage (typique du Romantisme) et à rechercher des lois et des explications objectives – et de nouvelles instances théorico-méthodologiques d’une linguistique émergente qui, avec Saussure, définira définitivement l’approche synchronique de l’étude des langues (cf. Siouffi 2018 : 98).

Si jusqu’au XVIIe siècle, le terme sentiment avait essentiellement le sens de « jugement »/« opinion », au cours du XVIIIe siècle la portée du terme dépasse la sphère proprement intellectuelle pour inclure ce que l’on pourrait appeler le « ressenti » en se référant à ce que l’on éprouve au niveau de l’intuition, comme, par exemple, chez Charles Nodier qui parle de « sentiment de la parole humaine » (Nodier 1834 : 257) précisément dans ce sens.

Il reviendra à Émile Littré de reprendre la notion de sentiment et de la traiter dans son large éventail de significations, du niveau physico-perceptif (« sentiment douloureux ») à celui de la conscience que l’on a de la réalité de quelque chose (« J’ai un sentiment clair de ma liberté ») et à celui qui est relatif à la capacité de comprendre, d’évaluer des phénomènes, des émotions, etc. (« Il n’a pas le sentiment de la musique, des beaux-arts », « Sentiment musical », « […] le sentiment présent du bien et du mal ») (Littré 1874 : 1897-1898). Dans le Dictionnaire de la langue française, Littré ne fait pas mention du sentiment linguistique ; il en traite de manière approfondie dans l’Histoire de la langue française (1863) : Littré y parle du sentiment à la fois en général (« sentiment des langues » – Littré (1863 T. I : XXIII), « sentiment de la langue » (op. cit. : XXXIV et T. II : 83), et en se référant au système grammatical (« sentiment des cas » – Littré (1863 T. I : XXXII et T. II : 199), « sentiment d’une telle syntaxe » (op. cit. : XXXIII et 311), « sentiment de sa grammaire » (Littré 1863 T. II : 439))3.

En Allemagne, dans le domaine philosophique, les termes en -gefühl sont déjà utilisés à la fin du XVIIIe siècle4, et, en linguistique, on trouve le terme Sprachgefühl (avec Sprachsinn5) déjà chez Wilhelm von Humboldt pour indiquer la sensibilité pour le langage qui se dépose dans la conscience des locuteurs grâce à l’utilisation pratique de la langue6.

Mais une véritable définition du Sprachgefühl se trouve chez August Schleicher qui en parle comme suit : « das Gefühl für die Function des Wortes und seiner Theile » (Schleicher 1860 : 64)7 et de plus celui-ci intervient de manière décisive dans la constitution des formes linguistiques : « Das Sprachgefühl ist […] der Schutzgeist der sprachlichem Form ; in dem Maβe wie er weicht und zulezt ganz schwindet, bricht das lautliche Verderben über das Wort herein. Sprachgefühl und Integrität der lautlichen Form stehen also in geradem » (Schleicher 1860 : ibid.).

C’est toutefois dans les Prinzipien der Sprachgeschichte de Hermann Paul – qui a exercé une influence considérable sur Saussure (cf. Siouffi 2014 : 114) – que la notion de Sprachgefühl prend davantage de consistance et s’inscrit dans la dialectique entre l’individuel et le collectif et la description du mécanisme linguistique :

[…] wollen wir es populärer ausdrücken […] wie sich das Sprachgefühl verhält. Um den Zustand einer Sprache vollkommen zu beschreiben, wäre es eigentlich erforderlich, an jedem einzelnen der Sprachgenossenschaft angehörigen Individuum das Verhalten der auf die Sprache bezüglichen Vorstellungsmassen vollständig zu beobachten und die an den einzelnen gewonnenen Resultate unter einander zu vergleichen (Paul 1880 ; éd. 19205 : 29).

3. Sentiment linguistique et conscience linguistique : la réception de Saussure

La notion de sentiment linguistique – bien qu’elle ne figure pas dans l’index accompagnant la publication du CLG (1916) par Charles Bally et Albert Sechehaye – revient de manière significative (et en association avec des concepts-clés de sa pensée) tout au long du parcours théorique de Saussure et ce n’est que récemment qu’elle a reçu une attention adéquate de la part des chercheurs (cf., entre autres, Fadda 2017 et Siouffi 2018)8.

Dans ses lectures et ses écrits, Saussure reprend et discute des concepts et des interprétations bien présents chez les auteurs antérieurs et contemporains – depuis la distinction entre analogie « créatrice » et « conservatrice » jusqu’à la théorie de l’association des formes, en passant par le sentiment linguistique, etc. – ouvrant la voie à une nouvelle conception du langage.

En matière de sentiment linguistique, les premières attestations sont déjà présentes dans certains écrits des années parisiennes (entre 1887 et le début des années 1890), par exemple sentiment de la langue (dans les Mélanges Renier, 1887) et sentiment des sujets parlants (dans les Mémoires de la Société de Linguistique, 1889) (maintenant dans Rec : 426-488).

Dans les ELG, où ont été recueilli plusieurs textes de Saussure sur la linguistique générale datant d’entre 1890 et 1911, on trouve des syntagmes du type sentiment des sujets parlants, par exemple – comme indiqué dans l’épigraphe – dans « Rappelons-nous que tout ce qui est dans le sentiment des sujets parlants est phénomène réel » (Morph. *1893-1895 ; ELG : 185), donc dans une acception générique, et sentiment de la langue, par exemple dans « En grec ἳππος, s’il était coupé par le sentiment de la langue, n’était certainement pas coupé autrement que ἳππ-ος, ἳππ-οις » (Morph. *1893-1895 ; ELG : 193) et dans « Les mêmes mots au premier siècle infans, integer comportent une analyse au sentiment de la langue in-fans, in-teger » (Morph. *1893-1895 ; ELG : 195), relativement à une sensibilité intuitive du type morphologique9.

Dans le CLG, le terme sentiment apparaît en combinaison avec des concepts-clés de la pensée saussurienne, comme l’arbitraire du signe, où nous pouvons discerner une conscience plus précise que la simple intuition (« L’idée que les choses auraient pu se passer ainsi nous est suggérée par notre sentiment très vif de l’arbitraire du signe » – CLG/D : 146), et la notion d’identité synchronique (« Lorsque, dans une conférence, on entend répéter à plusieurs reprises le mot Messieurs !, on a le sentiment qu’il s’agit chaque fois de la même expression » – CLG/D : 217 ; « […] en outre, ce sentiment de l’identité persiste, bien qu’au point de vue sémantique non plus il n’y ait pas identité absolue d’un Messieurs ! à l’autre – CLG/D : ibid.)10, où la notion de sentiment semble d’une nature plus intuitive.

À côté de ces syntagmes, Saussure utilise également celui de conscience linguistique (« La conscience linguistique voyait autrefois dans *mansiōnāticus le dérivé de mansiō, puis les vicissitudes phonétiques les ont séparés » – CLG/D : 276) et conscience des sujets (parlants) (« L’analyse hípp-o-s […] n’est pas fausse, puisque c’est la conscience des sujets qui l’a établie » – CLG/D : 289 ; « La racine est donc une réalité pour la conscience des sujets parlants » – CLG/D : ibid.), en se référant de manière prévalente aux phénomènes de nature morphologique.

