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La peau du discours

Compte rendu critique de Jacqueline Authier-Revuz, La Représentation du discours autre. Principes pour une description, Boston/Berlin, De Gruyter, 2020

Rudolf MAHRER

Université de Lausanne

rudolf.mahrer@unil.ch

« Exercice de grammaire et discours rapporté » : c’est sous ce titre que Jacqueline Authier, publie en 1977, avec André Meunier, une analyse du traitement réservé par les grammaires et les manuels scolaires à l’opposition DD/DI1. La commande à l’origine de cet article allait déclencher une passion scientifique poussant la jeune linguiste à abandonner une thèse d’État sur le passif pourtant bien emmanchée (sous la direction de Robert-Léon Wagner, à Paris 3 ; voir Authier 1972 et 19782) et à se consacrer à « l’énonciation dans l’énonciation » et à « l’énonciation sur l’énonciation » (Volochinov). C’est à cette croisée (dans/sur) qu’elle rencontrera le fait linguistique – la modalisation autonymique – dont elle fera l’objet de sa thèse (en 1990) ainsi que de son premier livre, monumental : Ces mots qui ne vont pas de soi. Boucles réflexives et non-coïncidence du dire (1995)3.

Aujourd’hui, son deuxième livre, de la même envergure, vient poursuivre cette exploration, en abordant un « phénomène », très étudié et depuis longtemps, le « discours rapporté », en élucidant ses enjeux psychologiques, anthropologiques, sociologiques, dans un souci de soubassement linguistique (p. 15-18). La structure de l’ouvrage, en quinze chapitres répartis en cinq parties, reflète bien son objectif de fondation.

(Chap. 1) Toute analyse linguistique dépend du geste inaugural consistant à situer le phénomène langagier interrogé parmi la prolifération continuelle des discours, le fourmillement des signes et les diverses fonctions fondamentales qu’on reconnaît au langage. Le chapitre 1 opère ce geste en plaçant la RDA dans le champ du métalangage qu’à la suite d’autres linguistes et philosophes (Benveniste, Jakobson, Culioli, mais aussi Merleau-Ponty, par exemple) Authier-Revuz considère comme différence spécifique du langage relativement aux codes de signes utilisés par les autres animaux. L’analyse des pratiques métalangagières conduit à dégager trois zones. La zone A (« métalinguistique ») concerne la possibilité dont jouissent les locuteurs de parler des formes de langue (des types, réitérables sans perte ni variation), par des mots métalinguistiques (Les adjectifs s’accordent…) ou par des autonymes (Adjectif est un nom…). La zone B est constituée des opérations consistant à prendre l’énonciation en train de se faire pour son propre objet : c’est l’Auto-Représentation du Dire (ARD). Il s’agit des phénomènes de la performativité au sens étroit (Je déclare la séance ouverte) ou au sens large (Moi je dis que cette opposition mériterait un approfondissement), mais aussi du phénomène de la « modalisation autonymique » (X, le mot est bien choisi, comme dit Authier-Revuz, dans le sens technique du terme…). La zone C est constituée des actes énonciatifs consistant à Représenter un Discours Autre (RDA), soit l’objet spécifique du livre.

(Chap. 2) Pour spécifier, dans le champ du métalangage, la place de la RDA, il faut tenir compte à la fois de l’homologie entre l’activité représentante (un acte de langage, noté A) et l’activité représentée (un autre acte de langage, noté a), et de l’asymétrie radicale entre les deux actes. Certes, le référent de la représentation est langagier, mais A est un événement concret, une « expérience partagée » par le locuteur L et son récepteur R, alors que a n’est présent que sous la forme de l’« image verbale » d’un référent « concrètement » absent (noté ). Or, en tant qu’acte énonciatif « qui prend sens dans un contexte » (p. 38), ce référent n’est ni réitérable, ni reproductible. Il est un token, occurrence irréductiblement singulière, événement de parole. Sa représentation engage la pertinence que lui reconnaît celui qui le représente. Ainsi, chaque acte de RDA propose « une analyse spontanée de l’énonciation » et Authier-Revuz passe en revue ce que les locuteurs reconnaissent comme dire : propos de L lui-même tenu avant et ailleurs (dans des versions parfois héroïsées de ses propres actes : C’est là que je lui ai dit…) ou ce qu’il aurait dû dire (C’est là que je regrette de ne pas lui avoir dit…), paroles perçues plutôt que produites (j’ai entendu/lu que…), actes identifiés par leur locuteur ou non (« ce qui se dit » ou « qu’on dit »), ou, par métonymie, ce que les discours eux-mêmes disent (la bible, le dictionnaire dit…) et jusqu’à ce que l’on reconnaît comme paroles du monde, par personnification (ce que la nature nous dit, par exemple, p. 51). Authier-Revuz insiste sur le fait que pour qu’il y ait RDA, « quelque chose de l’énoncé dans sa spécificité doit être représenté » (p. 54-55). À partir de là, s’agissant de représenter un autre acte « avec spécification minimale de son contenu », la mise au jour des modalités proposées par la langue pour la représentation d’un discours autre réalise comme une « spectrographie » du fait énonciatif lui-même.

La deuxième partie de l’ouvrage envisage les plans de l’analyse linguistique devant être pris en considération pour cerner les enjeux de la RDA et en distinguer les formes.

