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Le métier de linguiste

À propos de Raffaele Simone, Il software del linguaggio, Milano, Raffaello Cortina Editore, 2020

Francesco La MANTIA

Dipartimento di Scienze Umanistiche / Università degli studi di Palermo

francesco.lamantia28@unipa.it

1. Le défi du labyrinthe

Où en est la linguistique ? La question, qui était le titre d’un recueil d’entretiens1, était adressée à des scientifiques essayant, à leur manière, d’y répondre. En lisant Il software del linguaggio, le nouveau livre de Raffaele Simone, je me suis de plus en plus convaincu que cette interrogation, bien que figurant sur une couverture des années quatre-vingt-dix du XXe siècle, a gardé toute son actualité.

Ce sont en particulier les pages de l’avant-propos qui m’ont confirmé dans mon opinion : dans cette partie du texte, l’auteur réfléchit, entre autres, sur le fait que la linguistique a connu dans son histoire une telle prolifération de théories qu’il est devenu pour les spécialistes très difficile de s’entendre et de coopérer en vue d’une analyse fine des phénomènes langagiers.

D’où, à mon avis, la puissance de cette question et la nécessité d’y revenir en s’interrogeant sur le statut épistémologique de la linguistique. D’ailleurs, la remarque de Simone semblerait suggérer que cette discipline est un labyrinthe dans lequel il serait très facile de se perdre. Mais l’esprit de résignation est totalement étranger au linguiste italien. En s’appuyant sur une connaissance privilégiée de la linguistique et de ses programmes de recherche, Raffaele Simone accepte le défi du labyrinthe : en d’autres termes, il s’engage dans une démarche visant à développer un examen critique de certaines thématiques-clés de la réflexion scientifique sur les langues et le langage. Les quelques notes qui suivent se proposent d’illustrer les étapes principales de ce parcours en cherchant à en montrer les potentialités heuristiques et les avantages méthodologiques.

2. Le biologique et l’historique

Parmi les sujets envisagés par l’auteur, les rapports entre faculté de langage et langues naturelles s’imposent comme l’une des problématiques majeures du texte. Ce qui est tout à fait compréhensible, si l’on considère que les deux notions constituent un couple de termes polaires jouant un rôle central dans nombre de théories linguistiques.

Bien conscient de la valeur de chaque notion, Simone a soin d’en éclaircir les significations respectives en soulignant une différence qualitative souvent cachée par les grammaires de différentes langues. Il est bien connu en effet que les mots Language et Sprache, empruntés respectivement à l’anglais et à l’allemand, désignent indifféremment l’une et l’autre des notions en cause. Mais nous savons bien aussi qu’elles ne renvoient pas au même univers de référence : la première, à savoir la faculté de langage, se réfère à une entité d’ordre biologique2 ; la deuxième, à savoir les langues, se réfère à une réalité d’ordre historique3.

À la lumière de cette distinction, ce qui pouvait paraître avantageux d’un point de vue économique n’est donc qu’une source potentielle de confusion métalinguistique. Mais pourquoi est-il si nécessaire de distinguer une notion de l’autre ? Le livre de Raffaele Simone donne à ce propos des réponses qui, tout en s’inscrivant dans la continuité des réflexions menées par les grands maîtres de la linguistique, se distinguent par leur clarté et leur équilibre.

On sait, par exemple, que dans l’imaginaire théorique de nombre de linguistes, le langage, en tant que faculté biologique, est inné et que les langues, en tant que réalités historiques, sont assujetties à des processus de formation (et de transformation) pouvant impliquer à leur tour la disparition des langues sur lesquelles ils opèrent4. Voilà donc une différence que Simone connaît bien et qui constitue à elle seule une raison suffisante pour justifier la distinction entre langues et faculté de langage. Mais l’auteur ne se contente pas de mettre en relief cette tension essentielle. Il revient sur les termes polaires qui la constituent et il en précise les rapports en spécifiant quels sont les traits distinctifs qui les caractérisent.

Les remarques qu’il fait sur le couple inné/historique sont, dans leur brièveté, exemplaires. L’épistémologie de la linguistique et, à un autre niveau descriptif, la philosophie de la biologie enseignent bien qu’il est vraiment difficile d’assigner une signification univoque au mot inné. Elles montrent, en outre, qu’une telle indétermination a eu des retombées remarquables sur le deuxième pôle du couple, surtout lorsqu’il est entendu au sens d’« acquis »5. Mais ce que Simone dit sur chacun de ces termes permet de dépasser de telles difficultés, en visant une caractérisation non équivoque des relations en cause.