Ce sont des attestations d’une importance théorique considérable qui – depuis son plus jeune âge – révèlent le mélange entre la notion de sentiment linguistique et celle de conscience linguistique11, tantôt dans une dimension plus physiologique, immédiate et intuitive, tantôt dans une dimension plus consciente et, à vrai dire, consciente :

On peut opposer sous beaucoup de points de vue différents ces deux grands facteurs de renouvellement linguistique, en disant par exemple que le premier représente le côté physiologique et physique de la parole tandis que le second répond au côté psychologique et mental du même acte –, que le premier est inconscient, tandis que le second est conscient, toujours en se rappelant que la notion de conscience est éminemment relative, de sorte qu’il ne s’agit que de deux degrés de conscience dont le plus élevé est encore de l’inconscience pure comparé au degré de réflexion qui accompagne la plupart de nos actes […] (Premières conf., 1891 ; ELG : 159).

Il s’agit de deux phénomènes d’un ordre différent, dans la mesure où

[…] l’un concerne les sons et l’autre les formes grammaticales, ce qui ne représente pas une idée claire parce que les formes de la langue ne sont autre chose que les sons, mais on peut dire que l’un attaque la forme par le côté du son et que l’autre l’attaque par le côté de l’idée ; on peut dire en outre que l’un représente des opérations purement mécaniques, c’est-à-dire où on ne peut découvrir ni but ni intention, et l’autre des opérations intelligentes, où il est possible de découvrir un but et un sens [italiques dans le texte] (Premières conf., 1891 ; ELG : 159-160).

Ici Saussure, opposant ce qui est mécanique à ce qui est intelligent, distingue deux degrés de conscience. À ce sujet, Fadda – sur la base de ce que Saussure a dit dans la Deuxième conférence à l’Université de Genève (novembre 1891) (cf. Premières conf., 1891 ; ELG : 159 sqq.) – distingue trois types de conscience :

un niveau zéro ou mécanique (correspondant aux changements phonétiques), un niveau de « conscience inconsciente » (correspondant à l’appréhension des unités de la langue qui est préalable, par exemple, à leur emploi analogique), et un niveau de conscience « réfléchie » qui est le propre de l’analyse du linguiste, et qui n’est pas atteint par le sujet parlant sinon très rarement [italiques dans le texte] (Fadda 2021 : 102).

Dans le second cas, nous sommes en présence d’une opération de conscience irréfléchie (cf. Fadda 2021 : ibid.), qui règle la morphologie et qui est capable de performances cognitives complexes, même si de quelque façon elle ne sait pas ce qu’elle fait (cf. Fadda 2017 : 29)12. Pour parler de conscience réflexive – donc de réflexivité et de véritable conscience métalinguistique – il faut envisager un autre degré de conscience (le troisième), qui est propre au linguiste et qui caractérise l’étude scientifique des langues, mais qui ne joue aucun rôle dans le changement linguistique (cf. Fadda 2021 : 103).

4. L’émergence de la notion de réflexivité linguistique chez Saussure

Dans De l’essence double du langage (abrégé ED) Saussure sanctionne clairement le lien entre la langue et le sujet parlant, qui sont dans un rapport d’« inestricabile equivalenza » (De Palo 2016 : 50) ; il affirme en effet de manière presque apodictique : « la langue (c’est-à-dire le sujet parlant) » (ED 1891-1892 ; ELG : 39)13. Le rôle joué par le sentiment linguistique du sujet parlant et de ce qui se développe à partir de lui, qu’on l’appelle conscience linguistique, sentiment, sensibilité linguistique, etc. – comme nous l’avons vu dans les paragraphes précédents – est essentiel.

Les termes les plus utilisés par Saussure sont sentiment linguistique et conscience linguistique, mais il emploie aussi souvent le terme esprit pour caractériser l’activité qui permet au sujet parlant de comprendre le fait que « les deux éléments du mot sont réciproquement dans l’ordre spirituel » (ED 1891-1892 ; ELG : 19) et sont inséparables, comme le sont les deux éléments de l’air, l’oxygène et l’azote (de sorte que l’on ne peut plus parler d’air si l’on supprime l’oxygène ou l’azote).

En particulier, Saussure parle d’esprit au début du paragraphe 29j (dans lequel, selon le paragraphe des éditeurs des ELG, on peut lire des réflexions synthétiques qui n’apparaissent pas ailleurs) de De l’essence double du langage, consacré spécifiquement au phénomène de l’intégration ou postméditation-réflexion : on y résume non seulement toute la vie active du langage et la centralité du sujet parlant, mais aussi le point de départ de toute conscience épilinguistique et métalinguistique (de celle du locuteur spontané jusqu’à celle du linguiste) (cf. De Palo 2016 : 54).

Chaque mot peut faire l’objet d’une activité supplémentaire que Saussure définit comme intégration ou postméditation-réflexion. À travers ces notions, le linguiste semble anticiper, de manière plus marquée, la notion plus récente d’usage métalinguistique réflexif (qui ne trouvera sa définition que dans les décennies suivantes, au cours du XXe siècle – cf. De Mauro 1982 : 93-94 et 125-134) qui permet aux locuteurs de s’interroger et de s’expliquer par des mots sur les mots eux-mêmes, sur leur forme et sur leur sens, et qui donne aux locuteurs d’une communauté linguistique la possibilité de dominer les « fluctuations » et les « novations » de la parole, de s’orienter face à l’extensibilité continue des sens de chaque mot (cf. De Mauro 2005 : XIX)14.

C’est en vertu du phénomène d’intégration ou de postméditation-réflexion que les signes des langues évoquent mécaniquement, par le seul fait de leur existence, une série de « valeurs opposées pour notre esprit [italiques dans le texte] », et c’est toujours en vertu de l’activité normale et physiologique de l’esprit que « cette opposition de valeurs qui est un fait purement négatif se transforme en fait positif [italiques dans le texte] » (ED 1891-1892 ; ELG : 87)15. Si nous avions une langue composée de seulement deux signes, ba et la, « la totalité des perceptions confuses de l’esprit viendr[ait] nécessairement se ranger ou sous ba ou sous la », et, encore une fois, ce serait toujours l’esprit qui trouverait « du simple fait qu’il existe une différence ba/la et qu’il n’en existe pas d’autre, un caractère distinctif lui permettant régulièrement de tout classer sous le premier ou sous un des deux chapitres (par exemple la distinction de solide et de non solide) » (ED 1891-1892 ; ELG : 88). L’élément de positivité sera représenté « par le caractère commun qu’il se trouve avoir attribué aux choses ba et le caractère commun qu’il se trouve avoir attribué aux choses la » (ED 1891-1892 ; ELG : ibid.).

En bref, dans chaque signe de la langue, de façon tout à fait physiologique et constitutive,

vient […] s’intégrer, se postélaborer une valeur déterminée [ ], qui n’est jamais déterminée que par l’ensemble des signes présents ou absents au même moment ; et comme le nombre et l’aspect réciproque et relatif de ces signes changent de moment en moment d’une manière infinie, le résultat de cette activité, pour chaque signe, et pour l’ensemble, change aussi de moment en moment dans une mesure non calculable (ED 1891-1892 ; ELG : ibid.).

L’intégration ou postméditation-réflexion est donc en même temps à la base de la constitution des unités positives16 – sur lesquelles elle agit en permettant leur ré-utilisation, ou une nouvelle « intégration » dans des scénarios linguistiques concrets (cf. D’Ottavi 2010 : 81) –, et de notre capacité à nous orienter face à l’extension du champ des réalisations possibles des phonies et des significations des signes linguistiques (étant donné l’omniformativité sémantique des langues – cf. De Mauro 1982 : 101), en bref, face au flottement des signes linguistiques dans l’incalculabilité des jeux des signes auxquels le locuteur participe17.