(Chap. 3) Bien des idées reçues de la quasi-inamovible doxa concernant le « discours rapporté » (et sa structuration tripartie : DD, DI, DIL) sont héritées, selon Authier-Revuz, d’une approche du phénomène basée sur un prototype grammatical (il a dit x) plutôt que sur une définition théorique de l’objet. Ce prototype empêche d’intégrer dans le champ de la RDA tout un « versant » de l’activité métadiscursive : celui des faits de modalisation par lesquels un discours autre n’est pas représenté en tant qu’objet du dire (ce à propos de quoi on parle : Jean dit que Marie fait une longue promenade), mais en tant que source (Marie fait une longue promenade, selon Jean, p. 71). Dans le premier cas (DI), l’énoncé prédique sur une parole, alors que dans le second, l’énonciateur L parle du monde : il asserte P, « cette assertion étant secondairement, additionnellement, caractérisée comme issue – reçue, empruntée, extraite… – d’un dire autre, premier » (p. 72). Ces faits de modalisation, par lesquels L parle selon un autre discours, assignent, dans le « “terreau” du déjà-dit » où nécessairement toutes paroles poussent (chap. 10), une origine à l’énonciation en train de se faire. Origine de son contenu pour la modalisation en assertion seconde (MAS), appelée ainsi parce qu’elle ne concerne que l’assertion (À l’entendre, il va tous les surclasser vs *Viens ! selon Jean, p. 100 et 73) ou origine de l’expression, pour la modalisation autonymique d’emprunt (MAE : J’espère qu’il va les « pulvériser » comme il aime à dire, p. 100). En dialogue avec d’autres approches convergentes (depuis Bally, p. 83), ce chapitre vise donc à sceller définitivement l’inclusion dans la RDA de ce pan modal : celui du discours autre comme source.

(Chap. 4) Chaque acte de parole étant déterminé, dans la perspective de l’énonciation, par son ancrage énonciatif (la façon dont il représente une origine subjective), la question de l’articulation, définitoire de la RDA, de deux ancrages distincts4, se trouve « au cœur de la problématique » (Maingueneau, cité p. 102). L’auteure dégage trois types d’articulations entre les repères référentiels (signifiant l’espace-temps d’un sujet parlant) et modaux (signifiant l’attitude de ce sujet). Premièrement, le DI, la MAS et la MAE présentent une intégration des repères relativement à l’acte en cours A. Il s’agit là de l’aspect de la RDA traditionnellement envisagé sous l’angle de la « transposition », dont Authier-Revuz signale l’inutile et « nocive » complexité, ainsi que le manque de généralité. En fait, l’articulation intégrée en A des repères déictiques est tout simplement conforme à « LA règle, simple et unique, d’ordre général, qui est celle du “fonctionnement habituel de la langue” – comme le dit justement, J. Gardes-Tamine – en ce qui concerne l’appareil formel de l’énonciation, à savoir qu’il fonctionne embrayé ou embrayant sur la situation d’énonciation en exercice » (p. 104). Les complications de la transposition sont héritées d’une conception du DI « comme dérivé grammaticalement, par subordination, d’une autre forme de RDA, le DD » (p. 105) qui « fait comme si » le DI consistait non pas à représenter une énonciation autre en exercice, mais à représenter une autre forme de représentation (le DD).

La comparaison des modes à intégration unique suppose néanmoins d’affiner l’analyse des ancrages référentiels et modaux ; Authier-Revuz le fait (rencontrant cette fois les observations de H. Nølke), en distinguant, pour les deux versants de l’ancrage énonciatif, une couche primaire et une couche secondaire, selon le schéma ci-dessous (« reproduit » de la p. 114).

versant coucheréférentiel (deixis)Modal
I primaire (morphologie grammaticale)Personnelle : je/tu/il Temporelle : verbalModalité d’énonciation (globale) Assertion/interrogation/injonction/exclamation
II secondaire (morphologie lexicale)Temporelle : demain/hier… Spatiale : ici…Marquage de subjectivité (local) interjections, jurons, onomatopées…

Pour les modes intégrés (DI, MAS, MAE), le nécessaire repérage en A des ancrages énonciatifs ne concerne que la couche I – la couche II offrant une latitude à étudier en discours. Ces modes de RDA permettent en effet des « affleurements énonciatifs en a » (p. 115), c’est-à-dire des expressions, renvoyant à l’acte représenté a et à son locuteur l. « Mme Dutour […] qui me disait que, jour de Dieu, j’étais une petite sotte. » (Marivaux, La Vie de Marianne, cité par Lips, ici p. 112.). Le modèle proposé offre à voir ici non pas un « effet de DIL », mais une émergence énonciative à support lexical qui ne provoque une bascule ni vers le DD ni vers le DIL.

Le second type d’articulation est celui de la disjonction hiérarchisée caractéristique du DD. Authier-Revuz montre, à rebours de l’idée reçue, que c’est ce mode qui est complexe sur le plan énonciatif, puisqu’il conduit à enchaîner, dans la linéarité syntaxique, des marqueurs d’ancrages (déictiques et modaux) identiques en apparence mais de fonctionnements différents. Les uns, proprement déictiques, renvoyant à l’acte en cours A, les autres, « embrayeurs en déshérence » (p. 120), ne pouvant renvoyer selon un fonctionnement déictique à leur situation, ce lieu « de prise de sens et référence » (p. 120) étant absent et seulement représenté (co)textuellement.

Le traitement du DD par Authier-Revuz permet de saisir nettement que celui-ci n’est pas présence d’une autre énonciation dans l’énonciation ; s’il est un « corps étranger », c’est sur le plan des ancrages énonciatifs des deux versants et des deux niveaux. Au DD, acte de représentation, c’est toujours L qui parle. Il ne cède pas la parole à l – et les formules allant dans ce sens définissent la forme par son effet (un de ses effets). L’essence différentielle du DD étant située dans sa division énonciative, Authier-Revuz écarte un autre aspect souvent évoqué comme définitoire : celui de sa fidélité aux paroles rapportées. Elle y voit un nouvel effet de discours (en débat avec les analyses de L. Perrin ou H. Constantin de Chanay, p. 125), la mise en œuvre discursive du DD pouvant en fait aller du mimétisme (ou de la caricature du style de l) à la reformulation (déclarée ou non) la plus « neutralisante » quant à ses manières de dire de « Il lui a répondu : “Vos questions sont difficiles.” » à « Il lui a répondu, en substance : “Tu m’empoisonnes.” »

Le troisième mode d’articulation entre acte représentant A et acte représenté a est celui du partage énonciatif ; il est définitoire du DIL. Théorisant l’intuition selon laquelle le DIL est un acte énonciatif parlant d’un autre acte en en adoptant le ton, Authier-Revuz analyse ce mode comme effectuant une coupe dans l’« épaisseur énonciative » de l’énonciation au niveau de la couche primaire : à ce niveau, les ancrages référentiels embrayent sur L et les ancrages modaux sur l.

