Book Title

Giuseppe D’Ottavi et Irène Fenoglio (dir.), Émile Benveniste 50 ans après les Problèmes de linguistique générale / Giovanni Manetti e Irène Fenoglio (dir.), Benveniste. L’enunciazione, la soggettività, il tempo e il confronto con altri autori

Paris, Éditions rue d’Ulm/Presses de l’École normale supérieure (« Les rencontres de Normale Sup’ », 19), 2019, 288 pages – ISBN 978-2-7288-0612-8 (version numérique disponible aux formats Epub et PDF) / « Blityri. Studi di storia delle idee sui segni e le lingue » vol. VII, no 2, 2018, Pisa, Edizioni ETS, 2019, 216 pages – ISSN 2281-6682 (version numérique disponible sur https://journal.edizioniets.com/index.php/blityri/issue/view/12 au format PDF)

Giuseppe COSENZA

Université de Calabre

giuseppe.cosenza@unical.it

L’année 2016 a marqué les quarante ans de la mort d’Émile Benveniste (1902-1976), mais aussi les cinquante ans de la première édition des Problèmes de linguistique générale (PLG) qui inaugurait la collection « Bibliothèque des sciences humaines » chez Gallimard. L’année 2019 a marqué les cinquante ans de l’accident vasculaire cérébral qui a brutalement interrompu l’activité de Benveniste. Ces anniversaires ont constitué l’occasion de revenir à la pensée benvenistienne dans le cadre de plusieurs manifestations et publications1.

Ici je rends compte de deux publications qui se situent entre 2016 et 2019. Il s’agit de deux publications différentes : la première (D’Ottavi et Fenoglio, 2019) est issue d’une journée d’études organisée en 2016 par l’équipe « Génétique du texte et théories linguistiques » de l’Institut de textes et manuscrits modernes de l’ITEM CNRS-ENS de Paris, mais enrichie par d’autres contributions ; la deuxième (Manetti et Fenoglio, 2019) est la rubrique thématique de la revue « Blityri » consacrée à Benveniste. De plus, les deux publications ont été conçues de manière différente : le volume donne un panorama des apports théoriques et de la diffusion de la pensée benvenistienne dans le monde, tandis que la section de « Blityri » est consacrée à des thématiques spécifiques. Pour ces raisons, je présente ces deux publications dans deux paragraphes distincts.

50 ans après les PLG

Le volume est composé de : une introduction par I. Fenoglio (p. 9-13) ; onze essais distribués dans deux parties consacrées respectivement aux aspects conceptuels et théoriques de la pensée benvenistienne – L’amplitude conceptuelle et théorique d’Émile Benveniste – et à la réception dans différents pays des cinq continents – Benveniste dans le monde aujourd’hui ; une postface de Pierre Nora, Souvenir de Benveniste (p. 251-252), dans laquelle le directeur de la collection « Bibliothèque des sciences humaines » chez Gallimard évoque deux rencontres personnelles avec Benveniste qui nous montrent l’homme à côté du savant. La publication est complétée par deux annexes : le premier est la Liste des enregistrements d’Émile Benveniste à l’Institut nationale de l’audiovisuel (Ina) (p. 255) ; le deuxième est la transcription des interventions de Benveniste à l’émission radiophonique « Les idées et l’histoire » réalisée en vue de leur première publication dans la collection dirigée par Pierre Nora (p. 257-263). Le débat radiophonique, transcrit dans la deuxième annexe, est centré sur l’interprétation du syntagme « Sciences humaines » et Benveniste ne manque pas de montrer le rôle de la linguistique comme point de comparaison pour les sciences humaines.

Du point de vue général, dans la première partie du volume on trouve un panorama théorique de la pensée benvenistienne qui grâce à l’exploration des archives manuscrites – conduite dans les dernières années par plusieurs chercheurs – donne une image cohérente et moins fragmentée de la trajectoire scientifique du linguiste français.

Je donne ci-dessous quelques détails sur les contributions qui composent le volume.