Bref, il est possible de gagner en clarté du côté de l’innéisme en soulignant que la faculté de langage « non si impara né si disimpara »6, et que c’est en ce sens qu’elle est innée. Il est également possible de faire la même chose du côté de l’historicité en montrant que les langues sont historiques dans la mesure où elles « si imparano e si dimenticano »7. La constatation de telles évidences empiriques se révèle tout à fait éclairante d’un point de vue sémantique et permet de conceptualiser un lien très instructif sur le plan explicatif : la faculté de langage y figure comme étant la condition de possibilité des langues, ces dernières étant à leur tour la réalisation transitoire de cette faculté8.

Cela est évident dans la mesure où l’une est un héritage évolutif d’Homo sapiens, tandis que les autres en sont le lieu social de manifestation privilégié. Les raisons qui sont à la base de la distinction ici thématisée se trouvent ainsi expliquées. Et pourtant on pourrait bien objecter que tout cela n’est pas nouveau. C’est un des mantras les plus anciens des linguistiques génératives que l’idée que la faculté humaine de langage est une ressource biologique. Et il est aussi acquis que les langues en sont la principale mise en forme et/ou en acte. Quoi de neuf alors dans les analyses de Simone ?

3. Une attitude critique et comparative

Une première nouveauté réside dans l’approche méthodologique utilisée. Cette dernière se caractérise par l’habileté à forger les instruments de la réflexion métalinguistique à travers la mise en confrontation des instances et des théorisations les plus diverses. Une attitude, à bien y regarder, qui est encore peu pratiquée en linguistique, surtout à cause de la relative imperméabilité de chaque programme aux apports même les plus significatifs des autres traditions. Ce qui constitue à plus forte raison une nouveauté en vertu de la systématicité par laquelle elle s’impose dans la démarche de l’auteur. Cette attitude – critique et comparative – est donc caractéristique du livre tout entier de Raffaele Simone.

Mais elle peut être précisément appréciée dans le cas de la distinction entre langues et faculté de langage. Et cela, dans la mesure où leur analyse implique dans le livre toute une variété de points de vue. Du côté de la faculté de langage, comme je l’ai déjà dit, c’est un point de vue innéiste qui semblerait s’imposer. Par contre, du côté des langues, c’est un point de vue anthropo-sémiotique qui affleure : les manifestations historiques du langage – de son software, d’après la terminologie de l’auteur – sont décrites en termes de « tecniche »9, ce mot étant emprunté au linguiste Eugenio Coseriu et renvoyant à toute une série de modes différents de réalisation du langage et d’opération sur celui-ci. Deux points de vue, donc, qui, sous certains aspects, se placent aux extrêmes et qui quand même – pour les raisons discutées au paragraphe § 2 – se tiennent dans le même cadre explicatif.

Ce qui est encore plus appréciable si l’on tient compte des divergences potentielles qui les séparent. Noam Chomsky – un tenant du point de vue innéiste – a fait des langues de simples variations épiphénoménales du langage. Cette tendance – que j’appellerai homogénéisante – est absolument absente des réflexions menées sur le même sujet par Coseriu. Et cela, dans la mesure où si pour le linguiste américain « [linguistic] diversity and complexity can be no more than superficial appearance »10, son collègue roumain peut affirmer que « die Sprachen die kompliziertesten unter den Techniken sind. So ist auch keine Einzelsprache bisher ausführlich und vollkommen beschrieben worden »11. La différence, me semble-t-il, est évidente. Je n’expliquerai pas les raisons qui en sont à l’origine – ce but excédant les limites de ces quelques notes – mais j’essayerai de montrer comment elle est exploitée d’une façon extrêmement originale par Simone, plus précisément, comment l’est la tension qu’elle implique. Ce qui nous amène à envisager un deuxième élément de nouveauté de son discours.