Pierrei rêvait : pourrait-ili retourner là-bas, chez sa mère ? (d’après un exemple, p. 136.)

Les ancrages secondaires n’étant pas contraints par le DIL, ils s’offrent à des modulations qui « déplace[nt] le point d’équilibre de la bivocalité vers A ou vers a » (p. 136).

Pierre rêvait : pourrait-il jamais y retourner, chez maman ? (modulation « vers a » de l’exemple précédent).

Rappelant, avec Volochinov, que le DIL n’est pas au DI ce que le DDL est au DD : une variante non marquée de DI (celle-ci existant par ailleurs), Authier-Revuz propose d’appeler ce mode Bivocal – ne retenant DIL que par concession à la tradition (p. 144).

(Chap. 5) Ce chapitre apporte un éclairage pénétrant sur une vaste question de linguistique générale : « sens et contexte ». Prenant appui sur la célèbre synthèse de Rastier (1998)5, Authier-Revuz considère qu’à « la conception du sens “fixé” en langue » ne doit pas être substituée celle « d’un sens fixé en contexte », mais que le tout du contexte étant « hors d’atteinte », c’est toujours sur « une sélection subjective, spontanée, incertaine, largement non consciente, de certains traits contextuels » que repose la production du sens (p. 151). Or la RDA n’est pas représentation de signes de langue, réitérables dans leur forme, mais représentation d’actes énonciatifs, « réel de la langue mis en action par un sujet », événement singulier « prenant sens et référence dans un contexte » ; elle suppose dès lors une double recontextualisation (p. 155) : représentation du contexte d’origine c« ; présence effective d’un contexte d’accueil C (celui de l’énonciation en exercice où a est représenté). Compte tenu de la dépendance contextuelle du sens de tout énoncé, on mesure les enjeux de « la mise en contexte » (p. 159) de l’énoncé e représenté en RDA. Tout un champ d’études – discursives, qui n’est pas l’objet de ce livre comme le rappelle régulièrement l’auteure – est esquissé ici. Il s’agirait, premièrement, de systématiser l’analyse des variations dans la spécification du contexte origine c : son locuteur, son destinataire, son heure et son lieu, sa manière, son cotexte (environnement verbal)… jusqu’à l’adresse méticuleuse des références scientifiques, opposable aux vagues renvois à la « région discursive des grands auteurs » (comme le dit le poète…, p. 162) ou au bruissement de la rumeur ; deuxièmement, de différencier les modalités de séquençage entre représentation de e et représentation de son contexte (qui n’est pas systématiquement « introducteur »), et, enfin, de dégager les (en)jeux discursifs et génériques de la contextualisation, au double sens de la représentation du contexte d’origine de e et de son inscription dans un contexte d’accueil : décontextualisation créative des recueils de citation (p. 182)6, des montages, collages, exergues ; décontextualisation sacralisante des énoncés qui ont « un sens » (comme hors contexte) et dont la représentation du contexte d’origine friserait l’injure (p. 185) ; « violence » de l’hétéromorphie générique entre contexte d’origine et contexte d’accueil produisant nécessairement d’importants déplacements de sens (citation de conversation privée dans un article politique) ; ou effets des « recontextualisations homomorphes », illustrées par ce vendeur qui parle de l’attitude déplacée d’une ancienne cliente pour convaincre son interlocutrice qu’elle a tort de réclamer (p. 191), « stratégie » consistant à parler à R [récepteur de L] « par RDA interposée », c’est-à-dire sous couvert de propos adressés à r (le récepteur de la parole représentée). Ainsi, envisager la RDA sous l’angle de la recontextualisation double qu’elle suppose (plutôt que comme reproduction rendue possible par l’homomorphie entre fait représentant et fait représenté) permet de placer le phénomène sous le signe de l’altération de e – en raison de la reconstruction altérante de son contexte d’origine et de son inscription effective dans un contexte d’accueil nouveau – et c’est donner les moyens de penser le rôle fondamental de la RDA dans la productivité du sens (p. 194-195).

La troisième partie de l’ouvrage propose une analyse comparée tout à fait inédite des trois opérations métalangagières fondamentales dégagées par l’auteure.

(Chap. 6) La RDA passe, premièrement, par le jeu de la catégorisation métalangagière, consistant à effectuer une prédication (explicite ou sous-jacente) du type ce fait relève de la classe des faits langagiers X (p. 203). Dans le sillage de Rey-Debove, Authier-Revuz propose les éléments d’une grammaire (verbe introducteur ou annonceur, nom en relation attributive, appositive ou complétive, chaîne coréférentielle…) et d’une sémantique parcourant « l’étendue des claviers sur lesquels joue l’opération de catégorisation métalangagière » (p. 215), selon la manière dont elle fait place et donne sens, dans tel discours ou chez tel locuteur, à la matérialité de l’énoncé représenté (oral, écrit…), au pôle de la co-énonciation sous lequel il est envisagé (il dit/écrit x vs il entend/lit), sa relation à son cotexte (il commence, ajoute, conclut…), à l’acte effectué (interroger, ordonner, féliciter…), pour ne citer que quatre des neuf axes proposés. L’auteure relève l’affinité du DI avec la catégorisation métalangagière puisqu’il est le seul mode qui la requiert – montrant d’ailleurs qu’au DI, dire comporte un contenu modal (assertif ou injonctif : Il dit qu’il vient et Il dit de se taire), alors qu’au DD, ce verbe neutralise toute distinction (Il dit : Viens-tu ?/Viens !/Il vient). Le DI, comme « espace de pondération variable entre les deux opérations de catégorisation et de reformulation paraphrastique », est aussi le seul mode qui peut se réduire à la première opération, réduction qui n’est pas « synonyme de moindre précision » (Il a dit que le film de X était très mauvais vs Il a signé une critique assassine du film x, p. 220) : comme les deux autres opérations métalangagières, mais à sa manière, la catégorisation métalangagière peut réaliser aussi une « analyse du sens d’un acte de parole  ». On notera enfin que ce que la tradition appelle « discours narrativisé », dans la systématisation du champ proposé par Authier-Revuz, est une variable du DI, à paraphrase nulle.