Irène Fenoglio, dans « La linguistique générale d’Émile Benveniste. Une épistémologie méthodique et continue » (p. 17-51) nous montre que le syntagme « problèmes de linguistique générale » n’a pas été forgé pour la publication des volumes éponymes, mais qu’il s’agit d’un véritable horizon de recherche adopté par Benveniste : si linguistique générale désigne le rapport entre les langues et la langue (saussurienne) « l’item “problème” renvoie à l’idiosyncrasie réflexive et méthodologique de Benveniste qui consiste toujours à aborder un fait de langage sous forme de questions » (p. 20). À partir de ce constat, Fenoglio nous propose une relecture de la pensée benvenistienne, dans laquelle les publications du linguiste sont analysées à la lumière des recherches qu’elle conduit depuis plusieurs années sur les archives de Benveniste. L’image qui en résulte est une linguistique générale conçue par Benveniste comme « une interrogation sans fin » par des dispositifs « méthodo-épistémologiques » car « la méthode ne peut se résoudre à l’application d’un modèle préalablement déterminée [sic], la méthode est recherche et interrogation profonde sur ce que peut la linguistique, sur ce qu’elle peut découvrir, sur la façon dont peut s’énoncer du linguistique dans l’exercice du langage » (p. 24). C’est sur cette base que Fenoglio relit dans un parcours cohérent les apports les plus importants du linguiste français.

L’essai de Jean-Claude Coquet, intitulé « Benveniste et le concept d’induction. Les relations d’interprétance et d’intégration » (p. 53-62), nous fait voir Benveniste comme un structuraliste sui generis. À travers l’analyse des notions benvenistiennes d’interprétance et d’intégration, Coquet fait ressortir la centralité de la méthode inductive dans les recherches du linguiste français.

Georges-Jean Pinault, dans « Benveniste et les études indo-européennes » (p. 63-88), décrit les apports du linguiste français à la grammaire comparée ; avec Benveniste les travaux de l’école linguistique de Paris, où depuis la moitié du XIXe siècle la grammaire comparée est aussi une linguistique générale, atteignent leur sommet. C’est ainsi que les recherches sur la cellule de la racine ou le Vocabulaire des institutions indo-européenne (deux exemples entre autres) ne se limitent pas au cadre reconstructif mais apportent des résultats relatifs aux aspects les plus généraux de la linguistique comme la structure de la syllabe et les études de sémantique.

L’essai de Maria Rosaria Zinzi, « Penser le nombre comme catégorie linguistique. Une recherche inédite d’Émile Benveniste » (p. 89-122), reconstruit les recherches de Benveniste sur la catégorie du nombre linguistique, sujet que Benveniste avait choisi pour son premier cours au Collège de France. À partir des notes manuscrites préparatoires à ce cours et par comparaison avec d’autres publications sur le même sujet, Zinzi montre que Benveniste « dégage progressivement la catégorie de toute connotation numérique et retrace, finalement, son signifié primordial de qualité spatiale. De plus, il ramène toutes les réalisations du nombre à l’unité, qui devient le pivot du système » (p. 120).

Giuseppe D’Ottavi dans « Pour une théorie benvenistienne de l’écriture. Petite enquête philologico-historique » (p. 123-140) reconstruit le cadre des études sur l’écriture où s’inscrivent les leçons que Benveniste avait préparées pour le cours de l’année 1968-1969, notes publiées par J.-C. Coquet et I. Fenoglio2. Grâce à une reconstruction précise et détaillée, l’essai de D’Ottavi nous permet d’apprécier dans toute sa force la nouveauté théorique de la réflexion benvenistienne sur l’écriture : « la position de Benveniste par rapport à l’écriture découle plutôt de la considération de la nature sémiologique du système de la langue » (p. 140), « elle n’est qu’un cas d’application de l’aptitude particulière de la langue envisagée comme système sémiologique tout puissant » (p. 125).