4. Trois ordres de phénomènes (et d’aspects)

La tension en cause, ou, selon certains linguistes, « la contradiction »12, est entre l’homogénéité du langage et la diversité des langues. L’auteur aborde cette relation en introduisant trois ordres de phénomènes respectivement nommés comme suit : a) phénomènes obligés ; b) phénomènes de codification ; c) phénomènes locaux. Se rangent sous (a) les principes innés du software du langage, c’est-à-dire les supposés mécanismes universels des langues ; sous (b) les réalisations particulières (ou codifications) de tels mécanismes, ces codifications pouvant être choisies par une langue, mais pas nécessairement par une autre ; et, enfin, sous (c) toute une série de configurations formelles irréductibles aux principes du niveau (a), et en ce sens locaux.

De cette partition, élégante et compacte, découlent des conséquences fortement innovantes. Et cela au moins pour deux raisons : (1) le schéma tripartite de Simone (dorénavant, STS) n’est pas seulement un instrument métalinguistique mais aussi un laboratoire épistémologique, à savoir un lieu conceptuel qui est en mesure de réfléchir sur les différences et les limites d’autres théorisations métalinguistiques ; (2) STS réunit de façon cohérente trois aspects fondamentaux de l’architecture langagière : les aspects qui dépendent de l’histoire bio-évolutive d’Homo sapiens – que j’appellerai nécessaires (ou « deterministi »13, d’après la terminologie de l’auteur) ; les aspects qui relèvent des choix accomplis par les langues – que j’appellerai, le cas échéant, contingents ou aléatoires, ce dernier ou s’entendant comme un aut, et non comme un vel. Cela étant dit, chaque point nécessite d’être approfondi.

4.1 STS : récursivité et Pirãha

L’auteur observe qu’il n’est pas facile de tracer une ligne de démarcation exacte entre phénomènes obligés et phénomènes de codification. Cela dépend de la nature, parfois fuyante, de tels phénomènes, mais cela découle aussi des différentes théorisations qui les examinent14. Ce sont des remarques de ce type qui font de STS un laboratoire épistémologique au sens du paragraphe § 4. Prenons le cas de la récursivité, par exemple. D’après les générativistes, c’est un phénomène obligé, mais il suffit de changer de cadre pour être confronté à des formulations beaucoup plus nuancées ou même opposées.

Les plus éclatantes, et les plus controversées, portent sur le Pirãha. D’après Daniel Everett, un linguiste américain connu pour ses études sur les langues amazoniennes, cette langue du Brésil serait tout à fait réfractaire aux contraintes de la subordination syntaxique et aux enchâssements typiques de la récursivité. Ce qui montrerait que cette dernière ne serait pas un phénomène obligé tout-court, mais plutôt une option dont on dispose au niveau de la codification et qu’au moins une langue, le Pirãha, n’aurait pas choisie dans ses propres manières de s’organiser. D’ailleurs, il y a eu aussi des auteurs exprimant des opinions contraires au sujet de cette langue. Et, parmi ceux-ci, Everett lui-même qui, dans ses premiers travaux, avait identifié des formes d’enchâssement en Pirãha15. En tout cas, quoi qu’on en pense, et en dépit de certains flottements, une telle alternance de perspectives attesterait précisément la relative fluidité des catégorisations sur laquelle Simone réfléchit dans son livre.

Car la récursivité se verrait changer de statut selon le contexte théorique dans lequel elle est pensée. Mais de telles considérations – que l’auteur connaît très bien et dont il montre toute la valeur empirique – n’épuisent pas la richesse explicative de STS.

4.2 STS : minimax

Tout en se penchant sur les divergences qui peuvent survenir entre cadres théoriques différents, et tout en montrant que les analyses de certaines langues opposent une fière résistance aux intuitions – même productives ! – de nombre de linguistes, le livre de Raffaele Simone ne renonce pas à saisir les rapports inter-langues dans toute leur généralité. C’est un tel but qui permet à STS de réunir les trois aspects de l’architecture langagière qu’on a respectivement qualifiés de nécessaires, contingents et aléatoires (cf. § 4). Pour le linguiste italien, en effet, il s’agit d’appréhender deux ordres de perception : celui des similarités et celui des différences inter-langues. Le premier est un présupposé de toute linguistique générale16. Le deuxième, lui, renvoie à des possibilités de variation qui – loin d’être négligeables (et donc épiphénoménales) – nécessitent d’être justifiées au même titre que les similarités. C’est pour cette raison que la distinction entre les trois aspects est faite : les similarités se comprennent à partir d’aspects nécessaires de l’architecture langagière, à savoir à partir de processus universels, tels que, par exemple, le mécanisme permettant de combiner des éléments simples pour obtenir des éléments complexes. Par contre, les possibilités de variation renvoient aux aspects contingents et aléatoires de cette même architecture, la différence contingent/aléatoire s’expliquant par le fait qu’il y a variation et variation.