(Chap. 7) S’inscrivant dans la perspective des incontournables recherches en la matière de Catherine Fuchs, Authier-Revuz présente la (re)formulation paraphrastique7 comme opération consistant à inscrire deux séquences linguistiques dans une relation d’équivalence sémantique. « Poser du même là où se manifeste de l’autre« » (p. 226), comme le dit l’auteure dans son style. La reformulation paraphrastique est « au cœur de l’activité métalangagière spontanée », parce qu’elle est « sous-jacente tant à la compréhension – ce qu’on me dit (A) signifie-t-il B ou C ? – qu’à la production et au “choix” qu’elle suppose parmi les possibles qui se présentent pour dire “ce qu’on veut dire” » (p. 226). En ARD, lorsqu’un dire revient sur lui-même, il associe, in praesentia, les termes X et Y de l’opération de reformulation ; ceux-ci donnent ainsi à apprécier le nécessaire déplacement sémantique d’une formulation à l’autre. Les enjeux diffèrent en RDA, car le tenant lieu sémantique d’un énoncé autre fonctionne alors in absentia – et le trajet interprétatif n’est pas donné à connaître. Authier-Revuz insiste sur le fait que le modèle éculé « DD textuel/DI transposé » (p. 229) rate, pour les deux modes, tout l’espace créatif de l’activité paraphrastique. Or, à l’exception de la MAE, tous les modes de RDA peuvent recourir à la reformulation paraphrastique ; elle reste toutefois optionnelle pour le DD, seul mode permettant à L de représenter un énoncé qu’il n’a pas compris (borborygmes, énoncés en langue inconnue…). L’espace d’invention propre à la reformulation paraphrastique concerne les ancrages référentiels, les manières de dire qui, en tant que « points de vue sur le réel » (p. 235), peuvent être de l ou de L, ou l’explicitation des non-dits ; il s’inscrit par ailleurs sur un axe développement/condensation de . Le jeu paraphrastique peut d’ailleurs se situer explicitement dans cet espace (elle a dit x, en résumé, en des termes moins choisis, en clair…) ou coupler plusieurs représentation (elle a dit X, ce qui veut dire Y). On retiendra enfin les observations (p. 242 et sq.) concernant le fait, ni catégorisation, ni reformulation paraphrastique, d’extraction de thème (Elles ont parlé linguistique vs Elles ont parlé). Cette variante de DI répond à la définition de la RDA (en tant que « c’est un “dire quelque chose” à quoi réfère une RDA, non un simple parler », p. 54), mais « fai[t] l’économie du ce qui est dit, en se limitant à ce sur quoi il est dit quelque chose » (p. 244). La fréquence de l’extraction thématique (en complément circonstanciel notamment : en parlant de sa ville natale, elle dit…) atteste ainsi la pertinence, pour les locuteurs, d’une analyse spontanée des énoncés en thème et en rhème/propos.

(Chap. 8) Après avoir représenté un acte énonciatif autre en le nommant (catégorisation) puis en proposant un équivalent sur le plan du contenu (reformulation paraphrastique), représentons-le en lui donnant un équivalent sur le plan de l’expression : nous voilà alors dans le champ d’activité de la reformulation autonymique. Dans la tradition des travaux de Hjelmslev, Barthes et surtout Rey-Debove, l’autonymie est définie comme un « mécanisme inhérent à la langue » permettant « de produire, pour n’importe quel segment langagier X, “son” autonyme, c’est-à-dire un signe de même signifiant que X et qui signifie ce signe X » (p. 252). L’opération permet de représenter un signe de langue (Chaussures vient de chausses), mais aussi un acte d’énonciation autre, comme le fait le DD. Le modèle proposé cherche à rendre compte de trois aspects discursifs du DD : 1) certaines formes de DD présentent un énoncé e très différent de l’énoncé qu’elles représentent ; 2) cette différence peut même se dire par la métaénonciation (Il m’a dit en gros : Dégage !) ; 3) le mode produit (pourtant) un effet de fidélité à l’énoncé origine . Concilier ces effets possibles suppose de distinguer le plan, sémiotique, de la séquence autonyme signifiant ses propres mots littéralement, et le plan, référentiel, de la relation entre les mots montrés et les mots dont ils tiennent lieu (). En résumé, on représente une parole en montrant des mots qui peuvent ne pas être les mots de cette parole eux-mêmes. On considérera attentivement la discussion fine que fait Authier-Revuz des résistances (notamment de L. Rosier et U. Tuomarla) à voir dans le DD un autonyme, fondées sur l’idée que le DD fait sens et qu’il ne fait pas que montrer des mots (« parlerait-on pour dire des signes de signes, sans référence à l’univers de réalité qui nous entoure », Rosier, cité p. 280). Cette lecture oublie, pour Authier-Revuz, la différence entre autonyme de type, qui en effet coupe le signe du réel, et autonyme du token, qui, montrant des énonciations, réclame au lecteur de leur donner sens et référence relativement à un autre système d’ancrage (a). Si le DI propose une interprétation « faite » de l’énoncé , par son intégration dans le repère de A, le DD en propose une interprétation « à faire » où le sens et la référence sont « médiatisés, par la représentation co-textuelle de la situation d’énonciation  » (p. 281). La discussion aboutit à une éclairante prise de position théorique où Authier-Revuz réaffirme son crédo structuraliste, se distanciant fortement des démarches qui reposent sur une « distinction insuffisante entre le plan de la langue et du système différentiel de ses formes abstraites et celui du discours et de l’infinité des interprétations qui s’y produisent » et, ne théorisant qu’à ce second plan, tendent à « absorber-diluer la distinctivité du premier dans la continuité du second » (p. 284, voir aussi chap. 9).

