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Mario Lucidi, L’equivoco de l’arbitraire du signe. L’iposema

Introduzione e cura di Matteo Servilio, Lecce, Pensa Multimedia, 2019 (« Il segno e i suoi maestri », 12), p. 124 – ISBN : ‎978-8867606610

Emanuele FADDA

Université de Calabre

emanuele.fadda@unical.it

L’auteur de cet essai, Mario Lucidi, appartient à l’École romaine de linguistique (sur laquelle v. De Palo et Gensini (éd.), Saussure e la scuola linguistica romana, dont un compte rendu figure dans le numéro 72 des Cahiers), et plus précisément à la génération d’élèves de Pagliaro antérieure à celle de Tullio De Mauro (dont il était une sorte de « frère aîné » du point de vue théorique – comme le traducteur italien du CLG l’a avoué plusieurs fois). Son champ de spécialisation principal était celui de l’iranistique (qui était aussi l’un des champs d’étude de son maître). La vie de Lucidi a été brève (1913-1961) et tourmentée par des problèmes de santé, notamment par de graves difficultés de vue, qui ont ralenti son activité de recherche. Ainsi, celui-ci n’a pas produit beaucoup d’œuvres – ni de très vastes (la bibliographie complète est présentée aux p. 117-118 du livre) – mais il a cependant influencé de manière décisive la linguistique italienne (et en particulier l’école romaine) en l’orientant sur la voie du structuralisme et de l’étude critique de la pensée de Saussure.

Dans son introduction, l’éditeur du livre, Matteo Servilio (qui travaille au sein du LabSIL, le laboratoire d’histoire des idées linguistiques de l’Université de Rome 1 « La Sapienza ») présente au lecteur la figure de Lucidi et son intervention rigoureuse et lucide (nomen omen) dans le cadre du débat sur l’arbitraire, dont les débuts ont été précoces (avec Jespersen en 1917 et Pichon quelques années plus tard), mais qui a littéralement « explosé » après l’intervention de Benveniste dans le premier numéro d’Acta Linguistica, en 1939, auquel on se réfère constamment – lorsqu’on aborde un tel sujet – même aujourd’hui. L’article de Lucidi, paru en italien dans une revue relativement peu connue, n’a pas eu une grande diffusion, tandis que les argumentations qui y étaient développées méritent une reprise.

Ce texte commence in medias res, répondant aux remarques de Benveniste, et rappelant les passages du CLG qui y sont mentionnés (p. 100-101), pour noter que Benveniste s’attache à la deuxième formule (« le signe linguistique est arbitraire ») tandis qu’il aurait dû plutôt s’attacher à la première (« le lien unissant le signifiant au signifié est arbitraire »). L’argument de Lucidi est de nature intellectuelle plutôt que philologique : le linguiste italien, tout comme Benveniste, ignore les détails du « montage » des rédacteurs, et les malentendus qu’ils ont provoqués, notamment en ne tenant pas compte du fait que le terme « signe » n’a pas toujours pour Saussure le sens qui a été généralisé par la vulgate – ou bien, si l’on prend en considération l’ensemble des textes, il ne l’a que dans une minorité de cas (tandis que dans la plupart des cas « signe » équivaut grosso modo à « signifiant »). Le chapitre « Nature du signe linguistique » – il faut le rappeler – est un assemblage de deux exposés oraux, avant (cfr. ff. 278-85 des notes d’Émile Constantin = CFS 58, p. 220-223) et après (cf. ff. 309-310 = CFS 58, p. 237-238) la « reprise » (et l’adoption de la terminologie signe-signifiant-signifié), avec des interventions des éditeurs. Le chapitre sur « Immutabilité et mutabilité du signe » – où Saussure est très clair à l’égard du rôle de l’arbitraire – est bien autrement compact et cohérent, et se prête beaucoup moins à la critique. Lucidi n’est pas non plus informé des détails de la composition du CLG, mais il arrive à imaginer leur démarche dans la composition de ce chapitre. Lucidi insiste – et Servilio le remarque à juste titre – sur le fait que le rapport mot-objet n’est jamais considéré par Saussure (et d’ailleurs – ajoutons-nous – la critique de la conception de la langue comme nomenclature n’aurait pas de sens fort au sein d’un point de vue conventionnaliste). Le travail de la philologie saussurienne depuis 1957 vient donner raison à Lucidi dans l’intuition générale, mais pas dans les détails : les désignation « idée », « concept » et « image acoustique » (ou « auditive ») ne sont pas à considérer comme de simples dénominations provisoires (comme Lucidi l’affirme, cf. p. 73 et 77), mais il est vrai que les désignations adoptées après la reprise réduisent la perspective aux rapports entre les termes (dans le micro-système terminologique aussi bien que dans le macro-système linguistique).

