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Eugenio Coseriu, Introduction à la linguistique

Limoges, Éditions Lambert-Lucas, (« Classiques des sciences du langage » ; traduit de l’espagnol par Xavier Perret), 2018, 136 pages – ISBN 978-2-35935-232-0

Ecaterina BULEA-BRONCKART

Université de Genève

ecaterina.bulea@unige.ch

Comme le précise le traducteur dans sa préface, l’ouvrage Introduction à la linguistique est la traduction française d’un opuscule initialement rédigé par Eugenio Coseriu en 1951 à Montevideo, mais publié pour la première fois bien plus tard, en 1983 au Mexique, puis republié sous la forme d’une seconde édition révisée par l’auteur en 1986, en Espagne. Le texte de 1951 n’avait pas été écrit en vue d’une publication mais à des fins de formation des enseignants du secondaire et il a été diffusé de manière limitée, dans le cadre d’enseignements dispensés par Coseriu entre 1951 et 1960. La traduction française se fonde sur l’édition espagnole de 1986. Les textes de présentation des éditions mexicaine et espagnole, notamment la présentation de José Polo de l’édition espagnole de 1986, n’ont pas été repris dans la traduction française.

Évoquer rapidement l’histoire éditoriale de ce texte et la distance de plus de trente ans qui sépare sa rédaction de ses publications, puis de sa traduction française en 2018, permet de noter que cet ouvrage, qui n’est pas à proprement parler un manuel de linguistique, émerge toutefois avec une visée didactique, ce qui contribuera sans doute à sa clarté, à son accessibilité, à sa dimension synthétique et d’initiation aux sciences du langage ; que sa pertinence a été jugée intacte dans les années 1980, lorsque Juan M. Lope Blanch pour l’édition mexicaine, puis José Polo pour l’édition espagnole, s’attachent à en assurer une plus ample diffusion, malgré la réticence de Coseriu à publier ce fascicule1 ; enfin, que dans le contexte francophone contemporain, cette traduction alimente l’intérêt grandissant pour l’œuvre linguistique de Coseriu, encore relativement peu connue2.

L’ouvrage est structuré en neuf chapitres, précédés d’une courte préface du traducteur. Il comporte un index et une bibliographie, dont les références relevant d’items en espagnol ont été remplacées par les traductions françaises, là où cela a été possible.

Le premier chapitre s’intitule Objet de la linguistique et s’attache à clarifier, en un exercice d’autodéfinition qui démontre par son déploiement même sa pertinence, les conditions de délimitation et de définition de la linguistique en tant que science, occasion d’introduire des concepts-clefs comme ceux de langage, de langue (système d’isoglosses), d’acte linguistique. Le deuxième chapitre, Le langage, permet de cerner les caractéristiques essentielles du langage verbal humain par rapport notamment au langage animal ; puis, suivant une démarche qui n’est pas sans rappeler le deuxième cours de linguistique générale de Saussure, introduit le concept de signe dans sa dimension conventionnelle et symbolique, et pose la différence entre les systèmes de signes langagiers et d’autres systèmes symboliques, traduisibles ou réinterprétables au moyen du langage verbal. Le troisième chapitre, intitulé L’acte de langage (El acto lingüístico), est centré sur la dimension singulière, praxique, et expressive du langage. Apparaissent déjà ici des références à Humboldt (surtout au couple de termes enérgeiaergon), à Saussure (notamment aux notions de langue et de parole), à Vossler et à Croce, en un mouvement serré qui conduit Coseriu à poser la distinction, fondamentale pour son cadre de pensée, entre langue et acte de langage (acto lingüístico). Ce dernier est d’abord un acte de relation entre deux individus, impliquant expression, intuition et perception, l’acte linguistique étant de ce fait indissolublement individuel et socialement ancré et correspondant à ce que Coseriu considère comme l’unique réalité concrète du langage. Le chapitre quatre est consacré à La langue et propose des clarifications successives de cette notion, nécessaires vu la polysémie qui la caractérise. Les exemples proposés sont nombreux et variés pour tenter de caractériser et de distinguer langue et dialecte, dans un raisonnement qui s’appuie de manière opérationnelle sur les notions de système et de sous-système. Au chapitre cinq, La réalité du langage, Coseriu revient en adoptant un regard épistémologique sur l’essence du langage et sur différents angles d’attaque possibles (logiciste, psychologiste, sociologiste, culturaliste, etc.) en raison de la complexité de cet objet. C’est un chapitre dont la ligne argumentative laisse déjà entrevoir la perspective intégraliste que Coseriu développera et approfondira ultérieurement. Le sixième chapitre, Langue et société, permet de déplier différentes facettes de la socialité du langage et offre la possibilité de discuter le rapport qu’entretient la notion de langue avec celle de nation, de race ou de religion. Le chapitre huit s’intitule Synchronie et diachronie, et comme son titre le suggère, contient une discussion de la problématique du changement linguistique, à la fois en continuité avec la perspective saussurienne et en y introduisant des éléments nouveaux. Le rapport théorique avec la notion d’acte linguistique apparaît explicitement, de même que les notions de création langagière, d’innovation et d’invention, ou encore d’imitation et de diffusion pour tenter d’appréhender les fondements des phénomènes de changement. Le chapitre suivant aborde Les sciences linguistiques et permet notamment de donner quelques repères concernant les divisions internes à la linguistique, mais aussi les disciplines connexes, psychologiques ou historiques. Enfin, le neuvième et dernier chapitre intitulé Phonétique s’attache à fournir les bases techniques pour comprendre le langage en tant que phénomène acoustique, tout en posant à la base de ce type d’examen la capacité humaine d’avoir une « conscience phonologique », qui fonde la possibilité même d’analyse de la matérialité sonore. Ce chapitre est parsemé de rappels du caractère conventionnel des signes linguistiques, de l’absence de valeur désignative directe des sons, du caractère arbitraire du choix de ceux-ci pour désigner la réalité, ce qui confère aux propos phonétiques un cadre de référence linguistique.