Ce chapitre sur l’autonymie est l’occasion pour l’auteure de revenir à son premier objet de prédilection : la modalisation autonymique. Synthétisant les acquis de sa thèse, la linguiste rappelle d’abord qu’en tant que modalisation (vs connotation chez Rey-Debove), c’est dans une théorie de l’énonciation, comme théorie du dire des signes que s’inscrit pour elle le phénomène, comme opérateur de l’attitude de L par rapport à ce qu’il énonce. Mais l’attitude représentée n’est pas, avec la MA, relative au contenu du dire, mais à son expression (non pas X, si tu veux le savoir, mais X, si tu me passes le mot). Cette prise de consistance de l’expression elle-même dans sa nomination provoque un « blocage de la synonymie » : les signes renvoient alors à leur contenu par la mobilisation explicite de leur expression (p. 288). Rappelons que la thèse d’État de la linguiste visait, dans son versant d’analyse du discours, à explorer les quatre familles de « problèmes » que les énonciateurs rencontrent, ponctuellement, dans leur énonciation : les désormais célèbres non-coïncidences du dire (ou hétérogénéités). Ces « défaillances » (parfois heureuses), éprouvées lors de l’auto-réception, intériorisée et permanente, qui caractérise l’activité énonciative (Culioli), il arrive qu’elles prennent corps dans l’énonciation, dans un geste de retour de la parole sur elle-même qu’il est alors possible d’observer. (i) Le mot n’a pas l’unité-stabilité escomptée, (ii) le mot ne dit pas les choses comme espéré, (iii) mon mot ne parle pas à l’autre (si tu vois ce que je veux dire), (iv) mon mot n’est pas mon mot (comme dirait l). Propre à la métaénonciation (doublant l’énonciation en exercice d’une représentation d’elle-même), la MA ne relève de la RDA que dans ce dernier cas, où ce que dit l’énonciateur des mots dont il use c’est qu’ils ont été us(in)és ailleurs. Si la réception de la thèse d’Authier-Revuz s’est souvent focalisée sur l’hétérogénéité discursive, celle-ci n’est que l’un des aspects de ce qui, pour l’énonciateur dans son énonciation, ne va pas de soi (p. 295).

C’est parce que la MA est d’abord un phénomène d’ARD, croisant la RDA par son motif sémantique (décrire mes mots comme empruntés), qu’elle peut se combiner avec chacun des autres modes. Par ex. avec le DI ou la MAS, ceux-ci devenant alors « quasi-textuels » : Elle m’a dit que « c’est ouvert », sans se confondre (puisque tous les ancrages se font en A) avec l’étrangeté référentielle attestée du DD avec que (Elle m’a dit que « jei suis à bout »).

(Chap. 9) Ce chapitre, qui constitue à lui seul la partie (III) centrale de l’ouvrage, reprend les propriétés linguistiques de la RDA analysées dans les chapitres précédents afin d’en déduire le système offert par la langue française pour représenter un discours autre. Face aux limites de la doxa sur le discours rapporté, Authier-Revuz dégage deux solutions théoriques possibles : évacuer toute partition linguistique en faveur d’un continuum de pratiques ou repenser la partition linguistique. Cette opposition schématique lui donne l’occasion d’expliciter une théorie de la langue évoquée à plusieurs endroits du livre, moins classique qu’on pourrait croire. Ici comme dans l’introduction du livre, on prendra la mesure de l’influence de Benveniste sur la manière dont Authier-Revuz (qui suivit ses cours en 1966 et 1967) réfléchit sa pratique d’analyse linguistique8. L’analyse formelle, dont personne ne dira qu’elle est chez l’auteure reléguée au second plan, ne se situe pas, à mon sens, à l’origine du geste théorique de l’auteure : c’est une fonction langagière générale (ici le pouvoir de représentation par un acte énonciatif d’autres actes de même nature) qui conduit la comparaison des formes associables à cette « fonction », elle-même située dans une problématique plus générale encore : le métalangage. Dans un usage du mot fréquent chez Benveniste, fonction s’entend ici comme réponse offerte par le langage à un problème qui se pose à l’humain (voir p. XXV), en société, dans le monde, dans sa vie psychologique et dans son épanouissement symbolique. La diversité des formes linguistiques, rapprochées ainsi dans l’analyse par leur unité fonctionnelle stimule la découverte des variétés dans l’exercice de la fonction : ici, les modes de RDA, dont la définition n’est donc ni grammaticale, ni même formelle, mais bien « pratique », au sens de formes d’activités (des « formes de pensées », des « attitudes de l’esprit », Bally cité p. 344). La langue, dans la perspective de la linguistique de l’énonciation (théorie du dire des signes, on l’a dit), est ainsi envisagée comme système de formes d’activités.

La distinctivité des cinq modes de RDA illustre la théorie et la démarche adoptées par la linguiste : ces modes sont situés sur « un plan d’analyse et de réel langagier qui pour n’être pas grammatical n’en relève pas moins de la langue » : celui de « formules » définies comme un « jeu différentiel des combinaisons de traits sémantiques (A : parle de/parler d’après), sémiotique (B : projeter ou non les signifiants sur le devant de la scène), énonciatif (C : intégrer/disjoindre/partager l’ancrage énonciatif autre) » (p. 343). Chaque mode a donc sa formule :

DI =objetsansautonymieintégrationdes ancrages
DD =objetavec"disjonction"
Bivocal =objetavec"partage"
MAS =sourcesans"intégration"
MAE =sourceavec"intégration"

La langue est donc posée en retrait de la grammaire, si on entend par là l’étude des signifiants dans leurs paradigmes et leurs syntagmations. C’est cet en-deçà, où Authier-Revuz situe la distinctivité du système, qui fonde l’identité des modes (plutôt qu’une grammaire de prototypes formels, voir p. 341) et permet d’appréhender les « zones » de formes pour chaque mode, soit l’ensemble des enchaînements morphosyntaxiques (plus ou moins prototypiques) possibles pour chaque formule. Chaque mode est en effet susceptible d’une réalisation plus ou moins marquée (même le Bivocal, lorsqu’il comporte une incise, cette archiforme de la RDA, p. 352), allant jusqu’à un mode strictement interprétatif, où la reconnaissance de la RDA et de son mode se fonde sur des indices qui, pour évidents qu’ils soient parfois, ne correspondent pas à un marquage linguistique.