Prenons encore le cas du mécanisme combinatoire : les langues peuvent choisir de le réaliser de façons différentes : à l’aide d’adpositions ou à l’aide de cas morphologiques. Ces types distincts de réalisation sont des variations de l’ordre du contingent : c’est la langue qui choisit entre adpositions ou cas morphologiques, mais, quel que soit le choix accompli, on pourra y reconnaître une manifestation du « principio di combinazione »17. Bref, « contingent » veut dire ici sélectionné par les langues tout en étant en continuité avec les principes de la faculté de langage.

D’ailleurs, les langues peuvent exhiber aussi des choix formels qui ne sont la réalisation d’aucun principe sous-jacent. C’est le cas – nous dit Simone – de la particule italienne -la. En s’inscrivant dans toute une série de constructions verbales données (« passarsela male »18, par exemple), cette forme évoque des situations indéterminées sans pour autant que cela puisse se ramener à quelques principes ou à une typologie générale. Ce faisant, elle n’est donc qu’une marque distinctive de l’italien, cette dernière étant à la base de variations de l’ordre de l’aléatoire : c’est la langue qui choisit cet usage, et d’une manière telle qu’on ne peut pas y voir la trace de déterminismes ou de différences typologiques remarquables. « Aléatoire » veut ainsi dire choisi par les langues, mais (vraisemblablement) en discontinuité avec tout principe ou typologie.

On peut donc tirer de la partition esquissée ici un principe de distribution des langues que Simone appelle minimax et qui est tout à fait cohérent avec STS. Selon minimax, les langues se ressemblent relativement à leurs aspects nécessaires – dont relèvent les phénomènes obligés – et divergent relativement à leur aspects contingents et aléatoires – dont relèvent, respectivement, phénomènes de codification et phénomènes locaux. Quelqu’un, peut-être, pourrait remarquer que cette partition serait cohérente avec certaines intuitions du chomskisme. Car les choix réalisés par les langues – surtout, ceux qui sont propres à la codification – sembleraient correspondre aux paramétrisations du linguiste américain. C’est possible. Mais l’attitude épistémologique de Simone est tout à fait différente : il reconnaît, en effet, à toute diversité langagière une dignité métalinguistique que l’on ne retrouve pas dans les théorisations de Chomsky. Les considérations que le linguiste italien réserve au Pirãha en sont une preuve manifeste. Bref, le caractère réfractaire de cette langue à la récursivité, si elle était confirmée, ne serait pas vue comme un épiphénomène mais plutôt comme une réalisation historique particulière de la faculté de langage. Et ce qui vaut pour cette caractéristique du Pirãha vaut aussi pour toute autre diversité des langues, même pour celles qui sont de l’ordre de l’aléatoire. D’où la spécificité de STS par rapport à l’une des tensions fondamentales de la pensée linguistique. Mais il y a plus. Car cette tension entre invariance et variations des langues n’est que l’une de celles du livre. Il y en a au moins une autre, qui concerne les équilibres internes des langues et qui est décrite en termes de stabilité et de déformabilité19. Faisant allusion aux propriétés des figures étudiées par la soi-disant « géométrie du caoutchouc » (ou topologie)20, ce couple polaire est employé dans l’analyse d’un aspect-clé du comportement linguistique, celui des rapports entre « formati predefiniti e operazioni »21.

5. Formats et opérations

Format est le mot que Simone adopte pour désigner les règles contraignant la façon dont les éléments d’un niveau donné se lient les uns aux autres. Ces règles, typiques de chaque langue, sont présentées d’abord comme « princìpi d’ordinamento »22 puis comme « pattern »23. Mais au-delà des différentes dénominations, ce qui s’impose comme étant leur caractéristique propre, c’est qu’elles définissent les conditions minimales de stabilité du système de la langue (dorénavant SL). Elles assurent, en d’autres termes, l’émergence, à l’intérieur du SL, d’invariances relatives dont les parlants se servent, de façon plus ou moins consciente, pour forger les messages qu’ils produisent et qu’ils reçoivent au cours des interactions verbales.