L’interprétation fautive de Benveniste, pour Lucidi, est due principalement à ce que nous appellerions une erreur d’accord anaphorique : dans une période longue et complexe, le pronom il se référant à signifiant est lié par le linguiste d’Aleppo à signe, et cela guide une lecture « philosophique ». La clarté de l’écriture de Benveniste et son autorité savante canalisent dès lors le débat (Lucidi prend en compte, rapidement mais avec rigueur et précision, les interventions de Buyssens, Lerch, Bally, Sechehaye et Frei, Ege), sur des pistes qui ne correspondent pas à celles sur lesquelles Saussure s’était effectivement engagé. D’autres malentendus s’ajoutent et viennent obscurcir l’ensemble, mais ce qui semble déranger le plus l’auteur est le fait que les controverses sur un sujet que Saussure n’a jamais abordé détournent l’attention des chercheurs des questions qui sont vraiment pertinentes pour la recherche linguistique. Lucidi est déterminé à garder une distance avec les perspectives philosophique et psychologique, qu’il considère comme substantiellement nuisibles à la linguistique structurale émergente en Italie à ce moment-là.

Dans cet esprit, l’essai se conclut par un raisonnement théorique, une pars costruens sans laquelle la pars destruens précédente perdrait beaucoup de son intérêt (du moins pour nous, qui pouvons bénéficier des 70 ans d’études qui ont suivi l’article de Lucidi, et des 80 qui ont suivi celui de Benveniste). Bien que l’auteur, dans les conclusions de l’article, parle de cette section comme d’« un’osservazione di appendice […] che […] troppo si è prolungata » (p. 114), elle constitue en réalité la partie fondamentale du point de vue épistémologique. La pertinence du principe de l’arbitraire réside, en fait, dans le fait qu’il permet une meilleure définition du signe linguistique d’un point de vue formel, structurel et systématique. (C’est pourquoi Lucidi rejette toute lecture de l’arbitraire qui implique la relation entre la langue et le monde extérieur.) Le problème – pour Lucidi, pour Saussure, et aussi pour nous – est toujours le même : comment identifier les unités linguistiques ? L’auteur nous met en garde contre un double danger : d’un côté, il y a le synchronisme stérile (c’est-à-dire, la politique de considérer la langue comme un système formel, oppositionnel et relationnel – mais comme s’il était afonctionnel) ; de l’autre, l’introduction plus ou moins subreptice de contenus philosophiques et psychologiques qui dépassent le cadre de la linguistique. Le mot « signe », quant à lui, ne contribue certainement pas à la clarté. Et alors ? Le seul point d’appui, pour Lucidi, est de s’accrocher au caractère concret de l’acte linguistique (d’abord en tant que produit phonique), puis de le décomposer en unités plus petites, abstraites, instanciées dans la parole effective. L’acte linguistique concret, correspondant à la phrase employée en situation, est appelé sema (Servilio se représente – à juste titre, je crois – que le nom vient de Buyssens). Or, le sème est le signe pour le sujet parlant, dans son caractère positif dont Saussure parle dans le quatrième paragraphe du chapitre sur la valeur du CLG (p. 166 sq.), mais l’objet du linguiste est justement l’iposema.

Parler d’hypo-sème, c’est dire que l’unité abstraite est en quelque sorte en-dessous de l’acte sémique, qui lui donne un sens et une vie à travers sa propre fonction significative. Le linguiste est confiné dans le monde des hyposèmes, entités abstraites soustraites à la fonction significative concrète (dans la situation), mais dont elles tirent leur sens. De cette façon, Lucidi croit répondre à la double nécessité de sauvegarder l’autonomie de la linguistique structurale et sa pertinence scientifique. D’une part, il affirme la primauté empirique de l’acte communicatif et la nécessité de la signification (nous avons ici la partie positive de l’enseignement de Croce, héritée à travers Pagliaro) ; d’autre part, il établit l’horizon épistémologique des hyposèmes abstraits, desquels le linguiste ne peut et ne doit pas se permettre de lever les yeux tant qu’il fait son travail. De plus, selon Lucidi, la catégorie de l’hyposème ainsi définie permet – mais cette observation, à mon avis, est moins évidente, et il est dommage que l’auteur ne l’ait pas argumentée plus longuement – de « sauver » les droits de la diachronie, en préservant la relation avec la continuité de l’évolution linguistique, au-delà de l’autonomie et de la clôture, épistémologiquement nécessaires, de tout système synchronique.

Revenons donc à l’arbitraire, pour conclure. Comme Servilio le remarque (cf. p. 47 sq.), elle a un côté épilinguistique (lié au sujet parlant et au sentiment de la langue) et un côté épistémologique et métalinguistique (lié au travail de catégorisation opéré par le linguiste) – et il faut surtout ne pas les confondre. Les affirmations de Saussure sur l’arbitraire acquièrent pour Lucidi une clarté absolue si on les rapporte à l’hyposème, en tant qu’entité fonctionnelle abs-traite (arrachée) de l’unité signifiante-communicative de l’acte sémique.

Finalement, ce qui rend ces pages intéressantes (et à certains égards surprenantes), c’est le degré de clarté conceptuelle atteint par l’auteur à une époque où la connaissance philologique des écrits de Saussure était rare et où le structuralisme n’était pas encore la prérogative des chercheurs en Italie. En fait, nous ne pouvons que deviner dans quelle mesure le dialogue entre Pagliaro, Lucidi et De Mauro a influencé l’œuvre et la pensée mature du deuxième. Toutefois, ce serait une erreur de limiter la valeur de ces réflexions au domaine de l’histoire des idées linguistiques en Italie : les observations à propos des relations entre l’unité sémiologique et l’unité linguistique, entre l’unité du sujet parlant et celle du linguiste, nous interpellent aujourd’hui encore.