Cette thématique du marquage nul, où le « repérage de la fonction » s’effectue en l’absence de son appareil formel propre, me semble tout à fait caractéristique de la théorie linguistique résumée ci-dessus : la langue structure des opérations cognitives de construction du sens qui sont disponibles et actualisables par l’énonciateur alors même que l’énoncé-texte n’en donne pas l’instruction. Pensons aux situations si fréquentes où le locuteur rencontre dans sa parole un mot lui semblant venir d’ailleurs (voir p. 352-353). Qu’il la rende manifeste « en surface » ou non, cette rencontre fait événement et sens pour lui. Cet événement est le produit d’une opération, la MAE, existant indépendamment de sa manifestation textuelle : opération cognitive, mais aussi opération linguistique, rendue possible par la langue – celle-ci étant, en définitive, structure de la pensée.

Ce que l’ouvrage analyse se trouve donc à ces deux niveaux, de la formule définissant l’identité distinctive de chaque mode, et de la zone des formes possibles pour une même formule. Quant au troisième niveau, celui de la variation infinie des réalisations de la RDA en discours, selon les enjeux (rhétoriques, esthétiques, éthiques…) de chaque interaction et des genres, il est situé hors du domaine de ce livre. Un nombre important d’illustrations, parfois présentées dans le détail, donne pourtant un avant-goût du rendement descriptif du modèle.

Croira-t-on, avec cette cinquantaine de pages de bilan, le livre terminé ? Nous en avons tout juste dépassé la moitié ! Qu’est-ce qui se joue alors dans les quelque 300 pages de cette dernière partie (V) ? Ce qui, on peut le dire sans trop s’avancer, stimule la libido théorique de l’auteure : « saisir quelque chose de la fonction de la RDA dans le dire » (p. 375). La dernière partie met la théorie et la description linguistiques en dialogue avec les autres sciences humaines en donnant sens (fonctions) aux formes : c’est-à-dire non pas en identifiant leur signifié, mais en soulevant, avec acuité, la question de leurs enjeux dans la vie psychologique et sociale, dans un mouvement dont si peu d’entre nous, linguistes, sommes capables et que trop peu d’entre nous tentons.

(Chap. 10) Authier-Revuz pose le cadre de cette cinquième partie en développant – redoutable défi – sa conception du sujet parlant. Elle y arrive en partant de deux pensées de l’« extériorité interne au dire » (p. 379) : le dialogisme de Bakhtine et l’interdiscours de Pêcheux (dans la troisième période de l’AD). C’est dans le principe que « tout dire, et incessamment, ne peut pas ne pas être habité-déterminé-divisé-etc. par la réalité de l’extériorité discursive dans laquelle il se produit » (p. 376) que la RDA trouve sa fonction. Non pas celle d’une partition entre ce qui est réellement de L et ce qui est convoqué ou représenté par lui, localement, en « pleine conscience métadiscursive », comme venant d’autres l, mais une fonction de configuration imaginaire du discours et du sujet. La RDA se conçoit ici comme frontière, bordure, interface, peau… détourant le dedans illusoire d’une parole propre dans une construction imaginaire dont le sujet a besoin pour s’énoncer et se faire. Au fondement de l’analyse de l’énonciation d’Authier-Revuz, il n’y a donc pas un sujet annulé, mais un sujet divisé, excentré (Freud), un corps désirant et traversé de discours qui, pour s’énoncer, doit s’imaginer agent et origine de son action symbolique. À l’élaboration de ce moi concourt massivement la RDA, comme tracé des contours de ce qui, dans ce que je dis, n’est pas (de) moi.

(Chap. 11) Dans un discours donné, la frontière entre les mots que L reconnaît comme propres et ceux qu’il reconnaît comme autres (d’autres l) est floutée par les cas fréquents de RDA non marquée dont les enjeux font l’objet de ce chapitre. Pour cerner, parmi le non marqué comme autre, ce qui vient néanmoins d’ailleurs, l’AD propose des méthodes de repérage, s’appuyant notamment sur des outils de détection automatique. Mais Authier-Revuz s’intéresse principalement ici à la description des mécanismes interprétatifs qui permettent le repérage de la RDA non marquée et analyse les effets et les risques pour l’énonciateur de ce non-marquage. Le mécanisme est décrit très efficacement comme reposant entièrement « sur la rencontre des mémoires interdiscursives de L et de R » (p. 439). Compte tenu de sa mémoire, l’interprète repère une « discordance interne » (L ne dirait pas ça, une agrammaticalité à la Riffaterre) et une « concordance externe » (l est quelqu’un qui dit ça). Quant aux enjeux du phénomène, on retiendra, parmi les passionnants cas analysés et illustrés, les effets sur l’allocutaire, de « complicité réassurée » ou au contraire de frustration et d’exclusion, selon que, partageant la mémoire discursive de L, il reconnaisse ou non l’origine des mots autres non marqués comme tels. Retenons encore la ligne de partage entre le risque « subi » et le risque « choisi » par l’énonciateur : devant l’absence de marque de RDA, le récepteur peut voir à l’œuvre une allusion (l’intention de L de laisser découvrir sous ses mots des mots d’ailleurs) mais aussi un écho involontaire qui « ventriloque » le locuteur (p. 450). Autrement dit, entendant des dires autres qui parlent L à son insu, R refuse à ce dernier (violence extrême) le statut d’énonciateur (ravalé qu’il est au rang de « récitant », tels les personnages que Sarraute ou Pinget mettent en scène, p. 559). « Tu ne sais pas ce que tu dis ! »

(Chap. 12) « Tout dans un discours concourt à son individuation » (p. 468) et la RDA y apporte une belle part, que ce chapitre envisage. Elle contribue en effet au « positionnement » de L, à sa façon de se situer dans « l’espace conflictuel des discours » (Maingueneau, cité p. 475). Dans ce contexte, là où l’ARD est fortement contrainte par la bienséance (comparer : Ce qu’il appelle admirablement X vs Ce que j’appelle admirablement X), la RDA permet à l’énonciateur d’« avancer métadiscursivement accompagné d’autres discours », de choisir la société avec laquelle il parle. Authier-Revuz prête ici attention « à la réalité de l’expérience subjective, singulière, que les sujets énonciateurs font de l’avancée de leur dire comme traversée de déjà-dit » (p. 483). Ces expériences de l’hétérogénéité discursive, rencontrée à divers degrés de conscience au cours de son énonciation, l’énonciateur peut décider de les éliminer (au moment des brouillons) ; il peut ne pas même les remarquer, les éprouver silencieusement, ou enfin tenter, par la RDA, de transformer cet autre qui le parle en un autre dont il parle (p. 484). La caractérisation de l’énonciateur par sa RDA passe non seulement par la description de la société qu’il se donne (qui il cite, qui il ne cite pas, quel texte, quel genre, etc.), mais aussi par l’observation de sa manière de citer, ou par le fait même qu’il cite ou ne cite pas, autre variante du geste de défense contre la dépossession que constitue le réel de l’hétérogénéité discursive. Les variables descriptives de la RDA en discours (voir chap. 15) sont donc toutes à mettre au travail d’une caractérisation du locuteur par sa pratique de la RDA.