Mais « stabilità », nous rappelle Simone, ne veut pas dire « rigidità »24. Les invariances relatives du SL sont sensibles à toute une série de processus – ou « operazioni »25 – qui s’appliquent aux formats et qui, ce faisant, introduisent des changements et des altérations typiques des soi-disant « situated usages »26 du langage. Si « flessibilità »27 et « plasticità »28 sont les noms qui se réfèrent dans le livre à la sensibilité aux altérations mentionnées, « discorso »29, en revanche, est l’étiquette renvoyant à la matrice des opérations s’appliquant aux formats. C’est pour ce motif que « il sistema linguistico […] ammette una certa deformabilità »30. D’où toute la problématique des rapports entre opérations discursives et ressources systémiques.

6. L’espace du discours : potentialités et solutions

En ce qui concerne cet aspect, les opérations mentionnées se caractérisent comme étant un lieu d’expérimentation de potentialités du SL. Ce qui se vérifie à chaque fois que la connaissance intuitive que l’on a de sa propre langue permet de s’apercevoir d’une erreur et d’y voir quand même la source de nouvelles possibilités expressives. Cette vision est à son tour la précondition essentielle pour transformer de telles possibilités en nouvelles unités de systèmes. Prenons le cas d’une séquence énonciative telle que C’est juste une femme classe [A].

[A] est la trace d’une opération discursive qui implique à la fois une violation grammaticale et la mise en forme d’une expression alternative. Car, d’un côté, c’est d’une erreur qu’il s’agit, la modification de femme par classe étant exclue par un principe du SL ; de l’autre, c’est une solution innovante, dans la mesure où la séquence en cause peut constituer le point de départ de régularités de système inédites. Ce qui est précisément le cas de [A] : bien que le nom en français ne puisse être modifié que par un adjectif – voilà le principe du SL – la configuration dont [A] est l’une des manifestations possibles s’est de plus en plus imposée au sein du français grâce aux contraintes de l’espace du discours et aux usages situés qu’il implique. D’après Simone, l’activation de ces usages montre que le langage n’est pas tout à fait une simple machine computationnelle, mais plutôt « a complicated semiotic artifact »31, apte à atteindre toute une série de buts pragmatiques32.

7. Pourquoi parler en termes de software ?

Le point de vue adopté ne serait donc pas computationnel, mais plutôt transactionnel. J’emprunte ce mot à un article de Raffaele Simone et Edoardo Lombardi Vallauri. Dans ce texte le langage est présenté comme un « transactional device »33 en ce sens qu’il constitue un lieu d’interaction constante entre lui-même et les « language-users »34. Ce qui fait qu’il est « mainly conditioned by pragmatic needs »35 et que pourtant il ne se réduit pas à un système computationnel au sens chomskien du terme. Car un tel système – nous rappellent les auteurs – est conçu de manière telle que « no community of users is concretely envisaged »36 et que « its structures are not affected by use in space and time »37. Pourquoi parler alors en termes de « software » ? Je ne sais pas.

L’hypothèse est que ce mot – tout en ayant une origine informatique – n’est employé par l’auteur que pour des raisons qui n’ont rien à voir avec le « chomskyan computationalism »38. Parmi ces raisons, la principale tient au pouvoir évocateur de software, c’est-à-dire au fait qu’il fait couple avec hardware. Ce deuxième terme, qui renvoie aux composantes physico-matérielles des ordinateurs, désigne dans le texte les bases biologiques (le cerveau, principalement) de la faculté de langage. À première vue, cette image est tout à fait cohérente avec la conception chomskienne du langage. Et cela, dans la mesure où elle fait de ce dernier un « organe-programme »39. Mais on doit reconnaître que Raffaele Simone, pour les raisons ici exposées, recadre tout cela de manière telle que l’hardware-cerveau change complètement de statut : il n’est plus un module computationnel, mais plutôt une ressource biologique d’Homo sapiens en perpétuelle coévolution avec les contextes d’usages du langage. Ce qui permet de revenir à la dimension pragmatique de ce dernier.

8. Micro-pragmatique : nominalisations et buts cognitifs

Cette dimension se configure comme étant une « micro-pragmatica »40. La signification du préfixe micro se laisse apprécier par rapport à toute une série d’opérations s’instaurant dans l’espace du discours.