La partie théorique du volume se clôt avec une contribution de Chloé Laplantine, « Questions d’art – terrae incognitae », consacrée à la conception benvenistienne du langage poétique. Celui-ci, loin d’être conçu comme un champ extrême ou externe par Benveniste, est un autre élément de la théorie linguistique de ce dernier. Les recherches de Benveniste sur le langage poétique font partie du travail lui ayant permis de comprendre « comment la langue signifie et comment elle symbolise » (p. 149) c’est-à-dire que les recherches sur le langage poétique sont incluses dans la linguistique générale benvenistienne dans la perspective de la culturologie « où la langue est l’interprétant d’elle-même et de la culture », caractère conféré à la langue non « en vertu d’une supériorité intrinsèque, mais simplement parce que nous sommes avec la langue au fondement de tout vie de relation » (p. 150, nous soulignons).

La deuxième partie, consacrée à la réception de Benveniste dans le monde, est ouverte par une contribution d’Émile Fromet de Rosnay, « Benveniste inconnu ? Petite histoire d’une non-réception américaine ». L’auteur décrit les circonstances ayant favorisé cette non-réception de Benveniste, au nombre de trois : l’irruption de la linguistique chomskienne autour des années 1960-1970 ; la limitation de la « French theory » à certains auteurs dits « poststructuralistes » comme Foucault et Derrida ; la marginalisation de la sémiotique et les critiques de Benveniste envers la sémiotique d’obédience peircienne.

Thomáš Koblížek et Eva Krásová, dans l’essai intitulé « Émile Benveniste et le Cercle linguistique de Prague » (p. 163-193), à partir de documents inédits qui attestent une relation entre Benveniste et les activités du Cercle linguistique de Prague et une correspondance avec quelques membres de celui-ci, nous présentent les points de contact et les différences entre les idées du linguiste français et les recherches – surtout celles qui concernent la syntaxe – de quelques membres du Cercle linguistique de Prague.

L’essai « De la réception à l’actualité d’Émile Benveniste au Brésil. Aspects anthropologiques d’une théorie de l’énonciation » (p. 195-217) de Valdir do Nascimiento Flores nous présente la diffusion de la pensée benvenistienne au Brésil. L’auteur distingue deux moments qui caractérisent cette réception : le premier entre 1970 et 2000 durant lequel la circulation est fragmentée et souvent les idées de Benveniste sont mal interprétées – « il est assez fréquent qu’un chercheur brésilien présente Benveniste en l’opposant à Saussure » (p. 199) ; la deuxième vague (de 2000 jusqu’à aujourd’hui) est caractérisée par une plus large diffusion de la pensée benvenistienne et une plus large attention apportée à celle-ci. L’auteur nous présente avec précision le contexte des recherches où les idées de Benveniste exercent une influence au Brésil aujourd’hui.

La difficulté de la diffusion caractérise aussi la réception japonaise de Benveniste, mais dans ce cas ce sont les préjugés culturels qui ont joué un rôle fondamental. Aya Ono dans « La réception japonaise de “De la subjectivité dans le langage” d’Émile Benveniste », (p. 219-236) nous montre que : « le sentiment de distance par rapport aux langues indo-européennes a constitué un frein à celle-ci. Tant pour la traduction que pour la compréhension de ses idées » (p. 232).

La deuxième partie est close par une contribution de Zhaohua Gong intitulée « La réception d’Émile Benveniste en Chine » (p. 237-250). L’auteur, à travers deux enquêtes, l’une sur la présence de Benveniste dans les revues et journaux et l’autre sur les ouvrages et thèses de doctorat (y compris les traductions), nous donne une image ponctuelle de la diffusion de Benveniste en Chine. La réception a eu lieu en trois moments différents et même si dans les années 2000 la situation a évolué « la réception […] est loin d’être au même niveau que celle des autres grands maîtres de son époque » (p. 245). En Chine comme au Japon la distance par rapport aux langues indo-européennes relativement à la subjectivité dans le langage a joué un rôle de frein qui a été amplifié par la situation politique chinoise au moins jusqu’au milieu des années 1990.

La rubrique consacrée à Benveniste dans Blityri

Le numéro de Blityri qui héberge une rubrique thématique consacrée à Benveniste est structuré en trois partie : la rubrique « Essais » (Saggi, voir infra), consacrée à Benveniste ; la rubrique « Varia » (Miscellanea), composée de trois essais3 ; la rubrique « Comptes rendus » (Schedario/recensioni), qui rend compte de trois volumes saussuriens sur quatre comptes rendus au total. Je donne ici quelques détails sur la rubrique consacrée à Benveniste.

