Book Title

Gilles-Marc et Irina Fougeron, O čёm rasskazyvajut arxivy (iz perepiski S.I. Karcevskogo) [Que racontent les archives (de la correspondance de S. Karcevski)]

Dossier thématique de Troudy Instituta russkogo jazyka V.V. Vinogradova, XVII : Fonetika [Actes de l’Institut de la langue russe V.V. Vinogradov, XVII : Phonétique], éd. par Alexander M. Moldovan, 2018, 320 p. [244-320], ISSN 2311-150X

Valentina CHEPIGA

Haute École linguistique de Strasbourg/Université de Strasbourg

valentina.chepiga@gmail.com

Le présent travail met en lumière les matériaux épistolaires de trois archives : celles de l’Université de Genève (Archives Administratives et Personnelles – AAP), celles du fonds Roubakin du département de la Bibliothèque nationale de Russie (РГБ), enfin, celles du MIT de Cambridge (Mass.). Les lettres de Serge Karcevski (1884-1955) sont au cœur de l’analyse proposée par Irina et Gilles-Marc Fougeron, chercheurs français spécialistes, notamment, du travail historico-linguistique sur les slavisants français et russes.

Les chercheurs commencent par la présentation de leurs travaux antérieurs sur les archives de Serge Karcevski qui sont préservées à l’Institut de la langue russe V.V. Vinogradov de l’Académie des Sciences de Russie (fonds 16). Presque tous les documents de ces archives sont rédigés en français, sauf un : un manuscrit intitulé « Sur la voix en langue russe » qui, lui, est écrit en russe. De ce fait, les chercheurs ont déduit qu’il existerait d’autres matériaux en langue russe quelque part, peut-être chez le fils de Karcevski.

Les chercheurs sont passés d’abord par la Bibliothèque de Genève, où ils ont trouvé plusieurs lettres échangées par Karcevski et Charles Bally (1865-1947), en 1916 et entre 1921 et 1926. Ces lettres témoignent des relations chaleureuses entre les deux linguistes. Karcevski fait part de son travail sur sa thèse, de ses conditions de vie en émigration, mais l’on découvre aussi qu’il avait envoyé à Moscou un exemplaire du Cours de de Saussure, en 1916, mais que ces collègues n’en avaient pas répandu le contenu. Pour l’instant, une seule lettre témoigne de l’intention de Karcevski de traduire le Cours de de Saussure en russe, celle du 27 mai 1916 où Karcevski demande aux éditions Payot quelles seraient les conditions d’un travail sur la traduction de ce texte. Dans cette correspondance, nous découvrons également que Karcevski était un passeur entre les cercles linguistiques français et russe ; à titre d’exemple, il envoie à A.M. Pechkovskiï (1878-1933) l’ouvrage de Bally sur la grammaire des moyens d’expression. En retour, Pechkovskiï lui envoie son article « Le point de vue objectif et normatif » (1925). La dernière lettre de cette série (du 15 avril 1926) présente un grand intérêt pour les études des liens entre les linguistes français et russes de l’époque : Karcevski fait part à Bally du fait que les philologues russes connaissent bien son nom et ses idées, notamment les jeunes.

Grâce à leur travail sur les archives, les chercheurs détrônent l’hypothèse de certains linguistes selon laquelle Karcevski aurait traduit (mais non édité) le Cours de de Saussure. En effet, en dépit de leurs recherches dans les archives conservées en Russie, aucune trace de cette traduction potentielle n’a été trouvée. Par contre, ils ont découvert quatre dossiers contenant la correspondance entre Karcevski et Nikolaï Roubakin (1862-1946), bibliophile et bibliographe, fondateur de la psychologie bibliologique. Ce fonds est très complet et on peut presque restaurer « un dialogue épistolaire » entre Roubakin et Karcevski.

Roubakin quitte la Russie en 1907, ayant légué sa bibliothèque de quelque trente mille volumes à la Ligue d’éducation saint-pétersbourgeoise. À partir de 1922, il vit à Lausanne où il crée l’Institut international de Psychologie bibliologique, ouvre une bibliothèque et s’occupe activement des achats, échanges et envois de livres partout dans le monde. Cette deuxième bibliothèque, de cent mille volumes, a été léguée à la Bibliothèque nationale Lénine, à Moscou. Karcevski profite de cette bibliothèque de Roubakin pour ses recherches et de ce fait, entre les deux hommes, des liens étroits se tissent peu à peu : Karcevski ayant été nommé privat-docent en Suisse, Roubakin organisait des conférences payantes sur la littérature russe pour permettre à Karcevski d’arrondir ses fins de mois.

Cette correspondance intéressera particulièrement ceux qui se posent des questions sur l’existence d’une « Grammaire russe » rédigé par Karcevski. En effet, jusqu’à présent, on connaissait l’existence de deux grammaires en langue russe de sa plume, celle de 1925 (Grammatika) et celle de 1928 (Povtoritel’nyj kurs russkogo jazyka [Précis de langue russe]), mais à Genève, sont conservées quinze pages manuscrites des chapitres 1 et 2 qui ne correspondent pas à l’édition imprimée. Pour faire publier ce travail, Roubakin, en 1937, conseille à Karcevski de se tourner vers les slavisants français, dont A. Mazon (1881-1967). Grâce à la réponse de Karcevski, nous découvrons une certaine animosité entre les slavisants français et les représentants du cercle de Prague, qui auraient fait barrage aux publications de ces derniers dans la Revue des études slaves. Ainsi, durant cette période, la seule possibilité d’être publié en France était le Bulletin de la Société de Linguistique.