Les soi-disant nominalisations sont très éclairantes à ce sujet. Les parlants peuvent avoir le besoin de se représenter « gli eventi in forma di oggetti, cioè [di] creare individui »41. Afin d’atteindre ce but, ils peuvent convertir des phrases en noms, à savoir ils peuvent recourir à des nominalisations. C’est le cas, par exemple, dans la transformation suivante : George IV fut intronisé dans l’abbaye de Westminster → L’intronisation de George IV eut lieu dans l’abbaye de Westminster [B].

[B] est une opération micro-pragmatique en ce sens qu’elle est en mesure de : (1) répondre à un but cognitif précis des parlants ; (2) accomplir (1) en modifiant la structure fine de l’énoncé qui figure l’événement (ou état de choses) en cause. Les transformations de ce type n’appartenant qu’au niveau micro de la pragmatique, cette dernière concernera plus précisément la structure globale des actes linguistiques et des effets (extralinguistiques ou non) qu’ils impliquent42.

9. Un nexus fondamental

Mais revenons aux nominalisations. En plus d’être des opérations micro-pragmatiques, ces manœuvres discursives montrent l’existence d’un nexus entre deux types fondamentaux d’entités linguistiques : formes nominales et valeurs verbales43. Comme il est bien montré par [B], la conversion des phrases en noms implique que la « semantica generale del verbo »44 soit pour ainsi dire emballée « sotto forma di Nome »45. D’où le nexus mentionné, et, plus précisément, une transition ayant pour point de départ un énoncé prédicatif (George IV fut intronisé…) et pour point d’arrivée un nom (L’intronisation de George IV…) qui fait que l’événement représenté par l’énoncé se codifie en termes de chose.

Bien que la transition en cause ne soit que l’une des « Trasposizioni nominalizzanti » possibles46, [B] et toutes les constructions envisageables sur le modèle de [B] sont suffisamment générales pour être considérées comme étant la manifestation de stratégies langagières adoptées par les locuteurs dans la « costruzione del discorso »47. D’où une double thèse : d’une part, l’idée que l’ensemble de ces stratégies s’appuie sur une échelle de ressources48 linguistiques ayant la forme d’un continuum (a) ; d’autre part, celle que le discours – et les mécanismes grammaticaux qu’il implique – est forgé en fonction de l’activité narrative des êtres parlants49 (b).

10. Continua et genèse narrative des ressources grammaticales

Quant à (a), il suffit de revenir sur le nexus mis en forme par les nominalisations : dans la mesure où ce dernier est un lien qui partage des propriétés avec les noms purs et des propriétés avec les verbes purs, il se constitue comme étant un lieu hybride, c’est-à-dire comme un élément de frontière entre deux polarités extrêmes. D’où l’émergence d’une valeur intermédiaire, qui n’est pas unique mais qui atteste déjà des gradualités typiques des continua sans lesquelles les nominalisations ne pourraient pas avoir lieu. Quant à (b), ce dernier point se justifie par l’activité-même de narration. Le fait de raconter une histoire, et, ce faisant, de parler et de faire parler les autres dont on parle en contant, eh bien, tout cela mobilise une très grande variété de mécanismes grammaticaux qui sont tout à fait constitutifs du discours et du langage au sens large. Les deux aspects – continua et genèse narrative des ressources grammaticales – sont parmi les dernières thématiques visées dans le livre : elles en constituent le point d’arrivée, tout en s’entremêlant dans une propriété de codification sur laquelle, avant de terminer, je souhaiterais m’arrêter. Plusieurs langues recourent – voilà la propriété – à des formes s’ordonnant selon des paramètres qui permettent de distinguer entre humains et non-humains. Le lien entre les aspects en cause réside dans ce mode d’organisation. Les formes vont des pronoms personnels aux noms propres, jusqu’aux noms communs ; les paramètres correspondent entre autres à des traits du type [±humain] et [±animé] qui sont en mesure de se présenter en degrés variables, et qui, ce faisant, constituent un continuum (ou une échelle) apte à satisfaire les tâches distinctives mentionnées. Je le rapporte ci-dessous :

Pronoms de 1P et 2P > Pronoms de 3P > noms propres > noms communs humains > noms communs non-humains animés > noms communs non humains inanimés50.