Dans les cours de linguistique générale, Saussure n’utilise plus les termes intégration ou postméditation-réflexion, mais alterne (cf. § 3) les notions de sentiment, de conscience linguistique et celle de réflexion ; en tout cas « [l]a langue n’est pas une fonction du sujet parlant, elle est le produit que l’individu enregistre passivement ; elle ne suppose jamais de préméditation, et la réflexion n’y intervient que pour l’activité de classement […] » (CLG/D : 65). En effet, les locuteurs, dans leurs usages linguistiques concrets, utilisent la langue de manière inconsciente, sans l’intervention de la réflexion (« […] la réflexion n’intervient pas dans la pratique d’un idiome ; […] les sujets sont, dans une large mesure, inconscients des lois de la langue » – CLG/D : 147). Les locuteurs n’ont pas non plus le pouvoir de transformer une langue (Saussure parle d’« incompétence de la masse à la transformer » – CLG/D : ibid.). La complexité d’un système linguistique fait que « l’on ne peut le saisir que par la réflexion », tandis que « ceux-là mêmes qui en font un usage journalier l’ignorent profondément » (CLG/D : ibid.).

5. La présence de la réflexivité linguistique dans la pensée de Saussure. Les lieux les plus significatifs

Comme nous l’avons indiqué par anticipation au § 1, la notion de réflexivité linguistique – soit sous la forme d’une conscience réflexive implicite (savoir épilinguistique) soit sous celle d’une conscience réflexive explicite (métalinguistique au sens propre) – traverse toute la production de Saussure (en se mêlant aux notions de sentiment, de conscience linguistique, de réflexion, d’examen, d’intégration ou de postméditation-réflexion etc.) et s’entremêle, de manière théoriquement féconde, avec certains thèmes cruciaux des réflexions théoriques de Saussure. Dans ce paragraphe, nous essaierons de « coudre » synthétiquement quelques points – que nous considérons comme théoriquement pertinents – où Saussure, souvent de manière non explicite, fait intervenir la réflexivité linguistique dans le traitement de ces thèmes. Une analyse de ce type constitue – à notre avis – une contribution à la théorisation saussurienne de la langue, en contribuant en même temps à donner une description exhaustive du fonctionnement du langage et des langues.

Dans les sous-sections suivantes, nous essaierons de reconstruire un parcours des lieux saussuriens où émerge la notion de réflexivité linguistique, en tenant compte à la fois du développement chronologique et des avancements conceptuels de la réflexion saussurienne.

5.1. Identité et réalité linguistique

Pour Saussure, les unités linguistiques ne sont pas des entités données a priori, mais du fait même que les langues sont des systèmes sémiologiques – et impliquent donc la présence indispensable de sujets parlants18 – nous sommes capables de les apprécier uniquement en vertu d’un effort qui est fait d’hésitations, de demi-analyses, de flottements (cf. De Palo 2016 : 53)19, dans lequel notre compétence métalinguistique entre en jeu. Chaque unité linguistique, en substance, trouve sa réalité, sa raison d’être exclusivement dans le sentiment/la conscience qu’en ont les locuteurs : « […] ce qui est réel dans un état donné du langage, c’est ce dont les sujets parlants ont conscience, tout ce dont ils ont conscience et rien que ce dont ils peuvent avoir conscience [italiques dans le texte] » (Morph., *1893-1895 ; ELG : 192).

Saussure s’attaque au problème de la définition de ce qu’est une identité linguistique (« […] nous croyons qu’il faudra en dernier lieu revenir toujours à la question de savoir ce qui constitue de par l’essence du langage une identité linguistique [italiques dans le texte] » (ED 1891-1892 ; ELG : 18) : à cette fin, l’abstraction et la généralisation (pratiques d’analyse linguistique propres au travail du comparatiste) sont nécessaires ; elles jouent un rôle crucial car elles sont situées « à la source du fonctionnement langagier, à cet instant où les sujets, confrontés à la multiplicité des réalisations, élaborent les “entités acoustiques”, via un jugement d’identité sans lequel il n’y aurait pas de langue [italiques dans le texte] » (Béguelin 2009 : 27).

Par exemple, dans le cas d’une identité d’ordre vocal, « quand j’ouvre deux fois, trois fois, cinq fois la bouche pour prononcer aka, la question de savoir si ce que je prononce peut être déclaré identique ou non identique dépend d’un examen [italiques dans le texte] » (ED 1891-1892 ; ELG : 31). Donc les entités d’ordre vocal « ou bien consistent dans l’identité que nous venons de considérer, par conséquent dans un fait parfaitement abstrait, ou bien ne consistent en rien et ne sont nulle part » (ED 1891-1892 ; ELG : 32).

Le moment du jugement/examen (plus ou moins conscient) et celui de l’abstraction opérée par les sujets parlants (notamment par les grammairiens) nous permettent de saisir le cas de l’identité linguistique20. Par exemple, dans les notes d’Émile Constantin au troisième cours de linguistique générale on lit : « En latin, domini, regis, regum il n’y a rien dans le i, le is, le um qui coïncide et dont on puisse dire que c’est la même unité ou sous-unité. Et cependant il y a ici, avec ce support matériel divers, quelque chose qui est la conscience d’une certaine valeur, qui est la même <et dicte un emploi identique> » (Komatsu & Harris 1993 : 84). On part donc d’un support matériel sur lequel une abstraction (« une abstraction positive » – Komatsu & Harris 1993 : ibid.) est ensuite opérée par les sujets parlants.

Les désinences is, i, um, bien qu’elles ne soient pas phonologiquement identiques, forment quand même une identité en vertu de l’association paradigmatique faite par les sujets parlants (cf. Testenoire 2018b : 26). Nous venons donc d’établir une entité abstraite « par la reconnaissance d’une relation d’identité » qui « n’a pas de correspondance homogène sur le plan de l’expression » (Testenoire 2018b : ibid.).

Nous avons donc, d’une part, le plan de l’abstraction et, de l’autre, le plan du concret. Sur ce point, Saussure n’a aucun doute en qualifiant de concret – comme nous l’avons vu au début de ce paragraphe – tout ce qui est présent dans la conscience des sujets parlants, « en considérant comme abstraite telle ou telle distinction n’appartenant qu’aux grammairiens, mais non ratifiée par la conscience des sujets parlants » (CLG/E : 2195 III C 298)21. Pour pouvoir distinguer ce qui est abstrait de ce qui est concret, on a besoin, selon Saussure, d’un critère et « ce critère est dans la conscience de chacun » (CLG/E : 1737 B 26) ; il faut donc faire appel, une fois de plus, à la réflexion et à l’introspection des locuteurs eux-mêmes.

C’est à ce niveau-ci – enfin – que nous pouvons parler de réalité linguistique, une notion qui reçoit son fondement et sa légitimité de la conscience : « pour savoir dans quelle mesure une chose est, il faudra <rechercher> dans quelle mesure elle est dans la conscience des sujets parlants, elle signifie. <Donc, une seule perspective, méthode : observer ce qui est ressenti par les sujets parlants> » (CLG/E : 1504 II R 85), en nous demandant « quelle est l’impression des sujets parlants » (CLG/E : 1503 II R 85).