La rubrique « Essais » comprend quatre contributions, deux en français par I. Fenoglio et A. Ono, une en italien par C. Caputo et une quatrième en anglais par G. Manetti. Comme il est explicité dans le titre du numéro, la pensée de Benveniste est envisagée sous l’angle des points de contacts avec d’autres savants ou domaines scientifiques.

Irène Fenoglio dans « Benveniste et Freud. Quelques remarques » (p. 15-38), discute le rapport entre les idées de Freud et celles de Benveniste. L’auteur nous montre que « [l]à où Benveniste cite Freud, c’est pour faire une critique de conceptions linguistique erronées […]. Là où Freud est le plus présent, il n’est plus nommé, mais sa théorie est investie par le biais de termes […] et par des questions de place du langage dans le développement humain » (p. 35). Autrement dit, dans les articles consacrés à la subjectivité dans le langage on retrouve une terminologie liée à la théorie psychanalytique de Freud.

Aya Ono, dans l’essai « Prépositions, verbes pronominaux et voix moyenne. Un nouveau point de vue sur la subjectivité langagière d’Émile Benveniste » (p. 39-58), fait l’analyse de deux expressions utilisées par Benveniste dans ses travaux sur la subjectivité dans le cadre de l’activité langagière : « dans et par » et « s’historiser ». L’auteur propose que ces expressions à la frontière de la langue française et utilisées par le locuteur Benveniste, nous montrent que « l’agent est au centre de l’acte dont il est acteur. La subjectivation du locuteur, au sens d’événement d’un sujet dans et par le langage, apparaît soudain comme un acte rempli de suspense et d’inquiétude » (p. 56).

La contribution de Cosimo Caputo, intitulée « Émile Benveniste vs Mario Lucidi: un dibattito sull’arbitrarietà del segno » (p. 59-77), propose une relecture de la contre-critique de Lucidi du célèbre article où Benveniste critique la définition de l’arbitraire dans le Cours de linguistique générale. Caputo soutient la position de Lucidi contre Benveniste, en s’appuyant aussi sur l’interprétation hjelmslevienne de la linguistique saussurienne4.

La rubrique est complétée par l’essai de Giovanni Manetti, « Benveniste and issue of linguistic temporality. Time of enunciation and its relationship to Bergson and Husserl’s ideas of time » (p. 79-106). L’auteur, par une présentation détaillée et précise de la conception benvenistienne du temps, en montre les liens avec les courants phénoménologiques. Apparaît d’une part le rapport avec le temps bergsonien pour ce qui concerne la distinction benvenistienne entre le temps physique et le temps chronologique. Ces deux dimensions se distinguent du temps vécu, du temps en tant qu’expérience dans la vie des hommes ; dans ce deuxième cas, d’autre part, Manetti met en évidence un lien avec la phénoménologie d’Husserl. Dans une présentation claire, Manetti nous montre la base philosophique qui sous-tend la conceptualisation du temps linguistique, cette dernière étant entièrement due à Benveniste et l’une des plus importantes contributions du linguiste français.

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1 Pour un panorama des publications autour de Benveniste ces dernières années, voir la bibliographie saussurienne dans ce volume, qui comprend plusieurs publications consacrées au linguiste français.

2 É. Benveniste, Dernières leçons. Collège de France (1968-1969), texte établi par J.-C. Coquet et I. Fenoglio, Paris, EHESS-Gallimard-Le Seuil, 2012.

3 À titre d’information je donne les auteurs, les titres et les pages des contributions de la rubrique Miscellanea : Patrizia Marzolo « La definizione di ἄϱθϱον nel XX capitolo della Poetica di Aristotele » (p. 109-126) ; Wanceslao Castañares, « El pensamiento semiótico en la medicina medieval » (p. 127-156) ; Alice Orrù, « Alle origini di una storia naturale dello sviluppo linguistico: la “Scienza nuova” di Paolo Marzolo » (p. 157-179).

4 Voir aussi le compte rendu dans ce même volume de la réédition récente de l’essai de Lucidi.