Comme on le constate, la structure de l’ouvrage et les thèmes abordés ne sont pas ceux d’un exposé linéaire de parties de la linguistique, mais d’un texte considéré par son auteur comme une occasion de présenter (initialement aux étudiants) et de discuter (initialement en enseignant) les fondements de la science linguistique, et en particulier l’objet de la linguistique envisagé sous différentes facettes.

Situé dans l’actualité contemporaine, l’intérêt de l’ouvrage est triple : il offre un panorama de concepts linguistiques généraux qui constituent le socle de la pensée de Coseriu et qui seront approfondis dans ses écrits ultérieurs ; il constitue de ce fait une intéressante et pertinente introduction à la pensée de Coseriu ; enfin, sur ce même plan général, il peut être mis en rapport étroit notamment avec l’ouvrage Leçons de linguistique générale qui constitue à la fois un développement, un approfondissement et un exposé d’une densité scientifique accrue des contours de la linguistique générale telle que l’envisage l’auteur.

Un mot, pour terminer, de la préface du traducteur : on saluera les remarques qui permettent de situer l’ouvrage et de sensibiliser le lecteur à la perspective intégraliste et au souci de Coseriu de construire une linguistique qui se définit ou s’autodéfinit, dans une démarche à la fois épistémologique et scientifique, anthropologiquement rapportée à « l’homme et son langage ». On regrettera cependant la brièveté et, d’une certaine manière, la forme de ce texte introductif, qui comporte une évidente dimension interprétative mais dont les affirmations ne sont pas discutées, ce qui aurait impliqué la constitution d’un appareil critique. Enfin, le rapport entre la linguistique de Coseriu et celle de Saussure – puisque ce problème est posé dans la préface – aurait mérité la prise en compte de l’intégralité de l’œuvre saussurienne, y compris des manuscrits tardivement trouvés et publiés (notamment De la double essence du langage), de la même manière qu’y est considérée l’œuvre de Coseriu. Ce regard aurait sans doute permis de nuancer, de problématiser, voire de dépasser (au sens de Coseriu) l’affirmation selon laquelle l’œuvre de Coseriu constituerait « à la fois une synthèse, un dépassement et une refondation de la linguistique moderne inaugurée par Saussure ».

Mais indépendamment de ces considérations qui signalent, en réalité, un travail à accomplir collectivement, l’on ne peut que se réjouir, en 2021, année qui marque le centenaire de la naissance de Coseriu, de la parution de cet ouvrage, qui ouvre au lecteur un accès à une pensée linguistique si féconde et singulière, et dont l’intégration dans le système de référence francophone reste encore à construire.

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1 José Polo note à ce sujet : « J’ai dû beaucoup insister auprès de Coseriu pour qu’il accepte enfin que cet ouvrage soit publié dans des conditions permettant une plus large diffusion. La raison de l’hésitation de l’auteur est claire : le livre que nous présentons est né en 1951 avec un objectif très modeste : exposer les choses les plus élémentaires de la science du langage aux étudiants de première année, futurs professeurs (…). » (notre traduction, in E. Coseriu, Intruducción a la lingűística, Madrid, Editorial Gredos, 1986, p. 8).

2 On signalera d’ailleurs la parution toute récente aux mêmes Éditions Lambert-Lucas du volume Système, norme et parole suivi de Forme et substance dans les sons du langage (2021), qui rassemble deux études fondamentales de Coseriu, de 1952, respectivement de 1954, traduites également par Xavier Perret. La parution des Leçons de linguistique générale est annoncée.