5.2. Les phénomènes d’analogie

Le terme analogie a, chez Saussure – selon Engler – deux sens différents : un, plus générique, qui indique une relation, une similitude entre des choses différentes, et un autre, plus spécifiquement technique, et c’est celui qui nous intéresse ici, qui prévoit l’« installation d’un concurrent [→ forme analogique] à côté d’une forme pouvant aller jusqu’à la substitution d’une forme créée par association à une forme traditionnelle » (Engler 1968 : 12). À la base du phénomène de l’analogie, nous trouvons « une association de formes dans l’esprit qui est dictée par l’association des idées représentées » (Engler 1968 : ibid.)

À partir de son premier cours de linguistique générale, Saussure définit la création analogique22 comme une opération grammaticale qui implique « un modèle et son imitation régulière. Une forme analogique est une forme faite à l’image d’une ou plusieurs autres d’après une règle déterminée [italiques dans le texte] » (CLG/D : 280) et peut être représentée dans la formule du quart proportionnel (et donc c’est une opération formalisable), de sorte que ōrātōrem : ōrātōr = honōrem : x, où x = honor (cf. CLG/D : ibid.)23. C’est un phénomène qui n’est pas spécifique à la dimension diachronique (bien que dans le CLG le chapitre sur l’analogie soit inclus dans la section diachronique), mais il se situe entre synchronie et diachronie dans la mesure où la dimension du système linguistique ne peut jamais être ignorée (cf. Fadda 2017 : 30).

Dans les processus de création analogique, les locuteurs mettent en œuvre une capacité de type interprétatif (cf. Bouquet 1997 : 163) de ce qui est déjà dans la langue, une analyse qui ne repose pas sur la forme préexistante qui est remplacée (cf. supra l’exemple de honōs – cf. note 24) mais sur les formes morphologiquement associées qui ont inspiré la nouvelle forme analogique (ōrātōrem : ōrātōr). Les formations analogiques sont donc, pour ainsi dire, « suspendues » entre la langue et la parole, et il ne s’agit pas d’un processus qui se produit à tête reposée chez les locuteurs (cf. Fadda 2017 : 31), puisque

il n’y a aucun moment où le sujet soumette à une révision le trésor mental de la langue qu’il a en lui, et crée à tête reposée des formes nouvelles (par ex. calmement [ ]) qu’il se propose, (promet) de « placer » dans son prochain discours. Toute innovation arrive par improvisation, en parlant, et pénètre de là soit dans le trésor intime de l’auditeur ou celui de l’orateur, mais se produit donc à propos du langage discursif (Notes Item *1899-1903 ; ELG : 95).

L’analogie est, en bref, un processus qui « suppose <la conscience, la compréhension d’un> rapport <de> formes <entre elles> » (CLG/E : 2512 I R 2.19), « <ce> qui implique que l’on considère les formes conjointement aux idées qu’elles expriment » (CLG/E : 2513 I R 2.19).

La comparaison des formes linguistiques présuppose une capacité d’analyse qui – comme on le lit dans les notes d’Albert Riedlinger au premier cours de linguistique générale –, mène à des « éléments qui sont perçus par la conscience de la langue, tantôt un radical, tantôt un suffixe etc. » (Komatsu & Wolf 1996 : 70). Cette comparaison d’éléments déjà présents dans la langue se réalise d’abord à un niveau inconscient (Saussure parle « d’une comparaison inconsciente des matériaux déposés dans le trésor de la langue » (CLG/D : 280), mais ensuite « l’activité continuelle du langage décomposant les unités qui lui sont données contient en soi non seulement toutes les possibilités d’un parler conforme à l’usage, mais aussi toutes celles des formations analogiques » (CLG/D : ibid.)24.

C’est donc au niveau des pratiques discursives que se consolident de nouvelles formations analogiques, conduisant à un niveau de « conscientisation » et d’avancement de la capacité métalinguistique des locuteurs (cf. Russo 2004 : 166).

5.3. Les rapports associatifs

En ce qui concerne les rapports/séries associatifs25 Saussure fait appel à notre faculté d’association et de coordination (CLG/D : 61), qui est à la base du langage et qui se concrétise par la capacité des locuteurs à articuler le plan de la substance phonique et celui des significations. Cette faculté se manifeste dans la constitution de « groupes » de mots à l’intérieur desquels il y a des relations de type particulier. D’une part – comme on le sait – il y a les rapports syntagmatiques, qui sont à la base de la formation du discours et ordonnent les éléments linguistiques dans la chaîne de la parole, et d’autre part, en dehors du discours, il y a les rapports associatifs qui ne sont pas fondés sur la linéarité, mais sur la substituabilité mutuelle26 et se situent dans le cerveau de l’être humain, où ils constituent le « trésor intérieur qui constitue la langue chez chaque individu » (CLG/D : 247).

Il s’agit de rapports, de regroupements qui se forment par association mentale (cf. Bergounioux 1995) à partir d’une juxtaposition de mots qui ont quelque chose en commun, indépendamment de leur position : c’est l’esprit du sujet parlant qui – selon Saussure – perçoit la nature des rapports qui lient les mots entre eux et qui crée sur cette base autant de séries associatives que de rapports différents (cf. CLG/D : 252).

L’esprit joue un rôle vraiment actif et créatif dans les processus de reconnaissance des similitudes et d’élaboration de séries associatives, des processus que seule rend possibles l’intervention active de la conscience27 qui révèle, une fois de plus, la centralité du moment de réflexivité linguistique dans l’activité linguistique du sujet parlant.

5.4. Les cas d’étymologie populaire

Saussure s’intéresse à l’étymologie populaire à plusieurs endroits28, en la distinguant de l’étymologie des linguistes, qui vise à saisir le sens authentique et originel des mots. En particulier, dans la troisième partie du Cours de linguistique générale consacrée à la linguistique diachronique, il y a un chapitre entier concernant l’étymologie populaire, placé par Bally et Sechehaye après le chapitre sur l’analogie, dont il semble presque une extension.

Dans le cas de l’étymologie populaire, il nous semble possible de relever l’intérêt de Saussure pour les phénomènes paronomastiques liés – à notre avis – à l’activité réflexive (le plus souvent inconsciente) du locuteur dans la pratique discursive quotidienne.

Dans le cas de l’étymologie populaire « il nous arrive parfois d’estropier les mots dont la forme et le sens nous sont peu familiers, et parfois l’usage consacre ces déformations. Ainsi l’ancien français coute-pointe (de coute, variante de couette, “couverture” et pointe, part. passé de poindre “piquer”), a été changé en courte-pointe, comme si c’était un composé de l’adjectif court et du substantif pointe » (CLG/D : 283). Dans le cas de mots difficiles ou peu familiers aux locuteurs, ces derniers essaient – de manière tout à fait spontanée – de manipuler des éléments inconnus, bizarres ou obsolètes et de les réadapter dans des constructions linguistiques qui leur sont connues, pour les intégrer, en somme, dans leur répertoire verbal.

Bref, pour Saussure les innovations dues à l’étymologie populaire, pour bizarres qu’elles puissent paraître, « ne se font pas tout à fait au hasard ; ce sont des tentatives d’expliquer approximativement un mot embarrassant en le rattachant à quelque chose de connu » (CLG/D : ibid.). Par exemple, « l’allemand a emprunté au français aventure, dont il a fait régulièrement ābentüre, puis Abenteuer ; sans déformer le mot, on l’a associé avec Abend (“ce qu’on raconte le soir à la veillée”), si bien qu’au XVIIIe siècle on l’a écrit Abendteuer » (CLG/D : ibid.).