Le degré maximal des traits [humain] et [animé] est propre aux pronoms de 1P et 2P. Quant aux autres formes, ces traits se présentent de façon progressivement décroissante. Ce continuum s’est vraisemblablement organisé en fonction de l’activité narrative. Et cela, dans la mesure où il répond à une nécessité propre à cette activité, c’est-à-dire à l’urgence, toute micro-pragmatique, de signaler quels sont les actants doués de motivations et d’intentions, et ceux qui ne le sont pas51. C’est ce qui se vérifie par exemple en espagnol : dans cette langue l’objet [+humain] est marqué par la préposition a, tandis que l’objet [‒humain] est sans préposition : 1) Vì a tu padre52 (littéralement : *Je vis à ton père), à savoir J’ai vu ton père ; 2) Leí un libro interesante53 (littéralement : Je lus un livre intéressant), à savoir J’ai lu un livre intéressant. Et il va de soi qu’une codification de ce type est fonctionnelle pour les différences micro-pragmatiques que l’activité narrative manifeste à l’aide des gradualités en cause. Ce qui nous reporte – au-delà des exemples qu’on pourrait multiplier54 – au lien ici mentionné, à savoir aux rapports entre continua et genèse narrative des ressources grammaticales, thématique-clé du livre et source de nombre de réflexions métalinguistiques.

11. Conclusions

« Les seuls phénomènes observables de l’activité langagière sont les énoncés »55. Ce sont les mots de Gilbert Lazard, grand linguiste pour qui Simone n’hésite pas à montrer toute son admiration56. Si je les cite, c’est parce qu’ils conviennent très bien à la méthode d’analyse de l’auteur : comme on a pu le voir, des concepts-clés tels que ceux de déformabilité et de stabilité, d’un côté, de micro-pragmatique et d’opération discursive, de l’autre, sont ancrés dans l’examen d’exemples spécifiques, ces derniers étant précisément des énoncés. Et ce qui vaut pour les concepts ici envisagés vaut aussi pour tous les autres qu’on pourra apprécier en lisant le livre tout entier. La démarche adoptée serait donc celle d’un linguiste pour qui, « fondamentalement, il y a du texte »57 à décrypter. Ce qui, dans son apparente trivialité, est fondamental. Car dire « texte », ou « énoncés », c’est dire aussi « langues », et cela dans une optique qui, tout en se confrontant aux acquis des neurosciences et à la coévolution du langage et du cerveau qu’elles examinent, ne réduit pas les constructions linguistiques à de simples épiphénomènes de la faculté de langage, ni cette dernière à un module computationnel de l’esprit/cerveau.

Mais la centralité des énoncés dans l’entreprise théorique de Raffaele Simone va plus loin que la simple revendication des spécificités propres aux phénomènes langagiers. Elle concerne, en fait, un aspect constitutif de l’activité verbale et, par conséquent, de tels phénomènes. Cet aspect est le dialogue. Car dire énoncés, c’est surtout se référer à l’alternance de prises de parole qui les fait circuler entre deux ou plusieurs interlocuteurs. Sans oublier, en outre, que les prises de parole (ou « voix ») sont en mesure d’affleurer dans les énoncés ou discours qui les citent ou les rapportent.

Cette double intuition, que l’on retrouve dans nombre de réflexions contemporaines sur le langage, constitue l’un des épicentres du livre. Je la mentionne en conclusion, non pour en discuter les détails, tout à fait capitaux et concernant des notions qui mériteraient plusieurs notes d’approfondissement, mais pour suggérer au lecteur un parcours thématique supplémentaire et toute la richesse qu’il implique. Car, il faut le dire : Il software del linguaggio est un livre d’une très grande densité conceptuelle qui à chaque relecture montre des aspects inédits et stimulants. Ces aspects, dont je n’ai donné ici que quelques aperçus, permettent d’apprécier toute l’actualité de la question soulevée au début de ces quelques notes. Et ce sont encore eux qui, tout en laissant ouverte cette question, montrent quand même les stratégies d’analyse d’un métier perpétuellement suspendu, d’une part, entre homogénéité du langage et hétérogénéité des langues, et, de l’autre, entre stabilité systémique et déformabilité discursive. Un métier, celui du linguiste, que l’on qualifierait de fatigant à cause des connaissances que l’étude de telles propriétés exige, mais qui, par ailleurs, est en mesure de révéler, précisément en vertu de tout ce qu’il demande, certaines des caractéristiques cognitives les plus importantes d’Homo Sapiens. Ce qui suffit, à mon avis, pour dire que ceux qui sauront se confronter à ce métier en seront hautement récompensés.

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1 Cf. C. L. Lopez et A. S. de Olmos (dir.), Où en est la linguistique ? Entretiens avec des linguistes, Paris, Didier Érudition, 1992.