(Chap. 13) Il s’agit ici de fonder, dans l’extériorité théorique de la psychanalyse (Lacan bien sûr, mais aussi Michel Schneider, Alain Manier ou Colette Soler), et également en prenant à témoins philosophes (comme Derrida) et poètes-écrivains (Michaux, Barthes, Proust…), la nécessité, vitale, pour le sujet, de cerner ses limites, de « s’éprouver comme en possession de ses propres bords » (Dufourmantelle et al., cité p. 560). Au niveau du langage, ce besoin consiste à s’éprouver comme origine et agent de sa parole. Mais comment façonner cette « propriété » dans une maison entièrement préfabriquée et habitée par d’autres ? Authier-Revuz s’inscrit ainsi dans une tradition de pensée traitant du langage comme un corps étranger, une greffe dé-naturante faisant la nature de l’homme (une « prothèse d’origine » dit Derrida). Elle s’appuie également sur plusieurs pensées de l’ontogenèse qui présentent l’acquisition du langage comme un processus d’internalisation (Vitgotski) des discours autres au cours duquel l’enfant perd sa singularité et sa relation immédiate au monde pour gagner le pouvoir de sa représentation (Manier) par le truchement du langage (Benveniste). Le chapitre présente plusieurs récits illustrant le fait que l’humain vit dans la résolution permanente de cette contradiction inhérente à son espèce (la nécessité de fonder son unicité à partir d’un corps symbolique étranger greffé en lui, de construire et d’accepter un je dis élaboré à partir des ils ont dit) : l’hygiène énonciative de Barthes, qui par la MAE (guillemets, italiques, ce qu’on appelle X…) se protège de la doxa et de son sens solidifié, vécu avant et ailleurs, pour provoquer la « fraîcheur d’un frisson de sens » (p. 541), Proust s’exerçant aux pastiches « pour ne pas faire toute sa vie des pastiches involontaires » et ainsi « redevenir original » (cité p. 542) ou des récits de cure psychanalytique au cours desquels des paroles autres si bien intégrées qu’elle parlait le sujet à son insu, confondant en lui le propre et le non-propre, qui une fois reconnues comme autres libèrent le sujet de leur emprise (p. 543)…

(Chap. 14) Authier-Revuz développe sa dermatologie des discours en envisageant la RDA comme peau de l’énonciation : organe de délimitation et de différentiation, mais aussi d’échange entre le dedans de l’un et le dehors des autres dont ce un est fait. Comment construire de l’un avec les autres ? L’auteure oppose deux attitudes générales : la première, passive, procédant de cette « part nécessaire de bêtise » que Milner discerne dans le dire, consiste à « inactiver » le non-un discursif en l’ignorant (p. 548-549) ; la seconde, active, par RDA. Faute de pouvoir représenter l’Autre langagier (le tout des discours qui nous traversent), celle-ci opère « une conversion métadiscursive de la topologie problématique d’une extériorité interne […] en une géographie, aplanie, d’espaces délimités par des frontières » (p. 550). Elle consiste, autrement dit, à tracer des frontières là où il n’y en a pas, convertissant la plurivocité foncière et indéterminable du discours en une sociabilité choisie, identifiée, par délimitation imaginaire, dans l’espace du dire, de la zone du « ils parlent », protégeant ainsi la zone d’un « je parle ». La bordure est à se figurer non comme une ligne, mais comme un espace : un anneau doté d’un bord externe (« frontière séparatrice d’avec le milieu de l’extériorité langagière ») et d’un bord interne (le « “dedans” – noyau, cœur – du discours par là donné et habité comme propre », p. 557) – avec toutes les incertitudes concernant les limites de la frontière (cf. chap. 11). Illustrant des styles de bord, selon les contraintes des « sphères discursives » (politiques, publicitaires, scientifiques…), des « genres du discours » et des « singularités subjectives » (p. 575-577), Authier-Revuz considère entre autres le monologisme apparent des « discours sans bordure » qui prétendent à dire le vrai (scientifique ou idéologique) par un énoncé sans rapport avec d’autres (sans bords communs), ou les absences de bord motivées au contraire par la conscience aiguë qu’« il n’y a pas de propriété symbolique » (p. 566) et qu’il est donc vain de vouloir signaler des emprunts (position affichée par Lacan ou Barthes) ; à ces discours sans bord s’opposent les discours tout en bordure : « genres du tenant lieu » comme le procès-verbal, l’entretien, ce compte rendu… ou l’entreprise individuelle du « livre entièrement recopié » de Flaubert, dont l’énonciateur, abandonnant « la part de bêtise requise de tout énonciateur » cherche à disparaître derrière « le langage dans sa vérité profonde de “citationnalité” » (p. 569). C’est, finalement, à trois étages qu’Authier-Revuz invite à considérer la RDA : celui de ses « fonctions discursives » (« informer, raconter, argumenter, polémiquer… ») bien étudiées (par M. Doury, L. Rosier, A. Jaubert…), celui de la « production différentielle d’une image caractérisante du Discours et de son énonciateur » (RDA et ethos), et enfin, celui, profond et largement non-conscient, de « la géographie dedans/dehors par laquelle un discours se pose comme discours propre dans l’extériorité interne du langage » : « condition vitale » pour qu’il « se tienne » (p. 573-574).