Alors que dans l’analogie – comme nous l’avons vu dans le § 5.2 – l’activité du locuteur ne repose pas sur la forme ancienne qui est remplacée mais sur les formes morphologiquement associées qui ont inspiré la nouvelle création analogique, dans le cas de l’étymologie populaire c’est la forme initiale d’un mot qui devient l’objet – en faisant toujours appel à la capacité réflexive (pas nécessairement consciente) – d’une « ré-analyse », d’une nouvelle interprétation qui souvent « procède un peu au hasard et n’aboutit qu’à des coq-à-l’âne » (CLG/D : ibid.).

Les nouvelles formations parétymologiques révèlent ainsi une intervention plus ou moins consciente des locuteurs, sur la base du souvenir – et ici Saussure fait intervenir la mémoire – parfois imparfait de la forme initiale, proche par « croisement » et « hybridation » (CLG/E : 2670 I R 3.10), d’un mot avec lequel elle n’avait rien à voir dans un premier temps (cf. Béguelin 1995).

5.5. Analyse subjective et analyse objective

Nous terminons notre tour des lieux saussuriens où la question de la réflexivité linguistique se mêle à quelques thèmes importants du maître genevois par un examen de la relation entre l’analyse dite subjective et l’analyse objective.

Il s’agit d’une différenciation qui remonte au premier cours de 1906-1907 et qui, dans la structure de celui-ci, précède de peu le traitement de l’étymologie populaire, qui doit être lu à la lumière de cette dernière. Dans la vulgate saussurienne, cependant, l’ordre des thèmes a été inversé et la partie sur l’analyse subjective/analyse objective a été placée en appendice.

Il s’agit de deux perspectives différentes d’analyse/interprétation des phénomènes linguistiques : l’une, l’analyse objective, est celle du grammairien ou du linguiste, et l’autre, l’analyse subjective, est celle des sujets parlants eux-mêmes ; par exemple « dans les mots français entier (lat. in-teger “intact”), enfant (lat. infans “qui ne parle pas”), enceinte (lat. in-cincta “sans ceinture”), l’historien dégagera un préfixe commun en-, identique au in privatif du latin ; l’analyse subjective des sujets parlants l’ignore totalement » (CLG/D : 289).

Les deux types d’analyses impliquent une identité de méthode, c’est-à-dire « la confrontation des séries qui présentent un même élément » (CLG/D : ibid.), mais en réalité

la langue ne peut pas procéder comme le grammairien, elle <est à> un autre point de vue et les mêmes éléments ne lui sont pas donnés, elle fait ce <qui par> le grammairien <est> considéré comme des erreurs <mais> qui n’en <sont> pas, car il n’y a de sanctionné par la langue que ce qui est immédiatement reconnu par elle (CLG/E : 2759 sqq. I R 2.65).

La langue d’ailleurs « ne se trompe pas ; son point de vue est différent, voilà tout » (CLG/D : 289). Analyse subjective et analyse objective en réalité « se justifient l’une et l’autre, et chacune conserve sa valeur propre », mais « en dernier ressort celle des sujets importe seule, car elle est fondée directement sur les faits de langue [je souligne] » (CLG/D : ibid.).

Ici, Saussure ne reconnaît pas seulement une pleine légitimité à l’analyse subjective des locuteurs29, mais il lui donne une primauté sur celle, érudite, propre au grammairien. Il accorde ainsi une grande confiance aux capacités du sujet parlant (cf. Siouffi 2018 : 102), dont le point de vue devient à tous égards un observatoire décisif de la langue en synchronie.

Enfin – et nous rejoignons ici l’analyse de Testenoire – par la distinction entre l’analyse subjective des locuteurs et l’analyse objective des grammairiens, la différenciation entre analyse épilinguistique et métalinguistique est implicitement thématisée (cf. Testenoire 2018a : 75). En reconnaissant la primauté de l’analyse subjective des locuteurs, Saussure en effet « légitime toutes les manifestations de l’activité épilinguistique des locuteurs : analyses spontanées, procédures de remotivation, associations paronomastiques, calembours… » (Testenoire 2018a : ibid.).

6. Conclusions

Au terme de ce parcours, nous voulons souligner le fait que la reconstitution des lieux où émerge l’attention de Saussure à la réflexivité linguistique nous conduit à des considérations plus générales sur la complexité de la langue, qui n’est pas l’objet exclusif de la linguistique, sorte d’objet autonome ou d’hypostase abstraite, mais n’est déterminée que dans la perspective du sujet parlant qui en devient pour ainsi dire le garant épistémique (cf. De Palo 2016 : 50). En légitimant – comme nous l’avons vu à la fin du § 5.5 – toutes les manifestations de l’analyse épilinguistique des locuteurs (analyses spontanées, procédures de remotivation, associations paronomastiques, etc.), Saussure adopte en effet une perspective dynamique et non axiologique pour dessiner son idée de la langue.

Dans le cas de la langue, nous n’avons pas affaire à un système rigide par rapport aux locuteurs qui l’utilisent, mais à un système stable et plastique à la fois, en harmonie avec la conscience des sujets parlants (cf. Testenoire 2018b : 15)30, dans lequel tous les jeux du langage et les manifestations spontanées de la parole jouent un rôle central31 et montrent une continuité dans le parcours théorique du linguiste, des écrits de ses années parisiennes jusqu’à ses écrits sur la linguistique théorique.

En définitive, d’un côté Saussure est très attentif à définir ce qu’est une langue32, mais, d’un autre côté, il croit fermement à la nécessité d’étudier tout ce que le sujet parlant fait avec la langue.

Bibliographie

Abréviations

CLG Ferdinand de Saussure, Cours de linguistique générale [1916], publié par Ch. Bally et A. Sechehaye, avec la collaboration d’A. Riedlinger, Paris, Payot, 19222.

CLG/D Ferdinand de Saussure, Cours de linguistique générale. Édition critique préparée par T. De Mauro, Paris, Payot, 19721 [éd. italienne 19671].

CLG/E Ferdinand de Saussure, Cours de linguistique générale. Édition critique par R. Engler, 2 t., Wiesbaden, Otto Harrassowitz, 1967-1974 [1989-19902].

ED Ferdinand de Saussure, De l’essence double du langage 1891-1892 (ELG = 17-88).

ELG Ferdinand de Saussure, Écrits de linguistique générale, établis et édités par S. Bouquet & R. Engler, avec la collaboration d’A. Weil, Paris, Gallimard, 2002.

Morph. Ferdinand de Saussure, Morphologie *1893-1895 (ELG = 180-196 ; CLG/E 3293).

Notes Item Ferdinand de Saussure, Nouveaux Item et Anciens Items *1899-1903 (ELG = 93-119).

Notes prép. Ferdinand de Saussure, Notes préparatoires pour les cours de linguistique générale 1908-1909 (ELG = 287-294).

Premières conf. Ferdinand de Saussure, Premières conférences à l’Université de Genève 1891 (ELG = 143-173 ; CLG/E 3283-3285).

Rec Recueil des publications scientifiques de Ferdinand de Saussure, publié par Ch. Bally & L. Gautier, Genève, Societé Anonyme des Éditions Sonor, 1922 [réimpr. Genève/Paris, Slatkine, 1984].

SLG Ferdinand de Saussure, Scritti inediti di linguistica generale. Introduzione, traduzione e commento di Tullio De Mauro, Roma-Bari, Laterza, 2005.