2 Cf. R. Simone, Il software del linguaggio, Milano, Raffaello Cortina Editore, 2020, p. 28.

3 Cf. Ibid.

4 Cf. Ibid.

5 Pour une excellente analyse de cette problématique dans le cadre de la linguistique théorique, cf. G. Lorenzo et V. M. Longa, El innatismo. Orígenes, variaciones y vitalidad de una idea, Madrid, Cátedra, 2018.

6 Simone, Software del linguaggio, p. 28.

7 Ibid.

8 Ivi, p. 29.

9 Ivi, p. 28.

10 N. Chomsky, New Horizons in the Study of the Language and the Mind, Cambridge, Cambridge University Press, 2000, p. 6.

11 E. Coseriu, « Der Mensch und seine Sprache », in Ursprung und Wesen des Menschen, dir. H. Haag et F. P. Möhres, Tübingen, J. C. B. Mohr (Paul Siebeck), 1968, p. 71 [loc. cit. in Simone, Software del linguaggio, p. 28].

12 A. Culioli, « Rapport d’un rapport », in La psychomécanique et les théories de l’énonciation. Actes de la table ronde tenue à Lille le 16 et le 17 mars 1979, dir. A. Joly, Lille, Presses Universitaires de Lille, 1980, p. 39.

13 Simone, Software del linguaggio, p. 32.

14 Cf. ivi, p. 29.

15 Cf. J. Sakel et E. Stapert, « Pirãha – in Need of Recursive Syntax? », in Recursion and Human Language, dir. H. van der Hulst, Berlin/New-York, De Gruyter Mouton, 2010, p. 4-8.

16 Cf. Simone, Software del linguaggio, p. 37.

17 Ivi, p. 32.

18 C’est-à-dire : « passer un mauvais moment ».

19 Cf. Simone, Software del linguaggio, p. 130.

20 Cf. E. Burroni et J. Penon, La géométrie du caoutchouc. Topologie, Paris, Ellipses, 2000.

21 Simone, Software del linguaggio, p. 128. Les italiques sont dans le texte.

22 Ivi, p. 45.

23 Ivi, p. 109.

24 Ivi, p. 127.

25 Ivi, p. 128.

26 Pour cette notion, cf. P. Linell, Rethinking Language, Mind, and World Dialogically, Charlotte (NC), Information Age Publishing, 2009.

27 Simone, Software del linguaggio, p. 127-128.

28 Ivi, p. 130.

29 Ivi, p. 128.

30 Ivi, p. 129-130. Les italiques sont dans le texte.

31 R. Simone, « Constructions and Categories in Verbal and Signed Categories », in Verbal and Signed Languages. Comparing Structures, Constructs, and Methodologies, dir. E. Pizzuto, P. Pietrandrea et R. Simone, Berlin/New-York, De Gruyter Mouton, 2007, p. 198.

32 Cf. Simone, Software del linguaggio, p. 254.

33 R. Simone et E. Lombardi Vallauri, « Natural Constraints on Language. Nature and Consequences », Cahiers Ferdinand de Saussure 63, 2010, p. 210.

34 Ibid.

35 Ibid., p. 205.

36 Ibid., p. 210.

37 Ibid.

38 D. Golumbia, The Cultural Logic of Computation, Harvard, Harvard University Press, 2009, p. 53.

39 J. Petitot, Morphogenèse du sens, Paris, Presses Universitaires de France, 1985, p. 134.

40 Simone, Software del linguaggio, p. 96.

41 Ivi, p. 139. Les italiques sont dans le texte.

42 Ivi, p. 96 n.

43 Cf. ivi, p. 172.

44 Ibid.

45 Ibid.

46 Ivi, p. 138-139.

47 Ivi, p. 172.

48 Cf. ibid.

49 Cf. ibid.

50 Cf. ivi, p. 220.

51 Cf. ivi, p. 221.

52 Ivi, p. 220.

53 Ibid.

54 Cf. ivi, p. 220-221.

55 G. Lazard, La quête des invariants interlangues. La linguistique est-elle une science ?, Paris, Honoré Champion, 2006, p. 54. Les italiques sont dans le texte.

56 Cf. Simone, Software del linguaggio, p. XIII.

57 A. Culioli, Pour une linguistique de l’énonciation. Opérations et représentations, tome I, Paris, Ophrys, 2000, p. 24.