(Chap. 15) Le livre s’achève sur une ouverture vers la caractérisation de la RDA à travers ses usages. Il passe ainsi de la langue aux discours, c’est-à-dire d’un objet « intrinsèquement pourvu de discernement » (les formules de RDA dégagées chap. 9) à un autre, qui est « “un flux où sont introduites des coupures” sur le mode d’une “territorialisation opérée à des fins de connaissance” » (Milner, cité p. 580). Dans cet espace de variation continue qu’est le discours, les sept variables proposées en conclusion sont des paramètres descriptifs hétérogènes envisagés selon leur rendement descriptif et « artificiellement isolés », alors que l’analyse textuelle réclamera de les considérer dans leurs combinatoires. Il s’agit, sans dépasser ici le stade de l’énumération, (V1) de l’« Étendue de la bordure », c’est-à-dire de la « taille du territoire » qu’un Discours accorde aux autres, en nombre et en longueur ; (V2) de sa « Dispersion », allant de la concentration sur un l unique (Mao, la Bible, Lacan…) à la multiplication des sources diverses (du florilège de bons mots) ; (V3) du « Degré de spécification des coordonnées référentielles du discours autres », évoqué ci-dessus à propos du chap. 5 ; (V4) de son « émergence », distinguant le discours comme attaché à l’objet dont on parle (par exemple, décrire un peuple avec les mots de ce peuple) du discours associé à l’objet (décrire un peuple avec les mots de l’anthropologie), opposition qui, avec cet exemple en particulier, évoque celle de Pike entre perspectives emic et etic ; (V5) du « Rapport D/d » : convergence/divergence d’opinion, dette, répétition dévote… ; (V6) du « jeu des formes » de RDA et de leurs réalisations (plus ou moins marquées), aucun des modes, en tant que formes de langue, n’étant réductible, on l’a vu, à une fonction discursive (pas même le DD à la fidélité) ; et (V7) des « mouvements de bordure » : variations de la RDA au fil du texte et repérage, dans l’« espace matériel », de zones à fort taux de RDA, telles que les notes de bas de page ou la bibliographie, qui font bord ; ou enfin, sur le plan génétique, les mouvements de la RDA au fil de l’écriture d’un texte (Montaigne ajoutant des autres à la parole de ses Essais, Flaubert allant vers un moindre degré de marquage…).

Beaucoup s’y sont essayé, mais nul n’avait fait paraître dans une telle lumière le fait de la RDA – oublions le discours rapporté ! – en le situant dans le langage, en dégageant ses formules linguistiques, les axes de sa variation grammaticale, les variables de sa description en discours et surtout sa fonction pour l’humain. À contre-courant du productivisme monodisciplinaire qui domine nos pratiques scientifiques, Jacqueline Authier-Revuz offre un ouvrage qui fait la somme de quarante ans d’observations ; elle s’est donné le temps d’intégrer une masse de recherches, linguistiques ou non, et aussi la réception des propositions qu’elle a elle-même formulées depuis les années 1970. Laissons-nous parler par le cliché : le livre fera date. Non « seulement » dans l’étude de la RDA, ni même « seulement » dans l’étude du métalangage, mais dans l’histoire des théories du langage et du sujet. Au terme de l’aventure, son lecteur concevra que, sur le fond théorique développé ici, « posant conceptuellement un réel sous-jacent au “je parle” », qui est l’extériorité discursive capturée par le sujet parlant et le capturant, le mystère n’est plus : pourquoi éprouvons-nous tous, de manière plus ou moins forte et régulière, le sentiment que des paroles nous sont imposées du dehors ? Mais plutôt : comment parvenons-nous à parler ? C’est la manière dont la RDA participe au « miracle ordinaire de l’énonciation » (p. 533) que met au jour ce livre magistral.

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1 Jacqueline Authier & André Meunier, « Exercice de grammaire et discours rapporté », Langue française 33, 1977, p. 41-77.

2 Jacqueline Authier, « Étude sur les formes passives du français », DRLAV (Documentation et recherche en linguistique allemande – Vincennes) 1, 1972, p. 1-145 ; Jacqueline Authier, « Points de contacts entre traits sémantiques de verbes, aspect, voix passive, entre linguistique et extra-linguistique : remarques informelles », DRLAV 16, 1978, p. 159-176.

3 Jacqueline Authier-Revuz, Ces mots qui ne vont pas de soi. Boucles réflexives et non-coïncidences du dire, 2 tomes, Paris, Larousse (réédition Limoges, Lambert-Lucas), 1995 [2013].

4 Là où il n’y a pas d’ancrage pour la représentation (métalinguistique) d’un signe de langue et un seul ancrage dans l’ARD (métaénonciation).

5 François Rastier, « Le problème épistémologique du contexte et le statut de l’interprétation dans les sciences du langage », Langages 129, 1998, p. 97-111.

6 Cette pratique précisément (« l’art de lire en faisant des extraits » dit Andrei Minzetanu, in « La lecture citationnelle ou l’ars legendi comme ars excerpendi », Littérature 168/4, 2012, p. 31-42, ici p. 31) est érigée en méthode d’écriture chez les écrivains qui, selon des modalités diverses, dans cette pratique d’invention qu’on dit exogénétique (depuis R. Debray-Genette), prélève des énoncés, les affranchissent de leur contexte d’origine et de ses effets stabilisateurs, en les plaçant dans un contexte d’accueil nouveau et fragmentaire (le carnet de citations) où ils « opèrent des connexions neuves » (Authier-Revuz, p. 175) qui relancent le sens et nourrissent l’écriture.

7 En généticien du texte, je suis sensible à la précaution consistant à mettre entre parenthèses le re de reformulation pour ne pas exclure les pratiques « métalangagières anticipatrices » (p. 238) telles que les « consignes de dire » (Tu devrais lui demander de venir) qui ne peuvent être tenues comme des « reformulations » et qui dessinent un ensemble auquel appartiennent les brouillons d’écrivain.

8 Du moins si l’on partage la façon dont je présente la pratique benvenistienne de l’analyse linguistique (dans « Vers une linguistique de la parole, à partir de Benveniste », in É. Brunet & R. Mahrer (éd.), Relire Benveniste. Réceptions actuelles des Problèmes de linguistique générale, 2011, Louvain, Academia-Bruylant, p. 197-239).