SM Robert Godel, Les sources manuscrites du Cours de linguistique générale de Ferdinand de Saussure, Genève, Droz, 1957 [19692].

Études

AMACKER, René (1994), « Correspondance Bally-Saussure », Cahiers Ferdinand de Saussure 48, p. 91-134.

AMACKER, René (éd.) (2011), Ferdinand de Saussure. Science du langage. De la double essence du langage et autres documents du ms. BGE Arch. de Saussure 372. Édition critique partielle mais raisonnée et augmentée des Écrits de linguistique générale, établie par René Amacker, Genève, Droz.

BASILE, Grazia (2007), « Dalle associazioni alla grammatica. Riflessioni su alcune pagine saussuriane », in A. Elia & M. De Palo (éd.), La lezione di Saussure. Saggi di epistemologia linguistica, Roma, Carocci editore, p. 140-156.

BASILE, Grazia (2017), « I rapporti associativi nel pensiero linguistico italiano del Novecento », Blityri. Studi di storia delle idee sui segni e le lingue VI-1, p. 157-174.

BÉGUELIN, Marie-José (1995), « Saussure et l’étymologie populaire », Linx 7 (https://journals.openedition.org/linx/1131).

BÉGUELIN, Marie-José (2009), « Langue reconstruite et langue tout court », Cahiers Ferdinand de Saussure 62, p. 9-32.

BERGOUNIOUX, Gabriel (1995), « Saussure ou la pensée comme représentation », in M. Arrivé & C. Normand (éd.), Saussure aujourd’hui, Actes du Colloque de Cerisy-la Salle (10-12 août 1992), Paris, Linx – Université Paris X-Nanterre, p. 173-186.

BOUQUET, Simon (1997), Introduction à la lecture de Saussure, Paris, Éditions Payot.

BRÉAL, Michel (1897), Essai de sémantique (science des significations), Paris, Hachette.

CARNAP, Rudolf (1947), Meaning and Necessity. A Study in Semantics and Modal Logic, Chicago, The University of Chicago Press.

COSENZA, Giuseppe (2016), Dalle parole ai termini : i percorsi di pensiero di F. de Saussure, Alessandria, Edizioni dell’Orso.

CULIOLI, Antoine (1968), « La formalisation en linguistique », Cahiers pour l’analyse 9, p. 108-117.

DE MAURO, Tullio (1982), Minisemantica dei linguaggi non verbali e delle lingue, Roma-Bari, Laterza.

DE MAURO, Tullio (2005), « Introduzione », in SLG, p. VII-XXVI.

DE PALO, Marina (2016), Saussure e gli strutturalismi. Il soggetto parlante nel pensiero linguistico del Novecento, Roma, Carocci editore.

DE PALO, Marina (2020), « L’homme dans la langue. Tradition saussurienne et développements phénoménologiques », in É. Aussant & J.-M. Fortis (éd.), History of Linguistics 2017. Selected Papers from the 14th International Conference on the History of the Language Science (ICHoLS 14), Paris, 28 August-1 September, Amsterdam, John Benjamins Publishing Company, p. 113-127.

D’OTTAVI, Giuseppe (2010), « Ferdinand de Saussure e Monsieur B », Bollettino di italianistica. Rivista di critica, storia letteraria, filologia e linguistica VII(1), p. 71-91.

ENGLER, Rudolf (1968), Lexique de la terminologie saussurienne, Utrecht/Antwerpe, Het Spectrum.

FADDA, Emanuele (2017), Sentimento della lingua. Per un’antropologia linguistica saussuriana, Alessandria, Edizioni dell’Orso.

FADDA, Emanuele (2021), « Le sentiment linguistique chez Saussure, entre intelligence et volonté », in G. Siouffi (éd.), Le sentiment linguistique chez Saussure, Lyon, ENS Éditions, p. 99-112.

HOCKETT, Charles F. (1963), « The Problem of Universals in Language », in J. H. Greenberg (éd.), Universals of Language, Cambridge (Mass.), The M.I.T. Press, p. 1-22.

HUMBOLDT, Wilhelm von (1836), Ueber die Verschiedenheit des menschliches Sprachbaues und ihren Einfluss auf die geistige Entwickelung des Menschengeschlechts, Berlin, Dümmler [ouvrage publié et expliqué par A. F. Pott, Berlin, Verlag von S. Calvary & Co., 1880].

JÄGER, Ludwig (2003), « La pensée épistémologique de Ferdinand de Saussure », in S. Bouquet (éd.), Saussure, Paris, Éditions de l’Herne, p. 202-219.

JOSEPH, John E. (2012), Saussure, Oxford, Oxford University Press.

KANT, Immanuel (1790), Kritik der reinen Urtheilskraft, Berlin/Libau, Lagarde-Friedrich [Stuttgart, Reclam, 1963].

KOMATSU, Eiusuke & HARRIS, Roy (éds.) (1993), Troisième Cours de linguistique générale (1910-1911) d’après les cahiers d’Émile Constantin, Oxford, Pergamon Press.

KOMATSU, Eisuke & WOLF, George (éds.) (1996), Première Cours de linguistique générale (1907) d’après les cahiers d’Albert Riedlinger, Oxford, Pergamon Press.

LANGSLOW, David (2009), Jacob Wackernagel Lectures on Syntax: With Special Reference to Greek, Latin and German, Oxford, Oxford University Press (engl. transl. of Vorlesungen über Syntax: mit besonderer Berücksichtigung von Griechisch, Lateinisch und Deutsch, Basel, Birkhauser & Cie, 1924).

LITTRÉ, Émile (1863), Histoire de la langue française : études sur les origines, l’étymologie, la grammaire, les dialectes, la versification et les lettres au moyen âge, tome I et tome II, Paris, Didier et Cie.

LITTRÉ, Émile (1874), Dictionnaire de la langue française, Paris, Librairie Hachette.

NODIER, Charles (1834), Notions élémentaires de linguistique, ou histoire abrégée de la parole et de l’écriture, pour servir d’introduction à l’alphabet, à la grammaire et au dictionnaire, Paris, Librairie d’Eugène Renduel.

PAUL, Hermann (1880), Prinzipien der Sprachgeschichte, Halle, Max Niemeyer [19205].

RUSSO, Tommaso (2004), La mappa poggiata sull’isola. Iconicità e metafora nelle lingue dei segni e nelle lingue vocali, Rende, Centro editoriale dell’Università della Calabria.

SCHLEICHER, August (1860), Die Deutsche Sprache, Stuttgart, J. G. Cotta’scher Verlag.

SIMONE, Raffaele (2020), Il software del linguaggio, Milano, Raffaello Cortina.

SIOUFFI, Gilles (2014), « Sentiment de la langue et histoire de la langue. Quelques propositions », in W. Ayres-Bennet & T. M. Rainsford (éd.), Histoire du français. États des lieux et perspectives, Paris, Classiques Garnier, p. 111-125.

SIOUFFI, Gilles (2018), « La notion de sentiment linguistique et la philologie au tournant des XIXe et XXe siècles », Romanica Cracoviensia 2, p. 97-104.

SIOUFFI, Gilles (éd.) (2021), Le sentiment linguistique chez Saussure, Lyon, ENS Éditions

TESTENOIRE, Pierre-Yves (2018a), « Jeu de mots, jeu phonique et anagramme dans la réflexion linguistique de Saussure », in B. Full & M. Lecolle (éds.), Jeux de mots et créativité. Langue(s), discours et littérature, Berlin-Boston, Walter de Gruyter, p. 69-96.