Les archives genevoises contiennent de nombreux travaux de Karcevski sur ses cours de littérature russe, notamment sur Tolstoï et Dostoïevski, sur la naissance du cercle linguistique genevois, sur certains problèmes linguistiques. Les chercheurs proposent de les diviser en deux groupes : le premier, comprenant les travaux des années 1913-1914, quand Karcevski suivait les cours de Bally, et le second, contenant des travaux plus tardifs du linguiste, notamment « Sur la synonymie et l’homonymie », « Du dualisme asymétrique du signe linguistique », etc. Ces archives comportent un grand nombre de lettres, dont la correspondance avec Peсhkovskiï, R.O. Jakobson (1896-1982) et N.S. Troubetskoï (1890-1938).

Une grande partie des vingt lettres (1930-1938) de Jakobson est consacrée à l’élaboration de l’ouvrage collectif « La description phonologique de la langue russe » que Jakobson appelle le « triptyque ». En 1929, au Congrès des slavisants à Prague, a été fondé un Comité international d’étude de la phonologie des langues slaves. Jakobson, Troubetskoï et Karcevski eurent en charge d’étudier la phonologie de la langue russe. Ils se sont partagé ce travail commun : Jakobson devait s’occuper de la phonologie du mot, Troubetskoï du système morphonologique russe. C’est notamment grâce à cette correspondance qu’on comprend mieux pourquoi Karcevski a publié, en 1931, son article « Sur la phonologie de la phrase », cet aspect n’étant en théorie pas prioritaire pour lui : dans le « triptyque », Karcevski devait s’occuper de la phonologie de la syntaxe.

Les lettres de Jakobson laissent supposer que les deux linguistes étaient liés non seulement par une relation cordiale entre deux collègues mais aussi par des liens d’amitié et presque de fraternité. Jakobson tenait son ami et collègue en grand estime : il faut noter que les deux hommes se tutoyaient, ce qui, en russe, témoigne d’un degré de complicité élevé.

Il y a seulement six lettres de Troubetskoï à Karcevski : elles sont détaillées et consacrées à tel ou tel problème linguistique. Les plus intéressantes sont les réponses de Troubetskoï à des questions de phonologie, qui datent du début des années 1930, où la phonologie commençait à se consolider comme science. Il est à noter que les lettres de Troubetskoï sont sous forme d’article ou de conférence ; ce dernier le remarque lui-même et l’explique par son besoin de parler ou de discuter de sujets scientifiques, cette activité lui manquant. Contrairement à Jakobson qui considérait Karcevski comme un philologue « parfois génial », Troubetskoï est relativement critique vis-à-vis du linguiste. Ainsi, les lettres où les points de vue des deux hommes sont proches sont très intéressantes et parlantes, notamment là où ils sont du même avis sur la question de la réduction ou sur le verbe.

Une autre lettre, fort intéressante, nous dévoile l’attitude de Serge Karcevski envers la démarche scientifique en Russie. Il faut dire qu’il n’abandonnait pas l’espoir de retourner dans son pays. C’est pour cette raison qu’il a fondé, à Genève, l’Association des ressortissants de l’URSS [Ob’edinenie lic rodom iz SSSR]. Malgré les lettres de ses collègues et amis russes qui lui font part de la situation difficile en URSS, des obstacles au travail scientifique, ses lettres nous font comprendre que Karcevski ne voulait pas admettre la réalité des choses. Ainsi, les archives de l’Université de Genève gardent la trace de sa lettre à la présidence de l’Académie des Sciences de Russie de 1946 où il explique que depuis longtemps, il est privé de tout échange avec des collègues slavisants russes (il finit même par écrire que de tels collègues n’existent pas : nous pouvons en déduire, puisqu’on a à présent accès à ces autres lettres relatives à la tension entre les linguistes français et russes slavisants, que Karcevski se sentait coupé du monde scientifique russe) et demande s’il est possible de travailler à l’Académie en URSS. Par ailleurs, en 1947, il demandera un visa d’entrée pour rester en Russie. Mme et M. Fougeron pensent que seule une maladie l’aura empêché de ce faire.

Après cette introduction analytique au corps de l’article lui-même, les chercheurs proposent une lecture des lettres de Peсhkovskiï à Karcevski (1927-1929), d’une lettre de K.A. Botachev (de 1928) et d’une lettre de N.N. Durnovo (1876-1937) annonçant la mort de Peсhkovskiï. Ensuite, on passe aux lettres de Jakobson (1930-1938), puis aux lettres de Troubetskoï à Karcevski de 1931 à 1937, et enfin, aux lettres de Karcevski à la présidence de l’Académie des Sciences de Russie et à Vladimir Vinogradov (1895-1969). L’annexe est dédiée à la préface à Povtoritel’nyj kurs russkogo jazyka [Précis de langue russe], retravaillée par Karcevski.