TESTENOIRE, Pierre-Yves (2018b), « Procédés et operations des sujets parlants chez F. de Saussure », Histoire Épistémologie Langage 40-1, p. 13-29.

VISCHER, Robert (1873), Ueber das optische Formgefühl. Ein Beitrag zur Aestethik, Leipzig, Hermann Credner.

____________

1 La notion de métalangage est empruntée à la logique symbolique, qui avait distingué entre langage-objet et métalangage (cf. Carnap 1947 : 3). On comprendra ici la métalinguistique non pas dans un sens logique, mais dans un sens très large, comme une notion désignant la perspective du sujet parlant à l’égard de l’activité linguistique (la sienne et celle des autres), dans laquelle s’exprime toute la conscience métalinguistique, depuis la connaissance épilinguistique du locuteur jusqu’au travail du linguiste, qui consiste en l’explication et la formalisation de ce qui est ressenti comme épilinguistique.

2 Elle ne se trouve ni dans l’index des noms et des notions du CLG rédigé par Charles Bally et Albert Sechehaye, ni dans le Lexique de la terminologie saussurienne de Rudolf Engler (1968), ni dans le Lexique de la terminologie des SM par Robert Godel (1957).

3 Michel Bréal parle également du sentiment de la langue en se référant spécifiquement à la grammaire : « Nous avons dans nos grammaires françaises une règle qui peut, au premier abord, paraître arbitraire, mais qui n’en repose pas moins sur un juste sentiment de la langue. Il est défendu d’employer un mot en qualité de complément de deux verbes, si ceux-ci exigent des cas différents » (Bréal 1897 : 55-56).

4 Par exemple, dans la Kritik der Urtheilskraft d’Emmanuel Kant (1790), nous trouvons le terme Lebensgefühl (« sens vital ») et Robert Vischer dans Ueber das optische Formgefühl (1873) parle de Formgefühl (« sens de la forme ») en élaborant la notion d’Einfühlung (« empathie ») comme base de sa théorie esthétique.

5 Le Sprachsinn correspond au sens interne de la langue, à une sorte de faculté universelle de conceptualisation : « Der Sprachsinn muss daher noch etwas anderes enthalten, was wir uns nicht im Einzelnen zu erklären vermögen, ein instinctartiges Vorgefühl des ganzen Systems, dessen die Sprache in dieser ihrer individuellen Form bedürfen wird » (Humboldt 1836 ; éd. 1880 : 85).

6 C’est donc grâce au Sprachgefühl que les locuteurs sont capables, par exemple, de reconnaître la syllabe radicale (Wurzelsylbe) (cf. Humboldt 1836 ; éd. 1880 : 520), d’appliquer correctement le pluriel (cf. Humboldt 1836 ; éd. 1880 : CCCCLXXVII), de comprendre les nuances sémantiques liées aux oscillations des formes phoniques, comme dans le cas de potio « acte de boire » vs potus (« ce qui est bu ») (cf. Humboldt 1836 ; éd. 1880 : CCCCLIV).

7 Jacob Wackernagel, dans Vorlesungen über Syntax (1924), parle également de Sprachgefühl comme de la capacité à percevoir les fonctions des mots : « These are the four χρόνοι ὡρισμένοι, their special characteristic being that they are either ongoing (durative) or completed. All this reflects a very fine feeling for language » (Langslow 2009 : 25). Le terme Sprachgefühl se répand comme un emprunt dans le monde anglophone, où l’on trouve principalement les expressions linguistic feel et individual feeling appliquées à la langue, mais de façon très épisodique (cf. Siouffi 2018 : 99).

8 Pour une revue exhaustive de la notion de sentiment chez Saussure, voir le récent volume Le sentiment linguistique chez Saussure édité par Gilles Siouffi (2021).

9 Comme le fait remarquer Emanuele Fadda, la notion de sentiment linguistique est spécifique au domaine de la morphologie (cf. Fadda 2021 : 104). Dans le domaine de la phonétique, Saussure parle plutôt de sensation (par exemple, dans le cas de la concaténation explosive : « deux explosions peuvent se produire consécutivement ; mais si la seconde appartient à un phonème d’aperture moindre ou d’aperture égale, on n’aura pas la sensation acoustique d’unité qu’on trouvera dans le cas contraire et que présentaient les deux cas précédents » ̶ CLG/D : 122) et d’une capacité distinctive de l’oreille (par exemple, « l’oreille perçoit dans toute chaîne parlée la division en syllabes, et dans toute syllabe une sonante » ̶ CLG/D : 124). Selon Fadda, il s’agit d’un « jugement de l’oreille », dans lequel « on n’a rien de cet ensemble d’opérations cognitives qui pourraient justifier l’emploi de l’adjectif psychologique. Le jugement de l’oreille est donc omnipuissant, mais aussi aveugle [italiques dans le texte] » (Fadda 2021 : 103).

10 Dans les notes des élèves, cependant, la notion de sentiment n’apparaît pas : cf. les notes du deuxième cours de Riedlinger : « il est tout aussi intéressant de se demander sur quoi nous faisons reposer l’affirmation de l’identité de “Messieurs !” et “Messieurs !” » (CLG/E : 1761 II R 38) et les notes du deuxième cours de Constantin : « Et l’identité entre deux mots Messieurs ! prononcés après un certain intervalle ? » (CLG/E : 1761 II C 32).

11 Pierre-Yves Testenoire souligne le fait que chez Saussure « en plusieurs endroits […] “sentiment de la langue” est employé de façon équivalente à “conscience”, soit que les deux termes soient apposés de façon synonymique, soient qu’ils se relaient indifféremment » (Testenoire 2018b : 18).

12 D’une façon générale, Saussure affirme : « Un mot n’existe véritablement, et à quelque point de vue qu’on se place, que par la sanction qu’il reçoit de moment en moment de ceux qui l’emploient. C’est ce qui fait qu’il diffère d’une succession de sons, et qu’il diffère d’un autre mot, fût-il composé de la même succession de sons » (ED 1891-1892 ; ELG : 83).

13 Dans le CLG, Saussure revient sur la question en déclarant que « la langue n’est pas une entité, et n’existe que dans les sujets parlants » (CLG/D : 37).

14 Cette capacité métalinguistique-réflexive est donc spécifique au sujet, « contrepoids fondamental à la faculté d’extension permanente du signifié » (De Palo 2020 : 117).

15 Dans la mesure où un mot est constitué de qualités négatives et relationnelles, dans notre activité normale de locuteurs, nous sommes amenés à le considérer comme une entité positive, comme s’il s’agissait du nom d’une entité surnaturelle, d’un des daevas du zoroastrisme (cf. Notes Item *1899-1903 ; ELG : 95). Pour la datation des Notes Item cf. Cosenza (2016). Dans le cas de l’intégration ou de la postméditation-réflexion, nous sommes en face d’une « opération non consciente attribuable au locuteur pour transformer les oppositions entre les entités purement négatives en entités positives pour s’approprier la langue » (Testenoire 2018b : 27). À ce propos, cf. aussi Marina De Palo qui souligne que la nature différentielle et négative des unités linguistiques « se greffe sur une capacité à s’appuyer sur des unités positives, qui sont le résultat de la mise en œuvre de la langue par le sujet qui prend la parole » (De Palo 2020 : 117).

16 Ce parallélisme entre la dimension négative et différentielle des unités linguistiques et la naissance d’une dimension « positive » des éléments de la langue apparaît aussi dans les dernières séances du troisième cours de linguistique générale (entre le 30 juin et le 4 juillet 1911) : « Bien que le signifié et le signifiant soient, chacun pris à part, purement différentiels et négatifs, leur combinaison est un fait positif ; c’est même la seule espèce de faits que comporte la langue, puisque le propre de l’institution linguistique est justement de maintenir le parallélisme entre ces deux ordres de différences » (CLG/D : 241).

17 Comme l’affirme clairement Saussure, chaque niveau d’analyse linguistique est sujet à mutabilité et à fluctuations : « La latitude qui existe au sein d’une valeur reconnue peut être dénommée “fluctuation”. Dans tout état de langue on rencontre des fluctuations [italiques dans le texte] » (ED 1891-1892 ; ELG : 36).

18 Comme le dit clairement Saussure : « il faut une masse parlante pour qu’il y ait une langue. À aucun moment, et contrairement à l’apparence, celle-ci n’existe en dehors du fait social, parce qu’elle est un phénomène sémiologique [italiques dans le texte] » (CLG/D : 160). Ce concept apparaît clairement dans les notes préparatoires au deuxième cours de linguistique générale : « à aucun moment […] le phénomène sémiologique quel qu’il soit ne laisse hors de lui-même l’élément de la collectivité sociale » (Notes prép. 1908-1909 ; ELG : 290). Cf. aussi les notes de Constantin du deuxième cours (CLG/E : 1286 II C 21). Sur ce point, voir la discussion détaillée menée par René Amacker (2011 : 292-293).

19 Cf. CLG/E : 2602 I R 2.64 : « (les hésitations), les à peu près, les demi-analyses, (les flottements) sont un caractère constant des résultats auxquels arrive la langue (par son activité) ».

20 De Palo (2020 : 116) souligne le fait que « les identités linguistiques ont leur légitimation dans les jugements des sujets parlants », et ces jugements d’identité sont liés à des capacités cognitives-sémiologiques (relatives à la production et à la réception des sujets parlants) qui se situent dans la faculté du langage propre aux êtres humains, en lien étroit avec leur réalité historico-sociale (cf. Jäger 2003 : 213).

21 À ce propos, John Joseph fait remarquer que Saussure « will always associate the analyses of grammarians with abstraction and unreality, unless they conform to what is psychologically real for ordinary speakers, as revealed by their linguistic instincts » (Joseph 2012 : 37).

22 Auparavant, Saussure dans De l’emploi du génitif absolu en sanscrit (1881) avait parlé d’analogie syntaxique, prenant pour exemple la forme du français populaire se rappeler de, à partir du synonyme se souvenir de, ainsi que le parisianisme partir à Londres, calque d’aller à Londres (cf. Rec : 297). Dans Adjectifs indo-européens du type caecus « aveugle » (1912) il parle plutôt de l’analogie lexicologique comme de ce phénomène qui se produit entre des choses du même ordre : par exemple en grec le nom de l’instrument de musique φόρμιγξ est le point de départ d’une extension de l’élément suffixe -ιγξ à d’autres instruments de musique, comme σῦριγξ, σάλπιγξ, ψάλτιγξ (cf. Rec : 599).

23 Le nominatif latin honor est donc le résultat d’un processus analogique, par lequel de honōs, en faisant tourner le s, on est arrivé à la nouvelle forme honōr sur le modèle de ōrātōr : ōrātōrem etc. (cf. CLG/D : 280).

24 Ce n’est pas un hasard si l’analogie est définie par Saussure dans la deuxième conférence à l’Université de Genève de 1891 comme étant « un phénomène de transformation intelligente » (Premières conf. 1891 ; ELG : 160).

25 Pour un approfondissement de ces questions d’un point de vue théorique et historiographique, nous nous permettons de faire référence à Basile (2007) et à Basile (2017), entre autres.

26 Il est tout à fait naturel et physiologique que dans les langues « en dehors du discours, les mots offrant quelque chose de commun s’associent dans la mémoire, et il se forme ainsi des groupes au sein desquels règnent des rapports très divers. Ainsi le mot enseignement fera surgir inconsciemment devant l’esprit une foule d’autres mots (enseigner, renseigner, etc., ou bien armement, changement, etc., ou bien éducation, apprentissage) ; par un côté ou un autre, tous ont quelque chose de commun entre eux » (CLG/D : 247).

27 Ce qu’un mot a autour de lui peut être saisi à la fois au niveau syntagmatique et associatif : « Ce qu’il y a autour de lui syntagmatiquement, c’est ce qui vient avant ou après, c’est le contexte, tandis que ce qui va autour de lui associativement, cela n’est dans aucun contexte, vient de la conscience <(uni par lien de la conscience, pas d’idée d’espace)> » (CLG/E :2044 III C 383).

28 L’intérêt de Saussure pour l’étymologie populaire s’était déjà manifesté avant son premier cours de linguistique générale à Genève comme en témoignent sa correspondance avec Bally (cf. Amacker 1994 : 94) et une étude, D’ὠμήλυσις à Τριπτόλεμος parue en 1905 (cf. Rec : 576-584) dans laquelle il analyse deux composés grecs : le premier est ὠμήλυσις, tiré du vocabulaire médical et désignant une compresse de farine, et l’autre est Τριπτόλεμος qui est un nom propre. Contrairement à l’étymologie savante qui fait dériver les deux membres des deux composés respectivement de λύσις (« infusion ») et de πτόλεμος (« guerre »), Saussure voit dans ces seconds membres des formes de ἂλεσις (« mouture ») et de *ὄλεμος (« grain d’orge ») que les locuteurs ne reconnaissent pas. Il s’agit de cas « d’étymologie populaire imparfaite, ou “inachevée”, où le second terme reste privé de sens, livré à l’inconnu, sans essai d’interprétation » (Rec : 578). Saussure compare ici les étymologies savantes des grammairiens et « les rapprochements spontanés des locuteurs qui cherchent à remotiver les éléments du système qui leur paraissent obscurs » (Testenoire 2018a : 76).

29 Saussure dit encore : « Le mot est comme une maison dont on aurait changé à plusieurs reprises la disposition intérieure et la destination. L’analyse objective totalise et superpose ces distributions successives ; mais pour ceux qui occupent la maison, il n’y en a jamais qu’une » (CLG/D : 289).

30 Dans ED, Saussure dit, en effet, que : « il n’existe linguistiquement que ce qui est aperçu par la conscience, c’est-à-dire ce qui est ou devient signe [italiques dans le texte] » (ED 1891-1892 : ELG : 45).

31 Bien différente est la position normative de ses disciples Bally et Sechehaye qui, par exemple, à propos des associations fondées sur le seul signifiant (comme enseignement et justement), parlent de procédures anormales « car l’esprit écarte naturellement les associations propres à troubler l’intelligence du discours » lesquelles sont inclues dans « une catégorie inférieure de jeux de mots reposant sur les confusions absurdes qui peuvent résulter de l’homonymie pure et simple » (CLG/D : 253).

32 Cf. la définition bien connue de la langue donnée par Saussure, pour laquelle elle est « à la fois un produit social de la faculté du langage et un ensemble de conventions nécessaires, adoptées par le corps social pour permettre l’exercice de cette faculté chez les individus » et de plus « un tout en soi et un principe de classification » (CLG/D : 53).